Le Scepticisme politique

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Le Scepticisme politique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 201-212).
LE
SCEPTICISME POLITIQUE

On a souvent peint l’état des esprits et de l’opinion dans les premières années du Directoire. Après de violentes agitations, après des troubles aigus et des transports furieux, la France cherchait à se rasseoir et la vie d’habitude reprenait ses droits. On avait longtemps vécu au jour le jour, à la merci des aventures ; on éprouvait un pressant désir d’assurer son lendemain. Soldats devenus généraux en deux ans, gens d’affaires subitement enrichis par les spéculations, l’agiotage, les fournitures et les rapines, tous les parvenus de la révolution songeaient à mettre leur gloire ou leur fortune à l’abri des accidens. Le désordre leur avait fourni des occasions, mais ils sentaient que le désordre n’a qu’un temps et qu’un gouvernement régulier pouvait seul donner des garanties à leur bonheur.

Les partis n’avaient pas désarmé, plus d’un cœur nourrissait des rancunes implacables. Les ennemis déclarés de la révolution auraient cru se déshonorer en pactisant avec elle et s’obstinaient à maudire ses injustices, à lui reprocher le sang, la tache rouge, qu’elle avait aux mains. Les jacobins impénitens conservaient pieusement le culte de leur idole et quelques-uns s’accusaient de lui avoir marchandé les victimes. Il y avait encore des fanatiques, mais en petit nombre; on pouvait les compter et les nommer. De part et d’autre, les gens de bon sens étaient disposés aux transactions. On s’était calmé, on était devenu presque sage et on s’étonnait d’avoir été fou. On se prenait à douter de ses passions et de ses haines, on avait des regrets, des repentirs, des incertitudes de conscience. Tel exilé qui venait de rentrer se réconciliait à moitié avec les évènemens, avec un ordre de choses où il espérait se faire une place; il cherchait à se rattacher au nouveau régime et lui offrait ses services. Tel révolutionnaire convenait que la république avait bien quelques péchés à se faire pardonner et souhaitait qu’elle s’appliquât désormais à se rendre agréable par ses bons procédés, par la douceur et l’honnêteté de ses manières, qu’elle prouvât à l’Europe qu’un gouvernement populaire peut être un gouvernement de bonne compagnie. Quant à la nation, elle éprouvait cet abattement, cette langueur qui succède aux frisions de la fièvre ; elle était lasse, excédée de ses émotions, elle ne demandait qu’à se reposer, dût-elle acheter son repos au prix de sa liberté, et d’avance elle acceptait un maître, pourvu qu’il eût du sang jeune dans les veines, qu’il se fît un devoir de respecter les droits nouveaux que la force avait fondés et qu’il estimât que la possession vaut titre.

La France de 1886 n’est pas la France de 1796. Elle ne sort pas d’une Terreur, elle n’a pas été gouvernée par des hommes de proie et de sang, et les prétendans auraient tort de croire que, lasse de sa liberté, elle soit impatiente de se donner un maître. Après avoir essuyé de sinistres catastrophes, qui ont mis son existence en péril, mais dont la. république n’est point responsable, elle a dû s’imposer les plus coûteux sacrifices pour reprendre son, rang parmi les nations. Elle s’est tâtée; elle s’est sentie et n’a point désespéré de son relèvement. L’Europe a admiré son courage, sa résolution, sa sagesse, l’abondance de ses ressources. Ceux qui l’avaient condamnée, ceux qui la croyaient à jamais perdue, se sont étonnés de sa rapide convalescence, et ses ennemis mêmes ont dû confesser que cette morte était encore pleine de vie. Elle a attribué sa guérison à ses efforts plus qu’aux ordonnances de ses médecins. Si habiles qu’ils fussent, ils ne s’entendaient pas, ils se chamaillaient entre eux; chacun prescrivait à la grande malade un traitement, des pilules de sa façon. Elle est fermement convaincue que c’est la force de son tempérament qui l’a sauvée, et, plus le cas était mortel, plus elle est fière d’en avoir réchappé et disposée à croire à son avenir.

