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Le Satanisme et la magie/Livre I/Chapitre IV

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Ernest Flammarion (p. 74-87).


CHAPITRE IV

LE MAGE


Il y a eu et il y a des sorcières, il n’a pas encore existé de « magesse ». Hypathie n’était qu’une philosophe, Sémiramis une reine somptueuse et chimérique, Hélène une courtisane en extase, les druidesses de l’île de Sein restent obscures[1], la reine de Saba recule dans la légende. Le collège des initiées de Pythagore ne nous a laissé aucun célèbre nom. Les cloîtres ont produit des saintes éblouissantes de vertus et de miracles, mais nulle, même sainte Thérèse, ne fut la Beauté sereine, la Science et la Force unies. Les plus hautes tirent leur attrait et leur gloire d’avoir été défaillantes. Si elles allèrent à Dieu, ce n’est pas tant d’un mouvement libre, conscient et personnel que par un impulsif élan. La femme parfaite et omnipotente gît dans l’avenir, inéclose ; mais cet avenir lui appartient de par cette raison, qu’ayant souffert et étant dédaignée, elle amassa de quoi devenir victorieuse, que l’ostracisme du passé, les luttes du présent lui tissent un nimbe de sang et de flamme. Regardez à l’Orient du monde le cortège des déesses et des saintes, annonciatrices de la Future Reine, de la Mystique Colombe, entrevue par Guillaume Postel[2].

Mais a-t-il même existé des mages ?


Atroce et sublime destinée s’il en fut ! Le mage est seul.

Je sais bien que la sorcière est fugitive, que le sorcier est maudit ; mais ils aiment la nature, ils communient avec l’universel soupir. La terre, sinon les hommes, leur est fraternelle, maternelle. Ils sont des parias, jamais des exilés ; ils ont de quoi reposer leur tête, sinon leur cœur, ils ont où dormir, sinon où aimer ; que dis-je ? ils aiment. Un esprit diabolique, mais tendre parfois, les berce au creux de son inconscience. Ils s’anéantissent, donc ils ne méconnaissent pas toute joie. Le Mage, lui, est seul vraiment ; à la fois surhumain et inhumain, infortuné et inaccessible, sans épouse, sans volupté, sans faiblesse. Il est : des yeux veufs d’émotion et de sommeil, une bouche vide de sourire, — une main et un front surtout.

« Eris sicut Deus, » lui a-t-il été dit, et le voilà plus pitoyable que le mendiant des routes.

Le Mage n’aime pas, parce qu’il est immortel. « Chaque fois que tu aimes, tu meurs d’autant, » prononce le Maître Janus de Villiers[3]. Et ce mot redoutable est exact. L’homme qui se marie à la vie, qui baise des lèvres amères et suaves, qui se propage en des fils, qui s’attache à la mouvante vague des jours, n’a-t-il pas renoncé à l’immortalité ? Il se disperse, celui qui ne s’exile pas de tout. Vous avez incliné de pitié votre tête, lourde de pensées éternelles, vers l’éphémère humanité ? Vous êtes voué à la mort. Le cri du désir, le sanglot de la miséricorde, le geste de la consolation vous perdent à jamais. Ah ! si le pilier du Temple, ému de l’agenouillement des fidèles, veut imiter leur adoration, il chancelle, s’écroule et tout l’édifice dans sa chute le suit.

I

L’APPARTEMENT ET L’ÂME DU MAGE

Une planche de Kunrath[4] théosophe et médecin nous initie à l’intérieur du bon Mage ; c’est une salle haute et sans ornement, aux austères boiseries. À droite le fourneau d’alchimie avec les bocaux renfermant les substances idoines au grand œuvre ; les deux colonnes qui soutiennent le manteau de cette occulte cheminée s’appellent l’une : ratio, l’autre experientia. N’est-ce pas déjà formulées les deux lois de la science moderne : expérience et induction ? Tout près une fontaine, car pour l’opération mystérieuse le corps doit être aussi pur que l’âme. À gauche l’autel des opérations avec les pantacles et le livre, sous une tente à peine entr’ouverte laissant voir le Mage vêtu de sa blanche soutane à genoux sur un coussin, les bras écartés et levés pour la dure amplexion mystique ; une sorte de veilleuse pend au baldaquin orné d’une croix ; et sur l’étoffe on lit « Ne parle pas de Dieu sans lumière. » Sous l’autel, une tête de mort est presque cachée par les plis retombés de la nappe. « Apprends à bien mourir, » dit-elle. Non loin de là un encensoir fume sa prière symbolique, car « la prière est de tous les sacrifices le plus délectable au Seigneur ». Au milieu, une table révèle le miroir magique (la loupe, peut-être), la balance, le couteau, l’encrier, la plume, des gobelets et les minuscules outils des bijoutiers et des naturalistes ; des instruments de musique s’étalent, unique et utile distraction ; une cithare, une lyre, un violon, une mandoline ; de la musique s’éparpille, cette sainte musique qui, selon le maître de céans et le roi Saül, fait fuir la tristesse et par cela même les esprits du mal ; car « l’esprit de Jéovah souffle favorable dans le cœur rempli d’une pieuse joie ».

