Le Scandale du gazon bleu/09

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Flammarion (p. 73-82).

IX

Les douze bouteilles

En lisant ce nom qui était celui de l’homme qu’il redoutait le plus au monde, — lui, Patrice Martyl, redouter un policier ! — la stupeur et l’émotion de l’avocat furent telles, qu’obéissant à sa première impulsion, il répondit :

— Dites à ce monsieur que je suis souffrant et que je ne puis le recevoir ce matin.

Mais aussitôt il se reprit : il fallait en finir, ne pas ajouter un surcroît d’angoisses au tourment constant qui opprimait sa vie :

— Après tout, non, je vais le voir. Où est-il ?

— Dans l’antichambre, monsieur.

— Dites-lui que je vais le recevoir dans quelques instants. Qu’il m’attende.

Le domestique sortit.

Seul, Patrice se dirigea vers son bureau, il ouvrit un des tiroirs, en sortit un revolver qu’il vérifia : l’arme était chargée. Il ouvrit le cran de sûreté, replaça le revolver dans le tiroir. Tout allait bien, il avait le moyen de se libérer. Si la visite de Romain Delbot se révélait dangereuse, Patrice se ferait sauter la cervelle. Sa décision était prise et il en éprouvait une sorte de soulagement détaché.

Mais il se reprit, réfléchit. Que pouvait savoir le policier ? Rien, en vérité… Oui, mais dans ce cas pourquoi venait-il ?

Patrice était maintenant prêt à la lutte, il se sentait vigoureux, énergique, audacieux… Mais il retomba accablé par un découragement soudain. Il ne s’agissait pas de se battre avec un adversaire qu’il espérait vaincre. Il s’agissait de se soustraire aux poursuites de cette force redoutable, multiforme, qui a derrière elle toute la puissance d’un pays et même du monde entier et qui a nom : la Police. Que pouvait-il contre la Police ?… Hélas ! et que pouvait-il contre lui-même, contre le souvenir affreux du geste d’assassin esquissé la veille ?

La démarche incertaine, le dos voûté, présentant tout à coup presque les apparences d’un vieillard, il fit quelques pas à travers la pièce. Il était perdu. Rien ne le sauverait.

Tout à coup il se redressa, la tête haute, les épaules effacées. Il sourit. C’était sa profession même qui lui offrait le salut. Il avait tant de fois, comme avocat, interprété des rôles divers, tant de fois il s’était mis à la place du client qu’il défendait, ayant l’intuition juste de ce qu’il devait dire aux jurés pour les convaincre, pour les émouvoir, de la physionomie morale qu’il devait assumer pour faire triompher sa cause, du jeu qu’il devait jouer pour gagner ! Il était expérimenté, habile, judicieux. Il vaincrait cette fois-ci encore. Qu’allait-il faire, en effet, sinon plaider, chercher le point faible de l’accusation (s’il y avait une accusation) pour vaincre et réduire à néant l’adversaire… si tant est que Delbot se présentât comme adversaire ?

Il appuya sur la sonnette.

— Faites entrer, ordonna-t-il au valet de chambre qui parut.

Le domestique obéit et introduisit le visiteur, après quoi il se retira.

Du fauteuil où il était assis derrière son bureau, Patrice se leva, tendant la main au policier.

— Bonjour, brigadier, lui dit-il avec cordialité, très heureux de vous voir. J’ai eu, vous le savez, l’occasion de défendre des bougres que vous aviez capturés et j’ai toujours ressenti la plus haute estime pour votre adresse et votre pénétration. Alors, de quoi s’agit-il ? En quoi puis-je vous rendre service ?

Delbot ne s’attendait pas à cet accueil. Il réprima un mouvement de surprise devant la façon dont l’avocat amorçait l’entretien. Cependant, son sang-froid était légendaire : en un éclair il réfléchit. Cette offre de service pourquoi ne pas l’accepter ?

— Merci, maître, dit-il avec une aisance nuancée de respect. C’est précisément un service que je viens vous demander. Je désire me documenter auprès de vous… au cas où vous seriez en mesure de le faire.

— Vous documenter sur quoi, brigadier ?

— Sur l’affaire du Gazon Bleu, articula Delbot, en observant Patrice du coin de l’œil.

