Le Secrétaire intime/Chapitre 03

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Le Secrétaire intime
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III.

Julien eut bien de la peine à s’endormir. Toute cette journée se présentait à sa mémoire comme un chapitre de roman ; et lorsqu’il s’éveilla le lendemain, il eut peine à croire que ce ne fût pas un rêve. Empressé d’aller trouver la princesse, qui devait partir de bonne heure, il s’habilla à la hâte et se rendit chez elle le cœur joyeux, l’esprit tout allégé des doutes injustes de la veille. Il trouva madame Cavalcanti déjà prête à partir. Ginetta lui préparait son chocolat tandis qu’elle parcourait une brochure sur l’économie politique.

« Mon enfant, dit-elle à Julien, j’ai pensé à vous ; je sais à quelle force vous avez atteint dans vos études, ce n’est ni trop ni trop peu. Avez-vous étudié en particulier quelque chose dont nous n’ayons pas parlé hier ?

— Non pas, que je sache. Votre Altesse m’a prouvé qu’elle en savait beaucoup plus que moi sur toutes choses ; c’est pourquoi je ne vois pas comment je pourrais lui être utile.

— Vous êtes précisément l’homme que je cherchais ; je veux réduire le nombre des personnes qui me sont attachées et en épurer le choix ; je veux réunir en une seule les fonctions de ma lectrice et celles de mon secrétaire. Je marie l’une avantageusement à un homme dont j’ai besoin de me divertir ; l’autre est un sot dont je ferai un excellent chanoine avec mille écus de rente. Tous deux seront contents, et vous les remplacerez auprès de moi. Vous cumulerez les appointements dont ils jouissaient, mille écus d’une part et quatre mille francs de l’autre ; de plus l’entretien complet, le logement, la table, etc. »

Cette offre, éblouissante pour un homme sans ressource comme l’était alors Saint-Julien, l’effraya plus qu’elle ne le séduisit.

« Excusez ma franchise, dit-il après un moment d’hésitation ; mais j’ai de l’orgueil : je suis le seul rejeton d’une noble famille ; je ne rougis point de travailler pour vivre, mais je craindrais de porter une livrée en acceptant les bienfaits d’un prince.

— Il n’est question ni de livrée ni de bienfaits, dit la princesse ; les fonctions dont je vous charge vous placent dans mon intimité.

— C’est un grand bonheur sans doute, reprit Julien embarrassé ; mais, ajouta-t-il en baissant la voix, mademoiselle Ginetta est admise aussi à l’intimité de Votre Altesse.

— J’entends, reprit-elle ; vous craigniez d’être mon laquais. Rassurez-vous, Monsieur, j’estime les âmes fières et ne les blesse jamais. Si vous m’avez vue traiter en esclave le pauvre abbé Scipione, c’est qu’il a été au-devant d’un rôle que je ne lui avais pas destiné. Essayez de ma proposition ; si vous ne vous fiez pas à ma délicatesse, le jour où je cesserai de vous traiter honorablement, ne serez-vous pas libre de me quitter ?

— Je n’ai pas d’autre réponse à vous faire, Madame, répondit Saint-Julien entraîné, que de mettre à vos pieds mon dévouement et ma reconnaissance.

— Je les accepte avec amitié, reprit Quintilia en ouvrant un grand livre à fermoir d’or ; veuillez écrire vous-même sur cette feuille nos conventions, avec votre nom, votre âge, votre pays. Je signerai. »

Quand la princesse eut signé ce feuillet et un double que Julien mit dans son portefeuille, elle fit appeler tous ses gens, depuis l’aide de camp jusqu’au jockey, et, tout en prenant son chocolat, elle leur dit avec lenteur et d’un ton absolu ;

— M. l’abbé Scipione et mistress White cessent de faire partie de ma maison. C’est M. le comte de Saint-Julien qui les remplace. White et Scipione ne cessent pas d’être mes amis, et savent qu’il ne s’agit pas pour eux de disgrâce, mais de récompense. Voici M. de Saint-Julien. Qu’il soit traité avec respect, et qu’on ne l’appelle jamais autrement que M. le comte. Que tous mes serviteurs me restent attachés et soumis ; ils savent que je ne leur manquerai pas dans leurs vieux jours. Ne tirez pas vos mouchoirs et ne faites pas semblant de pleurer de tendresse. Je sais que vous m’aimez ; il est inutile d’en exagérer le témoignage. Je vous salue. Allez-vous-en. »

