Le Secrétaire intime/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Le Secrétaire intime
◄  XIII.
XV.  ►

XIV.

Dévoré de colère et de haine, le pauvre Julien entra dans la chambre de Galeotto. Le page s’était endormi sur un roman.

« Ah ! c’est toi, lui dit-il en balbutiant, d’où viens-tu donc ? On ne t’a pas vu de toute la soirée.

— Je viens de chez la Cavalcanti, répondit Julien.

— Oh ! oh ! qu’est-ce ? dit le page en se mettant sur son séant. Vous venez d’être chassé, monsieur le secrétaire intime, ou vous êtes le plus heureux des hommes ! Alors, permettez-moi d’ôter mon bonnet de nuit pour saluer votre Altesse ! Prince pour trente-six heures au moins !

— Je ne descendrai jamais si bas, répondit Julien.

— Qu’est-il donc arrivé ?

— Rien, Galeotto, sinon que je sais maintenant à quoi m’en tenir sur le compte de cette femme. Vous lui faisiez trop d’honneur quand vous la traitiez de pédante, quand vous disiez qu’il était fort possible qu’elle n’eût jamais eu assez de sensibilité pour commettre une faute. Non, non, ce n’est pas cela. C’est une rouée impudente qui se passe toutes ses fantaisies, qui se livre en secret à tous ses vices, et qui a la prétention d’être un modèle de chasteté virginale et de sentimentalité allemande. C’est une effrontée courtisane avec des prétentions d’abbesse et la moqueuse hypocrisie d’une marquise de la régence. C’est ce qu’il y a de plus hideux au monde, le vice sous le masque de la vertu.

Après cette préface, Saint-Julien fit le récit de la soirée.

« Je suis bien aise d’apprendre cela, répondit Galeotto d’un air pensif ; mais, en vérité, j’en suis étonné. Cette femme est donc bien habile ; car il y a eu des jours où elle m’a imposé à moi-même. Vous pouvez m’en croire, Julien ; je ne suis pas crédule, et pourtant il y a eu des jours où, en l’entendant parler comme elle fait, j’ai presque eu des remords de mes jugements de la veille… Il est bien vrai que ces jours-là étaient rares, et que je me moquais de moi-même le lendemain. Eh bien ! ce que vous me dites m’étonne comme si je m’étais attendu à autre chose… Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Saint-Julien ?

— J’en suis très-sûr, Galeotto ; et comme j’étais aussi dans une continuelle alternative de confiance et de méfiance (à l’exception que les jours de méfiance étaient rares, et les autres fréquents), il se trouve que je suis encore plus consterné que vous.

— Consterné ! s’écria Galeotto. Est-ce que je suis consterné, moi ? Non ? certes, je ne le suis pas. Que m’importe ? je n’ai jamais été amoureux d’elle. Et voulez-vous que je vous dise ce qui se passe maintenant dans mon cerveau ? C’est singulier, mais c’est réel. Je crois que je suis capable maintenant de devenir amoureux de cette femme-là.

— Quoi ! à présent que vous devez la mépriser ?

— Je ne la méprise pas, tant s’en faut ! oh ! à présent, c’est bien différent ! Je la croyais pédante, absurde, je la trouvais ridicule, et je me moquais d’elle. Je ne m’en moquerai plus ; car elle n’est plus rien de tout cela à mes yeux. Elle est adroite, menteuse, impudente ; elle sait jouer tous les rôles, si bien que son véritable caractère échappe aux regards. Savez-vous que c’est là une femme supérieure, une vraie femme de cour, propre à remuer le monde, si elle était à la tête d’un vaste empire ? Avec une conscience si flexible, tant d’art, tant de sang-froid, tant de perfidie, on peut aller loin… Et qui nous dit qu’elle n’ira pas loin ? Qu’il se présente une bonne occasion, et elle fera parler d’elle. Savez-vous quelle est la première des facultés ? celle d’imposer aux autres. La véritable grandeur, c’est la puissance qu’on exerce sur les esprits ; c’est ainsi qu’on arrive à l’exercer sur les choses. Allons, c’est dit, me voilà réconcilié avec elle. Je ne rougis plus d’être son page. Je pourrai prendre de bonnes leçons auprès d’elle, et, pour mieux profiter à son école, je veux à mon tour être son amant… » Il garda un instant le silence, puis il ajouta d’un air réfléchi : « Si je le peux ; car la chose m’est démontrée à présent plus difficile que je ne pensais, et vaut la peine d’être tentée… Peste ! c’est quelque chose que d’y parvenir !

