Les Écrivains/Le Secret de la morale

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E. Flammarion (Deuxième sériep. 215-221).


LE SECRET DE LA MORALE


Ah ! Je plains sincèrement les braves gens qui vont toujours cherchant, en dehors des réalités de la vie… qui vont toujours cherchant de la joie ou de la douleur, du comique ou du tragique, du rire ou de l’effroi, et de l’invraisemblable, du fantastique, de l’impossible, comme si la pauvre imagination, si peu humaine, du littérateur ou de l’artiste, pouvait, en n’importe quoi, créer, inventer, rêver quelque chose de mieux que ce qui se passe et ce qu’on voit, tous les jours, autour de soi, sur les visages et dans les âmes… Faux sublime, fausse farce, fausse douleur, fausse joie, faux rire du romantisme mort et du symbolisme mort-né, que vous êtes piteux, pauvres masques, et que vous êtes loin de la vie, en qui sont toutes les sources abondantes, bouillonnantes et jamais taries, et toujours renouvelées !

Par exemple, pour rester dans les petites choses et dans les petits faits, être taxé de pornographie par Mme Rachilde, comme je le fus, il y a quelques mois, n’est-ce pas un régal inattendu, étrangement savoureux ?… Se voir dénoncé — indirectement — mais dénoncé tout de même, au Parquet, comme je l’ai été ces jours derniers, par le Fin de siècle — vous avez bien lu, par le Fin de siècle — pour attentats à la pudeur et outrages à la morale publique, où trouver, je vous le demande, quelque chose d’aussi absolument réjouissant ?…

J’aurais payé, très cher, vraiment, pour que le Fin de siècle imprimât cette phrase : « Il n’est pas un écrivain qui ait atteint à plus d’ignominies délictueuses, qui se soit roulé, pour le seul plaisir, dans plus d’immoralités et dans plus d’ordures que M. Octave Mirbeau. Et pourtant, il n’a pas été, une seule minute, inquiété par le Parquet ! » Si j’avais eu besoin d’une justification, d’une réhabilitation, elles étaient là, tout entières… Eh bien, cette phrase, j’ai eu la joie — après les phrases analogues de Mme Rachilde — de la lire, dans cet adorable Fin de siècle, qui juge ainsi de cette façon sommaire, mais infiniment précieuse, mon dernier livre : Le Journal d’une femme de chambre. Opinion, d’ailleurs, dont, je dois le dire, le Fin de siècle n’a pas le monopole — car il n’a pas le monopole de la vertu — et qu’il partage avec de très vieux messieurs à combinaisons, et aussi avec de certains vaudevillistes, chez qui, du moins, l’indécence bien lavée, bien soignée, bien parfumée, se rachète par un intransigeant et farouche patriotisme. Et je me souviens que, quelques jours après la publication de mon livre, je rencontrai un de ces vaudevillistes… bon enfant… mais avec qui il ne faut pas plaisanter… Il était sincèrement indigné, et il me dit :

— Ah ! non, vous savez… je ne suis pas bégueule… et j’admets bien des choses… Mais ça… c’est trop raide… c’est trop dégoûtant !… Moi… je respecte le public… j’enveloppe !…

Il enveloppe, le brave garçon !… Ô mystère des cafés-concerts !…

Et pour que ma joie soit complète… voici que M. Albert Guillaume se mêle … M. Albert Guillaume le sympathique auteur de Bonshommes Guillaume — ah ! qu’ils sont donc Guillaume, ces bonshommes-là ! — et d’un tas de dessins où l’intention polissonne s’allie si franchement à la plus complète — hélas !… — ignorance du dessin… Brave cœur !… Il lui faut de la vertu aussi, à celui-là… et qu’elle soit gaie !… Dès qu’il y a de la douleur quelque part, et que cela ne se passe pas dans un livre, comme dans les Albums Guillaume et les revues de fin d’année, où la maison publique, avec ses bas noirs, ses chemises transparentes étoilées d’or, ses chairs peintes et ses lourdes sottises, descend et grouille sur la page et sur la scène… alors ils s’enfuient, les vieux messieurs et les vaudevillistes patriotes, et les Bonshommes Guillaume, et ils crient, en se voilant la face : « C’est trop dégoûtant ! »

Éternelle histoire, si tristement émouvante, de la prostituée à qui, son dur travail fini, il faut du bleu… de l’au-delà… de la pureté… des petites hirondelles… et de belles histoires morales qui font pleurer !…

