Le Secret de la malle rouge/3

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L’Édition populaire (p. 16-24).

L’AUTRE HOMME.


Le jour même, nous avions rencontré Albert, Lelong, qui nous avait invités, Robert Sagan et moi, à passer la soirée chez lui.

La réception qui nous fut réservée fut des plus cordiale.

La famille Lelong était très unie. Le père était négociant en soieries ; c’était un brave bourgeois de province, la mère une excellente personne adorant ses deux enfants. Albert Lelong était l’aîné, il avait 28 ans. Sa sœur Blanche était âgée de 24 ans ; c’était une jeune fille calme et rêveuse, très réservée, parlant fort peu.

Je comprenais que mon ami n’eût rien découvert d’anormal dans cet intérieur patriarcal.

Qu’avait-il voulu dire exactement en me disant « qu’il y avait deux hommes dans Albert Lelong » ?

Je le questionnai à ce sujet. Il me répondit :

— Vous me comprendrez plus tard.

Voulait-il dire qu’en Albert Lelong il y avait une dualité étrange : un homme que nous connaissions et une autre personnalité cachée sous la première ?

Je ne tardai pas à être renseigné à ce sujet.

Les événements se précipitèrent, en effet.

Sagan avait loué, en son nom, un appartement en face de la maison qu’habitait la famille Lelong. Depuis mon arrivée, chaque nuit, à tour de rôle, mon ami et moi nous nous placions en observation.

Les indications de mon ami étaient précises :

— Nous devons savoir si Albert Lelong ne quitte pas subrepticement sa maison la nuit. Si vous le voyiez sortir quand vous êtes de garde, avertissez-moi aussitôt.

Nous avions passé ainsi plusieurs nuits sans rien remarquer d’anormal.

Je désespérais déjà lorsque, une nuit que je venais de remplacer mon ami, je vis s’ouvrir la porte de la maison Lelong. Albert apparut sur le seuil. Il referma la porte et, sans hésitation aucune, il s’engagea dans la rue.

D’un bond, je fus près de Sagan.

— Enfin ! s’écria mon ami.

Quelques instants après, nous étions dans la rue.

Nous aperçûmes devant nous, à une centaine de mètres, la silhouette de notre jeune voisin.

— Il s’agit de le suivre sans qu’il s’en aperçoive, murmura mon ami.

Albert Lelong semblait peu se soucier d’être épié ou suivi. Il marchait d’un pas ferme, plus ferme même que d’habitude, sans détourner la tête.

Nous traversâmes ainsi toute la ville d’Evan. Comme nous passions devant l’église, des coups sonores retentirent dans le silence nocturne : minuit sonnait…

Albert Lelong se dirigeait vers la campagne. La nuit était épaisse, de lourds nuages orageux roulaient dans le ciel.

Maintenant, nous distinguions à peine devant nous la silhouette du jeune homme.

Nous marchâmes ainsi pendant plus d’une demi-heure.

Enfin, nous vîmes le jeune Albert Lelong s’arrêter devant une assez vaste habitation, isolée en pleine campagne. Il n’eut pas à sonner : la porte s’était ouverte devant lui et elle se referma dès qu’il en eût franchi le seuil.

— Attention ! me dit Sagan

Nous observâmes la façade de la maison. Deux fenêtres venaient de s’illuminer au premier étage.

Par instants, nous voyions s’y dessiner une silhouette humaine, dont les gestes projetaient des ombres fantastiques sur les rideaux transparents.

Mon ami observait en silence.

— Il faut que je sache ce qui se passe là, dit-il tout à coup. Me suivez-vous, Darcy ?

Nous nous avançâmes dans l’ombre. Sagan avait tiré de sa poche le passe-partout, qui ne le quittait jamais. Après quelques essais infructueux, la porte finit par s’ouvrir silencieusement sous la poussée de mon ami.

— Doucement, Darcy, me recommanda-t-il. Suivez-moi sans bruit.

Et il me prit par la main, pour me guider.

Nous gravîmes l’escalier. Sagan s’arrêta devant une porte dont la serrure laissait filtrer un réseau de clarté. Il se pencha et, à plusieurs reprises, il regarda et écouta par le trou de la serrure.

Puis soudain il se redressa et je l’entendis murmurer :

— Étrange… étrange… Je crois que je tiens le mot de l’énigme. Suivez-moi, mon ami, je pense que nous verrons mieux en pénétrant dans la chambre voisine.

Sagan ne s’était pas trompé. Ayant, grâce au concours du passe-partout, pénétré dans cette chambre voisine qui était plongée dans l’obscurité, nous pouvions, par la porte entr’ouverte qui la séparait de la chambre illuminée, voir tout ce qui se passait dans celle-ci.

— Voilà le mot de l’énigme, me dit mon ami en étendant la main.

Curieusement, avidement, je plongeai mes regards dans la chambre illuminée.

Le jeune Albert Lelong était assis dans un fauteuil de chêne. Ses traits exprimaient la terreur la plus formidable qu’il fût possible d’imaginer. Ses yeux, sortant de leurs orbites, semblaient fascinés par un spectacle horrible.

Que fixaient-ils, ces yeux qui, en les examinant mieux, paraissaient regarder sans voir.

Devant le jeune Albert Lelong, un homme se tenait debout, tout droit, dans une attitude autoritaire.

Une longue barbe blanche tombait sur sa redingote noire qui cambrait sa taille. Ses yeux brillaient d’un feu sombre et puissant.

Par instants, il étendait la main vers Lelong en un geste impérieux.

