Le Scandale du gazon bleu/15

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Flammarion (p. 128-142).

ÉPILOGUE

La femme d’un seul homme

Pour les Martyl, revenus à Paris, la vie recommença, la vie d’autrefois. C’est avec une joie sans mélange que Patrice reprit son rôle de grand avocat, à qui toutes les ambitions sont permises. Sa profession qu’il aimait tant, sa notoriété qui le flattait, ses triomphes dans le prétoire, tout cela qui avait failli sombrer dans une heure de folie, dans un scandale répugnant, sinistre et ridicule, tout cela survivrait. Quelle joie, quel bonheur de retrouver tout cela !

Dominique, elle, avait recouvré la sérénité de l’âme, la fierté d’elle-même. Elle avait chancelé au bord de l’abîme, elle n’y était pas tombée. Même dans la folie passagère du champagne, de la griserie sexuelle, sa conscience obscure d’honnête femme avait veillé.

C’était dans les bras de Patrice, dans les bras de son mari qu’elle était tombée, pâmée.

Oui, l’ouragan avait passé, la crise était finie. Tout rentrait dans l’ordre…

Hélas, le destin ne se prête jamais à nous satisfaire pleinement. Il ne comble pas toutes nos exigences. Sournoisement, cruellement, il mêle toujours une goutte de fiel à ce qui paraît le plus doux, le plus stable, le plus complet.

Patrice et Dominique croyaient avoir reconquis leur bonheur. Ils reçurent l’avertissement que rien n’est parfait dans la condition humaine, même pour les privilégiés.

Près de trois mois avaient passé depuis le retour à Paris. On était en décembre, les fêtes de Noël approchaient, époque d’espoir, époque de pardon, époque de traditionnelles réjouissances.

Un matin, le valet de chambre, comme six mois avant, apporta à Patrice une carte sous enveloppe. D’une main frémissante, il déchira l’enveloppe et lut :

Brigadier Romain Delbot
de la Police Judiciaire

Patrice pâlit ; que lui voulait cet homme ? dont la présence, dont le nom était même une menace ; dont la haine, il le savait, n’avait pas désarmé.

À ce moment, Dominique pénétra gaiement dans le cabinet de travail.

— Faites entrer d’ici cinq minutes, ordonna Patrice en congédiant le valet de chambre.

— Qu’y a-t-il ? Qui est-ce ? demanda Dominique.

Et ses yeux anxieux allaient du visage contracté de son mari à la carte qu’il tenait entre ses doigts.

— Delbot, dit-il.

Dominique pâlit à son tour.

— Que nous veut-il ? Ce n’est pas encore pour cette vieille histoire, dit-elle, ayant déjà, avec une insouciance bien féminine, presque oublié les affres de l’épreuve passée.

— Que nous veut-il ?

— Je veux rester près de toi, assister à l’entrevue, dit impérieusement Dominique.

— Soit ! après tout, nous n’avons plus rien à craindre.

Il l’affirmait pour s’en convaincre lui-même. Mais c’est en contenant un frémissement intérieur qu’il attendait la venue de l’adversaire. Car Delbot était encore l’adversaire.

Patrice et Dominique n’en doutaient pas.

La porte s’ouvrit. Le valet de chambre introduisit le policier qui s’avança dans la pièce, souriant d’un sourire ambigu.

— Bonjour, mon cher maître, c’est encore moi ! s’écria-t-il.

— Pourquoi venez-vous ici ? demanda durement Patrice au policier.

Delbot, tout de suite cabré, répondit du même ton :

— La première fois, je suis venu pour ouvrir les hostilités. Au jourd’hui, je viens pour les clore…

Il fit une pause et ajouta, provocant, presque menaçant :

« Dans un sens ou dans l’autre ! »

Patrice, assis derrière son bureau, le regarda en face et articula avec froideur :

— La première fois j’ai été patient et j’ai fait semblant de ne pas comprendre. Aujourd’hui, la situation a changé, la patience n’est plus de mise, vous la prendriez pour de la faiblesse. Au moindre mot équivoque, à la moindre allusion insolente, je prends le téléphone et je demande au Préfet de Police lui-même si c’est à titre officiel que vous faites la présente démarche.

