Le Secret de la reine Christine/12

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Agence Gutenberg (p. 84-96).

XII


Toutes les fenêtres du château de Gripsholm flambaient gaîment dans la nuit ; des cordons de lumières dessinaient la vaste enceinte des murailles et les tours trapues. Le long des routes blanches de neige et sur la glace du lac, venus des châteaux des alentours à trente lieues à la ronde, des traîneaux illuminés, pareils à des étoiles en marche, traçaient d’étincelants sillons.

On avait remontré à Christine que la noblesse des environs était impatiente de lui rendre hommage et que, malgré son parti-pris de solitude, elle ne pouvait, sans soulever un vif mécontentement, se dispenser de donner une fête pendant son séjour à Gripsholm.

On célébrait donc ce soir du 23 décembre, à la fois la solennité de Noël et l’anniversaire des vingt ans de la jeune reine, née un 18 décembre.

On avait ouvert les salons dorés et les vastes galeries que la reine-mère Marie-Eléonore avait fait orner de fresques mythologiques et de scènes de chasse, peintes sans grand génie, mais dont les couleurs brillantes réjouissaient les yeux et le cœur.

Une foule élégante d’hommes en pourpoints de velours, en bas de soie, de femmes aux épaules nues, dansaient menuets et chaconnes aux accents allègres et précieux de la musique française.

Les modes n’étaient guère que de quelques années en retard sur Paris. Car, depuis un certain temps et surtout sous l’influence de la jeune reine, la Suède, comme la plupart des pays d’Europe, avait adopté, avec un zèle plus ou moins heureux, les usages, les mœurs, la langue et les idées de la France. En art, en architecture, en costumes, en belles manières, en philosophie comme en poésie, on ne jurait que, par la France du petit roi Louis XIV, en ce qu’elle avait à ce moment-là de bon et de mauvais, de brillant et de faux, de charmeur et de corrompu. Et il n’y avait guère dans cet engouement général que quelques vieillards pour hocher la tête et regretter les simples vertus, un peu puritaines, de la vieille Suède.

Pourtant les femmes, moins coquettes et moins piquantes que les grandes dames de la Cour de France, offraient, pour la plupart, avec une fraîcheur intacte, une expression de douceur, de franchise et d’honnêteté que l’on trouve rarement dans les Cours. Et si leurs révérences étaient moins étudiées, si elles dansaient avec une grâce moins apprêtée, elles ne cachaient pas le vif plaisir qui animait leurs visages et faisait étinceler leurs yeux.

Quant aux hommes, hauts et larges comme des citadelles, ils étaient évidemment mieux à leur aise sur les champs de bataille que dans les salons. Parmi eux se trouvaient justement un certain nombre de jeunes officiers de l’Indelta, cette armée permanente de la Suède, en garnison dans les villes et bourgades, où les fils de la petite noblesse provinciale faisaient d’ordinaire leurs premières armes. Sanglés dans leurs uniformes, un peu lourds et gourds, ils étalaient une gaîté naïve et bruyante, massacrant sans pudeur les figures compliquées des « danses nobles » comme on appelait alors les menuets importés de France, et riant aux éclats.

Mais, dans cette fête donnée par la reine et en son honneur, où donc se trouvait Christine ? On ne la voyait nulle part, ni dans les salles où l’on dansait, ni dans les galeries où les invités se pressaient autour des tables chargées de viandes, de venaison, de pâtisseries.

Au début de la soirée, elle avait lentement traversé les salons, suivie du petit groupe de ses familiers, accueillant avec une affable dignité les hommages des hommes, les révérences des femmes, les souhaits de bonheur, de longue vie, le long règne. Elle avait échangé quelques propos aimables avec les plus âgés ou les plus importants des hôtes dont un certain nombre, ne quittant jamais leurs domaines, étaient des inconnus pour elle.

Des regards d’admiration et de joie attendrie s’attachaient à elle, suivant tous ses mouvements.

