Le Secret de bien des gens

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Le Secret de bien des gens
Satires et Chants (p. 205-215).

L’atelier du Titien à Venise. Le peintre est à
son chevalet, et l’Arétin dans un fauteuil pose
pour son portrait.


 
Arétin.
Oui, compère, le fait qu’on vous a rapporté
Est vrai sur tous les points. Strozzi, dans le côté,
Hier soir fut salué par un bon coup de dague,
Près saint-Jean et saint-Paul... et, pour être moins vague,
C’est de moi qu’il le tient par procuration.
J’ai dû répondre fer à qui parlait bâton :
Ce coup rabaissera quelque peu sa jactance.

Titien.
Mais, seigneur Pietro, quelle affreuse existence
Que la vôtre ! Toujours être en butte au gourdin,
Ou bien être obligé d’armer un spadassin
Pour se garder des gens... c’est un rude d

ilemme.
Ne pourriez-vous résoudre autrement le problème
Et dépenser l’esprit dont Dieu vous a doté
Autrement qu’en injure et qu’en obscénité ?
Ne vous trompez-vous pas, en prenant cette allure,
Sur le but de la vie et sur votre nature ?

Arétin.
Non, compère, mon pied ne porte pas à faux ;
Je sais ce que je fais, je sens ce que je vaux
Et vois sous leur vrai jour les objets de ce monde.
Jeté par le hasard sur la machine ronde,
Avec le vide en poche et le mépris des miens,
J’en fais payer la chance à mes concitoyens.
Peut-être pensez-vous que les terrestres choses
Sont aptes à durer et, comme fraîches roses,
Faites pour refleurir un jour en quelque éden,
Alors vous vous réglez là-dessus, et c’est bien.
Mais moi je n’y crois pas : je suis sûr, au contraire,
Que notre pauvre corps, ce bahut de misère,
Est un étui trop sale et trop matériel
Pour en soi renfermer un esprit immortel,
Que tout meurt avec nous et que, ce que l’histoire,
Les lettrés, les niais nomment du nom de gloire,
N’est que fumée errante un siècle ou deux à l’œil
Et dans l’éternité submergeant son orgueil.

Si nature m’avait créé comme le Tasse
Sans estomac, sans reins, triste et blême de face,
J’aurais pu comme lui vivre de rêves creux,
De fruits confits, d’eau pure et d’amours langoureux ;
Mais bâti comme Hercule et d’un sang plein de flammes,
Aimant ce que la vie a de meilleur, les femmes,
Les écus et le vin, comme un moine cloîtré,
L’âme toujours au ciel et le corps macéré,
Je ne pouvais user mes jours en abstinences :
Je suis d’un autre bois. -voyez nos excellences,

Les ducs et les prélats et tous nos batailleurs :
Ils pratiquent la vie en habiles jongleurs ;
Grâce à leur rang, leur glaive et leurs fausses paroles,
Elle est pleine d’aisance et de voluptés molles :
Et pourquoi n’en ferais-je autant de mon côté
Avec l’outil qu’aux mains le destin m’a planté ?

Je ne suis ni guerrier, ni prêtre, ni de race
Princière, mais je suis homme d’esprit, d’audace,
Et cela me suffit : ma plume et mon cornet
Sont de force à m’emplir la panse et le gousset.
Guttemberg ne sut pas, en créant sa machine,
Tout ce qui s’y trouvait de puissance divine.
Moi seul l’ai bien compris : un chiffon de papier
Me fait, quand je le veux, maître du monde entier.

Avec ce talisman, vrai talisman de fée,
J’ai l’existence large, éclatante, étoffée,
Un palais magnifique au bord du grand canal,
Une table égalant celle d’un cardinal,
Des meubles, des habits d’une élégance exquise
Et pour amour les corps les plus beaux de Venise,
Non pas deux, non pas trois, mais trente ; puis je vois
Se courber à mes pieds les envoyés des rois,
Et, pour que rien ne manque à mon désir avide,
Le dieu de la couleur, Titien le splendide,
Fait de ses nobles doigts en ce jour enchanté
Passer ma face auguste à la postérité.

Titien.
C’est faiblesse qu’un jour à mon talent peut-être
On pourra reprocher.