Elle tira sa montre de sa ceinture et ajouta :

« Je veux être partie dans une demi-heure. »

L’auditoire s’inclina et disparut dans un profond silence. Les ordres de la princesse n’avaient pas rencontré la moindre apparence de blâme ou même d’étonnement sur ces figures prosternées. L’exercice ferme d’une autorité absolue a un caractère de grandeur dont il est difficile de ne pas être séduit, même lorsqu’il se renferme dans d’étroites limites. Saint-Julien s’étonna de sentir le respect s’installer pour ainsi dire dans son âme sans répugnance et sans effort.

Il retourna dans sa chambre pour prendre quelques effets, et il redescendait l’escalier avec son petit sac de voyage sous le bras, lorsque le grand voyageur pâle qui lui avait montré la veille une si étrange curiosité accourut vers lui et le salua en lui adressant mille excuses obséquieuses sur son impertinente méprise. Saint-Julien eût bien voulu l’éviter, mais ce fut impossible. Il fut forcé d’échanger quelques phrases de politesse avec lui, espérant en être quitte de la sorte. Il se flattait d’un vain espoir ; le voyageur pâle, saisissant son bras, lui dit du ton pathétique et solennel d’un homme qui vous inviterait à son enterrement, qu’il avait quelque chose d’important à lui dire, un service immense à lui demander. Saint-Julien, qui, malgré ses défiances continuelles, était bon et obligeant, se résigna à écouter les confidences du voyageur pâle.

« Monsieur, lui dit celui-ci, prenez-moi pour un fou, j’y consens ; mais, au nom du ciel ! ne me prenez pas pour un insolent, et répondez à la question que je vous ai adressée hier soir : Qu’est-ce que la princesse Quintilia Cavalcanti ?

— Je vous jure, Monsieur, que je ne le sais guère plus que vous, répondit Saint-Julien ; et pour vous le prouver, je vais vous dire de quelle manière j’ai fait connaissance avec elle. »

Quand il eut terminé son récit, que le voyageur écouta d’un air attentif, celui-ci s’écria :

« Ceci est romanesque et bizarre, et me confirme dans l’opinion où je suis que cette étrange personne est ma belle inconnue du bal de l’Opéra.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Saint-Julien en ouvrant de grands yeux.

— Puisque vous avez eu la bonté de me conter votre aventure, répliqua le voyageur, je vais vous dire la mienne. J’étais, il y a six semaines, au bal de l’Opéra à Paris ; je fus agacé par un domino si plein d’extravagance, de gentillesse et de grâce, que j’en fus absolument enivré. Je l’entraînai dans une loge, et elle me montra son visage : c’était le plus beau, le plus expressif que j’aie vu de ma vie. Je la suivis tout le temps du bal, bien qu’après m’avoir fait mille coquetteries elle semblât faire tous ses efforts pour m’échapper. Elle réussit un instant à s’éclipser ; mais guidé par cette seconde vue que l’amour nous donne, je la rejoignais sous le péristyle, au moment où elle montait dans une voiture élégante qui n’avait ni chiffre ni livrée. Je la suppliai de m’écouter ; alors elle me dit qu’elle occupait un rang élevé dans le monde, qu’elle avait des convenances à garder, et qu’elle mettait des conditions à mon bonheur. Je jurai de les accepter toutes. Elle me dit que la première serait de me laisser bander les yeux. J’y consentis ; et, dès que nous fûmes assis dans la voiture, elle m’attacha son mouchoir sur les yeux en riant comme une folle. Lorsque la voiture s’arrêta, elle me prit le bras d’une main ferme, me fit descendre, et me conduisit si lestement que j’eus de la peine à ne pas tomber plusieurs fois en chemin. Enfin elle me poussa rudement, et je tombai avec effroi sur un excellent sofa. En même temps elle fit sauter le bandeau, et je me trouvai dans un riche cabinet où tout annonçait le goût des arts et l’élévation des idées. Elle me laissa examiner tout avec curiosité : c’était, comme je m’en aperçus en regardant ses livres, une personne savante, lisant le grec, le latin et le français. Elle était Italienne, et semblait avoir vécu parmi ce qu’il y a de plus élevé dans la société, tant elle avait de noblesse dans les manières et d’élégance dans la conversation. Je vous avouerai que je faillis d’abord en devenir fou d’orgueil et de joie, et qu’ensuite je fus ébloui et effrayé de la distance qui existait sous tous les rapports entre une telle femme et moi. Autant j’avais été confiant et fat durant le bal, autant je devins humble et craintif quand je fus bien convaincu que je n’avais point affaire à une intrigante, mais à une personne d’un rang et d’un esprit supérieurs. Ma timidité lui plut sans doute ; car elle redevint folâtre et même provocante. »