Patrice, qui s’attendait à la question, ne sourcilla pas.

— Oh ! très curieuse cette affaire, très curieuse, dit-il avec un ton fort juste d’intérêt machinal… Très curieuse et vous la menez de main de maître. Malheureusement je ne suis pas particulièrement au courant. Je n’en sais pas plus là-dessus qu’un quelconque lecteur de journaux que les faits divers intéressent. Ce que vous désirez de moi, brigadier, c’est sans doute mon opinion ?

Devant ce sang-froid qui frisait le cynisme, si les soupçons de Delbot étaient justes, le policier, glacial, répondit :

— C’est tout autre chose, maître.

— Autre chose, dit Patrice. Quoi donc ? Veuillez vous expliquer.

Il y eut un moment de silence. Les deux hommes se regardaient au fond des yeux. Patrice, très à l’aise en apparence du moins, l’air étonné et affable. Delbot grave, solennel même, trop solennel, avec quelque chose d’énigmatique, qui selon le cas pouvait être dérisoire ou redoutable. Prenant la parole, il débita d’abord un petit préambule assez embarrassé :

— Je dois vous dire, maître, que j’attache beaucoup de valeur aux coïncidences, j’estime qu’il ne faut pas négliger de les éclaircir, au risque même de s’égarer…

— Et alors ? dit Patrice qui ne semblait pas comprendre,

— Eh bien, voici : toute la journée qui suivit le crime du Gazon Bleu, après avoir envoyé mes inspecteurs pour diverses enquêtes, je me suis personnellement efforcé de vérifier le chemin parcouru par la dernière auto, celle dont la trace effaça en partie la trace des autres. Pourquoi était-elle venue à l’auberge au milieu de la nuit ? S’était-elle engagée dans cette route forestière, dans ce chemin de traverse, intentionnellement, avec un but défini ? Ou bien y avait-il eu erreur de direction, s’était-on trompé de route ?… C’est à cette dernière hypothèse que je m’arrêtai après avoir remonté jusqu’à la Croix de Noailles. Et j’avais raison, puisque nous avons appris, depuis, que les quatre personnes qui occupaient l’auto étaient en état d’ivresse. D’où venaient-elles ? Je n’ai pas encore pu le découvrir ? Où allaient-elles quand elles partirent ? Ici, je suis renseigné. Elles allaient vers Paris. Je le sais par des dépositions de maraîchers qui, dans la région, virent, à la fin de la nuit, une auto de maître passer à une allure vertigineuse. La voiture d’un de ces maraîchers fut même éraflée au passage et le cheval légèrement écorché. Maintenant, une autre question se pose : Quel avait été le rôle de ces quatre personnes inconnues dans le meurtre de la fille tuée ? Eurent-elles connaissance de ce meurtre, avant leur départ qui a tout l’air d’une fuite ? Les révélations des deux danseuses incarcérées n’ont pas donné le mot de l’énigme.

Tous les assistants avaient bu du champagne sur la pelouse, tous s’étaient enivrés, après quoi, partouse, où les couples se mêlent, meurtre sadique ou crapuleux, et sauve-qui-peut général…

Delbot fit une pause et, constatant que Patrice l’écoutait avec un intérêt modéré, mais suffisant, il poursuivit :

— L’entrée de Paris où mène logiquement la route de Maisons-Laffitte, c’est la Porte Maillot. J’ai fait de ce côté une enquête serrée, qui m’a procuré un renseignement appréciable. Comme j’avais interrogé tous ceux qui de près ou de loin pouvaient me renseigner, le bruit de mes recherches s’est répandu. Un chauffeur s’est présenté à la Police judiciaire et m’a raconté que l’autre semaine, dans la nuit du dimanche au lundi, étant en maraude, non loin de la Porte Maillot qui est son point d’attache, il avait vu deux messieurs descendre d’une automobile de maître qui venait de Neuilly. Il les avait, alors, sur leur appel, chargés, et il les avait conduits à Saint-Germain. Ces clients en quittant sa voiture avaient payé sans discuter les deux cent cinquante francs qu’il exigeait. Il n’avait pas songé à les examiner et d’ailleurs, le jour n’était pas encore complètement levé ; en conséquence, il ne pourrait les reconnaître. Toutefois, en regagnant Paris et en remisant sa voiture, il y avait trouvé une bouteille de champagne vide…

À ces mots du policier, Patrice crispa nerveusement ses doigts sur le crayon avec lequel il jouait. La bouteille de champagne vide, c’était celle qu’Antoine avait oubliée…

Il hocha la tête et prononça d’un air détaché :

— Indication bien vague… Vous avez fait des recherches à Saint-Germain et aux environs ?

