Le Secret de la reine Christine/03

La bibliothèque libre.
Agence Gutenberg (p. 25-28).


III


— Je viendrai après le banquet, avait dit Christine. Attends-moi.

Ebba Sparre, ou plutôt Ebba de la Gardie, attendait depuis près d’une heure — il en était neuf — dans ce salon orné de portraits de la reine à tous les âges.

— Elle a toujours eu le goût passionné de se faire peindre, pensait Ebba en regardant vaguement autour d’elle. Ne s’est-elle pas fait représenter en Artémis, en Pallas, en Penthésilée, la reine des Amazones ?

Cette petite pièce en rotonde était la plus intime, la plus aimable du sombre château. C’est là qu’aimait se tenir la reine pendant ses séjours à Upsal, là que les deux jeunes filles, au temps de leur insouciante jeunesse, échangeaient leurs secrets, mêlaient leurs rires et parfois leurs larmes, devisaient d’amour, préparaient jeux et divertissements.

Au lieu de sièges de cuir aux lignes dures, ce salon était meublé de canapés et de fauteuils dorés, aux coussins moelleux couverts de soies brochées, de riches tentures, de bibelots précieux, cadeaux envoyés de Paris par Chanut, l’ancien ambassadeur de France, resté un des amis les plus chers de Christine.

C’est dans un de ces fauteuils qu’Ebba était gracieusement pelotonnée, devant la vaste cheminée aux lourds chenêts de fer. Bien qu’on fût en juin, les soirées étaient toujours fraîches dans ce pays des frimas et des bûches, ou plutôt des troncs d’arbres, flambaient joyeusement en pétillant dans l’âtre.

Mais la jeune femme dont le tendre visage et les cheveux blonds étaient capricieusement éclairés par les flammes, apparaissait inquiète, troublée. Elle songeait à l’ardente amitié de la reine qui, malgré des brusqueries et des boutades, ne s’était jamais démentie. Comme, dès le premier jour, elle l’avait aimée, entourée, protégée et avec quelle fidélité ! Allait-elle abandonner cette incomparable amie ? La laisser partir seule pour les pays lointains ?

Mais, d’autre part, où la fantasque Christine l’entraînerait-elle ?

Elle pensait également, avec non moins de tourment, à son mari Jacob de la Gardie, à l’amour brûlant, jaloux, dont il la comblait. Elle se rappelait le jour où, la rencontrant dans un couloir, il l’avait enlacée avec violence, en jurant de la prendre pour femme. C’était peu de temps après son arrivée à la Cour. Épeurée, tremblante, elle s’était enfuie vers Christine, jetée dans ses bras en pleurant :

— Cet homme est bien effronté de vouloir séduire ma fille d’honneur sous mon toit ! Qu’il aille au diable ! s’écria la reine.

Mais Ebba n’avait pu oublier la voix mâle, la rude étreinte. Après tant d’années, elle frémissait encore à ce souvenir. Le chevalier de son côté n’avait point cessé sa poursuite. Et la reine, par tendresse pour Ebba, avait enfin cédé devant ce double amour. Jacob avait emporté sa proie fragile et charmée dans son château, le plus beau, le plus moderne de la Suède. Et depuis elle ne vivait que pour lui et par lui. Mais sans trahir sa fervente amitié pour la reine à laquelle elle faisait de fréquentes visites.

Et soudain ce coup de foudre de l’abdication. Par quel incompréhensible caprice cette jeune reine comblée renonçait-elle à l’un des royaumes les plus glorieux d’Europe, déposait-elle une couronne que tous lui enviaient, quittait-elle un peuple qui l’adulait ?

— Oh ! Christine ! soupira douloureusement la jeune femme.

— Me voici, répondit une voix grave.

Et précédée de valets qui portaient des flambeaux, Christine apparut.

Elle avait encore sa robe de satin blanc qui tombait en plis soyeux et s’arrondissait autour de ses pieds comme une corolle de perce-neige. Mais cette robe était fripée, souillée de vin et de sauce. Une manche déchirée pendait à l’épaule, les cheveux débouclés de Christine retombaient en désordre sur son front, autour de son cou. Il y avait de l’irritation dans ces beaux regards sombres.