Saint-Julien rougit, et le voyageur s’en apercevant, lui dit d’un air plus grave et un visage plus pâle que de coutume :

« Vous me trouvez peut-être fat, Monsieur, et pourtant ce que je vous disais en confidence est de la plus exacte vérité. Je n’ai l’air ni fanfaron, ni mauvais plaisant, n’est-il pas vrai ?

— Non, certainement, répliqua Julien. Je vous écoute, veuillez continuer.

— C’était une étrange créature, grave, diserte, railleuse, haute et digne, insolente, et, vous dirai-je tout ? un peu effrontée. Après m’avoir imposé silence avec autorité pour un mot hasardé, elle disait les choses les plus comiques et les moins chastes du monde.

— En vérité ? dit Julien saisi de dégoût.

— Il n’est que trop vrai, poursuivit le voyageur. Eh bien, malgré ces bizarreries, et peut-être à cause de ces bizarreries, j’en devins éperdument amoureux, non de cet amour idéal et pur dont votre âge est capable, mais d’un amour inquiet, dévorant comme un désir. Enfin, Monsieur, je fus, ce soir-là, le plus heureux des hommes, et je sollicitai avec ardeur la faveur de la voir le lendemain ; elle me le promit à la condition que je ne chercherais à savoir ni son nom, ni sa demeure. Je jurai de respecter ses volontés. Elle me banda de nouveau les yeux, me conduisit dehors, et me fit remonter en voiture. Au bout d’une demi-heure on m’en fit descendre. Au moment où j’étais sur le marchepied, une joue douce et parfumée, que je reconnus bien, effleura la mienne, et une voix, que je ne pourrai jamais oublier, me glissa ces mots dans l’oreille : À demain. J’arrachai le bandeau ; mais on me poussa sur le pavé, et la portière se referma précipitamment derrière moi. La voiture n’avait point de lanternes et partit comme un trait. J’étais dans une des plus sombres allées des Champs-Élysées. Je ne vis rien, et j’eus bientôt cessé d’entendre le bruit de la voiture, quelques efforts que je fisse pour la suivre. Il faisait un verglas affreux ; je tombais à chaque pas, et je pris le parti de rentrer chez moi.

— Et le lendemain ? dit Julien.

— Je n’ai jamais revu mon inconnue, si ce n’est tout à l’heure, à une des fenêtres qui donnent sur la cour de cette auberge ; et c’est la princesse Quintilia Cavalcanti.

— Vous en êtes sûr, Monsieur ? dit Julien triste et consterné.

— J’en ai une autre preuve, dit le voyageur en tirant de son sein une montre fort élégante et en l’ouvrant : regardez ce chiffre ; n’est-ce pas celui de Quintilia Cavalcanti, avec cette abréviation Pra, c’est-à-dire principessa ? Maudite abréviation qui m’a tant fait chercher !

— Comment avez-vous cette montre ? dit Julien.

— Par un hasard étrange, j’en avais une absolument semblable, et je l’avais posée sur la cheminée du boudoir où je fus conduit par mon masque. La cherchant précipitamment, je pris celle-ci qui était suspendue à côté, et ce ne fut qu’au bout de quelques jours que je m’aperçus du chiffre gravé dans l’intérieur.

