Le Secret (Collins)/Livre III/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 113-136).


CHAPITRE IV.

La nouvelle garde.


Comme l’horloge sonnait sept heures, M. Orridge mit son chapeau pour se rendre à la Tête de Tigre. Il venait d’ouvrir sa porte, lorsque, sur son perron, il rencontra un commissionnaire chargé de l’appeler, pour un cas pressant, dans le plus pauvre quartier de la ville. Après s’en être enquis, il demeura effectivement convaincu que sa visite ne pouvait se différer, et qu’il fallait absolument remettre quelque peu celle qu’il devait faire à mistress Frankland. En arrivant au chevet du malade qui l’appelait, il constata la nécessité immédiate d’une opération irrémissible. L’accomplissement de ce devoir lui prit encore du temps. Bref, il était sept heures trois quarts lorsqu’il put, pour la seconde fois, partir de chez lui pour se rendre à la Tête de Tigre.

En entrant à l’auberge, le docteur fut informé que la nouvelle garde était arrivée dès sept heures et l’attendait depuis lors, toute seule, dans une chambre à l’écart. N’ayant aucun ordre de M. Orridge, l’hôtesse avait jugé plus sûr de ne la point présenter, avant l’arrivée du docteur, à mistress Frankland.

« A-t-elle voulu monter auprès de la malade ? demanda M. Orridge.

— Oui, monsieur, répliqua l’hôtesse, et elle m’a semblé un peu chagrinée quand je l’ai priée de vouloir bien attendre que vous fussiez là. Voulez-vous l’aller trouver, monsieur ? Montez par ici. Elle est dans mon salon. »

M. Orridge suivit l’hôtesse dans une petite pièce au fond de la cour, et trouva mistress Jazeph assise dans le coin le plus éloigné de la fenêtre. Il fut un peu surpris de la voir abaisser son voile au moment où elle entendit la porte s’ouvrir.

« Je suis fâché qu’on vous ait fait attendre, dit-il, mais j’ai été mandé près d’un malade. De plus, je vous avais dit, veuillez vous en souvenir, entre sept et huit heures… Or il n’est pas tout à fait huit heures.

— Je désirais vivement arriver à temps, monsieur, » dit mistress Jazeph.

Dans ces paroles qu’elle prononçait sur le ton le plus calme, il y avait cependant quelque chose de contraint qui frappa l’oreille de M. Orridge, et le jeta dans quelque perplexité. Elle semblait craindre que, non-seulement sa voix, mais son visage aussi, ne lui en dissent plus long que les mots dont elle se servait. Quel sentiment avait-elle donc à déguiser ? Était-ce, par hasard, quelque déplaisance causée par l’espèce de quarantaine qu’on lui avait fait faire dans l’appartement de l’hôtesse ?

« Si vous voulez bien m’accompagner, dit M. Orridge, je vais sur-le-champ vous conduire auprès de mistress Frankland. »

Mistress Jazeph se leva lentement, et, une fois debout, posa un instant la main sur une table auprès d’elle. Ce geste, si peu qu’il durât, servit à confirmer le docteur dans l’idée qu’il avait qu’elle n’était pas de force à faire le métier pour lequel elle s’était offerte.

« Vous avez l’air fatiguée, lui dit-il, tout en la devançant hors la chambre… Bien certainement, vous n’êtes pas venue à pied ?

— Non, monsieur ; madame a eu la bonté de me faire conduire dans la pony-chaise[1]. »

Sa voix était toujours contrainte, pendant qu’elle répondait ainsi, et elle n’avait pas encore fait mine de relever son voile. Aussi, en montant l’escalier de l’hôtel, M. Orridge prit-il, à part lui, la résolution de surveiller de près les premiers soins qu’elle donnerait à mistress Frankland, et de requérir, en somme, une garde de Londres, à moins que mistress Jazeph ne témoignât, dans ses nouvelles attributions, d’un grand zèle et d’une véritable capacité.

La chambre occupée par mistress Frankland était tout au fond de la maison, et on l’avait ainsi choisie, afin que la malade fût aussi éloignée que possible du bruit et de l’agitation qui régnaient constamment à la porte de l’auberge. La seule fenêtre qui l’éclairât donnait sur quelques cottages épars, au delà desquels s’étendaient les riches pâturages qu’on voit dans l’ouest du Somersetshire, bornés par une longue ligne monotone de coteaux chargés de bois épais. Le lit était à l’ancienne mode, à baldaquin, et avec les éternels rideaux de damas que chacun sait. Ce lit, adossé au mur, se projetait au milieu de la chambre, de manière à ce que la personne couchée avait à sa droite la porte, à sa gauche la fenêtre, et la cheminée vis-à-vis le pied du lit. Du côté donnant vers la fenêtre, les rideaux étaient ouverts, tandis qu’au pied, et du côté de la porte, ils étaient hermétiquement clos. On comprend, dès lors, qu’une personne franchissant le seuil de la porte ne voyait rien à l’intérieur du lit.

« Comment vous sentez-vous aujourd’hui, mistress Frankland ? demanda M. Orridge, portant la main aux rideaux qu’il allait écarter. Redouteriez-vous qu’on donnât à l’air un peu plus d’accès autour de vous ?

— Au contraire, docteur, je n’en serais que plus à mon aise, répondit-on… Mais j’ai bien peur, si par hasard vous avez bien voulu me croire un peu de bon sens, de me faire tort dans votre estime, en vous laissant voir de quoi je m’occupe depuis une heure. »

M. Orridge sourit en tirant les rideaux, et se mit à rire tout à fait en voyant l’enfant et sa mère. Mistress Frankland, éprise des couleurs voyantes, s’était amusée, pendant que son fils dormait, à le décorer de rubans bleus. Elle avait ainsi fait au baby un collier, des nœuds d’épaule, des bracelets tout pareils ; et, pour ajouter à l’originalité de cette mascarade, le petit bonnet coquet de sa mère avait été posé de côté sur la tête chauve de l’enfant, avec une crânerie tout à fait comique. Rosamond elle-même, comme si elle eût voulu rivaliser d’éclat avec son nouveau-né, avait un léger pardessus rose, orné sur la poitrine et sur les manches d’une garniture de satin blanc disposée en festons. Des fleurs de cytise, cueillies le matin même, jonchaient la courte-pointe blanche, çà et là mariées à quelques fleurs de lis des vallons formant deux gros bouquets que tenaient réunis des rubans cerise. Sur ce faisceau de couleurs variées, sur les joues rondes et les rondes épaules du petit maillot, sur le jeune et radieux visage de son heureuse mère, les tendres lueurs d’une soirée de mai se posaient calmes et tièdes. Absorbé dans la contemplation de ce délicieux tableau qui s’était révélé à lui dès qu’il avait écarté les rideaux, le jeune docteur s’y livra quelques instants, et ne songeait plus le moins du monde à ce qui l’avait appelé dans cette chambre bénie. Il ne se souvint de la nouvelle garde que lorsque mistress Frankland, bavardant à tort et à travers, la lui eut par grand hasard rappelée.