Delbot instantanément s’adoucit.

— Mais non, mais non, mon cher maître, ce n’est pas à titre officiel que je suis ici. Mettons à titre officieux ou, mieux, personnel. Ces messieurs sont sur le point de classer définitivement l’affaire. Oui, on avait continué, en douce, à s’y intéresser. À présent, c’est la clôture… contre mon gré, je l’avoue.

— Contre votre gré ? répéta Patrice.

— Oui, mon cher maître, Romain Delbot lui, ne classe jamais définitivement une affaire, dont il a eu l’honneur de s’occuper, avant d’avoir la solution complète. Ma ténacité est à la hauteur de ma curiosité… professionnelle. C’est une faiblesse ou une force chez moi : je veux toujours savoir.

— Et… vous savez maintenant ? demanda Patrice.

— Je sais…

— Vous savez quoi ?

— L’identité de tous les acteurs du Gazon Bleu, dit nettement Delbot, les yeux fixés sur ceux de l’avocat.

— Ah ! dit Patrice. Grand bien vous fasse, mais ça ne m’intéresse pas.

— Si, mon cher maître, ça vous intéresse, affirma posément Delbot.

Patrice haussa les épaules.

— Vous voulez insinuer que j’en suis ? Prenez garde !…

— Mon cher maître, ne nous fâchons pas. Vous m’interrogez, je réponds. Oui, vous en êtes. Ah, voyons ! j’avais même presque votre aveu quand vous vouliez vous suicider.

— Ah ! et quels sont les autres ? demanda Patrice sans répondre à ces derniers mots.

— Il y avait une dame.

Le policier désigna, du geste, Dominique :

— Madame. Les deux autres messieurs : vos amis Antoine Ganet et Richard L’Heurois.

Patrice dit d’un ton railleur :

— Il est facile de les calomnier ceux-là, ils sont en Amérique.

— Je le sais, mon cher maître, et d’autant mieux que c’est grâce à eux, grâce à monsieur L’Heurois surtout, que j’ai pu atteindre toute la vérité. Dois-je vous la dire ?

— Oui, dit Patrice, résolu cette fois à en finir complètement. Asseyez-vous et dites ce que vous avez à dire.

— Merci, mon cher maître, fit Delbot en prenant un fauteuil.

Il parut réfléchir un moment et commença sans se presser, de l’air d’un orateur qui ménage ses effets :

— Alors, voilà ! Vous comprenez bien qu’après l’expédition de Meudon, le chantage exercé contre vous et contre M. L’Heurois, tout ce qui s’est passé enfin avant la mort de Julot, j’étais fixé. Le dernier des naïfs eût compris. Je savais donc les démarches de Julot. Je le filais depuis une huitaine et si je ne l’ai pas arrêté avant le jour de Meudon, c’était pour savoir de quoi il retournait exactement. Bon. Julot premier est mort, mais alors Julot II, Jules Caboche a reparu sur la scène. Il s’était évadé. Vous savez, il y a des cas où ce n’est pas inutile de laisser évader les gens qui peuvent, sans le savoir, par leurs démarches, vous renseigner. Jules Caboche, sans se douter que je savais tout, a revu plusieurs fois monsieur L’Heurois. Et puis monsieur L’Heurois et monsieur Antoine Ganet ont préparé leur départ pour l’Amérique. En allant au Havre, ils ont été vous voir au Château de Courjeul où vous avez passé l’été avec madame.

— Ah ! vous savez cela ?