Des sentences hébraïques et latines sacrent monastiquement les meubles de ce laboratoire mystique ; une des poutres du plafond s’écrie : « Sans le souffle divin nul n’est grand. » Le mur conseille de n’agir « ni timidement, ni témérairement ». Le laboratoire raconte en sa réticence alchimique : « Celui qui recommence ses essais avec patience réussit quelquefois ». Sur la tente de l’oratoire une fière devise explique le rôle humain de la Providence, rôle envié du mage, qui parfois pensa l’endosser : « Heureux celui qui est des conseils de Jéovah. » Mais presque chaque ustensile est éloquent ; le seau à charbon commande l’humilité, l’athanor la hâte lente, l’œuf philosophique la maturation. Tout au fond un lit bas, sous une tenture qui le sépare de la large salle, recommande la vigilance même lorsque l’heure d’éteindre la lampe et la pensée a sonné.

Le fauteuil unique témoigne de la solitude absolue, de l’absence des visites ; aucun portrait, aucun tableau ne distraient par le souvenir d’un visage profane le méditatif exilé. Les fermoirs de livres inégaux s’accotent sur l’étagère, entre la double rangée des fenêtres aux vitres carrelées. L’air ne semble pénétrer que par une circulaire ouverture, un œil vide près du plafond.

Rien d’impur ici, rien non plus de souriant. La femme est à jamais absente.

La femme ? Et que ferait-elle en cette maison de science et de volonté, où le recueillement est la première loi ? N’apporterait-elle pas en ce temple le tourbillon du monde ? La femme, écrit Kunrath, commentant le desenchanté Salomon, « elle a du miel dans la bouche et le sol arsenical dans le cœur ».


Le bon Mage m’a semblé un moine protestant, poussant le goût de la mortification et du silence jusqu’à abolir le monastère, au profit de la cellule ; le bon Mage est un moine sans compagnons.

Ne faut-il pas admirer et soupçonner ce détachement suprême des choses et des êtres ?

Certes, plus j’étudie ce plan d’une chambre spacieuse et sans extérieur frisson, plus je me rappelle le rêve de la jeunesse, la vie de labeur et de modestie, la création de soi-même par soi-même, avec le réconfort des bains d’eau pure pour le corps, et pour l’âme la secousse lénifiante des oraisons. J’avoue que rien ne me tenta plus que cet abandon cogitatif et cette paix inexpiable. Les rumeurs quelconques ne bourdonnent plus aux vitres trop hautes, et aucun visiteur n’interrompt la grâce dévote de la journée. Ah ! cher et doux Kunrath, aurais-tu trouvé la pierre philosophale, plus précieuse que la transmutatrice des métaux, celle qui fait de l’âme trouble, épaissie et noire, un lingot d’or immatériel ?

Mais cette paix, longtemps cherchée, Kunrath ne sut l’extraire de son « philosophique » alambic ; ce sacrifice universel accompli pour l’obtenir n’aboutit point.