Arétin.
                     Faiblesse, non, cher maître,
Dites du savoir-vivre et de l’habileté.
Au fait, voyons la chose avec sa

nudité.
Pour moi vous n’avez pas abondance d’estime,
Un grand fonds d’intérêt, mais vous craignez ma rime
Et tout doucettement vous me faites la cour,
Pour que sur vos tableaux mon esprit, en retour,
Fixe l’attention des puissances du monde.
Sans doute la science est chez vous très-profonde,
Votre génie est beau ; mais on le saurait moins
Si de ma verte muse il n’occupait les soins,
Et si ma plume ainsi qu’une trompe sonore
À tous les connaisseurs, du couchant à l’aurore,
Ne le proclamait tel, c’est là du jugement.
Mais moi, je montre aussi quelque discernement
En sachant vous frapper l’âme d’un peu de crainte ;
Car si j’étais pour vous une cervelle empreinte
Des fadeurs du Parnasse, un rimeur doucereux,
Point n’aurais-je espéré que le pinceau fameux,
Qui vêt de pourpre et d’or les princes de la terre,
Voulût bien retracer les traits d’un pauvre hère.

Titien.
Ce que vous dites là n’est point sans vérité,
Et vous touchez mon faible, ami, la vanité.

Oui, dans cette carrière aux chances incertaines
Où je cours, j’aime mieux votre amour que vos haines.
Ce n’est pas qu’à part moi je ne sois convaincu
De ma force et certain qu’au vrai beau revenu
Le monde en l’avenir ne me rende justice ;
Mais je ne me sens pas né pour le sacrifice,
Ni fait, sauf à m’en voir récompensé plus tard,
Pour contenter mon cœur du seul travail de l’art.

Je veux être applaudi d’une façon notoire
Moi vivant, et tirer gros profit de ma gloire.
Point ne faut, à ce compte, être en hostilité
Avec un Apollon aussi plein d’âpreté
Que le vôtre... on sait trop que dans les faits s

uprêmes
De l’art bien peu de gens vont jugeant par eux-mêmes,
Et comme il est facile en l’océan des sots
De couler un artiste avec quelques bons mots.

Cependant, quoique un bout d’égoïsme apparaisse
Dans les bons sentiments que pour vous je professe,
Croyez bien qu’il s’y trouve aussi désir ardent
De vous voir désormais plus sage, plus prudent,
Plus glorieux enfin que vous n’avez pu l’être.

Arétin.
Ce désir-là, seigneur, me touche et me pénètre.

Titien.
Vous voyez qu’avec vous je ne me cache pas
Et dis vrai : j’admets donc que parti de très-bas,
Sous le mépris des gens, sans guide et sans ressource,
Pour prendre votre élan et porter votre course
Au sommet fabuleux où vous êtes monté,
Vous ayez dû combattre avec brutalité,
Frapper plus fort que juste et, comme maints bélîtres,
Attaquer toutes gens et casser toutes vitres ;
Mais vainqueur aujourd’hui, triomphant et fêté
Des riches et des grands et de la royauté,
Souverain du public, maître de la fortune,
Pourquoi ne pas saisir cette chance opportune,
Laisser là le pamphlet et faire à nos neveux
Le don de quelque écrit noble et consciencieux ?


Arétin.
Pour de bonnes raisons, cher maître, et la meilleure
C’est que tout mon esprit disparaîtrait sur l’heure,
Et que ce bon public, si friand de mes vers,
Se boucherait l’oreille au bruit de mes concerts.
Ce qu’on attend de moi c’est de la ca

lomnie,
De l’injure aux puissants, du sarcasme au génie,
C’est le plaisir de rire aux dépens du voisin,
De le voir écumer sous un peu de venin ;
Voilà, voilà pourquoi la foule m’idolâtre.
Mais qu’un jour je lui serve un ragoût moins saumâtre
Et moins assaisonné d’ingrédients mordants,
Vous verrez si la bête y met le bout des dents...
Puis, faut-il l’avouer et vous le dire en face ?
Quand sérieusement au sommet du Parnasse
Je voudrais m’élever et maintenir mes pas
Au pur sentier de l’art, je n’y parviendrais pas ;
Je me connais, je suis peu dupe de moi-même.
Si dans ce que j’écris, soit conte soit poëme,
Je me livre sans gêne aux écarts du cerveau,
C’est qu’en moi je n’ai pas la faculté du beau,
Le sens d’un esprit juste, et que ma fantaisie
N’est rien qu’extravagance et folle poésie.

Quand, pour rendre les tons de mon style plus vifs
Et plus piquants, je fais des colliers d’adjectifs,
Que j’enfle et je nourris jusques à la pléthore
Les maigreurs de ma phrase avec la métaphore,
Ou que de leur vrai sens je détourne les mots
Et leur fais contracter les hymens les plus faux,
Enfin, lorsque plongeant aux bas-fonds populaires
J’en tire effrontément les tours les plus vulgaires,
Croyez-vous que j’ignore, en écrivant ainsi,
Que j’offense la règle et le goût ?... pardieu si,
Je le sais, et très-bien ; mais il faut aller vite,
Étonner le commun par un trait insolite,
Lui donner pour du neuf et pour du feu divin
Des lazzis de taverne et des mots d’arlequin...
Je n’ai point de génie, et si dans mon audace
Je prétends égaler l’Arioste et Le Tasse,
Je mens et du public j’outrage la candeur.