« Vraiment, docteur, disait-elle avec un regard qui semblait lui demander pardon… Vraiment je n’y sais que faire… Je ne peux m’empêcher, femme faite que je suis, de jouer au baby, comme je jouais à la poupée, quand j’étais petite fille… Personne n’est-il entré en même temps que vous ?… Lenny, êtes-vous là ? Avez-vous fini de dîner, mon chéri ?… Et au dessert, quand on vous a laissé seul, avez-vous bu à la santé de l’accouchée ?…

— M. Frankland est encore à table, dit le docteur… Mais il est certain que j’ai amené quelqu’un avec moi… Ah ! mon Dieu !… Qu’est-elle devenue ?… mistress Jazeph ! »

La femme de charge s’était glissée à petit bruit entre le pied du lit et la cheminée, où elle demeurait cachée par les rideaux, encore tirés de ce côté. Quand M. Orridge l’appela, au lieu de l’aller rejoindre là où il était, du côté opposé à la fenêtre, elle apparut de l’autre côté du lit, c’est-à-dire tournant le dos à cette même fenêtre ; son ombre se trouvait ainsi projetée sur le brillant tableau que nous décrivions naguère ; elle tombait obliquement sur la blanche courtepointe ; ses bords noirâtres venaient effleurer la figure de la mère et de l’enfant.

« Bonté divine ! Qu’est-ce-ci ? s’écria Rosamond… une femme ou un spectre ? »

Le voile de mistress Jazeph était enfin levé. Bien que son visage fût nécessairement rejeté dans l’ombre par la position à contre-jour qu’elle occupait ainsi, le docteur vit un changement s’y produire quand mistress Frankland prononça ces paroles. Ses lèvres s’entr’ouvrirent et frémirent légèrement. Les rides creusées autour de la bouche, sans doute par les chagrins et les années, se dessinèrent plus profondes ; les sourcils se contractèrent par un mouvement soudain. Quant aux yeux, M. Orridge ne les pouvait discerner. Ils s’étaient abaissés vers le lit dès la première parole de Rosamond. Jugeant en médecin ces divers symptômes, le docteur présuma que la pauvre femme souffrait de quelque mal intérieur, et ne voulait pas le laisser apercevoir. « Très-probablement, se disait-il, quelque affection du cœur. Elle l’a cachée à sa maîtresse ; mais moi, je ne m’y laisse pas prendre.

— Qui êtes-vous ? répétait cependant Rosamond… Pourquoi, au nom du ciel, vous tenir là tout debout, entre nous et la lumière ? »

Mistress Jazeph ne répondit rien et ne leva pas les yeux. Elle recula seulement avec timidité, s’écartant de la fenêtre autant que possible.

« N’avez-vous point reçu un message de moi cette après-midi ? demanda le docteur, s’adressant à mistress Frankland.

— Eh ! sans nul doute, je l’ai reçu, répliqua-t-elle. Un très-aimable message, m’annonçant d’excellentes nouvelles ; une nouvelle garde que nous avons découverte.

— La voici ! dit M. Orridge, désignant du doigt, par-dessus le lit, la pauvre mistress Jazeph.

— Pas possible ! s’écria Rosamond… Il faut bien pourtant que cela soit… Sans cela, pourquoi l’auriez-vous amenée avec vous ?… J’aurais dû le deviner tout de suite… venez ici, je vous prie… Docteur, dites-moi donc son nom !… Joseph, n’est-ce pas ?… Non… Jazeph ? Approchez donc, mistress Jazeph, et recevez mes excuses pour la brusquerie avec laquelle je vous ai accueillie. Je vous suis plus obligée que je ne saurais dire pour la bonté que vous avez eue de venir ici, et pour l’extrême obligeance que votre maîtresse a mise à se priver de vous. J’espère ne pas vous donner trop de mal, et, quant au baby, vous le trouverez de fort bonne composition… C’est un véritable petit ange, et il dort comme un loir. Mais, mon Dieu, à présent que je vous regarde d’un peu près, je crains bien que vous-même ne soyez dans un état de santé bien précaire… Docteur, si mistress Jazeph ne devait pas m’en vouloir, je dirais volontiers qu’elle a, pour le moins autant que moi, besoin d’une garde. »

Mistress Jazeph, s’inclinant vers le lit, se mit à rassembler à la hâte les fleurs de cytise dont il était parsemé.

« Votre pensée était la mienne, mistress Frankland, dit M. Orridge ; mais on m’a formellement assuré qu’il ne fallait pas s’en rapporter à la mine de mistress Jazeph, et qu’elle a toute la force requise pour une garde-malade, aussi bien qu’elle en a la bonne volonté.

— Est-ce que vous allez faire un bouquet de tous ces cytises ? demanda mistress Frankland, regardant à quoi s’occupait sa nouvelle garde. Voilà une bonne pensée… le bouquet sera magnifique. Je crains bien que vous ne trouviez la chambre un peu mal en ordre. Je vais sonner ma femme de chambre qui rangera tout.

— Permettez que je prenne ce soin, madame. Je serai charmée de commencer ainsi à vous être de quelque service, » dit mistress Jazeph.

En faisant cette offre, elle avait levé les yeux. Son regard et celui de Rosamond vinrent à se rencontrer. Celle-ci aussitôt, se rejetant en arrière sur son oreiller, changea quelque peu de couleur.

« Quelle étrange manière de me regarder ! » dit-elle.

Mistress Jazeph tressaillit à ces mots, comme si on l’eût frappée à l’improviste, et, se détournant soudain, s’alla placer près de la fenêtre.

« J’espère bien que vous n’êtes pas fâchée contre moi, dit Rosamond, à qui ce mouvement de retraite ne pouvait échapper. J’ai la très-mauvaise habitude de dire à tort et à travers tout ce qui me passe par la tête… Et il m’a semblé tout à l’heure que vous me regardiez comme si quelque chose en moi vous effrayait ou vous était pénible… Veuillez donc, puisque ceci ne vous ennuie pas outre mesure, mettre un peu d’ordre dans cette chambre. Et ne prenez pas trop garde à ce que je dis. Vous serez bientôt au courant de mon caractère ; et nous serons alors, vous le verrez, tout à fait d’accord, et bonnes amies ; puis… »

Au moment où mistress Frankland prononçait ces mots : « d’accord et bonnes amies, » la garde nouvelle quitta la croisée, et revint dans cette partie de la chambre où elle se trouvait à l’abri des regards, entre la cheminée et les rideaux fermés au pied du lit. Rosamond regarda du côté du docteur, à qui elle allait exprimer son étonnement ; mais au même instant il se tournait, lui aussi, cherchant une position qui lui permît de voir ce que faisait mistress Jazeph de l’autre côté des rideaux.

Lorsque d’abord il l’aperçut, elle avait le visage caché dans ses deux mains. Avant qu’il eût pu nettement se rendre compte si elle les avait ou non portées à ses yeux, elles changèrent de position, et furent employées à dénouer le chapeau de la nouvelle venue. Quand elle l’eut posé, avec son châle et ses gants, sur une chaise placée au coin de la chambre, elle alla vers la table de toilette, et se mit à ranger les mille petits objets qui s’y trouvaient dispersés. Elle les disposait en bon ordre, avec une dextérité, un goût remarquables, et aussi avec un discernement subtil entre les choses qui devaient servir et celles de pure décoration, qui la fit très-favorablement juger de M. Orridge. Il nota, en particulier, le soin avec lequel elle se mettait au courant des flacons de pharmacie qu’elle trouvait pêle-mêle sur son chemin, lisant l’étiquette de chacun d’eux, et plaçant d’un côté de la table ceux qui seraient probablement requis dans le courant de la nuit ; de l’autre, au contraire, ceux dont on n’aurait affaire que le lendemain. Quand elle quitta la table de toilette, pour s’occuper du mobilier et des vêtements divers qu’au sortir des caisses on avait entassés les uns sur les autres, pas le moindre mouvement de ses mains amaigries qui parût ou hasardeux ou perdu. Sans bruit, sans étalage, l’œil à tout, elle passait d’un bout de la chambre à l’autre, et sous ses pas semblaient naître l’ordre le plus parfait, la propreté la plus minutieuse. Aussi, lorsque M. Orridge reprit sa place au chevet de mistress Frankland, son esprit était tranquille au moins sur un point : il était clair qu’on pouvait compter sur la nouvelle garde pour ne pas commettre la moindre bévue. « Une femme bien originale ! murmurait Rosamond.