— Naturellement, mon cher maître. Je sais même que Monsieur L’Heurois est venu un soir, par le balcon comme Roméo, et qu’un quart d’heure après, vous êtes arrivé à votre tour par le même chemin. Après, monsieur L’Heurois est parti, — toujours comme un monte-en-l’air, — et vous avez passé, madame et vous, une heure au balcon à regarder les étoiles.

— Abrégez, dit Patrice crispé.

— Abréger ? Je veux bien, mon cher maître, mais le plus intéressant est à dire. Je sentais que c’était du côté de monsieur L’Heurois que j’aurais la chance de tout savoir. Le numéro de l’auto et le reste avaient disparu à la mort de Julot. Oh ! je ne vous demande pas qui les a fait disparaître… Quand on ne peut pas prouver il n’y a qu’à garder le silence… Bref, pour me renseigner, ma foi, je suis allé en Amérique à la suite de vos amis. Ou plutôt, je les ai bel et bien précédés. J’étais à New York quand ils sont arrivés. Là, ils ont changé d’itinéraire, au lieu d’aller en Amérique du Sud par le chemin de fer, ils se décidèrent pour le voyage en mer. Et pour aller de New York à Montevideo, le bateau qu’ils prirent s’appelait le Georges-Washington

— Le Georges-Washington ? s’écria Patrice. Celui qui a brûlé au large des Antilles ?

— Celui-là même. Et ça a été un incendie dramatique, un naufrage épouvantable. Les journaux français n’en ont pas donné tous les détails, il y en eut de terribles, d’autres émouvants. Un surtout, dont pour ma part, je n’ai eu connaissance qu’un peu après. Un passager de troisième classe, un Français, se trouvant dans une cabine de l’entrepont, a été cerné par les flammes. Il paraît qu’on l’entendait hurler. Alors, un passager de première classe s’est jeté dans la fournaise, une hache à la main, et a réussi à démolir la porte de la cabine qui ne pouvait plus s’ouvrir. Le troisième classe était sauvé ! Mais une minute après, le Washington coulait, et le sauveur qui avait été grièvement brûlé, disparut avec le navire. Voulez-vous savoir le nom de ce passager de première classe, un Français, lui aussi ?

— Oui, dit Patrice.

— Richard L’Heurois !

— Richard L’Heurois !… répéta Patrice d’une voix sourde.

— Oui, votre ami !…

— Et le nom de l’homme qu’il a sauvé, le savez-vous ?

— Jules Caboche, le mécano, le type du Gazon Bleu… l’homme que Julot a voulu ou a fait semblant de vouloir assassiner dans la forêt de Marly. L’homme qui détenait le collier qu’il avait repris après son évasion. À cause de ça il était coupable de recel. À son arrivée à Montevideo, je lui ai fait mettre la main au collet par la police du pays. Je le croyais toujours en possession des perles.

Romain Delbot s’interrompit. Patrice et Dominique étaient atterrés. Ils ignoraient la mort de Richard et les circonstances dramatiques de cette mort les bouleversaient. Ils y voyaient presque une manière de suicide. Comment expliquer autrement que Richard se fût sacrifié pour sauver la vie d’un être tel que Jules Caboche ? Et d’un autre côté, par quel hasard Julot se trouvait-il sur le même bateau qui emportait Richard et Antoine vers l’Amérique du Sud ?

— Je ne comprends pas, dit Patrice, ce que vous me dites est extraordinaire et mystérieux.

Le policier continua :

— Je vois que vous n’êtes au courant de rien. Du reste, l’arrestation que j’ai faite là-bas a été tenue secrète. Je voulais frapper un grand coup, divulguer en même temps toute la vérité et tous les noms. Alors il ne fallait pas laisser filtrer le moindre détail avant que tout fût au point.

— Et maintenant, votre but est atteint ? questionna Patrice avec une affectation d’indifférence.

— Oui, dit orgueilleusement Delbot.

Mais il se reprit :

— Du moins, j’y touche presque…

— Vous avez des preuves ? demanda Patrice, sans regarder son interlocuteur.