Si la France n’éprouve pas aujourd’hui les lassitudes qu’elle ressentait en 1796, si elle porte assez allègrement le poids du jour et de ses soucis, on ne saurait méconnaître qu’elle est devenue encore plus indifférente qu’elle ne l’était alors en matière de questions constitutionnelles. Jamais le scepticisme politique n’avait fait d’aussi grands ravages parmi nous; on peut s’en plaindre, mais les plaintes n’ont jamais guéri de rien. Il est de bons mariages, a dit un moraliste, il n’en est point de délicieux. En épousant le régime républicain, la France, ne s’est pas flattée de faire un mariage délicieux; elle a renoncé depuis longtemps aux délices, aux enchantemens de la passion. Il lui suffit que son gouvernement la respecte, qu’il ait pour elle des attentions, des égards, et qu’il ne survienne aucun de ces accidens tragiques qui conduisent fatalement au divorce. Elle incline à croire que le choix qu’elle a fait est le meilleur qu’elle pût faire, qu’elle aurait beaucoup de peine à remplacer les institutions qu’elle s’est données. Mais elle n’entend pas s’être lié à jamais les mains, elle se réserve le bénéfice d’inventaire ; elle fait une expérience, et si elle venait à se convaincre que le gouvernement impersonnel compromet gravement ses intérêts, son bonheur ou sa dignité, elle aurait bientôt fait de chercher un nom et un homme.

Toutefois elle est décidée à ne pas se presser. Elle désire pousser jusqu’au bout l’expérience qu’elle a commencée, et elle veut la faire de bonne foi; il n’y a que les expériences loyales qui prouvent quelque chose. Les événemens l’ont rendue très méfiante à l’endroit des partis, de leurs programmes, de leurs prospectus, et elle n’écoute que d’une oreille les insinuations des monarchistes quand ils cherchent à lui persuader qu’ils tiennent dès aujourd’hui à sa disposition un gouvernement qui pansera toutes ses plaies, qui lui procurera tous les biens, un gouvernement fort, énergique, glorieux et pourtant bénin, doux et charmant. Elle est résolue à s’accommoder provisoirement de ce qu’elle a, elle s’est convertie à la méthode expérimentale, elle ne se déjugera qu’à la dernière extrémité.

— « Les événemens terribles dont nous avons été les témoins, écrivait Mme de Staël en 1809, ont blasé les âmes. La diversité des circonstances a porté les esprits à soutenir tous les côtés des mêmes questions; il en est résulté qu’on ne croit plus aux idées ou qu’on les considère tout au plus comme des moyens. La conviction semble n’être pas de notre temps, et quand un homme dit qu’il est de telle opinion, on prend cela pour une manière délicate d’indiquer qu’il a tel intérêt. Les hommes les plus honnêtes se font alors un système qui change en dignité leur paresse : ils disent qu’on ne peut rien à rien, ils répètent avec l’ermite de Prague, dans Shakspeare, que ce qui est doit être, et que les théories n’ont point d’influence sur le monde. » Si Mme de Staël se plaignait du scepticisme politique de ses contemporains, que dirait-elle du nôtre ? Les chefs de parti qui rêvent de gouverner ce pays par l’enthousiasme s’exposent à de cruels mécomptes. Un vieillard demandait s’il y avait encore de l’amour. Il est certain qu’en politique, l’amour et les amoureux sont devenus rares. Nous ne tenons pour absolument sincères que les sentimens modérés et tièdes, et nous considérons comme un fou rusé l’homme qui s’exalte et s’échauffe. Nous nous disons: «A qui en a-t-il? où veut-il en venir? quelles sont ses fins secrètes? à quoi doit lui servir son exaltation ? »

Il est encore en Europe des peuples qui ont une foi et des dogmes politiques. Le dévoûment à la monarchie a conservé dans plus d’un pays le caractère d’une religion. Pour être un vrai royaliste, il n’est pas nécessaire de croire que le roi possède le don des miracles et qu’il guérit les écrouelles; mais il faut reconnaître en lui l’oint du Seigneur, il faut admettre qu’il y a quelque chose de divin dans son affaire et de sacré dans sa personne, qu’il a été choisi de Dieu pour gouverner l’état, qu’il est le propriétaire de son royaume au même titre qu’un particulier possède la maison et le champ qu’il a hérités de son père, et que toute entreprise contre sa couronne est un attentat contre la Providence et contre les principes primordiaux de la société. Il faut ressentir pour l’institution un tel respect que les défauts ou les vices des souverains ne portent aucune atteinte à son crédit, à son honneur, à sa majesté. Un pape fût-il un grand pécheur, les vrais catholiques vénèrent dans ce chef indigne de l’église l’élu du Saint-Esprit; quelles que soient les faiblesses d’un monarque, les vrais monarchistes respectent en lui la monarchie, et ils oublient l’homme pour ne voir que le principe.