— Originale, c’est vrai, murmura du même ton M. Orridge ; et de plus, bien mal portante, encore qu’elle n’en veuille pas convenir. Du reste, merveilleusement adroite et soigneuse. Il n’y a donc pas d’inconvénient à l’essayer une nuit… c’est-à-dire pourvu que vous n’y ayez aucune répugnance.

— Au contraire, dit Rosamond. Elle m’inspire une sorte d’intérêt. Il y a dans ses traits et dans ses façons quelque chose, je ne puis dire quoi, qui me donne le désir d’en savoir plus long sur son compte. Il faut que je la fasse jaser, et que je tâche de m’expliquer ce qu’elle a de si particulier. Ne craignez pas, du reste, que je m’excite à bavarder trop, et ne restez pas, en mon honneur, dans cette ennuyeuse chambre d’hôpital. J’aimerais bien mieux vous savoir en bas, tenant compagnie à mon mari, qui doit s’ennuyer à boire tout seul. Allez causer avec lui… Allez le distraire un peu… Pauvre garçon !… il doit s’amuser si peu, maintenant qu’il ne m’a plus… et il vous a pris en goût, monsieur Orridge… Vraiment, vous lui plaisez beaucoup… Un instant ! avant de partir, un coup d’œil au baby. Ne va-t-il pas se donner une indigestion de sommeil ?… Encore un mot, monsieur Orridge… Quand le dernier verre sera vidé, vous me promettez de prêter vos yeux à mon mari, et de le ramener ici pour qu’il me souhaite le bonsoir, n’est-ce pas ? »

Après avoir pris très-volontiers l’engagement qu’on lui demandait en si bons termes, M. Orridge quitta sa malade. Au moment où il ouvrait la porte, il s’arrêta pour dire à mistress Jazeph qu’elle pouvait, en cas de besoin, le venir appeler en bas, et qu’il lui donnerait, d’ici à son départ de l’auberge, toutes les instructions dont elle croirait avoir besoin pour la nuit. La nouvelle garde, quand il était passé près d’elle, se trouvait agenouillée devant une des caisses ouvertes de mistress Frankland, arrangeant quelques vêtements qui n’avaient pas été placés avec assez de soin. Sur le point de lui adresser la parole, il remarqua qu’elle tenait en main une chemisette dont le jabot était garni d’un ruban. Elle lui sembla sur le point de retirer ce ruban ; mais, comme effrayée du bruit de ses pas, et lorsqu’elle comprit qu’il se rapprochait d’elle, elle laissa brusquement retomber la chemisette au fond de la caisse, où elle se hâta de la recouvrir avec quelques mouchoirs jetés au hasard. Bien que cette petite manœuvre de mistress Jazeph eût quelque peu étonné le docteur, il se garda bien de lui laisser voir qu’il l’avait remarquée. Mistress Norbury, après cinq ans d’épreuve, s’était portée garant de la probité de sa femme de charge, et d’ailleurs le bout de ruban n’avait absolument aucune valeur. Il était donc impossible, à tous égards, de soupçonner en elle une intention coupable ; et cependant (M. Orridge ne put s’empêcher de se le dire en quittant la chambre), sa conduite, au moment où il l’avait surprise près de la malle, était exactement celle d’une personne se disposant à commettre un vol.

« Je vous en prie, ne vous préoccupez pas des bagages, dit Rosamond, remarquant, après le départ du docteur, les soins que se donnait mistress Jazeph. Ceci regarde ma femme de chambre, qui d’ailleurs n’a rien à faire, et que vous allez rendre encore plus paresseuse qu’elle ne l’est, si vous suppléez ainsi sa besogne. Je vois que la chambre est maintenant dans le plus bel ordre. Venez ici, asseyez-vous et prenez quelque repos !… Vous devez être une femme bien peu personnelle et d’un bien bon cœur, de vous donner tant de mal pour quelqu’un que vous ne connaissez point. Le billet du docteur, cette après-midi, m’apprend que votre maîtresse a été en bons rapports, jadis, avec mon pauvre père… Elle l’aura, je suppose, connu avant ma naissance… Quoi qu’il en soit, je lui suis doublement reconnaissante, et d’être si bonne pour moi, et de l’être à cause de mon père. Mais vous, vous, tous ces sentiments vous sont étrangers. Si vous êtes venue, c’est pure bonté, simple désir d’être utile aux autres. Voyons… ne vous retirez pas ainsi vers la fenêtre… Venez vous asseoir auprès de moi. »

Mistress Jazeph s’était relevée et s’approchait du lit, lorsque tout à coup, au moment où mistress Frankland commençait à parler de son père, elle avait reculé de quelques pas dans la direction de la cheminée.

« Venez vous asseoir !… répéta Rosamond, qui s’impatientait de ne recevoir aucune réponse. Que pouvez-vous avoir à faire là-bas ? »

La silhouette de la nouvelle garde vint encore une fois s’interposer entre le lit et la fenêtre par laquelle entraient les pâles lueurs du soir, avant qu’il ne fût répondu à ces pressantes invitations.

« La soirée avance, dit mistress Jazeph, et la fenêtre n’est pas tout à fait fermée. Je pensais à l’assujettir et à laisser tomber la persienne, si toutefois, madame, cela ne vous contrarie pas trop.

— Oh ! pas encore, pas encore !… fermez la croisée, si vous voulez, pour que l’enfant ne s’enrhume pas, mais ne baissez pas la persienne ; aussi longtemps qu’on y pourra voir un peu, laissez-moi la joie de regarder la campagne. C’est justement à cette heure, et par le crépuscule, que cette longue bande de pâturages plainiers commence à me rappeler les landes du Cornouailles, telles que me les représentent mes souvenirs d’enfant… Connaissez-vous le Cornouailles, mistress Jazeph ?

— J’en ai ouï parler.

Après ces quatre mots, la garde s’arrêta court ; elle s’occupait à fermer la fenêtre, et semblait trouver quelque obstacle à faire mouvoir l’espagnolette.

« Que vous en a-t-on dit ? demanda Rosamond.

— Que le Cornouailles est un pays assez sauvage, assez mal peuplé, dit mistress Jazeph, travaillant de plus belle à son espagnolette, et, dès lors, tournant obstinément le dos à mistress Frankland.

— Comment ! vous n’êtes pas encore venue à bout de fermer cette fenêtre ? dit Rosamond. Ma femme de chambre s’en tire à bien moins de peine ; attendez qu’elle arrive : je vais la sonner sans retard. Il faut, d’ailleurs, qu’elle brosse mes cheveux, et qu’elle rafraîchisse mon front avec un peu d’eau de Cologne coupée d’eau.