Elle était vêtue d’une robe de satin blanc aux larges manches bouffantes, ornée de broderies, de galons et de nœuds d’argent, qui éclairait son teint bistré, et prêtait à son corps d’adolescent une ampleur féminine. Pas un bijou, sauf un collier de perles qui soulignait son cou robuste. Ses cheveux relevés sur le front et retenus par un ruban d’argent retombaient en boucles sur ses épaules. Ses traits et ses grands yeux n’avaient jamais brillé d’une joie plus enfantine.

— Qu’elle est belle, notre petite reine ! entendait-on.

— Et bonne et charmante, Dieu la bénisse !

— Et moi qui avais entendu dire qu’elle était fière et dédaigneuse !

— On la disait également peu féminine, un vrai garçon ! Et la voilà si femme dans son printemps épanoui !

— Vingt ans ! Quand nous amènera-t-elle l’époux de son choix ? — Quel est donc, derrière elle, ce beau cavalier, entre Erick Oxenstiern et Charles-Gustave ?

— Je ne le connais pas. Et vous autres ?

— Quelle élégance ! Quelle fière mine ! Serait-ce un prince étranger ? Il n’a pas les manières de chez nous…

— La suivante de Christine, Ebba Sparre, est bien jolie aussi dans sa robe du même bleu que ses yeux !

— La plus ravissante des miniatures ! Mais elle n’a pas la majesté de sa maîtresse.

Parvenue à l’extrémité d’une galerie où ne se trouvaient que de rares danseurs, la reine tourna brusquement dans un long passage à peine éclairé et, relevant à deux mains sa longue jupe, se mit à courir en criant :

— Qui m’aime me suive ! Voilà le pensum terminé ! Au diable ma Majesté ! Il n’y a plus ici que Christine !

Derrière elle couraient ses amis, chantant et riant, et quelques jeunes officiers de sa connaissance qu’elle avait invités au passage avec leurs danseuses.

Quelques instants plus tard, dans un petit salon meublé à la française, gaîment éclairé par de hauts candélabres et un grand feu de bûches, la troupe joyeuse était attablée devant un savoureux repas, également préparé à la française : galantines, aspics, foie gras, faisans, perdreaux et un paon rôti couvert de ses plumes, servis avec un grand luxe d’argenterie, frappée aux armes des Vasa, de cristaux de Bohème et de porcelaines de Saxe.

Il y avait également pour les solides appétits des jeunes hommes, de belles tranches d’aloyau, des quartiers de chevreuil et de sanglier et plusieurs jambons d’ours, arrosés de vin de Bordeaux.

— Du jambon d’ours ! s’écria Magnus de la Gardie. Je n’en ai pas goûté depuis trois ans. Et rien, parmi les friandises des tables de Paris, n’a pu m’en faire oublier la saveur puissante qui est la saveur même de mon pays.

— Vous aurez demain l’occasion de vous en attribuer au moins une paire, de ces jambons, puisque nous allons chasser l’ours, fit Charles-Gustave.

— Ce jambon-là est de Norvège, n’est-ce pas ? reprit Magnus. Ce sont les mieux fumés. Là-dessus, un bon grand verre de l’eau-de-vie de chez nous et me voici vraiment de retour dans ma chère Suède natale !

— Votre Suède ? N’oubliez pas, mon cher, que vous êtes surtout de Gascogne, fit Erick d’un ton pincé.

— Je n’en rougis point, certes, riposta Magnus avec vivacité, puisque ce fut la patrie de mes aïeux, mais ma mère, Ebba Brahe, est, j’imagine, d’assez bonne maison…

— Assez, Messieurs, fit Christine qui sentait croître l’animosité entre les jeunes gens, vos pères sont l’un Chancelier, l’autre maréchal du royaume et je les mets tous deux très haut dans mon estime et mon amitié… »

Puis, après un silence :

— Nous goûterons tout à l’heure avec le gâteau de Noël d’un vin tout nouveau : un vin fait en Champagne qui mousse et pétille et que ce bon Chanut m’envoya pour mon anniversaire.

— La dernière fois que j’en bus, reprit Magnus, c’était en septembre dernier à Paris, pour fêter, un autre anniversaire de reine, celui d’Anne d’Autriche. Assez différent toutefois, puisque la régente de France a plus de deux fois autant d’étés que vous avez de printemps, Madame !