Au commencement de ce siècle, il y avait encore chez, nous des royalistes de cette trempe, et ils auraient cru commettre un crime de lèse-majesté en reconnaissant que le fléau des révolutions avait été attiré sur la France par les dilapidations ou les erreurs de ses souverains. Les plus audacieux, comme l’a raconté M. de Vitrolles, convenaient en 1814 que Louis XVI avait eu grand tort de réformer quelques centaines de chevaux de la maison du roi, que c’était sa seule faute, et quand Louis XVIII, dès son avènement, eut rétabli les gardes du corps, les compagnies rouges, les mousquetaires gris et noirs, les grenadiers à cheval, les gardes de la porte et les gardes de la prévôté de l’hôtel, ils déclarèrent que tout était sauvé, que le trône, remis d’aplomb, était désormais à l’abri des secousses et des tempêtes. A peine achevaient-ils leur phrase, un courrier haletant d’émotion vint leur annoncer que l’exilé de l’île d’Elbe avait débarqué au golfe Juan, et ce coup de tonnerre les réveilla.

Les vrais royalistes confondent l’intérêt du prince avec l’intérêt général, sa grandeur avec celle du pays; ses douleurs sont des tristesses publiques, ses joies sont les fêtes de l’état. Les malheurs de Frédéric-Guillaume III ne le firent point déchoir dans l’estime de ses peuples. Ils ne songèrent pas à lui reprocher ses fatales irrésolutions, qui avaient perdu la Prusse; les cœurs lui demeurèrent fidèles, on se sentait solidaire de ses destinées et de moitié dans ses disgrâces. Aujourd’hui, la Prusse a pour roi non-seulement le plus respectable des souverains, le plus appliqué à ses devoirs, mais le plus fortuné dans toutes ses entreprises. C’est Guillaume le sage, c’est Guillaume l’heureux, et on comprend que, dans certaines classes, la dévotion monarchique se tourne en idolâtrie. On citait dernièrement, dans un journal français, ce mot d’un grand propriétaire de la Prusse orientale, qui, mariant sa fille à un officier de la garde, lui disait, le soir de ses noces: « Souviens-toi que ton mari ne t’appartient pas; souviens-toi qu’il appartient au roi. »

Voilà un genre de croyances et de sentimens que depuis longtemps nous ne connaissons plus. Dès le mois de mars 1815, l’abbé de Montesquiou disait à M. de Vitrolles qu’on avait bien tort de s’imaginer qu’il y eût des royalistes en France, qu’en réalité il n’y en avait point, « à l’exception de quelques vieux roquentins comme lui. » — « Il n’y a, en effet, lui répondait M. de Vitrolles, que peu de royalistes de votre espèce, mais il y en a plusieurs millions de la mienne. » Que sont-ils devenus? Ils sont aussi rares aujourd’hui que les vieux roquentins. Ceux qui à cette heure veulent restaurer la monarchie la considèrent comme une institution d’utilité publique ; mais la chaleur de l’âme, la piété des souvenirs, la dévotion, leur manquent.