— Voilà qui est fait, madame, dit mistress Jazeph, qui tout à coup venait de résoudre son problème… Si vous voulez bien le permettre, je serai heureuse de vous aider à passer une nuit confortable… et vous n’aurez pas besoin de sonner votre femme de chambre. »

Mistress Frankland accepta l’offre, non sans se dire que la nouvelle garde était une personne des plus singulières. Pendant que mistress Jazeph parfumait l’eau destinée à la toilette de nuit, le crépuscule envahissait peu à peu le paysage extérieur, et il commençait à faire assez noir dans la chambre.

« Ne vaudrait-il pas mieux allumer une bougie ? insinua Rosamond.

— Je ne crois pas, madame, repartit aussitôt mistress Jazeph… J’y vois encore à merveille. »

Parlant ainsi, elle se mit à brosser les cheveux de mistress Frankland ; et en même temps, elle risqua une question qui se rapportait aux paroles qu’elles venaient d’échanger au sujet du Cornouailles. Charmée de voir que sa nouvelle garde se familiarisait, enfin, au point de prendre elle-même l’initiative, Rosamond ne demandait pas mieux que de revenir sur les souvenirs qu’elle gardait de son pays natal : mais, sans qu’elle pût se rendre raison de ce phénomène, le contact des mains de mistress Jazeph, de ces mains légères et caressantes, avait pour effet de la troubler, au point que pendant quelques minutes, il lui fut impossible de rassembler ses idées et de répondre autrement que dans les termes les plus laconiques. Ces mains erraient avec une sorte de furtive douceur parmi les boucles de sa chevelure, et en même temps le visage pâle et flétri de la nouvelle garde se rapprochait parfois du sien, un peu plus qu’il ne semblait indispensable. Aussi une vague sensation de malaise, dont elle n’aurait pu préciser, ni la nature ni le siége particulier, se répandait autour d’elle, comme mêlée à l’air qu’elle respirait. Elle voulait changer de position dans son lit, et se sentait comme paralysée. Sa tête, qu’elle eût voulu incliner de manière à aider l’emploi de la brosse, se refusait à ce mouvement si simple. Elle n’osait plus regarder autour d’elle ; elle ne savait comment rompre le silence embarrassant qu’elle même avait produit par ses réponses écourtées et décourageantes. À la fin, cette oppression dont elle avait conscience, et qu’elle ne s’expliquait pas, l’irrita tellement qu’elle en vint à ôter brusquement la brosse des mains de mistress Jazeph. À peine ce mouvement irréfléchi venait-il de s’accomplir qu’elle en eut honte, et une honte d’autant plus vive que l’attitude de la garde exprimait plus de surprise et d’effroi. Avec un profond sentiment de ce que sa conduite avait d’absurde, elle ne put cependant prendre sur elle de réprimer cet emportement involontaire, et, tout en riant, jeta la brosse au pied du lit.

« Ne soyez pas si étonnée, mistress Jazeph, dit-elle ensuite, continuant à rire aux éclats, mais sans savoir pourquoi et sans être, au fond, le moins du monde égayée. Je dois vous paraître bien étrange et bien malapprise… Vous brossez mes cheveux avec un talent remarquable ; mais, je ne puis dire comment, il me semblait, tout le temps, que cette brosse chassait à l’intérieur de mon cerveau les visions les plus folles… Je ne puis m’empêcher d’en rire encore… Vraiment, il faut, bon gré mal gré, que j’en rie… Savez-vous bien qu’une ou deux fois je me suis imaginé, votre visage se rapprochant du mien, que… que vous aviez envie de m’embrasser ?… Avez-vous jamais entendu parler d’aussi ridicules imaginations ?… Il faut bien me l’avouer, je suis, à certains égards, plus enfant que ce cher bijou couché là sur mon lit. »

Mistress Jazeph ne répondit point. Elle s’éloigna du lit, Rosamond parlant encore, et revint après un temps dont la longueur pouvait difficilement s’expliquer, apportant l’eau de Cologne coupée. En présentant à mistress Frankland la cuvette où celle-ci baignait son front, elle eut soin de se tenir à longueur de bras, et ne se rapprocha pas davantage quand elle lui tendit sa serviette. Rosamond se dit alors que sans doute elle avait sérieusement offensé mistress Jazeph ; aussi voulut-elle l’apaiser, indirectement, en la questionnant et lui demandant ses bons avis sur les soins à donner au baby. La douce voix de la garde tremblait quelque peu lorsqu’elle répondit simplement et tranquillement aux questions qui lui étaient faites ; mais il n’y avait dans son accent aucune trace de ressentiment ou de bouderie. En continuant à lui parler toujours de l’enfant, mistress Frankland parvint, peu à peu, à la ramener près du lit, à la faire se pencher sur le nouveau-né qu’elles admirèrent ensemble, à s’enhardir enfin jusqu’à baiser ses petites joues potelées. Un seul baiser fut tout ce que se permit mistress Jazeph ; après quoi elle s’écarta, et poussa, comme à regret, un gros soupir.

Ce soupir alla droit au cœur de Rosamond, soudain attristée. Jusqu’alors la frêle vie de l’enfant n’avait été mêlée qu’à des sourires et à de douces paroles. Elle se troublait à la pensée qu’on pût soupirer après l’avoir caressé.

« Vous devez beaucoup aimer les enfants, dit-elle, hésitant un peu avant d’aborder une question si délicate… Mais, pardonnez-moi ma franchise, il semblerait que cette affection a quelque chose d’amer pour vous… Je vous en prie, ne répondez pas à cette question si elle a pour vous quelque chose de trop pénible… si vous avez quelque perte à déplorer… Mais j’ai besoin de vous demander si vous avez jamais été mère. »

Mistress Jazeph était debout près d’une chaise au moment où cette question lui fut posée. Elle saisit le dossier, et s’y cramponna si bien, ou s’y appuya si fort, que le bois en craqua. Sa tête s’abaissa sur sa poitrine. Elle n’articula pas, elle n’essaya même pas d’articuler une seule parole.

Pensant que sans doute elle avait perdu un enfant, et craignant de la chagriner sans nécessité si elle se hasardait à la questionner encore, Rosamond ne dit plus rien, et se baissa vers son fils pour l’embrasser à son tour. Sur la joue de l’enfant, ses lèvres se posèrent un peu au-dessus de l’endroit où s’étaient posées celles de mistress Jazeph, un moment auparavant ; elles rencontrèrent un reste d’humidité sur sa peau lisse et tiède. L’idée lui vint alors que l’eau dont elle avait baigné son visage avait pu mouiller l’enfant ; mais ses doigts, passant légèrement sur la tête, le cou, la poitrine du petit chérubin, n’y trouvèrent pas trace d’humidité. Une seule goutte était tombée, et elle était tombée sur la joue que la garde avait baisée.

Le paysage s’effaça, noyé dans le crépuscule : l’intérieur de la chambre s’obscurcit de plus en plus, et, bien qu’assise auprès de la table sur laquelle étaient placés les bougies et le briquet, mistress Jazeph n’essaya pas d’allumer. Rosamond, que ne laissait pas tout à fait tranquille cette idée de rester sur son lit, tout éveillée, dans l’obscurité, sans autre société qu’une personne qui lui était presque absolument inconnue, voulut au moins y voir clair.

