Le Secret de Wilhelm Storitz/4
IV
Le lendemain — grand jour — je rendis officiellement visite à la famille Roderich.
L’habitation du docteur s’élève à l’extrémité du quai Batthyani, à l’angle du boulevard Tékéli, lequel, sous différents noms, fait le tour de la ville. C’est un hôtel moderne, d’une ornementation riche et sévère à l’intérieur, meublé avec un goût qui témoigne d’un sens artiste très affiné.
Par une porte cochère flanquée d’une petite porte de service, on pénètre dans une cour pavée qui se prolonge en un vaste jardin ceinturé d’ormes, d’acacias, de marronniers et de hêtres, dont les cimes dépassent le mur de clôture. En face de ces deux portes sont les communs, tapissés d’aristoloche et de vigne vierge, et réunis au corps de logis principal par un couloir à vitraux de couleur, qui aboutit à la base d’une tour ronde, haute d’une soixantaine de pieds, dans laquelle se déroule l’escalier.
En avant de l’habitation règne une galerie vitrée, sur laquelle s’ouvrent les portes drapées de vieilles tapisseries, qui conduisent au cabinet du docteur Roderich, aux salons et à la salle à manger, ces diverses pièces prenant jour sur le quai Batthyani par les six fenêtres de façade et sur le boulevard Tékéli.
Le premier et le second étage reproduisent la même disposition. Au-dessus du grand salon et de la salle à manger, les chambres de M. et de Mme Roderich ; au second, celle du capitaine Haralan ; au-dessus du cabinet du docteur, la chambre de Mlle Myra et son cabinet de toilette…
Je connaissais cet hôtel avant de l’avoir visité. Au cours de notre entretien de la veille, Marc n’en avait pas oublié un détail. Il me l’avait décrit pièce par pièce, y compris son original escalier surmonté d’un belvédère et d’une terrasse circulaire d’où l’on domine la ville et le cours du Danube. Je savais même de la façon la plus précise quelle était la place préférée de Mlle Myra à table ou dans le grand salon, et sur quel banc elle aimait à s’asseoir au fond du jardin, à l’ombre d’un marronnier superbe.
Vers une heure de l’après-midi, nous fûmes reçus, Marc et moi, dans la vaste galerie vitrée, construite en avant du principal corps de bâtiment. Au milieu, une jardinière en cuivre ouvragé, où s’épanouissaient dans tout leur éclat des fleurs de printemps. Pour garnir les angles, quelques arbrisseaux de la zone tropicale : palmiers, dracenas et araucarias. Aux panneaux, plusieurs toiles des écoles hongroise et hollandaise, dont Marc appréciait la grande valeur.
Sur un chevalet, je vis et j’admirai le portrait de Mlle Myra, œuvre d’une facture superbe, digne du nom qui la signait, et qui m’est le plus cher au monde.
Le docteur Roderich atteignait la cinquantaine, mais c’est à peine si on lui eût donné cet âge. Il avait la taille haute, le corps droit, la chevelure épaisse et grisonnante, le teint de la bonne et inaltérable santé, la constitution vigoureuse sur laquelle aucune maladie n’a prise. On reconnaissait en lui le véritable type magyar dans son originale pureté, l’œil ardent, la démarche résolue, l’attitude noble, et en toute sa personne une sorte de fierté naturelle que tempérait l’expression souriante de son visage. Dès que je lui fus présenté, je sentis à la chaude étreinte de sa main que j’étais en présence du meilleur des hommes.
Mme Roderich, à quarante-cinq ans, avait conservé de notables restes de sa grande beauté d’autrefois, des traits réguliers, des yeux d’un bleu sombre, une magnifique chevelure qui commençait à blanchir, une bouche finement dessinée laissant voir une denture intacte, une taille encore élégante.Marc m’en avait fait un portrait fidèle. Elle donnait l’impression d’être une excellente femme, douée de toutes les vertus familiales, ayant trouvé le bonheur complet près de son mari, adorant son fils et sa fille de toute la tendresse d’une mère sage et prévoyante.
Mme Roderich me témoigna beaucoup d’amitié, ce dont je fus profondément touché. Elle serait heureuse de l’arrivée du frère de Marc Vidal dans sa maison, à la condition qu’il voulût bien la considérer comme la sienne.
Mais que dire de Myra Roderich ? Elle vint à moi, souriante, la main ou plutôt les bras tendus. Oui, c’était bien une sœur que j’allais avoir en cette jeune fille, une sœur qui m’embrassa et que j’embrassai sans plus de cérémonies. Et j’ai lieu de croire que Marc, en me voyant faire, connut l’aiguillon de l’envie.