Les uns sont convaincus que la France ne peut se passer d’un roi pour recouvrer sa place dans le monde, pour avoir de la consistance et de l’esprit de suite dans sa politique étrangère, pour rassurer l’Europe, pour se procurer des alliances. Les autres ont acquis la certitude qu’une restauration est nécessaire pour sauver notre pays du radicalisme et de l’anarchie, qu’il faut le mettre en tutelle et lui donner un maître. Mais, d’avance, ils font à ce maître leurs conditions; ils exigent qu’il les écoute, qu’il les consulte, qu’il voie tout par leurs yeux, qu’il ait une grande déférence pour leurs désirs et leurs conseils, qu’il adopte de tout point leur programme. C’est à ce prix seulement qu’il conservera leur appui, qu’il aura droit à leurs hommages et à leurs empressemens. Ils pensent que la maison est mal tenue, malpropre, mal habitée, qu’on ne peut la nettoyer que par un grand balayage, et c’est parmi les forts balayeurs qu’ils cherchent leur homme. Il s’agit d’une entreprise à forfait, qu’on allouera par adjudication, après appel d’offres. Si quelque prince leur semble propre à cet office, ils lui donneront la préférence; mais s’il ne possède pas toutes les qualités requises, si on peut le soupçonner d’avoir, par timidité ou par délicatesse d’esprit, peu de goût pour les grosses et violentes besognes, on le remplacera bien vite par sa majesté le roi n’importe qui. Jadis on servait le prince; aujourd’hui on entend se servir de lui pour assouvir ses ressentimens et faire triompher ses opinions. Servir ou se servir, ce n’est pas la même chose. Jadis aussi la foi républicaine eut ses dévots et la révolution eut ses illuminés. Il fut un temps où certaines paroles remuaient tous les cœurs et grisaient les imaginations. On ressentait pour les rois une haine aussi sincère que vigoureuse, et on pensait que la monarchie héréditaire est une insulte au bon sens. comme à la fierté des peuples, que la république est le seul régime conciliable avec les droits de l’homme, avec la dignité de notre espèce. On croyait en toute candeur à la souveraineté du peuple et à l’infaillibilité de ses décisions. On croyait aussi que les cours étant la source impure d’où dérivent tous les vices et toutes les corruptions ; le jour où le dernier des courtisans aurait porté sa tête sur le billot de la guillotine, il serait facile, comme le disait Saint-Just, « de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles à la fois et inexorables pour la tyrannie et pour l’iniquité. » La république telle qu’on la concevait devait inaugurer dans le monde le règne de la sainte justice et du bonheur sans reproche; il suffisait pour cela de la faire gouverner par des tribuns intègres, austères, méprisant tous les plaisirs, heureux de se sacrifier au bien public et communiquant à la nation l’ivresse de vertu qui échauffait leur sang. Il n’était pas question de récompenser leurs peines et leurs services. Amoureux de leur pauvreté, c’était assez de leur promettre qu’après avoir vécu le cœur pur, les mains nettes, jusqu’à l’âge de soixante ans, on les conduirait dans le temple, le jour de la fête de la Vieillesse, et qu’un peuple enthousiaste leur accorderait le droit de ceindre désormais leurs reins d’une écharpe blanche comme neige.

Où sont les neiges d’antan ? où sont les écharpes blanches ? Si la race des républicains austères et nourris d’idylles ou d’utopies farouches n’a pas entièrement disparu, ce qu’il en reste ne comptent plus. Les derniers survivans de cette espèce qui se perd méritent qu’on les respecte; quand ils font des phrases, ils y mettent leur cœur. Mais les jeunes républicains ne les prennent pas au sérieux et les traitent de vieilles barbes. La France ne peut plus s’y tromper, l’expérience lui a démontré que la république est un gouvernement comme un autre, que la république n’est ni un temple ni une école d’abstinence et de sévérité puritaine, que sous tous les régimes ce coquin d’homme ne change guère, que tous les partis ont les mêmes passions, les mêmes visées, les mêmes artifices, que tel républicain qui déclame, aujourd’hui encore, contre les corruptions de la cour impériale, ne donne pas à ses électeurs les exemples les plus édifians, que le désintéressement est une vertu peu pratiquée, presque inconnue dans le monde des politiciens, que quelles que soient leurs opinions, la plupart attachent quelque prix aux bonnes places, aux gros traitemens, aux influences qui rapportent, que le zèle du bien public ne leur fait point oublier leurs intérêts particuliers et le bonheur de leur clientèle, ardente à demander, empressée à recevoir, difficile à contenter. Le jour où l’on discutait la loi sur l’expulsion des princes, un vieux paysan, qui ne se pique pas d’idéalisme, nous disait : « Ils feront leur loi et ils feront bien. Voilà un chien qui tient un os; voilà un second chien qui en voudrait tâter et qui rôde autour du morceau. N’est-il pas naturel qu’on défende son dîner? » Vieux ou jeunes, il y a en France beaucoup de paysans qui ne voient dans les disputes les plus chaudes des partis politiques que des compétitions d’appétits, et on ne gouverne pas un peuple incrédule comme un peuple croyant.