En neuf pantacles, le docteur théosophe nous explique les mystères qu’il arracha du cœur des solitudes. Il serait long et peut-être inutile de mettre en phrases ces ésotériques géométries. Elles témoignent d’une psychologie illuminée, d’un décisif et imperturbable savoir. Celui qui a compris les neuf pantacles n’ignore plus rien de la magie ; mais en est-il plus joyeux ? Kunrath lui-même avoue que la tristesse est un péché. J’ai toujours été ardent et triste, plus proche du Lucifer qui sait et qui expie, lorsque je me suis longtemps penché sur ces planches où Dieu, la création et l’homme sont disséqués. Je crois qu’un peu de musique pieuse vaudrait mieux que ces infernales mathématiques ; et rien ne m’efface le souvenir gracieux de cette lyre sur la table de travail du cabinet alchimique ; elle est meilleure que le travail. D’ailleurs lorsque Kunrath se dévoile, nous assistons, sous l’eau morte de ce repos extérieur, à l’insurrection d’une flore douloureuse et presque néfaste. Étudiez la planche où le théosophe nous apparaît, tenant tête à ses ennemis, chez lui en son costume opératoire, en ville avec l’habit de gentilhomme. On sent qu’ils le hantent, que cet isolement est envahi par les larves de la guerre et de l’effroi. Cette fontaine de la sagesse, si jalousement défendue semble avec son « vin catholique » l’avoir enivré d’une hallucinatoire vésanie. Il y a du Callot et du Goya dans la figuration de ces douze adversaires, dont le principal c’est assurément le pape, appelé l’Autéchrist et qu’insuffle une chauve souris satanique, tandis que lui Kunrath attire vers sa tête la colombe du Paraclet. Les haines, les calomnies, les railleries, les persécutions s’animent pour le mage ; hors du monde, il évoque plus fortement le monde. Ils portent, ses ennemis, des chapeaux de prélats sur des têtes d’oiseaux de proie ; leur cou est surmonté d’un visage d’âne, ils sont des fous à grelots, des éponges dégoûtantes de fiel, des langues multiples, tortes et ailées, des dards de flammes, des seringues, et sur eux plane leur grand maître Beelzebuth, préfet des démons. Les dédaigne-t-il tant que cela, le cénobite ? Il est vrai qu’en costume opératoire il s’écrie : « Je priais pour eux afin qu’ils m’aimassent, eux me trahissaient, » mais sa pincette étrangle le serpent sous ses pieds, ou bien malignement le projette contre eux ; sous un roc la grenouille de sorcellerie lève une tête obéissante, toute prête au maléfice… Ah, doux Kunrath, toi aussi tu sais frapper occultement, et derrière toi ton chien se traîne bon compagnon des tours magiques. Le scorpion se recourbe sous ton talon, alors que tu voyages ; décidément tu n’es pas l’agneau des reconcements et des blancs sacrifices, et ton épée te décèle agresseur. D’ailleurs ne t’imagines-tu pas entendre Jéovah lui-même te conseiller : « Ne cède pas aux méchants, mais sois encore plus audacieux contre leur menace ; je suis avec toi. » Que ta doctrine ressemble peu à celle du vrai prophète Tolstoï, sublime ainsi que Jésus ofirant l’autre joue à l’insulte. « Ne résiste pas aux méchants, » a dit en notre siècle le divin Slave. Toi, Kunrath, tu ne résistes pas seulement, tu prendrais bien les devants !

Hélas ! je crains trop que tu ne nous déçoives avec tes affirmations pacifiques, ou plutôt non, tu ne nous mens qu’à moitié ; tu es bien le disciple du Jéovah, du démiurge orageux et insociable ; car si j’étudie un peu plus loin ton portrait, à tes cheveux hérisses, à tes mains rétractiles, à tes yeux inquiets, à ta bouche froissée de dédain et d’épouvante, à l’acuité de tes joues, à ta devise : « Phi Diabolo ! » (on n’insulte que son plus victorieux ennemi), je reconnais le martyr de la manie des persécutions, le sage plus impatient et plus irrité qu’un amoureux, celui qui, ayant fait taire le bruit inutile des cités et le vague frémissement des campagnes, a réveillé en lui l’insolite clameur, les turbulences, les insanités du « moi ».

Auprès de toi, ton fidèle chiea te garde ; tu semblés écouter des voix formidables et vengeresses, l’éloquence blasphématoire du vertige ; « Dieu me conduit, » dis-tu. Je ne sais, mais ta main tremble poussée par une force dont tu n’es guère le maître ; à la façon dont tu tiens ton calame, tu as exactement le geste que s’est accordé M. Stead, en l’an de grâce 1894, au seuil d’un des numéros de sa revue occultiste « le Borderland », M. Stead, journaliste tapageur, devenu médium auditif et écrivain.