— Voulez-vous bien m’appeler Christine, Magnus ! En effet, elle a exactement quarante-cinq ans, Anne d’Autriche. Peut-on bien avoir quarante-cinq ans ? Au moins est-elle encore belle ?

— Une des plus belles de son royaume ! s’écria Magnus. Elle a de la fraîcheur, un agréable embonpoint, la bouche petite et vermeille, des cheveux admirables, des mains et des bras d’une beauté surprenante… Quant à sa peau, c’est un miracle de velours blanc à peine teinté de rose, comme la neige sous le soleil d’hiver.

— Soleil d’hiver, en effet, ricana Erick.

— Quel enthousiasme ! fit à son tour Charles-Gustave. Ne dirait-on pas, Comte, que vous en avez tâté ?

— Moi ? riposta Magnus. Je n’aurais garde de marcher dans les plate-bandes de l’homme le plus puissant, le plus dangereux de France !

— Mais est-il bien vrai que la reine de France se soit abaissée jusqu’à ce faquin d’Italien, sans naissance et sans véritable grandeur ? s’écria Christine qui, pendant le dithyrambe du jeune homme, avait fait une légère grimace. Elle qui, femme de roi, fut aimée et aima, dit-on, le plus bel homme de son temps et des plus nobles, le duc de Buckingham, quelle chute !

Vrai ? sans aucun doute ! répliqua Magnus. Et non seulement lui a-t-elle accordé sa faveur et ses faveurs, mais elle s’est unie à lui par le mariage, un mariage secret. Mazarin est authentiquement le mari de la reine. Je le tiens d’un ami du saint ecclésiastique qui célébra le mariage, Vincent Depaul.

Un cardinal, convoler en justes noces, alors que Rome interdit le mariage à ses prêtres ? objecta Erick Oxenstiern, d’un ton offusqué.

— Mais c’est que si Mazarin est cardinal, il n’a justement pas reçu les ordres qui auraient pu lui interdire de contracter mariage, répondit Magnus. Souple, insinuant, flatteur, faisant à tout le monde de grandes révérences, alors qu’à Richelieu, c’est tout le monde qui faisait des révérences, il a si bien su s’insinuer dans le cœur d’Anne d’Autriche que celle-ci ne peut plus se passer de lui. Après avoir fait construire, à travers le jardin qui sépare le Palais Royal, où elle habite, de l’hôtel privé de Mazarin, une galerie couverte pour permettre au Cardinal de venir à toute heure la visiter, elle vient de lui donner un appartement dans le palais même !

— Un homme qui, dit-on, ne parle même pas français !

— On en fait des gorges chaudes à Paris, dit Magnus. Écoutez plutôt cette mazarinade comme on appelle là-bas les libellés contre le cardinal.

Et Magnus se mit à déclamer :

« C’est merveille comme il desgoise
Quand il veut en langue françoise.
Il sçait fort bien dire : « Buon iour,
Comme vous pourtez-vous, Moussour,
Je vous fars, pour assourance,
Oune iour quelque bénévolance… ».

Le jeune Gascon imitait si parfaitement l’accent italien, tout en mimant, la main sur le cœur, l’échine basse, avec force roulements de prunelles et petits saluts multipliés, l’attitude de l’omnipotent Cardinal, que tous éclatèrent de rire et Christine plus fort que les autres.

— Conquérir et asservir cette fière Espagnole ne dut pourtant point être une entreprise aisée ! fit une voix.

— Qui sait ? riposta Magnus, avec un sourire égrillard. Si l’on en croit la légende, Anne ne fut guère comblée ni même contentée par son royal époux. Vingt-deux années après son mariage, elle était encore quasi pucelle et si Louis XIV vint au monde, nul n’ignore qu’on le doit à la puissante intervention de la Vierge à laquelle le roi Louis XIII s’était sur le tard voué. Une sorte de miracle ! Vous pensez bien que la pauvre créature, de complexion sanguine et sans doute fort amoureuse, a grand besoin de rattraper le temps perdu. Et j’imagine que le Mazarin sait besogner congrûment ailleurs qu’à la table du Conseil !