— Oui, mon cher maître, j’ai des preuves. D’abord la présence de Jules Caboche à bord du même bateau que vos amis, le Georges-Washington, et le rôle qu’il y jouait.

— Quel était ce rôle ?

— Celui de domestique de messieurs Ganet et L’Heurois. Ce rôle, disait-il, une fois à terre il le changerait en celui de chauffeur amené de Paris tout exprès pour piloter l’auto que ses patrons comptaient acheter dès leur débarquement.

— De qui tenez-vous ces renseignements ?

— De Jules Caboche lui-même.

— Il a donc consenti à vous faire des confidences ?

— Il a bien fallu. Ils savent y faire, les inspecteurs de là-bas… Et on avait découvert dans la malle de Caboche cent billets de mille dissimulés entre le linge. Il a bien fallu qu’il avoue…

— À qui il les avait volés ?

— Volés ? non. On les lui avait donnés.

— Qui ?

— Monsieur Richard L’Heurois, avant le départ de France.

— Ah ? Et Antoine Ganet n’avait pas pris part à cette largesse ?

— Non. Monsieur Antoine Ganet s’en foutait, de tout ça. « En voilà des chichis pour pas grand’chose, » qu’il disait, à ce que prétend Caboche. « Quoi, pour une partouse, s’expatrier, c’est suffisamment fourneau… en plus cracher cent billets, non, mais des fois ? Tout ça c’est oublié, ça n’a pas d’importance, que ceux qui restent en France se débrouillent. Moi, du jour où je me suis donné de l’air, j’ai rayé tout ça de mes tablettes. Ni vu, ni connu ! » Et il blaguait monsieur L’Heurois de ce qu’il appelait son poirisme,

Patrice eut un sourire un peu amer. Il mesurait la différence d’âme entre ses deux amis. Il dit :

— Et à quelle condition monsieur L’Heurois a-t-il donné cet argent au sieur Caboche ?

— À la condition que celui-ci restituerait le collier de perles de Mme Martyl… Il vous l’a bien rendu, n’est-ce pas, madame, le soir même où il vous a vue au Château de Courjeul ?

Dominique, très pâle, fit un signe affirmatif de la tête.

— Il me l’a rendu, en effet.

— Tout s’enchaîne parfaitement, continua Delbot. Quand Caboche a eu avoué de qui il tenait l’argent, et c’était confirmé par les dires de monsieur Ganet, on l’a relâché. Une extradition pour un type comme ça, et en somme sans motif, puisqu’il n’y avait pas vol, jamais on ne l’aurait obtenue. Bref, Caboche est resté au service de monsieur Ganet, ils doivent être là-bas, je ne sais où. Moi je suis ici et j’ai dans les mains tous les maillons de la chaîne : le Gazon Bleu, la Pierreuse, les deux Julot, les deux Colombes, les quatre inconnus qui sont maintenant connus.

— Et quelles sont vos intentions ? demanda Patrice d’une voix blanche.

— Ah, mon cher maître, je vous l’ai dit, rien d’hostile. Réveiller un scandale vieux de six mois, ça ne nous intéresse pas ; il y en a eu d’autres depuis, qui nous suffisent. Caboche a trouvé le collier, oui, mais il ne l’a pas volé à proprement parler, et si monsieur L’Heurois lui a donné cent mille balles, c’est de son plein gré. Vous dire entre les deux Julot de quoi l’un et l’autre se sont rendus coupables le fameux soir, ça, je ne peux pas… et à dire vrai, je m’en fous. Nous avons une voleuse, la Pierreuse, elle a expié. Nous avons un voleur et un assassin, Julot (l’un ou l’autre), un des Julot a expié. Ça va comme ça, la Justice est satisfaite. Et la Police aussi est satisfaite, la Police, c’est-à-dire moi. Mes supérieurs sont contents, ils m’ont donné de l’avancement, ça va bien. Ce qui va mieux encore, c’est que j’ai su la vérité. On n’a pas mis dedans Romain Delbot, ça je n’aurais pas pu le supporter. Maintenant, mon cher maître, dormez ainsi que madame sur vos deux oreilles, l’affaire est finie. Jamais on ne la réveillera. Vous avez passé à travers, tant mieux pour vous, c’est parfait !