« Moi, je n’en suis pas encore là ! soupira-t-il, non sans jalousie.
— Parce que vous n’êtes pas mon frère, » expliqua plaisamment ma future belle-sœur.
Mlle Roderich était bien telle que Marc me l’avait dépeinte, telle que la représentait cette toile que je venais d’admirer. Une jeune fille à la tête charmante couronnée d’une fine chevelure blonde, avenante, enjouée, ses beaux yeux d’un bleu noir pétillants d’esprit, le teint chaud de la carnation hongroise, la bouche d’un dessin très, pur, des lèvres rosées s’ouvrant sur les dents d’une éclatante blancheur. D’une taille un peu au-dessus de la moyenne, la démarche élégante, elle était la grâce en personne, d’une distinction parfaite, sans afféterie ni pose.
En vérité, si l’on disait des portraits de Marc qu’ils étaient plus ressemblants que leurs modèles, on eût pu dire plus justement encore que Mlle Myra était plus naturelle que nature !
Comme sa mère, Myra Roderich portait le costume magyar : la chemisette fermée au cou, les manches assujetties au poignet par des broderies, le corsage soutaché à boutons de métal, la ceinture nouée d’un nœud de rubans à filets d’or, la jupe aux plis flottants et s’arrêtant à la cheville, les brodequins de cuir mordoré — tout compte fait, un ensemble fort agréable où le goût le plus délicat n’eût rien trouvé à reprendre.
Le capitaine Haralan était là, superbe dans son uniforme, et d’une ressemblance frappante avec sa sœur. Il m’avait tendu la main, il m’avait traité en frère, lui aussi, et nous étions, déjà deux amis, bien que notre amitié datât de la veille. Je n’avais donc plus à connaître aucun membre de la famille.
La conversation se poursuivit à l’aventure, passant sans ordre d’un sujet à l’autre. Nous parlâmes de mon voyage, de la navigation à bord de la Dorothée, de mes occupations en France, du temps dont je pouvais disposer, de cette belle ville de Ragz qu’on me ferait visiter en détail, du grand fleuve que je devrais bien descendre au moins jusqu’aux Portes de Fer, ce magnifique Danube dont les eaux semblent imprégnées de rayons d’or, de tout ce pays magyar si plein de souvenirs historiques, de cette fameuse puszta, qui devrait attirer les curieux du monde entier, etc.
« Avec quelle joie nous vous voyons près de nous, monsieur Vidal ! répétait Myra Roderich, en joignant les mains dans un geste gracieux. Votre voyage se prolongeait, et nous n’étions pas sans inquiétude. Nous n’avons été rassurés qu’en recevant votre lettre écrite de Pest.
— Je suis très coupable, mademoiselle Myra, répondis-je, très coupable de m’être attardé en route. Il y a longtemps que je serais à Ragz, si j’avais pris la poste après Vienne. Mais des Hongrois ne m’eussent pas pardonné d’avoir dédaigné le Danube dont ils sont fiers à si juste titre, et qui vaut sa réputation.
— En effet, monsieur Vidal, approuva le docteur, c’est notre glorieux fleuve, et il est bien à nous depuis Presbourg jusqu’à Belgrade.
— Nous vous pardonnons en sa faveur, monsieur Vidal, concéda Mme Roderich, puisque enfin vous êtes là et que rien ne retardera plus maintenant le bonheur de ces deux enfants. »
Tout en parlant, Mme Roderich couvait d’un regard attendri sa fille et Marc déjà unis dans son cœur. M. Roderich faisait de même. Quant aux « deux enfants », ils se mangeaient réciproquement des yeux, comme on dit familièrement. Et moi, j’étais tout ému de l’innocent bonheur de cette heureuse famille.
Il ne fut pas question de sortir pendant cette après-midi. Si le docteur dut retourner à ses occupations habituelles, Mme Roderich et sa fille n’avaient aucune affaire qui les attirât au dehors. En leur compagnie, je parcourus l’hôtel et admirai les belles choses qu’il renferme, tableaux et bibelots de choix, dressoirs chargés de vaisselle d’argent de la salle à manger, vieux coffres et vieux bahuts de la galerie.
« Et la tour ? s’écria Myra. M. Vidal s’imagine-t-il que sa première visite s’achèvera sans qu’il soit monté à notre tour ?
— Mais non, mademoiselle Myra, mais non ! répondis-je, il n’y a pas une des lettres de Marc qui ne me parle de cette tour en termes élogieux, et, à vrai dire, je ne suis venu à Ragz que pour y monter.