Titien.
C’est aussi là le fait de plus d’un barbouilleur
Que les faveurs des sots encouragent à peindre ;
Au juste, au naturel ne pouvant pas atteindre,
Ils recherchent l’effet, et leur crayon outré
Tombe dans le bizarre ou dans l’exagéré.

Arétin.
Impuissance est le mot de leur folle peinture
Plus encor qu’elle n’est un travers de nature.

Titien.
Je le crois. -mais, seigneur, ne redoutez-vous pas
Que ce style par vous jugé fantasque et bas
Ne rebute, et que las de vos façons d’écrire
Le public à la fin ne veuille plus vous lire ?
Alors abandonné de son rire flatteur
Et les échos manquant à votre vers railleur,
Que deviendra pour vous cette puissance vaine
Dont vous vous targuez tant ?

Arétin.
Je n’en suis pas en peine,
Elle a pour fondement quelque chose de mieux
Qu’une phrase bien faite, un vers mélodieux :
C’est la malignité, nourriture éternelle
Et sûr appui de toute impuissante cervelle.
Caressez l’intérêt, les sens, la vanité,
L’envie au rire faux et plein de cruauté,
Vous serez les héros et les dieux de la foule !
C’est dans le vil crottin que s’engraisse la poule ;
C’est avec le fumier qu’on obtient le froment.
Tant que l’homme en son cœur aura quelque agrément
À voir calomnier et mordre ses semb

lables,
Tant qu’il aura les sens aisément excitables
Au tableau croustilleux des voluptés, enfin
Tant que l’homme sera méchant et libertin,
Je serai craint, flatté comme un roi de la terre
Et mieux qu’un front mitré j’y ferai bonne chère.

Titien.
C’est fort possible, vu l’humaine lâcheté ;
Mais grâce aussi, seigneur, à cette iniquité,
Dès l’instant qu’Atropos vous aura mis en poudre
Et fait tomber du doigt votre terrible foudre,
Les choses reprendront leur place, et nos neveux
Pourraient bien ne garder de vous qu’un nom fâcheux,
Celui d’un...

Arétin.
               Achevez, dites le mot, compère ?
Celui d’un impudent, d’un bandit littéraire
Vous détroussant le monde une plume à la main
Comme un reître embusqué sur le bord du chemin !
Je sais ce que de moi le prochain pourra dire,
Mais j’en ris et m’en moque... assez peu je soupire
Après les vains honneurs de l’immortalité,
Ignorant si Dieu même est en réalité.
Le présent seul, au pied léger comme la femme
Et comme elle amusant, est le but qui m’enflamme.
Ainsi quand le rideau sur moi sera tiré,
Que le ver sépulcral m’aura tout dévoré,
Qu’importe à mon égard la sotte comédie
Que sur le méchant bois des tréteaux de la vie
Joueront de vertueux baladins ! L’on fera
De mon corps, de mon nom, tout ce que l’on voudra.
On pourra tout salir, le sac et l’étiquette.
L’un aura toujours eu la panse rondelette
Le temps qu’il fut debout, et l’autre au

ra jeté
Par ce monde un rayon d’assez vive clarté.
Qui sait ? Peut-être un jour même ferai-je école,
Peut-être qu’un sophiste à l’ardente parole,
Travaillant le public à mon intention,
Aura l’insigne honneur de relever mon nom.

Titien.
Je le vois, vous avez la volonté très-ferme
De rester dans le cercle où votre goût s’enferme,
Vouloir triste et je crois d’un exemple fatal,
Et qui peut vous causer à vous-même grand mal.
Soit, suivez ce chemin, je renonce à combattre
Votre penchant ; d’ailleurs, à force de débattre,
Je craindrais de jouer le rôle bête et faux
D’un froid pédant, stérile éplucheur de défauts.

Arétin.
Et c’est bien raisonner, car à l’âge où nous sommes,
Cher maître, on change peu les sentiments des hommes ;
Ils reprennent toujours leur courant naturel.
Qu’on tente l’idéal ou le matériel,
Chacun, tout compte fait, a ce qu’il cherche au monde.
À vous donc la fortune en bien-être féconde,
Les constantes faveurs d’un public enchanté,
L’amitié des Césars et l’immortalité ;
À moi le bruit d’un jour, les fureurs de l’orage,
À moi les vils surnoms, les haines et l’outrage,
Mais de l’or, du plaisir, et mon portrait enfin
Du pinceau le plus vrai qu’ait produit l’art divin.


Publié en 1855. < /small>