— Oui, mais vainement. D’ailleurs il m’a semblé que le problème à résoudre résidait surtout dans l’auto de maître qui, après avoir débarqué deux voyageurs à la Porte Maillot, avait continué sa route par l’avenue de la Grande-Armée. Cette auto avait forcément un conducteur, ce qui faisait donc trois hommes ; en plus, la femme, dont la présence a été mentionnée et que le chauffeur de taxi n’a pas vue descendre. J’avais comme seule indication la bouteille de champagne, c’est sur son origine que j’ai orienté mes recherches. Son étiquette portait la marque « Supra Cordon d’Or ». Connaissez-vous cette marque, maître ?

— Ma foi non, dit Patrice avec indifférence.

— C’est une marque nouvelle, continua Delbot, d’une qualité exceptionnelle, qu’on essaye de lancer en ce moment. Jusqu’ici il n’en a été livré qu’à quelques restaurants de premier ordre. J’ai su lesquels. Je me suis enquis, j’ai interrogé d’une façon détournée les patrons de ces restaurants et j’ai appris — simple coïncidence — évidemment — que le patron d’un restaurant du Bois, dont vous êtes l’habitué, mon cher maître, et où vous avez dîné avec madame Martyl, ce fameux dimanche, vous en avait offert un panier de douze bouteilles.

Patrice se mit à rire.

— C’est curieux comme coïncidence. J’ai en effet dîné au Bois, ce fameux dimanche, comme vous dites, et le patron du restaurant, qui croit me devoir de la gratitude parce que j’ai plaidé pour lui, m’a offert un panier de douze bouteilles de champagne qu’il a fait mettre dans ma voiture. Je n’ai fait aucune attention à la marque, je l’avoue… Et alors ?

Patrice regardait en face le policier, il voyait bien avec une poignante anxiété où celui-ci voulait en venir. Mais oserait-il ?…

Delbot prit un biais :

— Et alors ? dites-vous, mon cher maître… Eh bien, supposons que vous soyez rentré ici vers les dix heures du soir… vous avez laissé votre auto dans le garage du sous-sol. Quelqu’un, un chauffeur du même garage a pu, clandestinement, sortir avec votre auto contenant les bouteilles, marauder, charger des gens connus ou inconnus de lui, les emmener en promenade dans la forêt de Saint-Germain, déboucher le champagne… et la suite, mon cher maître…

Le détour était clair, presque maladroit, tant il était grossier. Patrice ne parut pas s’en apercevoir, il répondit d’une voix nette :

— Supposition impossible, brigadier. Ma femme et moi sommes restés dehors à prendre l’air, jusqu’à une heure du matin. À ce moment seulement, nous sommes rentrés et j’ai placé, comme d’habitude, ma voiture au garage.

Delbot parut décontenancé par cette assurance.

— De sorte que les douze bouteilles ? demanda-t-il.

— Sont en bas, brigadier, du moins je le présume, les ayant fait retirer moi-même de la voiture. Voulez-vous que nous descendions nous en assurer ?

— Certes, mon cher maître, répondit le policier perplexe.

Il sortit de l’appartement, Patrice poussa le bouton d’appel de l’ascenseur qui les conduisit au sous-sol.

Patrice ouvrit le box numéro 5 qui abritait son auto, le panier était là. Patrice coupa les cordes et l’ouvrit. Delbot compta lui-même les bouteilles, elles étaient au nombre de douze dont pas une n’avait été débouchée.

— Vous voyez, dit Patrice.

— Je vois, répondit le policier.

L’ascenseur les ramena en haut de la maison. Quelques instants après, ils étaient de nouveau dans le cabinet de l’avocat.