On a remarqué depuis longtemps que les grands voyageurs sont enclins au scepticisme et fort réservés dans leurs jugemens. Ils ont constaté, en courant le monde, l’infinie diversité des institutions humaines, et que chaque nation a sa politique, ses opinions et sa morale, que rien n’est absurde et que rien n’est parfait, que les lois d’un peuple s’expliquent par ses mœurs, que ses mœurs s’expliquent par les influences de son climat, par la configuration de son territoire, par ses origines, par son génie propre et aussi par les circonstances, par les accidens de sa destinée. Hérodote, ce merveilleux conteur doublé d’un observateur aussi sagace qu’intrépide, Hérodote, dont l’aimable bonhomie couvrait une profonde sagesse, avait rapporté de ses pérégrinations lointaines une raison au-dessus de tout préjugé. Il aimait beaucoup la Grèce, il ne méprisait point les barbares, leurs pratiques, leurs dieux et leurs rois. Beaucoup de choses l’étonnaient, rien ne le scandalisait, et ce n’est pas lui qui se fût écrié : « Est-il possible d’être Persan? » Il raconte que Darius reçut le même jour une députation de Grecs et les ambassadeurs d’une tribu de l’Inde qui avait coutume de manger ses morts. Darius demanda aux Grecs ce qu’ils pensaient de cet usage: ils poussèrent un cri d’horreur. Il demanda ensuite aux Indiens si l’un d’eux consentirait à brûler sur un bûcher le cadavre de son père; ils s’indignèrent à leur tour et déclarèrent tout d’une voix qu’un fils pieux témoigne son respect à son père en le mangeant, que tout autre genre de sépulture est impie. Hérodote en concluait que c’est la coutume qui gouverne l’aveugle univers.

La France est parmi les nations de l’Europe la grande voyageuse, la plus intrépide chercheuse d’aventures. Sans sortir de chez elle, la France a tout vu, tout éprouvé. Elle a traversé l’un après l’autre tous les régimes politiques; elle a connu la dictature et l’anarchie, le gouvernement de l’épée et le gouvernement de la parole, la royauté légitime, la royauté quasi-légitime, la monarchie militaire, la république qui verse du sang et celle qui ne verse que l’argent, On ne peut dire qu’elle ait subi malgré elle ces gouvernemens divers; elle les a tous acceptés, parce qu’ils étaient nés des circonstances et assortis à son humeur du moment. Elle en a senti les avantages, elle en a reconnu plus tard les inconvéniens, et sans les avoir détestés, elle n’a pas cru qu’elle fût tenue de les regretter beaucoup.

La France a tant roulé et tant vu rouler le monde autour d’elle que sa candeur en a considérablement souffert. Comment pourrait-elle avoir aujourd’hui une religion politique? On ne peut croire dévotement qu’à ce qui dure, et le premier devoir d’un dieu est d’être éternel. On lui recommande la monarchie héréditaire comme le plus stable des gouvernemens ; elle en doute quand elle considère que, depuis un siècle, aucun de ses souverains n’a pu léguer sa couronne à son fils, qu’elle ne connaît point d’héritier du trône qui ait été envoyé en possession. On lui représente qu’il est bon de donner des tuteurs à un arbre faible pour le soutenir et le redresser; elle a vu tous ses tuteurs tomber l’un après l’autre et l’arbre est encore debout. Toutes les monarchies dont elle avait fêté l’avènement ont eu leurs grandeurs, leurs gloires, leurs beaux jours, leurs prospérités, qui semblaient leur promettre de longues destinées. La tête de la statue était d’or, sa poitrine était d’argent, son ventre était d’airain; mais une pierre détachée de la montagne a brisé ses pieds d’argile, et la France s’est étonnée de voir combien pèse peu la poussière d’un trône et avec quelle rapidité le vent la balaie.