Delbot fit encore une pause, puis reprit d’une voix changée :

— Encore un mot, mon cher maître.

— Parlez, dit avec une nuance d’impatience Patrice qui n’avait qu’un désir : le voir partir.

— J’ai à vous demander, continua le policier, en remerciement de ce que j’ai fait pour vous, oui, je n’en ai pas eu l’air, mais tout de même…

Patrice le regarda étonné ; il ne pouvait s’agir d’une demande d’argent, étant donné le caractère de l’homme et ses fonctions officielles. Alors, quoi ?…

— Je vous écoute, dit-il, que puis-je pour vous ?

Le policier se leva et répondit, non sans dignité :

— Mon cher maître, je tiens à votre estime. Dites à Romain Delbot que vous le considérez comme un honnête homme et donnez-lui la main.

— Volontiers, dit Patrice sans hésiter.

Et il ajouta :

— Vous avez l’étoffe d’un grand policier.

Delbot ne vit pas, ou ne voulut pas voir l’ironie, il serra la main que Patrice Martyl lui tendait et s’en alla, reconduit par l’avocat jusqu’à l’antichambre.

Patrice revint lentement vers son bureau. Il songeait à cet homme qu’il ne devait plus revoir, sinon par le hasard d’une rencontre professionnelle, au Palais de Justice… Cet homme qui lui avait fait tant de mal, qui avait désiré lui en faire plus encore… et dont il venait d’accepter, en somme, la clémence humiliante.

C’était chèrement payer la paix reconquise mais cette paix-là, maintenant, était immuable. Rien ne restait plus de l’affaire du Gazon Bleu. Rien, sinon un souvenir…

Dominique, qui était assise sur le divan semblait perdue dans ses pensées. Elle sourit en voyant entrer Patrice.

— Eh bien, lui dit-elle, l’ennemi a mis bas les armes. Delbot ne nous menace plus, il a reçu l’ordre sans doute de tirer définitivement le rideau sur cette triste histoire.

— Il nous l’a dit lui-même, répondit Patrice.

— En somme, par sa visite, il a voulu marquer la fin du combat. Il nous tendait le rameau de paix.

— Crois-tu ? dit amèrement Patrice. Tu n’as donc pas compris le sens de ses dernières paroles ? Il triomphe… Il a agi envers nous plus cruellement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Oui, les hostilités sont finies, et nous avons la clémence, le pardon de ce policier, et j’ai dû lui serrer la main ! Moi, un Patrice Martyl, trembler devant un Delbot ! Non, c’est à mourir de rire !

Il allait de long en large dans la pièce ; et comme un fauteuil se trouvait sur son passage, il le repoussa brutalement.

— Patrice, mon chéri, calme-toi, dit Dominique. Qu’est-ce que ça peut nous faire, un Delbot ! Ne vois que la vie nouvelle qui va s’ouvrir devant nous, maintenant que l’affreux cauchemar est fini.

— Voilà bien les femmes ! s’écria Patrice sarcastique. Parce que tu ne crains plus rien matériellement, plus rien ne compte pour toi, n’est-ce pas ? Tu as tout oublié ?

— Oh ! Patrice, dit Dominique avec reproche, ce que tu dis n’est pas juste. Mais nous sortons d’une torture de six mois, dont la visite de ce policier de malheur nous libère !

— D’un bout à l’autre, en somme, il a fait son devoir, constata Patrice. C’est un honnête homme. Il ne nous hait plus, maintenant qu’il vient d’assouvir sa rancune, qu’il vient de nous punir.

— Je ne comprends pas, dit Dominique.