Cependant, vieux Kunrath, tu as été le meilleur de tous, ayant paru dédaigner les prestiges trop ostensiblement évocatoires, t’élant restreint aux commentaires des livres sacrés, répudiant toute bibliothèque profane, ne t’asseyant que devant l’athanor, ne t’agenouillant que devant les noms divins, — et parfois pour te distraire, jouant de la très pure lyre !


Si je regarde tes frères, si j’ausculte la palpitation de leur vie, quelle tristesse n’en sort-il pas !

Ayant voulu devenir des dieux, trop souvent ils se défigurèrent en monstres.



« Nous ne sommes pas d’espèce humaine, s’écrient-ils, nous les fils des Anges ; nous ne venons pas d’Adam, notre ancêtre est Samyasa, le chef de ces Enchanteurs qui ne se compromirent avec des femmes que pour apporter à cette terre le bienfait immérité de notre apparition. Nous avons classé l’invisible et le visible avec Zoroastre ; pareils à Moïse, nous voyons, face à face, Dieu ; nous conversons avec les génies comme Salomon ; pour nous le Dragon veille sur la Toison d’or ; notre rythme édifie les cités intérieures et notre charme orphéen endort les tigres et adoucit les lionnes ; nous savons tout comme Hermès, nous avons pour chaque énigme la subtilité d’Œdipe ; les miracles de Simon sont le jeu de notre repos ; nous triomphons de la mort comme Apollonius de Tyane ; Prométhées impunis, nous ravissons le feu du ciel ; à l’exemple d’Élie, nous ne mourrons pas. »

Orgueil, péché père de tous les péchés, tu adombres l’auréole des mages.


Approchez-vous de ces hiératiques discoureurs, bravez l’épaisse muraille d’encens et de soufre, dont ils se protègent et qui les enivre ; secouez l’oripeau de chacun, voyez la chair nue, touchez la plaie.


Le plus hautain d’entre eux, Julien, meurt en blasphémant sa destinée, en avouant sa déroute, lui l’intelligence exaltée devant le Galiléen, le dieu du cœur. Les autres n’arrivent pas à la popularité ; ils sont liés d’ombre. Gilles de Rais étonna le monde de sa folie de massacres. L’alchimiste Flamel fut un usurier. Trithème s’enténébra dans des pantacles et de chimériques algèbres. Cornélius Agrippa, sceptique et vénal, finit par écrire un livre d’ironie suprême sur la vanité des sciences. Paracelse, le plus fougueux, le plus génial, vécut dans l’ivrognerie et la débauche ; et sur lui savant prodigieux pèse, irréparable, le discrédit de l’empoisonneur et du charlatan, pour son style emphatique et ses trop hâtives découvertes. Les anciens Rose-Croix mystifient en vaticinant. Cardan et Lavater se tuent. Cagliostro laisse une réputation d’escamoteur et de proxénète. Le comte de Saint-Germain ne fut jamais pris au sérieux. Cazotte ne toucha aux grands secrets que pour en mourir.

Deux s’efforcèrent plus loyalement vers la piété et la sagesse ; en vain ils rompirent avec la vanité artificieuse des prétendus adeptes, le sort redoutable les enveloppa.

Je veux parler de Raymond Lulle et de Jean Dee.

II

RAYMOND LULLE ET JEAN DEE

Raymond Lulle le docteur illuminé, le poète, l’alchimiste, le martyr. C’était un amoureux aussi, un amoureux d’un unique amour ; il fut sauvé d’une réputation équivoque devant la postérité par ce rayon de la femme dans sa vie. Mais il n’eut que les plus douloureux triomphes, ne connut de la couronne que les épines.

Né à Gênes, il y avait, jeune homme, la réputation d’un séducteur. Ayant rencontré dans la rue la belle Ambrosia, il ne sut pas retenir sa fougue et son cheval, pénétra à sa suite dans l’église. Puis il pourchassa d’intrigues et de sonnets sa nouvelle passion. Ambrosia appela chez elle enfin le bouillant cavalier. Et tandis que celui-ci songeait au triomphe tout proche, elle dégrafa son corsage et lui montra sa poitrine… un des seins totalement rongé par un cancer faisait un trou.

« C’est à ce corps misérable, flétri et de si brève durée, lui dit-elle, que vous voulez consacrer votre jeunesse et votre esprit. Dieu seul mérite un tel amour. »

Raymond en cette noble épreuve trouva sa rédemption et Ambrosia fit du chevalier dissipé un savant, un saint et un adepte.