— Ce n’est pas si difficile, reprit Julien. Il suffit que vous passiez dans la rue auprès d’elle, et que votre figure lui plaise. Vous n’attendrez pas longtemps avant d’être enlevé dans sa voiture et introduit dans ses appartements secrets.



Il s’étendit sur la bruyère… (Page 28.)

— Eh bien ! raison de plus ! vive Dieu ! des femmes qui ont de pareils désirs et qui les contentent d’une façon si dégagée ne sont pas abordables pour tout le monde. On peut vivre dix ans sous le même toit sans obtenir de leur baiser la main. Elles peuvent résister au plus séduisant et au plus habile des hommes. On ne les prend pas par surprise, celles-là. Elles se donnent ou se rendent ; le plaisir est à celui dont la mine leur plaît ; l’honneur, à celui dont l’esprit les subjugue. Maintenant, je mettrais ma main au feu que le Lucioli n’a jamais été son amant. Il était trop maladroit, le cher homme ! Elle aurait pu lui ouvrir la porte du boudoir, s’il avait su cacher l’intention qu’il avait d’entrer dans la salle du conseil. Pour moi, qui ne me soucie guère d’être prince de Monteregale, je viserai plus haut désormais. Je tâcherai qu’elle me donne sa confiance, et qu’elle m’apprenne à régner sur les hommes par le mensonge.

— Ainsi ce qui me guérit de mon amour allume le vôtre ? dit Saint-Julien.

— Appelez cela de l’amour, si vous voulez. Je l’appellerai autrement : curiosité, aptitude, amour de la science, comme il vous plaira.

— Et ce qui fait que je la hais et la méprise vous réconcilie avec elle ?

— Complètement ; mais je n’en continuerai pas moins la petite guerre d’observation que nous lui faisons. Tout au contraire, j’y mettrai plus de zèle que jamais, et mes découvertes auront plus d’importance à mes yeux. Sois tranquille, Julien, je ne te trahirai jamais, quoi qu’il m’arrive.

— Vous pouvez me trahir tant qu’il vous plaira, je ne resterai pas longtemps ici. Mais écoutez ; avant que je vous souhaite le bonsoir, il faut que vous me racontiez cette histoire de Max.

— Ce ne sera pas long. Max était l’amant de Son Altesse. Lorsqu’à la mort du duc son époux, qu’elle n’a jamais vu, comme je vous l’ai déjà dit, elle devint souveraine libre et absolue, Max était tellement en faveur auprès d’elle que, suivant l’opinion de toute la cour, il allait l’épouser. Il était donc traité ici avec le plus profond respect, tout bâtard de seize ans qu’il était. Mais une nuit, à souper, comme la gloriole et le marasquin de Hongrie portaient à la tête du jeune favori, il lui arriva de débiter je ne sais quelle rodomontade en présence de Son Altesse. Son Altesse fronça, dit-on, le sourcil d’une manière imperceptible, et ne dit pas un mot. Le lendemain matin, les serviteurs de Max ne le trouvèrent ni dans son lit, ni dans sa chambre, ni dans son palais, ni dans la ville, ni dans la province. On le chercha et on l’attendit vainement. Il ne reparut jamais, on n’a jamais entendu parler de lui ; il paraît que ce fut un assassinat fort bien exécuté.



Il le trouva déjà à table, fumant… (Page 34.)

— Et personne n’a demandé vengeance de cet attentat ?