J’ai infiniment goûté l’article du Fin de siècle, non seulement en ce qui m’y concerne, mais aussi en ce qu’il y pose une question intéressante. Le Fin de siècle voudrait bien savoir ce que c’est que la morale, et il demande à ce qu’on la définisse enfin, d’une façon « légale ». On pourrait savoir alors ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, ce qu’il est permis et ce qu’il est défendu de dire… Nous n’avons là-dessus d’autre critérium que la disposition d’humeur, d’esprit ou d’estomac, plus ou moins passagère, plus ou moins réflexe, d’un des membres de la Ligue contre la licence des rues… Ce n’est pas suffisant, en vérité, et c’est souvent contradictoire, et presque toujours arbitraire… L’artiste et l’écrivain dépendent donc uniquement d’une chose qu’il ignore absolument, d’un malheur privé, d’une perte à la Bourse, d’une infidélité de maîtresse, d’une digestion pénible… de toutes ces choses extérieures qui ont tant d’empire sur le jugement des hommes… Il serait à désirer que la morale ne fût pas exclusivement livrée à la seule appréciation, à la seule fantaisie variable et instable d’un homme ou d’une Ligue, mais que son caractère, et, par conséquent, les garanties de l’écrivain et de l’artiste fussent enfin établies sur des bases solides et fixes, de façon à ce que personne — juges et jugés — ne pût désormais s’y tromper.

Il paraît que là est la difficulté, précisément, difficulté aussi difficile à vaincre que la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel et la direction des ballons… Tout ce que les psychologues les plus profonds ont pu comprendre jusqu’ici, c’est que l’immoralité est plus spécialement visible et plus intimement délictueuse dans la nudité, et seulement dans la nudité de la femme… Pourquoi l’homme nu n’est-il pas immoral ?… On l’ignore… Mais il ne l’est point… Et ce qu’on ignore encore plus, c’est ceci :

Nous avons des musées et des jardins publics, dont nous sommes très fiers, et où se trouvent, dans les musées, des tableaux, et, dans les jardins, des statues… Il arrive que ces tableaux et ces statues représentent des femmes nues… Il est permis, il est décent, il est même extrêmement moral et instructif que nous allions au Louvre et que nous y admirions ces personnes nues, que nous nous promenions dans les jardins et que nous nous régalions l’œil au spectacle des statues nues… Non seulement cela est moral, cela est gratuit… Mais si ces mêmes personnes nues du Louvre, et ces mêmes statues nues des Tuileries, nous nous avisons de les reproduire, par le dessin, dans un journal, elles deviennent, subitement et mystérieusement, immorales… et, nous, nous tombons sous le coup des lois… Voilà une chose qu’il serait important d’élucider… Pour mon compte, je demande, je supplie qu’on m’explique comment il se fait, comment il se peut faire, qu’une chose morale devienne immorale dans le trajet du Louvre au journal !… Transformations secrètes de la matière, quel alchimiste, jamais, éclairera vos mystères !…

Il arriva même, à ce propos, une aventure, que conte le Fin de siècle, et qui m’inquiète, m’obsède, me poursuit, comme une nouvelle d’Edgar Poë.

Vous vous souvenez que, durant l’Exposition, le grand succès des collections réunies au Petit Palais, fut pour la pendule de Falconet, appartenant à M. Isaac de Camondo, qui l’avait prêtée à M. Émile Molinier en attendant qu’elle aille, définitivement, s’ajouter aux richesses du Louvre, à qui M. de Camondo l’a, paraît-il, léguée… Tous les journaux en parlèrent avec extase… On nous raconta son histoire par le menu… Des foules énormes, chaque jour, stationnèrent devant cet objet, qui était devenu, en quelque sorte, national… et qui figure les Heures… Et comment figurer les Heures autrement que par des femmes nues, je vous le demande ?… Naturellement, il ne vint à l’idée de personne de protester contre la nudité, un peu rondouillarde, un peu boudinée, de ces Heures… Tout le monde, d’ailleurs, se fût esclaffé de rire… Encouragé par cet enthousiasme et par ce succès, le Fin de siècle reproduisit, fidèlement, à sa première page, cette pendule si fêtée, si acclamée… Le lendemain, il recevait une assignation en police correctionnelle, pour outrage aux mœurs… On le poursuivait pour avoir reproduit une chose officielle, nationale, qui, sous la protection du gouvernement, à toutes heures de la journée, recevait l’hommage de l’admiration universelle… Le Fin de siècle fit valoir ses raisons ; on ne voulut pas, d’abord, les entendre… Le pauvre artiste, qui avait copié de son mieux cette pendule, si morale au Petit Palais et si immorale sur le papier d’une publication périodique, fut fort maltraité par le juge d’instruction… Enfin, de discussions en menaces, les poursuites furent abandonnées…

— Allez ! dit le juge d’instruction… Vous êtes très heureux que nous soyons à l’apaisement… à l’éponge… à la joie universelle … Allez… mais… vous savez… n’y revenez pas !…

Ô brave et honnête morale, que de bêtises… et aussi… que de crimes on commet en ton nom !

1901.