La légende raconte que Jésus-Christ lui apparut dans la nuit, qu’il donna tous ses biens aux pauvres et qu’il se voua désormais à la propagande du catholicisme contre le mahométisme envahisseur. Il y dépensa une incomparable activité. Jamais existence ne fut plus traversée de menaces de mort ; cependant cette existence fut longue et hérissée de missions. Raymond Lulle échappe à tout. Les rois cherchent à le retenir, car il pourrait, en quelques jours, lui qui détient le secret de la pierre philosophale, remplir leurs coffres d’or. Les Africains, irrités contre l’adversaire de leur prophète Mahomet, l’ensevelissent sous les pierres et les coups ; Raymond Lulle ne peut retenir la mort ; c’est un des voyageurs les plus infatigables et jamais depuis les premiers apôtres, un cœur aussi vaillant, aussi inlassable, n’a combattu. Mais le pape le méprise, son pays le renie, l’Angleterre le poursuit, les Génois après sa mort cherchent à l’exploiter, à le vendre, morceau par morceau, les reliques atteignant à cette époque un prix considérable ; et ce pauvre éternel qui avait cherché la mort pendant plus de quatre-vingts ans ne trouva toujours que la vie, cette néfaste vie, comme un immérité châtiment. Quand il mourut, il dut sur son vaisseau-sépulcre songer à l’énormité de ses efforts, à la multitude de ses livres, à la désorientation de sa vie, qui n’aboutissaient à cause de l’occultisme qu’à une réputation incomplète et au reniement de tous ceux qu’il avait aimés et défendus plus que lui-même, entre autres le pape et le roi.

Bien autre mésaventure advint à Jean Dee, cœur naïf et ardent, bon souffleur[5]. Il eût certes mené une vie honorable et honorée, s’il n’avait rencontré un aventurier, au pseudonyme de Kelley, qui avait eu les oreilles coupées pour faux. Désormais l’existence du sage est empoisonnée. L’infatuation mystique le détraque, il se croit le correspondant et le familier des Anges et de Jésus-Christ ; il veut morigéner les rois, fonder une religion. Vie d’illusions tout illuminée et ravagée. La populace pille la demeure de celui qu’elle prend pour un sorcier malfaisant, les rois lui donnent la chasse, il est persécuté même par ses anges lui ordonnant de brûler les livres qu’ils lui dictèrent et qu’il imagine très précieux. Ce cœur droit s’incurve dans l’hérésie la plus abjecte. Kelley et sa femme, Jean Dee et son épouse reçoivent de leurs mystiques amis des communications impérieuses, exigeant entre ces deux couples les promiscuités sexuelles. Jean Dee a beau protester, il finit par céder, s’avilit à un libertinage révoltant. La cause de tout ce mal, c’est le cristal magique, apporté par un Ange, qui délicatement passa par la fenêtre pour faire ce beau don. Le cristal magique est le réceptacle des esprits ; ils y apparaissent, ils y parlent, ils s’y jouent de la bonne foi de Jean Dee, lequel, trompé sans cesse, mais entêté de merveilleux, n’est même pas converti à la raison par la vieillesse et par la mort.

Ce qui perd le mauvais Mage, le renonciateur de la femme, c’est le vertige où il plonge, parmi les mirages de l’astral. Le sorcier lui du moins s’adresse à des divinités sûres quoique basses, à des forces sensuelles, mais qui ne trompent qu’à moitié, étant naturelles. Le mauvais Mage s’adresse au vide, il se lie avec le pâle reflet de son ostentation, l’hallucinatoire frère qui le perd. Son intellectualité, dédaigneuse de l’amour et de la vie, ne se nourrit pas des fluides terrestres, et les célestes ne le baignent plus, car il a trop éteint son cœur. Il est desséché et autonome, il prie avec colère et reproche, s’exile avec fureur. Il repousse les révélations de l’humilité, les seules qui soient véridiques. Peu à peu, il se filie à l’Antéchrist, devient un membre de l’Église maudite, s’use et se ronge, se divise, proie du Mensonge et du Néant.


  1. M. Barth nie qu’il en exista jamais.
  2. « Les Merveilleuses victoires des femmes. »
  3. Axel. (Le Monde occulte.)
  4. Amphitheatrum sapientiæ.
  5. Vita Johannis Dee. Londres, 1707.