Le Secret de la reine Christine/Texte entier

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Agence Gutenberg (p. 5-173).


I


Maître Goefle, orfèvre de la Cour et bourgeois notable, passa une tête aux joues rubicondes par la plus haute fenêtre de sa maison rouge et blanche, regarda le ciel et soupira :

— Trop beau temps pour un jour de deuil !

C’était le seizième jour du mois de juin 1654, à Upsal, la grande ville universitaire du royaume de Suède, célèbre dans tout le monde savant.

Il était à peine sept heures du matin, un matin frais et doré. Le jeune soleil illuminait la magnifique cathédrale dont les tours gothiques, d’après le modèle de Notre-Dame de Paris, se détachaient sur le ciel transparent et pur, d’un bleu italien, paradoxal dans cette cité du Nord ; il caressait la masse trapue et les austères donjons du Château royal qu’habita Gustave Vasa, fondateur de la dynastie, et où il voulut, comme ses successeurs, être couronné et inhumé ; il colorait gaiement les visages et les vêtements de gala, de la foule dont le flux, malgré l’heure matinale, déferlait sur le terre-plein et venait battre le pied des vieux murs.

Foule bigarrée, disparate, formée, semblait-il, de tous les éléments de la nation. Seigneurs bottés, aux vastes feutres ornés de plumes, aux justaucorps de velours et de soie, le poing sur la garde de leur épée ; bourgeois vêtus de drap solide, une chaîne d’or ou d’argent massif au cou, hommes d’Église au maintien compassé, paysans en casaques de futaine, les cheveux coupés en carré sous le bonnet de fourrure. Et se faufilant partout, échappés des bâtiments de l’Université dont la brique rose luisait doucement à travers les arbres, des étudiants blonds, en cape et bonnet noirs. Enfin, à toutes les fenêtres des maisons de bois, autour de la vaste place, se pressaient des têtes curieuses.

Rien néanmoins de cette animation, de cette gaîté qui caractérisent les foules en fête.

Tous ces hommes, — rien que des hommes, — dont beaucoup étaient venus de très loin, des forêts du Nord aux grands lacs du Sud, étaient là, serrés en groupes, les bras pendants, les regards mornes, n’échangeant que de rares propos et du bout des lèvres.

Deux jeunes gentilshommes qui venaient d’attacher leurs chevaux devant une hôtellerie dont l’enseigne de cuivre se balançait à une des extrémités de la place, contemplaient la scène avec étonnement. Deux étrangers, sans doute, si l’on en jugeait par leur allure et leurs vêtements couverts de poussière.

L’un d’eux, un beau cavalier de vingt-quatre à vingt-cinq ans, dont les yeux d’un bleu de glacier formaient avec son teint basané un singulier contraste, s’avança vers un groupe de seigneurs qui devisaient à voix basse :

— Pardonnez-moi, Messieurs, fit-il en s’inclinant avec grâce, mais que se passe-t-il donc dans votre bonne ville ? Nous n’avons pu trouver ni chambre ni repas dans aucune des hôtelleries…

Il parlait en français, pimenté d’un accent un peu chantant.

— Vous êtes, en effet, mal tombés, Messieurs, répondit avec courtoisie le doyen du groupe, un vieillard au front dégarni, à la blanche barbiche. C’est aujourd’hui la réunion des États du royaume.

— Peut-être suis-je indiscret ? continua le jeune homme, mais est-il d’usage dans votre pays de considérer ces assemblées comme une catastrophe ? Êtes-vous toujours en Suède d’humeur aussi mélancolique ? Ou bien quelque malheur vous affligerait-il ?

Les gentilshommes échangèrent des regards :

— Vous ne savez donc pas ? fit l’un d’eux, d’un ton hésitant.

— Comment saurions-nous ? Nous arrivons tout droit de Riga. Un bateau nous déposa ce matin à l’aube dans le port le plus proche d’où nous venons au grand galop de nos chevaux. Y aurait-il un deuil dans la famille royale ?

— Un deuil, vous pouvez le dire ! prononça lentement le vieux seigneur en hochant la tête… Christine, notre reine…

— Elle est morte ?

— Pour nous, oui. Et sans doute vaudrait-il mieux qu’elle le fût, en effet, plutôt que de trahir tous ses devoirs…

— Comment ça ?