— Corbleu ! J’ai eu de la peine à m’échapper, s’écria-t-elle, Ces sacripants me retenaient par ma robe avec leurs mains grasses, me soufflaient au visage leur haleine vineuse. L’un d’eux m’a arraché ma manche. Ils m’auraient mise nue pour me conserver plus longtemps… Et d’entonner à la fois des flots de vin et des refrains de caserne !

— Ils vous aiment, Madame !

— Peut-être. Loyaux et fidèles, je le sais. Mais quels rustauds que ces fleurs de la noblesse suédoise ! Si rustres qu’à leur contact je me suis faite à jurer et à sacrer comme un soudard ! J’espère bien me décrasser l’esprit et les manières avant de faire mon entrée à la Cour de France, la plus polie du monde. Mais il y faudra du temps et le contact d’êtres plus courtois, plus affinés. Est-ce que le vieux Larsson, le danneman du lac Moelar, n’a-t-il pas imaginé de me faire boire dans un crâne d’ours une pinte de bière de son pays ? Un ours d’ailleurs que nous avons tué chez lui il y a sept ans, tu t’en souviens ?

— Et Charles-Gustave ? Pardon ! Je me trompe ! Et Sa Majesté le roi Charles X ?

— Aussi plein de boisson que ses courtisans, mais plus plein encore de lui-même ! Rouge et gonflé comme une baudruche ! À part ça, toujours le même bon garçon. À six heures, je posais la couronne sur son front bas de chimpanzé. À sept, genou en terre, il me tendait la serviette, pendant que je me savonnais les mains, avant le banquet. Et bien qu’il soit mon aîné de cinq ans il m’appelait « sa mère » ! titre que je ne revendique nullement pour maintes raisons et surtout parce que je me sens toute une jeunesse impatiente à rattraper !

Alors, enlaçant la fragile Ebba dont le front clair s’appuyait à son épaule :

— Allons ! mon amie, ma sœur. Il est neuf heures, c’est à minuit que j’ai décidé de partir. Nous avons donc deux heures et plus pour faire le tour de ces portraits et de ma vie. De ma vie qui me paraît déjà si longue et n’a pas encore commencé !

Christine entraîna son amie vers la plus grande toile près de la porte. On y voyait un chevalier en cotte de mailles et cuirasse, qui, souriant avec tendresse et le front penché, tenait entre ses gantelets de fer un petit enfant nu.

— Ce géant blond, à la barbe d’or, au teint fleuri, dont les yeux lancent des éclairs, tu le sais, c’est mon père. Tu ne l’as pas connu, Ebba ?

— Non ; mais qui donc en Suède n’a vécu dans l’amour et l’admiration du grand Gustave-Adolphe ?

— On l’appelait le Roi des Neiges. Prompt à la colère, terrible dans le combat, il était bon et juste. S’il eût vécu, combien différent eût été mon destin !

Ebba releva le front et tout bas, d’une voix caressante :

— Ne vous a-t-il point conseillé en rêve de demeurer ici pour le bonheur de la Suède ?

Christine secoua mélancoliquement ses boucles :

— Non, Ebba. Car il n’avait d’illusions ni sur la royauté, ni sur lui-même. N’a-t-il pas écrit « qu’un grand roi est un fléau pour son peuple ? La passion extrême qu’il a pour la gloire lui fait perdre tout repos et l’oblige à l’ôter à ses sujets. C’est un torrent qui désole les lieux par où il passe ».

Il écrivait encore : « C’est dans un moment de colère contre la Suède que Dieu m’a envoyé gagner des batailles. » Pourtant, si la victoire hésitait, il descendait de son cheval et appelait à haute voix le Dieu des armées…

— Qui l’écoutait toujours !

— Et qui lui prouva sa faveur en l’enlevant en pleine victoire, dans toute la splendeur de sa force et de sa jeunesse. Il quitta la scène du monde en héros, laissant l’Europe étourdie du bruit de son génie et de ses vertus.

Ebba dit avec douceur :

— Oui, mais il abandonnait aussi l’enfantelet qui, sur cette toile, repose dans ses bras d’acier comme dans un berceau. Parlez-moi d’elle, Christine, de sa naissance, de son enfance que je n’ai pas connue…