— Je ne sais si je rêve, dit Saint-Julien en regardant la montre ; mais il me semble que j’en ai vu tout à l’heure une semblable dans les mains de cette femme.

— Une montre de platine russe, travaillée en Orient, dit le voyageur, avec des incrustations d’or émaillé !

— Je crois que oui, dit Julien.

— Eh bien, ouvrez-la, Monsieur, et vous y trouverez le nom de Charles de Dortan ; faites-le, au nom du ciel !

— Comment voulez-vous que j’aille demander à la princesse de voir sa montre ? et d’ailleurs qu’y gagnerez-vous ?

— Oh ! je veux lui reprocher son effronterie ; on ne se joue pas ainsi d’un homme de bonne foi qui s’est soumis à tant de précautions mystérieuses. Il faut démasquer une infâme coquette, ou bien il faut qu’elle me tienne ses promesses, et je garderai à jamais le silence sur cette aventure ; car, après tout, Monsieur, je suis encore capable d’en être amoureux comme un fou.

— Je vous en fais mon compliment, dit froidement Saint-Julien ; pour moi, je hais cette sorte de femmes, et je…

— Voici la voiture qui va partir ! s’écria le voyageur : je veux l’attendre au passage, lui crier mon nom aux oreilles, la terrasser de mon regard… Mais de grâce, Monsieur, allez d’abord lui dire que je veux lui parler, que je suis Charles de Dortan ; elle sait très-bien mon nom, elle me l’a demandé. Et d’ailleurs elle a ma montre… »

Le majordome de la princesse vint appeler Julien ; celui-ci obéit, et trouva le page, la duègne et les autres installés dans les voitures de suite et prêts à partir. La princesse parut bientôt avec la Ginetta ; elles étaient coiffées de grands voiles noirs pour se préserver de la poussière de la route. La princesse avait levé le sien ; mais quand elle vit sa voiture entourée de curieux, elle sembla éprouver un sentiment d’impatience et d’ennui, et baissa son voile sur son visage. En ce moment le voyageur pâle s’élançait pour la voir ; il s’élança trop tard et ne la vit pas.

Alors, n’osant adresser la parole à cette femme dont il ne distinguait pas les traits, il prit le bras de Saint-Julien et dit d’un ton d’instance :

« De grâce, dites mon nom. »

Saint-Julien céda machinalement et dit à la princesse :

« Madame, voici M. Charles de Dortan.

— Je n’ai pas l’honneur de le connaître, répondit la princesse, et je le salue. Allons, Messieurs, en voiture ; dépêchons-nous ! »

À ce ton absolu, les serviteurs de la princesse écartèrent précipitamment les curieux, et Quintilia monta en voiture sans que le voyageur pâle osât lui parler. Saint-Julien le vit serrer les poings et s’élancer avec anxiété sur un banc pour regarder dans la voiture.


Elle paraissait bien avoir trente ans… (Page 2.)

— Qu’est-ce que c’est que cet homme-là qui nous regarde tant ? dit nonchalamment la princesse en s’étendant à demi au fond de la voiture, dont Saint-Julien et la Ginetta occupaient le devant.

— Je ne sais pas, Madame, répondit la Ginetta avec candeur en relevant son voile.

— C’est M. Charles de Dortan, dit Saint-Julien indigné.

— N’est-ce pas un horloger ? » dit la princesse avec tant de calme, que Saint-Julien ne put savoir si c’était une question de bonne foi ou une plaisanterie effrontée.

La princesse releva aussi son voile, se tourna vers Dortan, et lui dit d’un ton froid et impératif :

« Monsieur, reculez-vous ; on ne regarde pas ainsi une femme.

Dortan devint pâle comme la lune et resta fasciné à sa place.

La voiture partit au galop.

« Ces Français sont insolents ! dit la Ginetta au bout d’un instant.

— Pourquoi ? dit la princesse, qui avait déjà oublié l’incident.

— Il faut, pensa Julien, que ce Dortan soit un imbécile ou un fou. »

Les manières tranquilles de la princesse le subjuguèrent bientôt, et il lui sembla avoir rêvé l’histoire de Dortan. Pendant ce temps le chemin se dérobait sous les pieds des chevaux, et Avignon s’effaçait dans la poussière de l’horizon.