— Si, tu comprends ! Tu comprends parfaitement ! Delbot nous a révélé la vérité… sinon peut-être les morts. Réfléchis : les cent mille francs donnés par Richard à Jules Caboche n’ont pas servi seulement à racheter à ce voyou ton collier volé, volé par qui ?… Ils ont servi à le payer pour nous leurrer. Richard lui avait fait la leçon, lui avait appris ce qu’il fallait dire en nous rendant le collier, ce qui devait nous mettre en confiance. Et Caboche, trop heureux d’avoir touché cent mille francs, trop heureux d’avoir les moyens de s’expatrier, trop heureux de se débarrasser de ces perles qu’il ne voulait pas sacrifier et qui l’obsédaient (ça doit être vrai), Caboche nous a répété sa leçon. Comme l’autre, le bandit, pour nous faire chanter, nous avait débité une histoire fausse… ou vraie ! Richard a voulu nous rassurer, il a voulu expier sa folie d’un moment…

— Qu’il a rachetée de sa vie, dit Dominique douloureusement.

— Tu le plains ? Tu le regrettes ?…

— Oh ! Patrice.

— Oui, j’ai tort, c’est affreux ce que je viens de dire, il est mort pour nous ! Oui, c’est affreux cela aussi, eh bien, j’en suis heureux… Je ne sais plus rien, Dominique, nous ne savons plus rien, nous sommes dans le noir, comme en cette nuit fatale, malgré les lampes bleues. Qui a dit vrai ? Qui a menti ? Tiens, je ne sais plus ! ma tête éclate ! J’en deviens fou !

Il marchait à grands pas dans le bureau, les yeux égarés, les poings crispés.

— Patrice ! murmura Dominique.

En deux pas rapides, il se rapprocha du divan, s’abattit à genoux devant Dominique et posa sa tête sur ses genoux qu’il étreignit. La jeune femme lui caressa les cheveux, appuya sa main sur cette tête endolorie.

— Patrice, mon chéri, mon cher amour, mon seul amour, calme-toi, calme-toi…

Sa voix était tendre comme son geste. Elle n’avait plus d’émoi, plus de crainte. Elle savait bien qu’à présent elle allait l’emporter définitivement sur le mauvais trouble. Patrice souffrait encore. Il fallait le guérir, il fallait le convaincre, ce n’était plus qu’un enfant. Elle était l’amoureuse et la mère dans sa féminité multiple. Elle était la femme qui apaise, qui console, même par des mots menteurs… et qui fait croire à la vérité dont elle-même doute.

Elle releva la tête qui pressait ses genoux. Elle embrassa ce front lourd encore de soucis.

— Assieds-toi près de moi, Patrice, dit-elle en lui faisant place à ses côtés. Laisse ta main dans la mienne, ne pense plus au passé, ne pense plus au tourment. Que vas-tu imaginer encore d’invraisemblable et de torturant ?… As-tu tant que cela le besoin de souffrir ? N’était-ce donc pas bon l’apaisement où nous étions ?

— Oui, c’était bon… trop bon. Cet homme a tout remis en question par sa visite, je ne sais plus. Avoue que toi-même tu ne sais plus.

Dominique eut un regard de volonté inflexible, de détermination immuable. Elle ne voulait plus souffrir, elle ne voulait plus qu’il souffrît.