Soudain, sa voix s’éleva et nous entendîmes qu’il disait :

— Dormez ! je le veux ! je l’ordonne !…

Lelong sembla vouloir se débattre, mais en vain. Enfin, il parut succomber sous une force plus grande que sa volonté.

L’inconnu s’avança vers lui et prononça :

— Vous avez tué Mary Law, dans le bois d’Evan.

— Non, non, gémit Lelong.

— Vous l’avez tuée, vous dis-je.

Le jeune homme finit par acquiescer :

— Oui, je l’ai tuée.

— Vous avez tué le vieux John Law…

— Oui, je l’ai tué.

— Et vous continuerez à tuer les personnes que je vous indiquerai…

— Non, non, je ne veux pas…

— Je le veux…, vous les tuerez.

Une fois de plus, la volonté du jeune homme parut succomber sous une force inconnue.

— Oui, je les tuerai, répondit-il.

— Bien, continua l’inconnu. Maintenant, vous allez rentrer chez vous, sans bruit. Vous devez oublier cette visite de ce soir ; mais samedi matin vous partirez pour Rouen, sans avertir personne. À 1 heure de l’après-midi, vous serez dans la gare de Rouen.

— J’y serai.

— Vous saurez alors ce que vous devrez faire. Allez… maintenant rentrez chez vous.

Nous vîmes le jeune Albert Lelong se lever. L’inconnu le suivit. Nous les entendîmes descendre tous deux l’escalier ; puis la porte de la rue se referma. L’étranger rentra dans la salle qu’il venait de quitter. Il éteignit la lumière.

À ce moment, Sagan me saisit vivement par le bras et m’attira derrière une tenture.

Il était temps. Un instant après, une ombre humaine passait devant nous.

L’étranger traversa la chambre où nous étions cachés. Il ouvrit une porte et disparut.

Sagan me prit par la main et m’entraîna silencieusement dans l’ombre. Sans bruit, il ouvrit et referma les portes. Quelques minutes après nous étions au dehors.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, me dit le détective. Nous allons prévenir la police d’Evan et, si possible, faire arrêter l’homme avant le lever du jour…

Chemin faisant, mon ami me parla :

— Je ne m’étais point trompé, dit-il. Il y avait deux hommes dans le jeune Albert Lelong : l’homme honnête que nous connaissions et l’homme inconscient que nous ignorions, et qui agit sous l’action d’une volonté plus puissante que la sienne. Nous venons d’assister à une scène de magnétisme édifiante, qui nous révèle le secret du crime mystérieux d’Evan.

— Pensez-vous, demandai-je, que le vieillard que nous avons vu est le meurtrier de la pauvre Mary Law ?

— Tout le fait présumer. Nous avons affaire à un homme adroit et puissant, qui s’est servi de la science hypnotique pour réaliser ses obscurs desseins. Qui est-il ? Que veut-il ? Nous le saurons bientôt, sans doute.

Mon ami se tut et nous marchâmes silencieusement dans la nuit.

Une demi-heure plus tard, nous arrivions devant le bureau de police d’Evan, où mon ami, après s’être fait connaître, demanda le commissaire de police. Celui-ci, prévenu en hâte, vint à mon ami, dont la réputation lui était connue de longue date.

Sagan lui exposa le but de sa visite.

Le commissaire s’empressa aussitôt d’acquiescer à son désir : quelques instants après, il était prêt à nous accompagner avec quatre de ses hommes.

— Nous aurions pu agir seuls, me confia mon ami ; c’eût été plus prudent et nous n’eussions pas perdu de temps, mais il était préférable d’agir régulièrement…

Nous refîmes le chemin que Sagan et moi avions fait deux fois déjà en une nuit.

Bientôt, nous nous trouvâmes à nouveau devant l’habitation isolée du mystérieux vieillard.

Le détective s’adressa, au commissaire :

— Il convient ici, me semble-t-il, de prendre des précautions. L’étranger pourrait fuir à la première alerte. Je crois qu’il serait bon de placer trois hommes autour de la maison.

Le commissaire, aussitôt, donna un ordre à ses hommes, puis, se dirigeant vers l’entrée, il sonna.

Une fenêtre de l’étage s’ouvrit quelques instants après et mon ami poussa un soupir de contentement en voyant apparaître la tête du vieillard que nous avions vu une heure plus tôt.

— Nous le tenons, je crois, me dit-il.

L’étranger s’était penché à la fenêtre et tâchait de distinguer nos ombres dans la nuit.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

Le commissaire fit les sommations d’usage.

— Je vais vous ouvrir, répondit la voix de l’inconnu.

La fenêtre se referma.

Nous attendîmes une minute, deux minutes, trois…

— Hâtons-nous, s’écria Sagan, il faut entrer avant que l’oiseau ne s’envole.

Il ouvrit la porte au moyen de son passe-partout et, tous, nous franchîmes le seuil. Une dernière fois, le commissaire recommanda aux trois policiers qui veillaient à l’extérieur de faire bonne garde. Nous visitâmes d’abord méthodiquement les places du rez-de-chaussée ; puis nous montâmes à l’étage sans trouver l’hôte. Nous gagnâmes les combles, le commissaire inspecta le toit, vainement…

L’étranger avait disparu.

Par où avait-il fui ? Nous n’aurions pu le dire.

Sagan inspectait toutes les places, examinait toutes les murailles à la lueur d’une lampe électrique. Rien, il ne découvrait aucune issue, aucune cachette qui eût pu livrer passage au mystérieux étranger.

L’aube nous trouva dans nos recherches.

Mais nous eûmes beau continuer nos investigations. Nous dûmes nous rendre à l’évidence : l’inconnu avait disparu de la façon la plus mystérieuse, sans laisser la moindre trace de son passage.