— Max était un bâtard dont on avait été sans doute bien aise de se débarrasser en l’envoyant dans une petite cour où il semblait prendre racine. Qu’il eût fini par un meurtre ou par un mariage, on fut sans doute bien aise de n’avoir plus à y songer, et l’on n’y songea plus ; et l’on n’en parla plus que tout bas, afin de n’avoir pas à le réclamer ou à le venger. Mais il arrive qu’à présent on veut se servir de son nom comme d’un épouvantail pour forcer Son Altesse à acquiescer à des vues politiques, et l’envoyé Gurck machine une fort belle réclamation de la personne de Max, si sa beauté personnelle échoue dans les premières entreprises. Tu sais cela ?

— C’est une justice du ciel qui tombe à l’improviste sur le crime impuni, s’écria Julien.

— Bah ! bah ! à présent que je vois les choses sous leur vrai point de vue, dit Galeotto, je trouve que ce fut un coup hardi pour une princesse de seize ans.

— Elle avait seize ans ! quelle horreur ! dit Julien.

— Bah ! bah ! reprit Galeotto, les crimes des princes ne sont pas ceux de tout le monde. Vous savez ce qu’il y a à dire là-dessus. Il y a dans les grandes destinées des résolutions inévitables, et c’est quelque chose que de savoir les prendre à temps et les accomplir habilement. Un enlèvement qui ne fait pas de bruit ; un meurtre qui ne fait pas de taches ; un homme qu’on anéantit comme on raierait un chiffre, et qui s’évapore au milieu d’une ville comme une goutte d’eau sèche au soleil ! Allons, ce n’est pas maladroit, il faut en convenir. Et pas l’ombre d’un remords sur un front de seize ans ! et jamais la trace d’un souvenir amer dans toute une vie traînée en public ! c’est là de la force, et bien des hommes ne l’auraient pas.

— J’espère que vous ne l’auriez pas vous-même, dit Saint-Julien en lui tournant le dos.

— Attendez ! encore un mot avant d’aller vous coucher, lui cria Galeotto. Avez-vous découvert quelque chose sur le Rosenhaïm ?

— Rien sur celui-là, répondit Saint-Julien.

— Que sera-t-il devenu ? dit Galeotto. Maître Cantharide est dans ce secret : il aura piqué ce criocère avec une épingle, et il l’aura mis dans un de ses cartons.

— Faut-il s’inquiéter de ce que devient un homme, dit Saint-Julien, dans une cour où un importun s’évapore comme une goutte d’eau sèche au soleil ?

— Je crois que tu tournes mes métaphores en ridicule, dit le page ; je te pardonne si tu te charges de pénétrer dans le pavillon du parc.

— Dans le pavillon où le professeur d’histoire naturelle fait ses expériences, et s’amuse à trancher, la nuit, de l’astrologue et de l’alchimiste en braquant son télescope vers la lune, et en effrayant les chiens par d’innocentes explosions d’électricité ?

— Il y a autre chose dans ce pavillon, dit le page, qu’une vieille parodie de sorcier et un tonnerre de poche.

— Madame Cavalcanti fait-elle semblant d’aller s’entretenir avec les ombres, en y traitant ses galants la nuit ? Bah ! c’est là qu’est caché l’amant mystérieux du trimestre, le monsieur de Rosenhaïm ?

— Peut-être ! Mais cet amant-là est peut-être plus qu’un amant… Il y avait peut-être quelque principe politique, quelque projet diplomatique, sous ce masque de criocère. Ce n’est pas moi qui ai été dupe des jongleries du professeur. Ce Rosenhaïm me fait l’effet d’un antidote opposé aux philtres de Gurck et de Steinach… Mais enfin il n’est ici que depuis trois jours, et depuis trois ans je vois la princesse fréquenter le pavillon. Sais-tu un conte étrange que m’a fait la Ginetta ?

— Voyons.

— Un jour que, selon sa coutume, elle défendait sa maîtresse avec chaleur, elle crut m’ôter toute envie de croire à l’assassinat de Max en me disant que Son Altesse l’avait aimé passionnément, et que c’était le seul homme qu’elle eût aimé ainsi. Je lui répondis que je le croyais comme elle, et d’autant plus que c’était le seul que Son Altesse eût fait assassiner. Alors Ginetta se mit tout à fait en colère, ce qui la rendit bavarde une seule fois en sa vie. Elle me dit que non-seulement Son Altesse avait aimé Max, mais qu’elle l’aimait encore, tout mort qu’il était. La preuve, ajouta-t-elle, c’est que tous les jours elle va s’enfermer dans le souterrain du pavillon auprès d’une tombe de marbre qu’elle y a fait secrètement construire, et… Mais vraiment, Julien, vous me regardez d’un air si dédaigneux que je n’ose pas continuer cette histoire. Elle est fantasque à tel point que vous allez me rire au nez si j’ai seulement l’audace de la répéter telle qu’on me l’a donnée.