— C’est faux, dit-elle nettement. Je ne doute pas et tu n’as pas le droit de douter. Dès le premier moment, je t’ai dit : « C’est dans tes bras que je suis tombée, c’est moi que tu as possédée. »

« Richard, une nuit, à Courjeul, a menti. L’autre, Julot, cet être ignoble, a menti aussi. Il est vrai que Richard, pour expier sa faute, pour racheter son mensonge, nous a envoyé Jules Caboche. Mais ce que Jules Caboche est venu nous dire en rendant le collier, c’est la vérité absolue, la vérité qui est conforme à ma conviction profonde et à la réalité des faits. Le contraire ne peut être qu’hypothèse et mensonge. Acceptons cette vérité que nous a apporté le message envoyé par Richard, décidé dès ce moment à mourir. Il me semble entendre Richard nous dire : « Je suis mort, vous n’avez pas le droit de douter de ma parole. » Et il a raison, sa parole est sacrée. Il a payé chèrement son égarement passager, sa honteuse tentative, que je lui pardonne et que tu dois lui pardonner. Il est mort, nous devons le respect à sa mémoire, et ce respect c’est de ne pas douter de lui.

La voix de Dominique, vibrante de conviction, berçait Patrice, endormait ses dernières amertumes. Il comprit soudainement tout ce qu’il y avait d’injuste dans les reproches, dans les trahisons, dans les humiliations qu’il avait fait subir à cette femme, pour une faute d’un instant, qui avait été sa faute à lui… s’il y avait eu faute… Il admira confusément la longue patience de Dominique qui avait si durement expié… sans une plainte, sans un reproche… Et c’était elle qui le consolait !

— Tu as raison, dit-il, tu es sage et bonne. Oui, j’en ai assez de me débattre aveuglément dans cette boue. Oui, je veux revivre, en oubliant définitivement ce qui n’est que le mauvais songe d’une nuit d’été ! Nous n’allons pas passer la fin de notre existence à nous déchirer tous les deux pour un acte sur lequel nous ne saurons jamais rien de précis. Richard nous offre un dénouement… c’est le meilleur. Il faut l’admettre… cependant, cependant… que de points troubles !… que de contradictions !… Ah ! il ne nous quittera jamais, ce doute !…

Dominique, douce, patiente, répondit :

— Ce doute ?… Alors tu doutes et tu prétends m’aimer !… Mais si tu ne penses plus à ce doute, si tu ne l’entretiens pas en toi, en nous, il s’évanouira de lui-même. Dans la foi religieuse des croyants les plus ardents, n’y a-t-il pas, malgré tout, une part de doute, de complaisance et d’aveuglement ? Il faut croire sans juger, il faut croire parce que c’est absurde ! Il ne faut pas voir, pour l’Église, les petites faiblesses de la doctrine, et les erreurs, les contradictions… tout ce qui est inhérent à la faillible nature humaine !…

« Soyons comme les croyants, Patrice. N’ayons pas l’orgueil démesuré, le désir inhumain et mortel de vouloir connaître le fruit amer de l’arbre du Bien et du Mal. Ne soyons pas intransigeants en face de la vie, en face de la foi… d’une foi sans laquelle nous ne pouvons vivre. Pas d’orgueil, Patrice, pas d’efforts dérisoires et vaniteux vers une logique inatteignable, vers un absolu qui n’est pas de ce monde. Le chemin est devant nous, droit, riant, heureux. Prenons-le. Quittons à jamais la voie tortueuse, sombre, pleine de nuées malsaines, pleine de boue, pleine d’ornières où nous nous sommes trop longtemps obstinés. Le chemin est là. Prenons-le tous deux la main dans la main. La raison nous y pousse et elle est d’accord avec notre bonheur futur. Pourquoi empoisonner notre existence ? L’établir, ou la détruire plutôt, en nous basant sur des sensations. Oublions toutes ces folies, reprends-moi. Ah ! mon amour, je te sens à moi, tout à moi… tu es doux et câlin. Va jusqu’à toucher mon cœur, pour confondre son rythme avec le tien. Et taisons-nous, Patrice, taisons-nous… aimons-nous… ce sont les minutes solennelles de grand silence.