— Il est donc évident, brigadier, reprit Patrice, avec une tranquille conviction, que ce n’est pas mon auto qui a transporté les quatre inconnus au Gazon Bleu… À moins cependant que la voiture n’ait été emmenée d’ici après une heure du matin et qu’avant de la ramener on ait pris la précaution de remplacer les bouteilles bues par d’autres bouteilles de la même marque… qui n’est pas connue dans le commerce courant. C’est bien invraisemblable, me semble-t-il ?

Romain Delbot était un peu pâle. La vérité lui échappait et pourtant… Et pourtant… Cet avocat si sûr de lui, n’avait-il pas pu personnellement, au lendemain de la partouse, remplacer le panier de champagne entamé par un panier neuf ? Mais il ne pouvait pousser à fond son attaque, il n’avait pas de preuves suffisantes. Il fallait, pour le moment, être prudent, admettre les apparences.

— Évidemment… Évidemment… dit-il. La piste est mauvaise, et celui de mes inspecteurs qui me l’a indiquée a fait erreur… Mais, mon cher maître, est-ce aussi une erreur qu’a faite un autre de mes inspecteurs lorsqu’il affirme que la danseuse Isabella est venue vous voir avant de se livrer à la Justice ?

— Oui, répondit Patrice, c’est une erreur.

Delbot, exaspéré, ne put s’empêcher d’insister.

— Cependant mon inspecteur a suivi, pour ainsi dire pas à pas, les traces de la jeune femme depuis son départ de Saint-Cucufa, jusqu’à cette maison, où elle est entrée le lendemain matin.

— Dans cette maison peut-être, pas chez moi en tout cas. D’ailleurs serait-elle venue que je l’aurais oublié. Ne savez-vous pas, brigadier, qu’un secret absolu protège les personnes qui viennent consulter un avocat ?

— Heureusement que je puis avoir d’autres renseignements, dit Delbot entre ses dents.

— Ah ? Puis-je savoir lesquels ?

— Je vais mettre la main au collet de Julot ; j’ai découvert la retraite où il se cache.

— Vous croyez donc à la culpabilité de cet homme ? Elle semble, il est vrai, assez probable.

Le policier ne répondit pas à cette dernière assertion. Il expliqua :

— Julot, dès l’arrivée de l’auto de maître, a eu le loisir d’examiner les nouveaux venus. La femme portait un collier de perles que les deux danseuses ont vu et qu’il a vu lui-même. « Quelles perlouzes ! » s’est-il écrié dans son argot. Or les deux danseuses sont persuadées que les manigances de la Pierreuse qui caressait toutes les femmes et leur sautait au cou, avaient pour but le vol du collier de perles. Cela expliquerait, par la suite, le meurtre de la Pierreuse à qui Julot voulait reprendre son butin. Quand nous tiendrons Julot, nous tiendrons le collier. Par le collier, nous retrouverons la belle dame mystérieuse qui le portait et qui couche si volontiers avec le premier venu.

À cette phrase brutale, Patrice eut l’impression de recevoir un coup de fouet en pleine figure, il faillit se jeter sur l’insulteur, le frapper. Dans un effort suprême, il se contint et trouva même la force de rire.

— Vous avez l’air plus acharné encore contre cette belle dame, ainsi que vous la désignez et, contre ses trois amis, que contre les autres.

Le visage de Delbot durcit, devint presque agressif.

— Oui, dit-il. Les autres, les trois autres, puisque la Pierreuse est morte, je les tiens ou à peu près, tandis que ceux-là restent encore dans l’ombre. Je me suis juré de les en faire sortir. Ils sont plus coupables que les danseuses et que Julot lui-même.

— Ce que vous dites est assez juste, prononça Patrice. Ils méritent toutes les rigueurs de la Justice, mais la découverte du collier ne les démasquera pas.

— Peut-être, ricana Delbot. Mais j’ai mieux, j’ai plus sûr. Isabella affirme qu’elle a vu le sieur Julot inscrire sur sa manchette le numéro de la grosse auto de maître.

Patrice vacillait d’angoisse… C’était la fin… Une fois encore, il eut pourtant le courage d’éclater de rire.

— Tout comme vous il y a quelques instants, brigadier, en bas, en passant derrière la mienne.

Du coup, Delbot ne put dissimuler son embarras. Il s’excusa évasivement :

— Habitude professionnelle, murmura-t-il.

Il y eut encore un silence. Patrice reprit la parole.