— Mistress Jazeph, dit-elle, regardant du côté de la fenêtre où les dernières clartés du jour se voilaient de plus en plus, je vous serai bien obligée d’allumer les bougies et de laisser tomber la persienne ; je n’y vois plus assez pour trouver au paysage le charme de ressemblance que vous savez…

— Vous aimez donc bien le Cornouailles, madame ? demanda mistress Jazeph se levant, mais comme à regret, pour se procurer de la lumière.

— Vraiment, oui, répondit Rosamond. J’y suis née, et nous étions en route pour nous y rendre, mon mari et moi, quand mes souffrances nous ont obligés de nous arrêter ici… Vous êtes bien longtemps après ces flambeaux… N’avez-vous pas trouvé la boîte d’allumettes ? »

Avec une maladresse assez surprenante chez une personne qui avait montré tant de dextérité à mettre la chambre en ordre, mistress Jazeph cassa la première allumette en essayant de la faire prendre, et laissa tomber la seconde après qu’elle eut pris. Une troisième tentative réussit mieux : mais un seul flambeau fut allumé. Encore l’enleva-t-elle de la table sur laquelle mistress Frankland avait vue, pour l’aller poser sur la toilette masquée à la malade par les rideaux fermés au pied du lit.

« Pourquoi donc ôtez-vous ce flambeau de là ? demanda Rosamond.

— J’ai pensé qu’il valait mieux pour vos yeux que la lumière ne fût pas si près, » répondit mistress Jazeph. Puis elle ajouta, se pressant un peu, comme pour éviter quelque objection prévue : « C’est donc en Cornouailles que vous alliez, madame, quand votre voyage s’est trouvé interrompu ?… Un voyage d’excursions, n’est-ce pas ?… » Et tout en parlant ainsi, elle enleva le second flambeau comme le premier, disparaissant tout à coup pour l’aller poser sur la toilette.

Rosamond pensa que la garde, nonobstant ses douces façons et sa calme physionomie, était une femme des plus obstinées qu’on pût rencontrer ; mais elle était trop bonne pour se prévaloir du droit qu’elle avait de faire placer à son gré les flambeaux de sa chambre ; et quand elle répondit à la question de mistress Jazeph, ce fut sur un ton aussi gai, aussi familier que jamais.

« Vraiment, non… Ce n’était pas d’excursions qu’il s’agissait, dit-elle. Nous nous rendions tout droit dans le vieux manoir où je suis née. Il appartient maintenant à mon mari, mistress Jazeph. Je n’en ai pas approché depuis l’âge de cinq ans. Un vieil endroit, tout en ruines et croulant… Vous qui parlez de la sauvagerie et de l’aspect désolé du Cornouailles… la seule idée d’habiter Porthgenna-Tower vous ferait horreur. »

Pendant tout ce discours de Rosamond, le frou-frou léger de la robe en soie que portait mistress Jazeph n’avait pas cessé de se faire entendre autour de la toilette. Au moment où le nom de Porthgenna-Tower fut prononcé, ce bruit s’arrêta soudain, et, pendant un instant, un silence de mort régna dans la chambre.

« Vous qui, toute votre vie, avez probablement habité des maisons bien entretenues, vous ne vous figurez pas un endroit comme celui où nous nous rendrons dès que je serai remise assez pour voyager, poursuivit Rosamond. Que pensez-vous, mistress Jazeph, d’un grand bâtiment dont toute une portion est restée inhabitée pendant plus de soixante ou soixante et dix ans ? Ceci seul vous donne une idée des proportions de Porthgenna-Tower… Il y a une aile ouest que nous habiterons en y arrivant, et un pavillon nord où existent de vieux appartements délabrés que nous espérons pouvoir remettre en bon état… Pensez donc un peu à la quantité de vieilleries, plus étranges les unes que les autres, que nous allons découvrir dans ces anciennes chambres désertes… Je veux emprunter son tablier au chef de cuisine, et au jardinier ses gants, pour fourrager là dedans de la cave au grenier. Comme la femme de charge sera étonnée quand j’irai à Porthgenna lui demander les clefs des appartements du nord ! »

Un cri contenu, le bruit d’un choc contre la toilette, suivirent ces derniers mots de mistress Frankland. Elle en tressaillit au fond de son lit, et demanda vivement ce qu’il y avait.

« Rien au monde, répondit mistress Jazeph, retenant sa voix à ce point qu’elle semblait parler à l’oreille de quelqu’un. Rien, madame… Rien, je vous assure… Je me suis heurtée par accident contre cette table… Veuillez n’en concevoir aucune crainte. Cela ne vaut pas qu’on y prenne garde.

— Vous parlez, cependant, comme si vous souffriez beaucoup, dit Rosamond.

— Non, non… ce n’est rien… Aucun mal, aucun… vraiment aucun. »

Pendant que mistress Jazeph se défendait ainsi de s’être fait mal, la porte de la chambre s’ouvrit, et le docteur entra, frayant la route à M. Frankland.

« Nous arrivons de bonne heure, mistress Frankland, mais nous allons vous donner tout le temps de vous préparer à bien dormir, » dit M. Orridge. Il s’arrêta là-dessus, et remarqua que le teint de Rosamond était un peu animé. « Je crains, ajouta-t-il, que vous n’ayez un peu trop parlé, que vous ne vous soyez agitée un peu trop… Si vous me permettez de hasarder ce conseil, monsieur Frankland, je crois que plus tôt nous aurons souhaité le bonsoir à madame, et mieux nous aurons mérité d’elle. Où est la garde ? »

Mistress Jazeph était assise ; le dos tourné à la lumière, au moment où elle s’entendit interpeller. L’instant d’avant, elle avait jeté sur M. Frankland un regard empreint d’une curiosité franchement avide qui, si quelqu’un y eût pris garde, l’aurait singulièrement étonné, par le contraste de ce hardi coup d’œil avec les manières ordinairement réservées et la parfaite distinction de cette problématique personne.

« Je crains que la garde ne se soit fait mal, et plus qu’elle n’en veut convenir, » dit Rosamond au docteur, lui montrant d’une main l’endroit où mistress Jazeph était assise, tandis que de l’autre, lentement soulevée, elle entourait le cou de son mari, incliné vers l’oreiller.

M. Orridge, s’informant de ce qui était arrivé, ne put obtenir de la garde nouvelle l’aveu que son accident eût la moindre importance. Il conjectura, cependant, qu’elle souffrait, ou du moins qu’il était arrivé quelque chose de nature à la troubler beaucoup ; il eut, effectivement, toutes les peines du monde à obtenir d’elle un peu d’attention, tandis qu’il lui donnait les renseignements dont elle pouvait avoir besoin pour les soins que réclamerait sans doute, pendant la nuit, la malade confiée à ses soins. Tout le temps qu’il parla, les yeux de mistress Jazeph, attirés loin de son interlocuteur, erraient du côté où M. et mistress Frankland causaient ensemble. En général, elle était bien la personne du monde qu’on pouvait le moins soupçonner d’une impertinente curiosité ; pourtant, aussi longtemps que M. Frankland demeura debout au chevet de sa femme, l’attitude de mistress Jazeph indiqua nettement une sorte d’espionnage sans scrupules. Le docteur fut obligé de recourir à ses façons de dire les plus péremptoires pour obtenir d’être à peu près écouté.