De nouveau les rires jaillirent. Mais Christine, qui était restée pensive, déclara tout à coup d’une voix grave :

— Tout cela est bel et bien. Mais rien ne peut excuser une souveraine de déchoir jusqu’à épouser un de ses sujets. Même secrètement.

Un souffle froid sembla courir autour de la table. Des regards se croisèrent. Magnus baissa les yeux, tandis que Charles-Gustave relevant la tête, lançait à sa cousine un regard enflammé.



Mais les pages avaient emporté les reliefs du festin, changé la nappe souillée, renouvelé les flambeaux des candélabres. Deux d’entre eux revinrent bientôt, portant avec solennité un magnifique gâteau de Noël qu’ils placèrent au centre de la table, en face de Christine.

— Quelle merveille ! s’écria Ebba, de sa voix de cristal.

Les applaudissements éclatèrent, la joie renaquit. C’était en effet un chef-d’œuvre de pâtisserie. Par un singulier mélange de la galanterie du siècle et de la science toute nouvelle de l’archéologie, il représentait le temple de Paphos, consacré dans l’île de Chypie au culte de Vénus. On y voyait un noble monument avec péristyle à la double rangée de colonnes corinthiennes et, dans le jardin qui l’entourait, des arbres, des massifs, des fontaines et même des hommes et des animaux. La pâte dorée et le sucre cristallisé aux multiples couleurs servaient de matériaux, se prêtant aux formes les plus variées, tandis que des fruits confits, ingénieusement disposés, çà et là, achevaient l’œuvre d’art.

— Nous voyons bien le temple, s’écria Magnus, mais où est la déesse, celle qui règne, ce soir plus encore, sur tous nos cœurs ?

— La déesse ? Vous la verrez tout à l’heure, riposta gaîment la reine. Pour le moment, elle est à l’intérieur du temple. Elle appartiendra à l’heureux mortel qui aura la chance de la gagner.

— Comment cela ? firent toutes les voix en chœur.

— Regardez bien ce temple, continua la reine, regardez-le de tous vos yeux car il va s’écrouler, périssable comme toutes les merveilles du monde ! Ce gâteau, selon l’usage norvégien, devrait, comme vous le savez, demeurer sur la table jusqu’au 6 janvier, jour des Rois. Mais comme le 6 janvier nous serons à Stockholm, c’est à l’instant même qù’il sera sacrifié.

Des cris, des vivats, des exclamations de regret et de joie s’élevèrent et se confondirent, Christine fit un geste. Les pages emportèrent le gâteau sur une crédence, le découpèrent en tranches, en laissant intact au centre le beau monument de sucre givré, et le passèrent à la ronde.

Chaque convive auscultait avec soin le morceau qui lui était échu quand on entendit un léger cri.

— C’est moi qui l’ai ! s’écria Christine.

Et, le visage épanoui, elle éleva triomphalement entre ses doigts la fève, — une figurine de cristal représentant une déesse en tunique et péplum. Vive Vénus !

— Non ! Vive Christine, qui est notre Vénus !

— Vive notre reine !

— Doublement reine !

Les pages versaient le vin blanc léger, le vin venu de France qui moussait et pétillait.

— La reine boit ! La reine boit ! s’écrièrent toutes les voix. Christine regardait son verre en hésitant :

— Vous savez bien que je n’ai jamais souffert que l’eau, fit-elle.

— Oui, mais c’est un jour exceptionnel !

— Et un vin exceptionnel !

— Bon, bon ! Pour vous faire plaisir, alors !

Rayonnante elle leva son verre, puis, trempant ses lèvres dans le blond liquide, l’avala d’un trait après une légère grimace.

— La reine a bu ! La reine a bu !

Tous les convives étaient debout, les hommes, les talons joints, très droits comme à la parade, la main gauche sur le cœur, la main droite dressant très haut leur verre : — La reine a bu ! Skaul ! Skaul ! crièrent-ils en vidant ce verre d’un seul coup.

Puis ils se rassirent, sauf Magnus qui, s’inclinant profondément, demanda :

— Me permettez-vous, Madame, de vous lire quelques vers français, à la manière de M. Voiture, que j’ai composés ce matin en l’honneur de vos vingt ans ?