— Comme je pense que vous n’y ajoutez pas foi… dit Julien.

— Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page. Les femmes sont si romanesques, et les vastes cerveaux tiennent tant de choses ! Chez les êtres doués d’intelligence et de force, il y a de si singuliers contrastes, de si ténébreuses rêveries ! Bah ! dans ce monde, il faut tout croire et ne rien croire. Il faut voir !

— Mais enfin, dit Julien, cette tombe de marbre ?…

— Contient une boîte d’or, s’il faut en croire la Ginetta.

— Et cette boîte d’or, que contient-elle ?

— Je n’en sais rien, et la Ginetta prétend n’en rien savoir ; mais elle dit que cette boîte a la forme et le volume de celles dans lesquelles on embaume des cœurs humains…

— Cette histoire est dégoûtante, dit Julien d’un air sombre, après un long silence. Assassiner un homme et le pleurer, lui faire percer le cœur à coups de poignard, et le faire ensuite arracher de ses entrailles pour l’embaumer et le conserver comme une relique ou comme un trophée ; s’enfoncer tous les jours dans une cave avec un tombeau et un remords, et en sortant de là se prostituer au premier passant… si tout cela est possible, à la bonne heure. Il frappa du pied le parquet avec violence, et, portant sa main à son front, il s’écria avec angoisse : « Ô mon père, mon vieux château, mes laboureurs, mes bois, mes livres, mon pays ! où êtes-vous ? où est le temps où j’ignorais tout ce que je sais à présent ? »

Il était si triste et si abattu que Galeotto n’osa pas le railler, comme il faisait ordinairement lorsqu’il se livrait à sa sensibilité. Julien se promena en silence dans la chambre, puis il ajouta d’un ton amer :

« Si cet amant inconnu est caché dans le pavillon, ce doit être une savoureuse émotion pour elle que de recevoir ses caresses auprès du mausolée de Max. Peut-être est-ce dans cette cave que le malheureux a été massacré ? Peut-être que sa tombe sert de lit aux monstrueux plaisirs de Quintilia ? Quelle horreur ! Il me semble que je rêve. En effet, elle s’est vantée à moi aujourd’hui d’avoir enseveli son propre cœur dans un cercueil. C’est là une belle métaphore ! mais elle n’a pas dit qu’elle y eût enseveli son corps, et pardieu ! elle a bien fait, car il y aurait assez de gens pour lui donner un démenti… Tenez,… levez-vous et venez à la fenêtre. Voyez-vous cette étincelle pâle et furtive qui court le long des allées du parc ? C’est la petite lanterne sourde qu’on a donné ordre à Ginetta d’allumer pour aller au rendez-vous.

— En vérité ? cria le page en s’habillant précipitamment.

— Oui, dit Julien, c’est une distraction qu’on a eue devant moi. Mais que faites-vous donc ?

— Parbleu ! je m’habille et j’y cours. Quoi ! il y a un rendez-vous à épier, et vous ne me le dites pas ! et je reste là à babiller quand je devrais être sur la piste de la louve !

— Voilà le seul mot à propos que vous ayez dit de la journée, dit sèchement Julien en le voyant s’enfuir à demi habillé et se glisser comme un chat dans l’ombre des corridors. »

Julien alla se mettre au lit ; mais il eut un sommeil affreux. Il rêva que des assassins se jetaient sur lui, lui ouvraient la poitrine et en arrachaient son cœur tout palpitant, tandis que Quintilia, debout, immobile et pâle, vêtue d’une grande robe rouge, les regardait opérer avec un horrible sang-froid en leur tendant une boîte d’or ciselé toute pleine de sang.