« Et maintenant que j’ai donné mes instructions à mistress Jazeph, dit-il en terminant, je vais, mistress Frankland, en vous souhaitant le bonsoir, servir d’exemple à ceux qui doivent vous laisser prendre un repos absolument nécessaire. »

L’insinuation était transparente ; M. Frankland ne s’y méprit pas et il essaya, lui aussi, de prendre congé. Mais sa femme, qui ne voulait pas lâcher ses mains, déclara qu’il ne fallait pas s’attendre à ce qu’elle se le laissât enlever avant une bonne demi-heure. M. Orridge, secouant la tête, commença un plaidoyer en règle, où les dangers de toute agitation prolongée étaient comparés aux bénéfices du calme et du sommeil. Ses remontrances, pourtant, auraient produit peu d’effet, alors même que Rosamond lui eût permis de les continuer, sans l’heureuse intervention du baby, qui prit ce moment pour s’éveiller, et qui, attirant à lui toute l’attention maternelle, devint pour le médecin un très-puissant auxiliaire. M. Orridge n’eut plus qu’à saisir l’occasion qui s’offrait, et à conduire sans bruit M. Frankland hors de la chambre, pendant que Rosamond prenait son enfant dans ses bras. Avant de refermer la porte, il s’arrêta pour glisser tout bas un dernier mot à mistress Jazeph.

« Si mistress Frankland veut parler, lui dit-il, vous ne devez pas l’y encourager. Aussitôt qu’elle aura calmé le baby, elle devrait essayer de dormir. Il y a, dans ce coin, un fauteuil-canapé que vous pourrez ouvrir pour vous coucher aussi. Maintenez les flambeaux où ils sont, dissimulés par les rideaux. Moins la malade verra de la lumière, plus vite le calme et le sommeil lui viendront. »

Mistress Jazeph ne répondit pas ; elle regarda simplement le docteur et lui fit sa révérence. L’expression effarée de son regard, qui l’avait frappé dès le premier abord, était plus marquée que jamais au moment où il la laissait ainsi, pour la nuit entière, auprès de la mère et de l’enfant : « Ce n’est pas là notre affaire, pensait M. Orridge, tout en reconduisant M. Frankland au bas de l’escalier… Il faudra, tout considéré, demander une garde à Londres. »

Un peu irritée du sans-gêne avec lequel on lui avait enlevé son mari, Rosamond rejeta sèchement les services que mistress Jazeph s’empressa de lui offrir aussitôt que le docteur fut parti. La garde subit en silence ces petites rebuffades ; et cependant, autant que sa manière d’être pouvait le faire présumer, elle avait grande envie de prendre la parole. Par deux fois elle s’avança vers le lit, ouvrit la bouche, s’arrêta et battit en retraite, avant de s’établir définitivement près de la toilette, au poste que tout d’abord elle avait paru adopter. Elle demeura là, silencieuse et hors de vue, jusqu’à ce que l’enfant, calmé par degrés, se fût endormi entre les bras de sa mère, sur le sein de laquelle resta une de ses petites mains rosées. Rosamond ne put résister au désir de porter cette main à ses lèvres, encore qu’elle risquât ainsi de réveiller le dormeur. Le bruit de ce baiser eut pour écho celui d’un sanglot, bas et contenu, qui partait de derrière les rideaux fermés au pied du lit.

« Qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle.

— Rien, madame, dit mistress Jazeph de ce même accent contraint et mystérieux, qu’elle avait eu en répondant à la première question de mistress Frankland. Je crois que j’allais succomber au sommeil, dans ce bon fauteuil où me voici installée ; et, ce que j’aurais dû peut-être vous dire plus tôt, il m’arrive parfois, assiégée de pénibles souvenirs, et sujette à une affection du cœur, il m’arrive, dis-je, de soupirer en dormant. Il ne faut pas y prendre garde, et j’espère, madame, que vous voudrez bien excuser cette faiblesse involontaire. »

La générosité naturelle de Rosamond fut à l’instant même éveillée : « L’excuser ? s’écria-t-elle… J’espère mieux, mistress Jazeph. J’espère pouvoir contribuer à la guérir. Quand M. Orridge viendra, demain matin, vous le consulterez, et j’aurai soin de vous procurer tous les remèdes qu’il pourra prescrire… Oh ! ne me remerciez pas avant d’être guérie… et, puisque le fauteuil est si commode, restez où vous êtes. Voilà le petit rendormi, et je voudrais prendre une bonne demi-heure de repos, avant de m’installer définitivement pour la nuit… Pour le moment donc, restez où vous êtes… Je vous appellerai dès que j’aurai besoin de vous. »

Loin de rendre le calme à mistress Jazeph, ces bonnes paroles eurent pour résultat imprévu d’accroître encore ses agitations. Elle se mit à parcourir la chambre de tous côtés, essayant d’attribuer ce changement d’allures au désir de s’assurer que tout était bien réellement en ordre. Quelques minutes après, ne tenant aucun compte des prescriptions du docteur, elle provoqua mistress Frankland à parler, en lui adressant, sur Porthgenna-Tower, toute sorte de questions, et en débattant avec elle la probabilité qu’un pareil lieu pût devenir la résidence élue de deux jeunes mariés.

« Après tout, madame, disait-elle d’une voix dont l’émotion singulière contrastait avec l’indifférence de son attitude, peut-être, quand vous verrez Porthgenna-Tower, ne l’aimerez-vous pas autant que maintenant vous vous figurez devoir l’aimer. Qui sait si vous ne vous ennuierez pas, et si vous n’en partirez pas au bout de quelques jours ?… Ceci me semble tout à fait probable, surtout si vous hantez les appartements déserts dont vous parliez… J’aurais pensé, moi (et vous ne m’en voudrez peut-être pas de le dire), qu’une belle dame comme vous se tiendrait le plus loin possible de tout ce qui est ordure, poussière, odeurs fâcheuses.

— Ma curiosité une fois éveillée, dit Rosamond, je puis braver de bien autres inconvénients… et j’ai plus à cœur de voir les appartements de Porthgenna que de voir les sept merveilles du monde… En supposant même que nous ne nous établissions pas tout à fait dans le vieux manoir, je suis sûre que nous y séjournerons longtemps. »

À cette réponse, mistress Jazeph se détourna brusquement et ne continua pas son interrogatoire. Retournant près de la porte, dans un coin où était le fauteuil-canapé que le docteur lui avait recommandé, elle passa quelques minutes à le mettre en état pour la nuit ; mais ensuite elle s’en éloigna tout aussi soudainement qu’elle y était venue, et, de plus belle, se remit à parcourir la chambre. Cette extrême agitation, ce perpétuel remuement, qui avaient déjà étonné Rosamond, commençaient à la mettre mal à l’aise, surtout lorsqu’elle eut entendu, à deux ou trois reprises, mistress Jazeph se parler à elle-même. À en juger par les mots et les lambeaux de phrase qui, çà et là, se pouvaient distinguer, les idées de la garde roulaient toujours, avec une persistance incroyable, sur ce sujet : Porthgenna-Tower. Les minutes se succédaient pourtant, et toujours elle marchait par la chambre, toujours marmottant çà et là quelques paroles obscures, et le malaise de Rosamond devenait par degrés une espèce d’effroi. Cherchant à faire comprendre à mistress Jazeph combien sa conduite était étrange, et cela de la manière la moins blessante, elle pensa qu’il fallait relever quelques-unes de ses paroles, sans paraître croire qu’elles appartinssent à un monologue.

« Que disiez-vous donc ? » demanda Rosamond, choisissant, pour lui adresser cette question, le moment où la voix de sa garde, plus élevée que d’ordinaire, permettait de la surprendre pensant tout haut.