  Pour les 20 ans de Christine.

Oncques ne vit en les forêts
De la Grèce nourricière,
Où Diane lance ses traits
Cependant qu’Amour tend ses rêts,
Vierge ni déesse plus fière
Ni plus brillante en ses attraits,
Pure et farouche toute entière,
Que celle, déesse ou princesse,
Qui fait mon heur et mon malheur
Et que j’appelle ma maîtresse
Puisque je suis son serviteur.


Ce n’estoit assez que les Grâces
Se dépouillassent toutes trois
Pour que tes sujets admirassent
En toi réunis, à la fois
Et la plus illustre des races
Et le sang du plus grand des rois,
Et Sagesse avecque Beauté,
Esprit avec Force, et Science,
Dons que Jupin, en sa prudence,
Partageait avec équité
Entre plusieurs divinités.

Le carquois de Diane et l’écu de Minerve !

Comment veux-tu, Christine, en te voyant briller,
Qu’un mortel devant toi sa liberté conserve ?
Ton pouvoir absolu deux fois m’a dépouillé :
Vois, mon cœur est captif comme mon âme est serve.

Mais ce n’est point assez que de te donner tout.
Reine, pour tes vingt ans, demande-moi ma vie.
Je meurs joyeusement, ou je te suis partout,
Que tu me l’aies laissée ou que tu l’aies ravie.


Il y avait tant de grâce dans son attitude, tant d’expressions mêlées sur son visage : respect, adoration, tendresse, tant de nuances dans sa belle voix grave que ceux-là même qui le jalousaient ne pouvaient se tenir de l’admirer.

Quant à Christine, le regard ému, elle lui dit avec une douceur chez elle inusitée :

— Ces vers sont vraiment fort jolis. Donnez-les moi pour que je les conserve et puisse les relire plus tard, « quand je serai très vieille, le soir à la chandelle », comme dit un autre poète de France.

Mais Ebba, plus rose qu’une rose de mai, sous les regards brûlants de son fiancé qui s’était rapproché d’elle, s’écria soudain :

— Votre roi, Christine ? Vous avez oublié de choisir votre roi ! La reine tourna et retourna un instant entre ses doigts la figurine de cristal, examina l’un après l’autre les jeunes gens, de nouveau debout, côte à côte, Charles-Gustave, écarlate, Erick jaune comme un coing, Magnus souriant, les lèvres tendres, tous leurs yeux ardents aimantés vers elle. Elle hésita imperceptiblement puis, gamine, lança très haut vers la voûte l’étincelante petite déesse.

— Qui m’aime, me prenne ! s’écria-t-elle.

Il y eut une ruée, une mêlée confuse, mais Magnus qui avait bondi le premier tenait déjà le lumineux trophée, le portait à ses lèvres et d’un autre bond léger, tombant aux pieds de la reine, lui baisait la main.

— Toute ma vie est à vous/ Madame, fit-il d’une voix fervente qui tremblait un peu, en échange de ce précieux porte-bonheur qui jamais ne me quittera. Toute ma vie !…

Rougissante comme une couventine, Christine le releva, balbutiant quelques mots que personne ne comprit, puis elle pâlit soudain, s’appuya sur la table et passant la main sur son front :

— C’est ce vin, murmura-t-elle, je n’y suis pas habituée. Excusez-moi…

Et comme tous gardaient les yeux fixés sur elle :

— Il fait étouffant ici, fit-elle. Le grand air me remettra. N’est-ce pas bientôt l’heure du feu d’artifice ? Donnez-moi votre bras, Comte, pour me conduire jusqu’à la terrasse ;

Et comme Ebba se levait pour l’accompagner :

— Non, reste, chérie. Je n’ai pas besoin de toi.

— N’avez-vous pas remarqué, dit tout bas la jeune fille à Jacob de la Gardie, c’est vers Magnus que Christine a lancé la fève.

— Je crois que tous nous l’avons remarqué. Que diriez-vous, ma beauté, si vous deveniez la belle-sœur de la reine, votre maîtresse ?