— Brigadier Delbot, vous êtes un as, je suis heureux d’avoir fait votre connaissance. Personnellement, je me tiens à votre entière disposition et serai très satisfait s’il m’est possible de contribuer, en vous apportant mon concours, au succès de vos efforts.

— Merci, maître, dit le brigadier d’un ton pénétré.

Patrice le reconduisit jusqu’à la porte et lui serra cordialement la main.

Puis, il rentra dans son cabinet et devant sa table, dans son fauteuil, il s’effondra, couvert de sueur, tremblant des pieds à la tête.

Une porte s’ouvrit sans bruit. Patrice se retourna, une main se posait sur son épaule.

Dominique était là debout près de lui.

— J’étais dans la pièce voisine, Patrice, lui dit-elle avec l’accent d’intimité d’autrefois. J’ai tout entendu. Ce fut dur, mais tu as dit ce qu’il fallait dire.

Il eut un brusque mouvement et protesta :

— Si j’avais dit et fait ce qu’il fallait, je lui aurais, à l’exposé de ses premiers soupçons, imposé silence, je l’aurais jeté à la porte. C’était le meilleur moyen pour qu’il croie à mon innocence. Si maladroit qu’il eût été en se présentant ici et en m’interrogeant sans posséder la moindre preuve, il nous tient, Dominique, le hasard ou la chance a fait que j’ai pensé à ce panier de champagne et que je l’ai remplacé. Cela m’a permis de parer à l’attaque d’aujourd’hui, sans cela j’étais perdu, mais d’autres attaques viendront. Julot arrêté, nous serons perdus. Delbot nous tient, je te dis.

Il s’interrompit, les yeux fixés devant lui.

La main de Dominique sur son épaule eut une pression caressante, réconfortante.

— Non, Patrice, cet homme ne nous tient pas si nous restons unis. Vois-tu, nous devons nous défendre, je le comprends, et l’heure en est venue. Il n’y a pas que Patrice et Dominique, et le drame affreux où se débat leur amour. Il y a le ménage Martyl et toutes les embûches et tous les dangers qui l’entourent. Sauvons au moins notre façade sociale, sauvons notre dignité, sauvons notre nom. Luttons sans faiblesse. Nous sommes seuls à nous secourir. À qui demander assistance en dehors de nous-mêmes ? Oui, j’ai bien pensé au prêtre qui pourrait m’absoudre, me guider… Toi, sans doute, tu as pensé à quelque confrère éminent à qui tu pourrais demander conseil, au bâtonnier, sans doute, qui est intègre, éclairé, humain. Non, Patrice. Ne demandons rien à personne, notre secret est à nous, gardons-le entre nous. Richard et Antoine ne savent pas notre doute, ils ne le sauront jamais. Ils croient que nous ne nous sommes pas quittés d’une seconde en cette heure immonde, qui a mérité le châtiment que nous infligent nos angoisses, nos remords, nos souffrances. Oui, ce châtiment intime est mérité, mais l’autre châtiment, celui d’une déchéance publique, d’une flétrissure sociale, nous ne le méritons pas… Et de toute façon nous ne le subirons pas.

Elle avait parlé à voix basse et lente, mais avec fermeté, avec résolution, avec orgueil. Et Patrice la regarde, il la comprend courageuse, forte, invincible. Quoi qu’il arrive, elle est prête à tout… à la mort même. Et soudain le voile d’égoïsme qui lui cachait la réalité depuis cette nuit maudite se déchire, il oublie ce qu’il a pu souffrir pour songer à ce qu’a pu souffrir Dominique. Il oublie le moment de faiblesse qu’elle a eu peut-être, pour se rappeler seulement ses torts à lui. Il murmure :

— Je te demande pardon, Dominique. Il n’y a qu’un coupable, c’est moi. Je me suis laissé entraîner comme un enfant, comme un impulsif. Non seulement, je n’ai pas su me défendre contre cette ivresse inexcusable, mais je n’ai pas su te défendre, toi, contre les autres, contre toi-même. C’est cela qui est ma vraie honte. Tout est de ma faute. Je te demande pardon.

Il courbait la tête. Dominique ne répondit pas. Aucun signe extérieur ne décelait son émotion, sauf ses yeux qui étaient un peu mouillés.