Mistress Jazeph se tut aussitôt, relevant la tête d’un air distrait, comme une personne tout à coup tirée d’un sommeil profond.

« Je croyais, continua Rosamond, que vous me parliez encore de notre antique manoir… Il me semblait vous entendre dire ou que je n’y devrais pas aller, ou que vous-même ne voudriez pas y mettre le pied, ou je ne sais quoi dans ce genre. »

Mistress Jazeph rougit comme une jeune fille.

« Je crois, madame, que vous vous serez trompée, » dit-elle ; et de nouveau elle se pencha sur son fauteuil-canapé.

Mais Rosamond, qui maintenant la guettait avec une certaine anxiété, s’assura que, tout en manœuvrant ce meuble compliqué, la garde ne le préparait nullement à l’usage qu’elle semblait en devoir faire. Que signifiait ceci ? Que voulait dire toute sa conduite depuis une demi-heure ? Comme mistress Frankland s’adressait ces questions, un soupçon terrible venant à se faire jour, fit passer un froid de glace jusqu’à la racine de ses cheveux. Jamais cette idée ne s’était encore offerte à elle ; mais, sous le coup d’une sensation subite, elle demeura persuadée que la garde n’avait plus le libre exercice de ses facultés mentales.

Par cette simple supposition : « Elle est folle ! » s’expliquait à l’instant même tout ce que sa conduite avait eu d’incohérent et d’équivoque : ses étranges disparitions derrière les rideaux du lit ; ces allures à la fois furtives et plus que familières qu’elle avait eues en brossant les cheveux de mistress Frankland ; son silence par moments obstiné, suivi de bavards épanchements ; son agitation remuante ; ses aparté ; ses feintes occupations auxquelles elle ne songeait pas ; bref, toutes ces étranges façons (autrement incompréhensibles) s’éclaircissaient du moment où on admettait qu’elle n’avait plus sa tête à elle.

Si épouvantée qu’elle pût être, Rosamond conserva toute sa présence d’esprit. Un de ses bras alla, comme par instinct, entourer l’enfant endormi ; et déjà elle avait à moitié soulevé l’autre pour saisir le cordon de la sonnette qui pendait à la tête du lit, lorsqu’elle vit mistress Jazeph se tourner vers elle et la regarder en face.

Une femme qui n’eût eu que la fermeté de nerfs ordinaire à son sexe, n’eût sans doute écouté, en ce moment, que son effroi, et se fût désespérément cramponnée à la sonnette. Rosamond eut, au contraire, assez de sang-froid pour prévoir les conséquences probables de ce mouvement irréfléchi. Elle se rendit parfaitement compte que mistress Jazeph aurait le temps de fermer la porte avant l’arrivée de tout secours, si, en sonnant avant de lui avoir dit pourquoi, sa malade lui laissait entrevoir les méfiances qui maintenant l’assiégeaient. Elle ferma donc lentement ses paupières, tandis que la garde avait les yeux fixés sur elle, d’abord pour lui faire croire qu’elle se préparait à s’endormir, puis afin de se donner le temps d’imaginer un prétexte qui lui permît de faire venir sa femme de chambre. Cependant le tumulte de sa pensée ne lui rendait pas l’invention facile. Les minutes se succédaient, lentes et pénibles, et aucun motif raisonnable de tirer le cordon de sonnette ne lui venait à l’esprit.

Elle se demanda s’il ne vaudrait pas mieux expédier mistress Jazeph en ambassade auprès de son mari, fermer la porte sur elle, et sonner ensuite ; elle calculait les chances de ce parti, et la hardiesse qu’il faudrait pour l’adopter en toute sûreté, quand elle entendit le frôlement de la robe de soie que portait la garde se rapprocher peu à peu du bord du lit.

Sa première impulsion fut de se jeter sur la sonnette ; mais la crainte, maintenant, paralysait sa main. Elle ne put la soulever de l’oreiller.

Le frôlement de la robe de soie cessa de bruire. Rosamond, entrouvrant les yeux, vit la garde arrêtée à mi-chemin, entre l’endroit d’où elle venait et le lit duquel la rapprochait chacun de ses pas. Rien d’égaré, ou d’irrité dans sa physionomie. L’agitation peinte sur son visage était celle de la perplexité, de la peur ; elle nouait et dénouait ses mains par un mouvement rapide et saccadé, véritable image de l’incertitude et du désespoir ; ainsi demeura-t-elle, debout à la même place, pendant à peu près une minute ; puis elle fit quelques pas encore, et, tout bas, avec l’accent de la curiosité la plus vive :

« Endormie ?… Pas tout à fait, pas si tôt ? »

Rosamond essaya d’ouvrir la bouche pour répondre, mais le vif battement de son cœur sembla monter à ses lèvres et retenir les paroles qu’elles allaient prononcer.

La garde, toujours avec la même physionomie inquiète et le même air malheureux, n’était plus qu’à quelques pouces du lit ; elle s’agenouilla près du chevet, et jeta sur Rosamond un regard passionné ; puis, avec un léger frisson, elle regarda autour d’elle, comme pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans la chambre ; alors elle se pencha en avant, prête à parler, hésita, se pencha plus près encore, et, dans l’oreille de Rosamond, murmura ces mots :

« Quand vous irez à Porthgenna, n’entrez pas dans la chambre aux Myrtes !… »

La chaude haleine de la femme qui parlait ainsi passait sur la joue de Rosamond, et semblait apportée là, intermittente et brûlante, par les battements d’une fièvre intérieure. Ces chocs nerveux, cette sensation indicible, brisèrent tout à coup les liens de la terreur qui jusqu’alors retenait la jeune malade dans un immobile silence. Avec un cri perçant elle se redressa sur son lit, saisit le cordon de la sonnette et le tira violemment.

« Oh ! de grâce, silence !… » cria mistress Jazeph, tombant à genoux et frappant ses mains l’une contre l’autre par un geste d’enfant effrayé.

Rosamond sonna et resonna. On entendit retentir sur l’escalier des pas pressés, des voix inquiètes. Il n’était pas encore dix heures ; personne n’était couché ; ces violentes sonneries avaient mis toute la maison sur pied.

La garde se releva, reculant loin du lit et s’appuyant à la muraille, dès que le bruit des pas et des voix se fut rapproché de la porte. Elle ne prononça pas un mot de plus. Ses mains, qui frappaient naguère l’une contre l’autre avec tant de promptitude, inertes maintenant, pendaient à ses côtés. Les teintes blêmes d’une sorte d’agonie intérieure, épandues sur sa face, ajoutaient quelque chose d’auguste à sa rigide immobilité.

La première personne qui pénétra dans la chambre fut la femme de chambre de mistress Frankland. Après elle venait l’hôtesse.

« Appelez M. Frankland ! dit Rosamond à cette dernière d’une voix affaiblie. Je veux lui parler sans le moindre délai… Vous, continua-t-elle, faisant signe à la femme de chambre, restez ici, auprès de moi, jusqu’à ce que votre maître soit arrivé !… Je viens d’avoir une peur affreuse… Pas de questions ! mais ne me quittez point ! »

La soubrette regarda sa maîtresse avec un étonnement profond ; puis elle lança de côté, sur la nouvelle garde, un coup d’œil méprisant et menaçant à la fois. Celle-ci, quand l’hôtesse fut sortie pour aller chercher M. Frankland, s’était un peu écartée du lit, de façon à tenir sous son regard le lit tout entier. De là, ses yeux, fixés sur Rosamond, exprimaient la plus dévorante anxiété, une angoisse d’attente qui lui coupait la respiration. Le reste de ses traits ne disait rien. Elle-même restait muette, absorbée dans sa contemplation, ne prenant garde à quoi que ce soit. Elle ne tressaillit, elle ne bougea pas, au moment où rentra l’hôtesse, amenant M. Frankland près de Rosamond.