Enveloppée dans une longue cape d’hermine, Christine demeurait immobile sur la terrasse, les yeux levés vers le ciel. La lune en son plein, dont l’éclat luttait avec la blonde lumière de l’aurore boréale, jetait sur l’immensité du lac glacé des reflets et des chatoiements d’une inexprimable diversité.

À quelques centaines de mètres, sur un îlot, s’élevait ce qu’on appelle en Suède un hogar, tumulus de forme cylindrique, pareil à ceux que l’on rencontre un peu partout en Europe, et qui recouvrait la sépulture d’un ancien chef Scandinave. On l’avait ceint comme d’un diadème, d’une triple rangée de torches de résine. Et, à travers la fumée et la rougeur fuligineuse, se dressait, au centre de la plateforme, une gigantesque silhouette blanche.

C’était, une statue de neige que les paysans avaient sculptée et dressée dans la journée et qui représentait une femme, vêtue comme la Vierge de longues draperies blanches, rattachées par une ceinture. Sans doute, à la clarté du jour, devait-elle apparaître fort grossièrement façonnée, mais ainsi, vue de loin et semblant flotter dans le vide, elle offrait une étrange et puissante envolée. À ses pieds, cette inscription en lettres de feu :

Joie et long règne à notre reine bien-aimée.

C’est de là qu’on devait tirer le feu d’artifice.

— Comme vos sujets vous aiment, Madame, dit à demi-voix Magnus qui jusque-là s’était tenu en arrière, debout et silencieux.

Christine tressaillit. Son trouble ne s’était pas dissipé. Depuis l’arrivée du jeune Gascon, elle vivait, sans en avoir conscience, dans un perpétuel enchantement. Cette petite tête si fièrement posée sur le cou en colonne ; ces yeux d’un bleu changeant, entre les cils si noirs, tantôt tendres et tantôt impérieux ; ce corps souple dont chaque mouvement était une harmonie et surtout cette voix dont quelques notes rauques soulignaient la douceur, comme tout cela, en quelques jours, lui était devenu cher ! Et que dire de cet esprit, plus pétillant que le vin français qui l’avait enivrée ? De ces réparties, promptes et étincelantes comme, dans un duel, les ripostes du fleuret ? Comme il savait d’un regard, d’une intonation, d’un geste révéler ses sentiments secrets, sous la discrétion et le respect des attitudes !

D’une épigramme aiguë, il possède l’art de dégonfler les personnages les plus huppés. Personne ne trouve grâce devant ses railleries. Avec quel talent il mime le grand Chancelier, son air gourmé, ses petits pas mécaniques, sa mâchoire qui ne cesse de mastiquer à vide ! Ne dirait-on point, ma parole, qu’il porte barbe grise au menton ?

Mais il n’épargne pas les compagnons de vacances de la reine. Voici par exemple le long nez triste d’Erick, ses longues pattes, ses petits yeux ronds.

— Votre Majesté daignera-t-elle écouter certain petit mémoire de ma façon sur les origines de la Magna Carta anglaise ? fait-il d’une voix de fausset.

Ou bien, arrondissant les yeux en boule de loto et la bouche en cul de poule, c’est Charles-Gustave qui apparaît :

— Si vous ne m’épousez pas sur l’heure, Christine, je vole en Allemagne et m’y fais occire ! s’écrie-t-il d’une lourde voix à l’accent tudesque.

Christine n’a jamais tant ri. Mais le rire lui-même peut être dangereux. D’ailleurs Magnus ne chante-t-il pas, en s’accompagnant de la viole, des chansons d’amour de France et d’Espagne qui s’en vont chercher le fond du cœur ?

Elle revit par la pensée ces quinze jours qui lui semblent un siècle. Chaque souvenir lui en est un trésor. Mais pourquoi ce trouble, cette angoisse, cette singulière oppression ? Décidément, ce vin français est un traître !

— Je n’attendrai pas le feu d’artifice, déclare-t-elle tout à coup, je me sens lasse. N’oubliez pas, Monsieur de la Gardie, que demain, à l’aube, nous partons pour chasser l’ours, et bonsoir !

Christine est amoureuse. Elle ne le sait pas encore. Mais Magnus, lui, expert dans l’art de l’amour, ne l’ignore plus.