Instruite par ses déconvenues, si elle ne croit plus à la durée des monarchies, elle croit encore moins à l’utilité des révolutions et des changemens, qu’elle aima trop jadis. Elle a fait de salutaires réflexions sur l’incertitude des événemens, sur l’inconséquence des hommes, si différens d’eux-mêmes suivant qu’ils sont dans l’opposition ou au pouvoir, sur les manèges et la charlatanerie des partis, sur la vanité de leurs promesses. Les empiriques qui lui imposaient leurs soins prétendaient posséder des recettes infaillibles pour la délivrer de tous ses maux; ils n’ont fait le plus souvent que les remplacer par d’autres. Elle craint de ressembler à ces malades qu’on envoie courir tous les bains de l’Europe pour y guérir leurs rhumatismes, et qui en rapportent une affection du foie. Elle aime mieux prendre ses rhumatismes en patience, presque en amitié, que de s’exposer à les regretter. Aussi prie-t-elle ses médecins de la laisser tranquille; elle se défie des cures violentes qui coûtent très cher et emportent quelquefois le patient. « Il n’est pas indifférent, a dit Montesquieu, que le peuple soit éclairé. Dans un temps d’ignorance, on n’a aucun doute, même lorsqu’on fait les plus grands maux; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu’on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction; mais on voit encore les abus de la correction même. »

Cet esprit de doute, si répandu aujourd’hui dans la nation, s’est communiqué aux partis et par degrés, goutte à goutte, il s’infiltre jusque dans le cœur des politiciens les plus convaincus de la bonté de leur cause. Vous trouverez assurément parmi eux quelques doctrinaires tout d’une pièce, persuadés que leurs principes ont la puissance de régénérer le monde et qu’ils remuent la terre avec leurs paroles. Mais la plupart savent à quoi s’en tenir; ils ne prennent pas au sérieux leur rhétorique enflammée, et quoi qu’ils disent, soyez certains qu’ils en rabattent tout ce qu’il en faut rabattre. Royalistes ou radicaux, quand ces avocats ont déposé leur robe, ils s’amusent, ils s’égaient, ils daubent sur leurs cliens. Possédez-vous leur confiance, vous recueillerez de leur bouche de précieux et étonnans aveux. Jamais ce qui se dit à la tribune n’a moins ressemblé à ce qui se dit dans les coulisses.

Le grand Frédéric confessait dans ses lettres à Voltaire que le monde s’abuse sur les grands événemens de l’histoire, que ceux qui y travaillent en connaissent le secret et la misère, qu’en définitive tout se meut par les ressorts les plus communs, qu’il faut être un sot pour se faire une idée superstitieuse de la politique. « Je me rappelle à ce propos, écrivait-il, le conte que l’on fait d’un curé à qui un paysan parlait du Seigneur Dieu avec une vénération idiote. « Allez, allez, lui dit le bon prêtre, vous en imaginez bien plus qu’il n’y en a; moi qui le fais et qui le vends par douzaines, j’en connais la valeur intrinsèque. » Très graves en officiant, nos politiciens, qui vendent leur bon Dieu par douzaines, se soulagent de leur longue contrainte dans les doux épanchemens de l’intimité, et il leur en coûte peu d’avouer que leurs dogmes ne sont que des opinions probables et que, si les circonstances venaient à changer, leurs opinions changeraient aussi. Ils le disent de bonne grâce, avec une gentillesse de bons enfans, qui sont des gens d’esprit, et s’ils ne le disent pas en termes exprès, leur sourire le dit pour eux.

Un député de la droite écrivait dernièrement que les deux tiers des citoyens français sont indifférens, peu ou prou, à la forme du gouvernement. Il ne faut pourtant pas croire que leur sceptique indifférence s’étende à tout. La France aspire à posséder deux biens qui semblent trop souvent s’exclure et qui lui paraissent également désirables. Depuis quinze ans, la démocratie française s’est occupée activement de monter, pour ainsi dire, son ménage, d’arranger sa maison, de régler ses habitudes et sa vie comme il lui convient. Elle jouit depuis peu de libertés fort étendues, que lui avaient refusées jusqu’alors tous ses gouvernemens, et de nouvelles mœurs se sont formées. Dans les campagnes comme dans les villes, on a pris le goût de traiter entre soi beaucoup de petites affaires, sans avoir à craindre les ingérences et les tracasseries d’une autorité indiscrète, ombrageuse. On a vu se multiplier sur toute la surface du territoire des associations de tous genres, grandes ou petites, d’utilité ou d’agrément, qui s’administrent à leur plaisir et savourent les douceurs du self-government. La nation sait fort bien que la république ne pourrait être remplacée, provisoirement du moins, que par un régime de compression à outrance. Elle aurait beaucoup de peine à renoncer à ses nouvelles habitudes, et il se mêlerait de la colère à ses regrets.