« Lenny ! dit cette dernière saisissant son mari par le bras, Lenny !… je vous le demande en grâce… ne laissez pas cette femme ici cette nuit ! »

Averti par le tremblement des mains de sa femme, M. Frankland promena légèrement ses doigts sur ses tempes et sur son cœur.

« Grand Dieu ! Rosamond !… qu’est-il arrivé ?… Je vous laisse calme et dans un bien-être complet…, puis maintenant…

— J’ai été effrayée… horriblement effrayée, cher ami, par la nouvelle garde… Ne la rudoyez pas, au moins !… La pauvre créature n’est pas dans son bon sens…, j’en suis parfaitement sûre… Qu’on l’emmène sans faire de scandale !… Qu’on la renvoie d’où elle est venue !… Si elle reste ici, je mourrai de peur… Elle s’est si étrangement conduite… Elle a prononcé de telles paroles… Lenny, Lenny !… ne lâchez pas mes mains !… Elle s’est glissée vers moi, et de quel air !… juste à l’endroit où vous êtes… elle s’est agenouillée là… et, tout bas, tout bas… Ah ! quelles paroles !…

— Silence ! silence ! ma chérie, dit M. Frankland, que la sérieuse agitation de Rosamond commençait à inquiéter. Ne répétez pas ces paroles maintenant !… Attendez que vous soyez redevenue un peu calme !… Je vous en prie et vous en supplie, attendez jusque-là. Tout ce que vous voudrez, je le ferai, pourvu seulement que vous demeuriez couchée bien tranquillement, et qu’avant de prononcer un mot de plus, vous essayiez de prendre sur vous. Il me suffit parfaitement de savoir que, n’importe comment, cette femme vous a effrayée, et que vous souhaitez la voir partir d’ici, sans plus de rigueur. Nous remettrons à demain matin toute autre explication. Je regrette vivement de n’avoir pas tenu mieux à mon idée première, qui était d’écrire à Londres pour avoir une garde convenable. Où est la maîtresse de céans ? »

L’hôtesse vint se placer à côté de M. Frankland.

« Est-il bien tard ? lui demanda-t-il.

— Non, monsieur… À peine dix heures.

— Veuillez commander un cabriolet qu’on amènera le plus tôt possible à votre porte. Où est la garde ?

— Debout derrière vous, tout contre le mur, » répondit la femme de charge.

Comme Léonard se tournait de ce côté : « Soyez doux pour elle, Lenny ! » lui dit Rosamond.

La femme de chambre, qui regardait mistress Jazeph avec une méprisante curiosité, vit sa physionomie, au moment où ces mots furent prononcés, changer du tout au tout. D’abondantes larmes montèrent aux yeux de la malheureuse créature et débordèrent bientôt sur ses joues. La rigidité mortuaire étendue, comme un masque de pierre, sur son pâle visage, fut brisée, pour ainsi dire, en un clin d’œil. Elle recula de nouveau, car elle avait fait un pas vers Léonard, et alla s’adosser à la muraille, comme elle y était auparavant. « Soyez doux pour elle ! » répétait-elle, et la femme de chambre l’entendait sans y rien comprendre… « Soyez doux pour elle !… Oh ! mon Dieu !… cela du moins, elle l’a dit avec bonté… Avec quelle bonté elle l’a dit !…

— Je n’ai nulle envie de m’expliquer avec vous ni de vous mortifier en rien, dit M. Frankland, qui ne distingua pas ces mots prononcés à demi-voix… Je ne sais rien de ce qui est arrivé ; partant, je ne vous accuse de rien. Je trouve mistress Frankland très-agitée, et dans un trouble extrême. Ce trouble, je l’entends vous l’attribuer, non dans un mouvement de colère, mais avec un sentiment de vraie pitié. Au lieu de vous faire entendre les reproches que vous méritez peut-être, j’aime mieux laisser à votre bon sens de juger si vos soins ici peuvent se continuer encore… Je place à votre disposition les moyens de retourner immédiatement chez votre maîtresse… et je vous conseille de lui offrir toutes nos excuses sans rien ajouter, si ce n’est que des circonstances particulières nous obligent à ne pas user de vos services.

— Vous venez de me témoigner des égards que j’apprécie, monsieur, dit à son tour mistress Jazeph du ton le plus posé, et avec des manières tout à la fois très-douces et très-fières… Je me montrerai digne des ménagements dont vous usez, en ne disant rien de ce qui pourrait me servir d’excuse. »

Elle fit alors quelques pas vers le milieu de la chambre, et s’arrêta sur un point d’où elle voyait en entier Rosamond. Deux fois elle essaya de parler, deux fois la voix lui faillit ; à un troisième effort, elle parvint à se rendre maîtresse d’elle-même.

« Avant de partir, madame, dit-elle, je désire vous voir bien convaincue que mon renvoi ne me laisse aucun ressentiment… Je ne suis nullement irritée. Veuillez vous souvenir qu’en vous quittant je n’avais pas de rancune, et que je n’ai pas articulé une seule plainte. »

Sur sa figure se peignait un tel découragement, il y avait dans sa voix, pendant qu’elle prononçait ce peu de mots, tant de résignation calme et triste, que le cœur de Rosamond en fut comme fasciné.

« Pourquoi m’avez-vous fait peur ? demanda-t-elle, déjà fléchie à demi.

— Vous effrayer, moi ?… Et comment cela se pourrait-il ?… Hélas ! qui donc au monde ne vous effrayerait, si, moi, je vous effraye ? »

Parlant ainsi avec une tristesse qui n’avait rien d’affecté, la garde alla prendre son chapeau et son châle sur la chaise où elle les avait déposés. Tandis qu’elle les mettait, on pouvait suivre le tremblement de ses mains amaigries ; et cependant, si insignifiant que fût ce soin, on voyait dominer encore, dans ce mouvement mécanique, le sentiment inexorable des convenances traditionnelles.

En allant vers la porte, elle s’arrêta une fois encore à côté du lit, jeta sur Rosamond et sur l’enfant un regard voilé de larmes, lutta de nouveau contre sa timidité naturelle, et prononça les paroles d’adieu.

« Dieu, dit-elle, vous comble de bénédictions ! puisse-t-il vous faire constamment heureux, vous et votre fils !… Vous me renvoyez, et je n’en conçois aucun ressentiment… Si jamais, cette nuit passée, il vous arrive de penser à moi, veuillez vous rappeler que je suis partie sans m’irriter… ni me plaindre. »

Un moment encore elle demeura, pleurant toujours, et toujours, à travers ses larmes, regardant la mère et l’enfant, puis elle se détourna et marcha vers la porte. Dans ses dernières paroles, et dans l’accent qu’elle y mit, il y eut quelque chose qui commanda aux personnes réunies dans cette chambre d’auberge un recueillement silencieux. Elles étaient quatre, et pas un mot ne fut prononcé au moment où la garde, refermant la porte sans bruit, toute seule s’éloigna d’elles.



  1. Petit char à banc attelé de chevaux nains qu’on appelle ponies.