Ils s’aimèrent religieusement, gravement, comme l’avait souhaité Dominique… avec fougue aussi, avec l’emportement de leur jeunesse, de leur mutuelle passion retrouvée…

Dès lors, Patrice ne souffrit plus. Il n’appuya plus, avec un pervers besoin de se faire du mal à lui-même, sur la vieille plaie, si longtemps béante. Si la blessure existait encore, elle ne saignait plus. Il ne retrouvait même plus sa marque, comme une cicatrice que le temps a effacée… le temps et le désir de vivre, et l’amour de Dominique… Il était à présent conquis, investi, dominé, — et jusqu’au bout de sa vie —, par cet amour plus fort que la colère, que la jalousie, que le dégoût qui l’avaient ulcéré, par cet amour plus fort que le souvenir.

Dominique, avec sa sage et douce fermeté, l’avait exigé, et Patrice avait obéi, sans bien savoir qu’il avait obéi. Il n’avait même pas à se défendre contre l’amertume du passé. Cette amertume n’était plus. Quand par hasard il songeait à la hideuse épreuve, c’était pour se dire, en toute bonne foi : « J’étais fou ! » Oui, fou d’avoir tant souffert pour si peu de chose !… pour une erreur… et même si ce n’était pas une erreur, il n’en voulait plus rien savoir ! Tout cela lui paraissait irréel comme les deux femmes apparues un soir, nues et dansantes sur une pelouse bleuie par la lumière de rêve de deux hautes lampes bleues… Un rêve… n’était-ce pas un rêve ?… Était-ce bien à lui que c’était arrivé ?… Cette scène avait-elle existé ? Tous ces acteurs, dont plusieurs avaient disparu dans la mort, dont plusieurs avaient disparu dans l’inconnu du monde, n’avaient-ils pas été de vains fantômes créés par la fantasmagorie d’une heure d’ivresse ? Dominique et lui-même subsistaient seuls, et Patrice ne voulait plus savoir que cela… Il était à jamais circonvenu par une douce tendresse attentive, par une passion ardente et sensuelle, par le baiser profond d’une bouche avide, par l’étreinte sans réserve d’un corps adorable dont toute la chair éclatante, savoureuse et parfumée, vibrait sous sa caresse, se pâmait dans ses bras… Rien ne comptait que cela… Il se résignait à être heureux !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et Dominique, que pensait-elle au juste ? Elle ne le savait pas elle-même. Sa féminité, plus complexe et plus subtile que la mentalité directe et absolue de Patrice, connaissait des contradictions, des incertitudes, des retours sur soi-même, ignorés de l’homme… Et Dominique ne faisait à personne confidence des variations de sentiments et d’impressions qu’elle gardait jalousement dans le secret de son âme… Souvent, quand elle était seule, elle s’attristait en songeant à Richard ; souvent elle frissonnait en songeant à Julot… Mais toujours, passionnément, loyalement, de toute sa jeunesse et de tout son amour, elle se pâmait aux bras de son mari… « L’orage rajeunit les fleurs. », a dit le poète des Fleurs du Mal. Dominique, splendide fleur de chair, vivante et vibrante, connaissait ce rajeunissement, ce renouveau divins… après la tempête qui avait failli la briser, qui la rendait plus belle, qui lui avait enseigné le prix de la vie et de la relativité des élans qui se croient exclusifs… Les femmes peuvent unir en elles tant d’amours différentes auxquelles leurs âmes multiformes, souples et changeantes, savent donner une harmonie si charmante et si diverse !…

Dominique, maintenant, avait retrouvé son équilibre. Elle ne doutait pas qu’elle n’eût jamais été que la femme d’un seul homme. Si pour elle, dans sa pensée, il changeait parfois un peu de visage, si ce visage ressemblait parfois vaguement à Richard et vaguement à Julot, c’était quand même l’unique visage de Patrice, et Dominique ne donnait jamais à ce seul homme qu’un nom : « Patrice… »

L’amour heureux n’est pas forcément un bloc de cristal impeccable et dur. Des impuretés, des ombres, des taches flottent dans cette transparence glacée. Mais l’œil ravi des amants ne les distingue pas et ne voit que perfection, unité et lumière insondable…


fin