— Vous le ferez donc sans moi, dit Mme Roderich, car c’est un peu haut.
— Oh ! mère, cent-soixante marches seulement !…
— À ton âge, ça ne fait même pas quatre marches par année, dit le capitaine Haralan. Mais reste, chère mère, nous te retrouverons dans le jardin.
— En route pour le ciel ! » s’écria, Myra.
Elle s’élança, et nous avions peine à la suivre dans sa légère envolée. En deux minutes, nous eûmes atteint le belvédère, puis la terrasse, d’où un panorama superbe s’offrit à nos regards.
Vers l’Ouest, toute la ville et ses faubourgs, que domine la colline de Wolkang, couronnée par le vieux château dont le donjon s’abrite sous les plis du pavillon hongrois. Vers le Sud, le cours sinueux du Danube, large de cent soixante-quinze toises, sans cesse sillonné par le va-et-vient des embarcations qui le remontent ou le descendent et, au delà, les lointaines montagnes de la province serbienne. Au Nord, la puszta, avec ses bois resserrés comme les massifs d’un parc, ses plaines, ses cultures, ses pâturages, précédée de toute une banlieue de maisons de campagne et de fermes reconnaissables à leurs pigeonniers pointus.
J’étais ravi par cette vue admirable, si variée d’aspects, et qui, par ce beau temps, aux rayons d’un clair soleil, s’étendait jusqu’aux dernières limites de l’horizon.
Mlle Myra crut devoir me donner quelques explications :
« Ceci, dit-elle, c’est le quartier aristocratique, avec ses palais, ses hôtels, ses places, ses statues… De ce côté, en descendant, monsieur Vidal, vous apercevez le quartier commerçant, ses rues pleines de monde, ses marchés… Et le Danube, car il faut toujours en revenir à notre Danube, est-il assez animé en ce moment !… Et l’île Svendor, toute verte, avec ses bosquets et ses prairies en fleurs !… Mon frère n’oubliera pas de vous y conduire.
— Sois tranquille, répondit le capitaine Haralan, je ne ferai pas grâce à M. Vidal d’un seul coin de Ragz.
— Et nos églises, reprit Mlle Myra, voyez-vous nos églises, et leurs clochers pleins de sonneries et de carillons ? Vous entendrez cela le dimanche ! Et notre Maison de Ville, avec sa cour d’honneur entre les deux pavillons, sa haute toiture, ses grandes fenêtres et son beffroi dont la grosse voix sonne les heures !…
— Dès demain, dis-je, elle aura reçu ma visite.
— Eh bien, Monsieur, demanda Mlle Myra en se retournant vers Marc, tandis que je montre la Maison de Ville à votre frère, que regardez-vous donc ?
— La cathédrale, mademoiselle Myra… sa masse imposante, les tours de sa façade, sa flèche centrale qui monte vers le ciel comme pour y conduire la prière et, par-dessus tout, son escalier monumental.
— Et pourquoi, dit Myra, tant d’enthousiasme pour cet escalier ?
— Parce qu’il conduit juste sous la flèche, à un certain endroit du chœur, répondit Marc en regardant sa fiancée dont la jolie figure se colora d’une légère rougeur, où…
— Où ?… interrogea Myra.
— Où j’entendrai de votre bouche le plus grand de tous les mots, bien qu’il n’ait qu’une syllabe, elle plus beau ! »
Après une assez longue station sur la terrasse du belvédère, nous redescendîmes au jardin où nous attendait Mme Roderich.
Ce jour-là, je dînai à la table de famille, et nous passâmes la soirée entre nous. À plusieurs reprises Mlle Myra se mit au clavecin et s’accompagna en chantant d’une voix pénétrante ces originales mélodies hongroises, odes, élégies, épopées, ballades, qu’on ne peut entendre sans émotion. Ce fut un ravissement, qui se serait prolongé jusqu’à une heure avancée de la nuit si le capitaine Haralan n’eût donné le signal du départ.
Lorsque nous fûmes rentrés à l’hôtel Temesvar, dans ma chambre où me suivit Marc :
« Avais-je exagéré, me dit-il, et crois-tu qu’il y ait au monde une autre jeune fille…
— Une autre ! répondis-je. Mais j’en suis à me demander si même il y en a une, et si Mlle Myra Roderich existe réellement !
— Ah ! mon cher Henri, que je l’aime !
— Parbleu ! voilà, qui ne m’étonne pas, mon cher Marc ! Je te renierais pour mon frère, s’il en était autrement ! »
La-dessus, nous gagnâmes nos lits, sans qu’aucun nuage eût assombri cette heureuse et paisible journée.