Mais, en même temps, fidèle à ses vieilles traditions et soucieuse de sa grandeur, elle désire que son gouvernement, sans avoir l’humeur tracassière, ait de la volonté, de la consistance, du poids, de l’autorité au dedans et du prestige au dehors, qu’il se fasse reconnaître à ses allures et à son langage comme le gouvernement d’un grand pays. Il lui déplaît que ceux qui dirigent ses affaires soient les humbles serviteurs d’un parti, dont ils achètent les complaisances par leurs perpétuelles concessions, que leurs soins se bornent à prolonger leur existence toujours contestée, qu’ils considèrent la politique comme l’art de décliner les responsabilités, qu’ils se croient tenus de ne rien refuser aux plus absurdes de leurs amis. Leur demande-t-on la lune, ils font bien quelque difficulté de la promettre : « Une lune tout entière ! y pensez-vous ? où la prendrais-je? Mais une moitié de lune, je ne dis pas, c’est une chose à voir. Vraiment, si vous. étiez raisonnable,. vous vous contenteriez d’un demi-quart de lune. » La France exige que ses hommes d’état aient le courage de dire non et que leur fierté lui réponde de la sienne. Elle ne leur tient pas compte des cruels embarras qu’elle leur cause en élisant des chambres où il n’y a point de majorité; c’est à eux de s’en tirer comme ils pourront. Elle veut être libre et elle veut être gouvernée; si elle venait jamais à se convaincre qu’il y a quelque contradiction dans son double désir et de la témérité dans son rêve; qu’elle doit faire son choix, elle le ferait à contre-cœur, et il lui en coûterait de découvrir qu’après avoir renoncé à plus d’une chimère, une injuste destinée la condamne à tailler encore dans son bonheur.

Ceux qui se flattent de la consoler de tout par des phrases, par de grands mots, par des déclamations, connaissent mal leur temps et leur monde. Quand les déclamateurs ont une belle prestance et une belle voix, elle les écoute avec plaisir. Elle a des yeux et des oreilles d’artiste; elle a toujours aimé les beaux musiciens, les basses profondes et la voix d’argent des ténors. Mais, après les avoir applaudis, elle ne tarde pas à rentrer en elle-même; elle se défie de leurs sortilèges, de ses émotions et de ses entraînemens. On a dit plus d’une fois que, sous peine de placer son bonheur plus bas que lui-même, un peuple ne peut se passer d’enthousiasme, que l’imagination a besoin, elle aussi, qu’on soigne un peu son bonheur dans ce monde, « qu’il est fâcheux de n’avoir qu’un peu de cet esprit qui sert à diriger le mécanisme de l’existence. » Heureusement le scepticisme politique n’a pas tari en nous toutes les sources de l’enthousiasme. La France produit encore des missionnaires de plus d’un genre prêts à risquer leur vie pour leur idée. Ses savans connaissent la fièvre des recherches, l’ivresse des découvertes et l’héroïsme des inventions. Ses marins, ses voyageurs se livrent avec joie à leur génie, qui les entraîne au bout du monde, et ils ne demandent souvent leur récompense qu’au démon qui les possède.

On peut ajouter que notre nation est capable de s’éprendre d’un vif amour pour certaines entreprises où son honneur s’intéresse. Quand elle se fut avisée que ses écoles laissaient beaucoup à désirer, elle en poursuivit la réforme avec une ardeur où l’on peut trouver quelque excès, mais qu’on aurait mauvaise grâce à dénigrer après qu’Anglais ou Allemand, plus d’un étranger a reconnu l’importance de l’œuvre accomplie en si peu d’années. On ne peut accuser la France « de repousser les mouvemens généreux comme une maladie de l’imagination que le grand air doit dissiper. » Elle ne marchande pas les témoignages de son admiration, les couronnes, le bronze et le marbre aux hommes qui l’ont honorée. Que dira-t-on de ses sentimens pour son armée, qui ne lui fut jamais plus chère? Lorsque défilent au soleil ses régimens et leurs drapeaux, elle s’exalte, elle s’émeut, elle croit voir passer devant elle ses plus fières espérances et les meilleures de ses vertus. Mais c’en est fait de l’enthousiasme politique, et le malheur n’est pas grand si c’est le bon sens qui a pris sa place.

Beati possidentes ! a dit un grand homme d’état. La république est en possession, et c’est la république qui bénéficie du désabusement de la nation et de son dégoût pour les changemens. A ceux qui lui proposent de nouvelles aventures elle répond : « A quoi bon? je vois bien ce que j’y perdrais, je ne vois pas aussi bien ce que j’y gagnerais, et je ne suis pas sûre que ce qu’on me donnera vaudra beaucoup mieux que ce que j’ai. Quoique j’aie beaucoup cherché, je n’ai pas trouvé, et certains visages qui me plaisaient ont trompé mes espérances. Il est permis à une jeune fille de croire ingénument aux déclarations de ses prétendans ; je suis déjà dix fois veuve, la méfiance m’est venue avec les années et je soupçonne tous les partis de n’en vouloir qu’à ma dot. » Le député de la droite que nous avons cité pense comme nous que, si les deux tiers des citoyens français sont indifférens à la forme du gouvernement, ils veulent être bien gouvernés, et que, si la république gouvernait mal, ils lui préféreraient la monarchie. Mais ils n’y mettront point de hâte; pour les décider à courir les hasards d’une nouvelle révolution, il faudrait que la république gouvernât très mal et se perdît par l’énormité de ses fautes.

Trois partis se disputent la France. Le premier lui dit : « Cette maison royale, dont les glorieuses destinées se confondent avec les tiennes et qui a travaillé durant des siècles à ta grandeur, est seule capable de te donner l’ordre avec la liberté. » Le second lui dit : « Tu as besoin d’un gouvernement fort ; c’est moi qui te le procurerai. » — « Tu es une démocratie, lui disent les républicains, et le gouvernement naturel des démocraties est la république. » La France est tentée de croire qu’il y a du vrai dans tout ce qu’on lui dit ; mais elle doute que la monarchie parlementaire soit conciliable avec le suffrage universel ; quand on lui vante les bienfaits de la dictature, elle pense à la trouée des Vosges, et bien que les raisons des républicains lui semblent bonnes, elle leur représente que tant valent les gouvernans, tant vaut un gouvernement, qu’elle jugera l’ouvrier sur son ouvrage et l’arbre à ses fruits.

Le scepticisme politique a ses dangers, il a aussi ses avantages. Les esprits dogmatiques sont sujets au fanatisme, aux superstitions séniles ou furieuses. Une société qui doute a l’humeur plus douce, plus facile; elle est indulgente à l’hérésie, elle ne poursuit pas les délits d’opinion, elle se prête aux accommodemens, elle est portée à la tolérance, et elle désire que son gouvernement pratique comme elle cette aimable et bienfaisante vertu. On connaît l’histoire de ce riche marchand qui avait trois fils et qui légua son anneau à celui qui devait hériter de sa fortune. Peu avant de mourir, il se ravisa : il ne voulut déshériter personne, il fit fabriquer en secret pour ses deux autres enfans deux anneaux absolument pareils au premier, et chacun de ses fils put croire que le sien était le vrai. Ils allèrent, paraît-il, devant le juge, et le juge leur dit : « Je sais de science certaine que le véritable anneau a le pouvoir magique de faire aimer celui qui le porte à son doigt. Si aucun de vous n’est aimable, aucun de vos anneaux n’est le vrai et vous êtes trois imposteurs. »

Les partis qui se disputent la France ressemblent à ces trois fils du marchand. La république ne sera reconnue comme l’héritière légitime du royaume de France que si elle a le don de désarmer les haines et de se gagner les cœurs. Le jour où elle aura prouvé qu’elle peut donner à une nation sceptique un gouvernement libéral, progressif et tolérant, son procès sera gagné, elle n’aura plus besoin d’expulser personne, et la nation elle-même, désabusée des bonheurs inconnus et des chimériques promesses, se chargera de la défendre contre ses ennemis.


G. VALBERT.