— Christine de Suède abdique aujourd’hui, fit le vieillard, d’un ton solennel. Elle nous a convoqués pour assister à la cérémonie de cette abdication.

Sa voix se brisa et il baissa la tête.

— Elle nous quitte et elle quitte la Suède ! lança une voix.

— Elle que nous avons tant aimée, la fille de notre Gustave-Adolphe, le plus grand de nos rois ! fit une autre.

— Toute petite, il me l’avait confiée quand il partit pour la guerre dont il ne revint pas, reprit le vieillard. Bien plus que sur mes propres enfants, j’ai veillé sur elle, sur sa santé, sur son éducation. Je l’ai entourée de mon amour… Que de soucis elle m’a causés ! Que de nuits sans sommeil…

Incapable de cacher son émotion, les épaules voûtées, marmonnant et branlant du chef, le vieillard s’éloigna.

— C’est le grand justicier Per Brahe que Gustave-Adolphe considérait comme son père, murmura quelqu’un à l’oreille du jeune étranger. Il a tout fait pour retenir Christine. Il l’a suppliée de réfléchir ; il a exigé des délais ; il lui a offert la démission du Conseil d’État. Il a prosterné ses cheveux blancs à ses pieds. Vainement.

— Quant au vieux Chancelier Oxenstiern, le maître de Gustave-Adolphe, son conseiller, son premier ministre, qui lui a consacré toute une vie de dévouement ainsi qu’à sa fille après lui, on dit qu’il est frappé au cœur.

— Il a refusé d’assister à la cérémonie d’aujourd’hui. Il en mourra.

— Et nous qui, faisant notre tour d’Europe, venions d’Italie pour voir la reine Christine ! Nous voilà frustrés ! s’écria le jeune étranger. En passant par Paris, nous avions demandé des lettres d’introduction à Gille Ménage, à Scarron. Christine n’est-elle point, malgré sa jeunesse, la plus érudite des femmes et des reines ? À seize ans, paraît-il, elle savait onze langues, y compris l’arabe et l’hébreu !

— Pardieu ! C’est bien tous ces savants que le diable emporte qui lui ont tourné la tête ! interrompit d’une voix rude un vieux paysan qui s’était approché. On l’a bourrée de latin, farcie de grec, barbouillée de chiffres. Il n’en faut pas tant pour savoir régner avec sagesse ni pour faire des enfants. N’aurait-elle pas dû déjà donner quatre ou cinq héritiers au trône ? Au lieu de quoi, elle a toujours refusé de contracter mariage. On dirait, ma parole ! que ça lui fait peur de coucher avec un homme ! Et la voici sur le penchant de ses vingt-sept années. Une vieille fille ! À croire, mille diables ! qu’elle a perdu le sens !

— C’est le danneman Larsson, un propriétaire paysan de la région du lac Moelar, répondit au regard du jeune homme Maître Goefle, l’orfèvre qui à son tour, avait rejoint le groupe. Nos paysans adorent leur reine, ils se feraient tuer pour elle, mais, même devant elle, ils gardent toujours leur franc-parler.

Tout à coup, un frémissement courut sur la foule. Toutes les têtes, comme aimantées, se tournèrent vers une route qui se perdait au loin dans la forêt. Dans un nuage de poussière vermeille, un cavalier, penché en avant sur sa selle, enfonçant ses éperons dans les flancs de sa monture, l’excitant de la voix et de la cravache, survenait à une allure de foudre. Et dans le grand silence qui s’était soudain abattu sur cette multitude, on n’entendait plus que le galop rythmé du beau genêt d’Espagne, d’une blancheur immaculée, et les cris de son cavalier.

Mais le maîtrisant soudain avec une violence qui le fit se cabrer, l’écume aux dents, le jeune homme se redressa puis, arrachant son feutre d’un geste hardi, l’agita joyeusement au-dessus de sa tête.

C’était un jouvenceau svelte, cambré dans son simple justaucorps de cuir, les cheveux flottants sur les épaules, le profil fier et busqué, les yeux pleins de flamme, le sourire éclatant.

Des murmures s’élevèrent comme des feux follets au-dessus de la foule :

— C’est elle…

— Notre petite reine !

— Le plus parfait cavalier du royaume !

— Aujourd’hui encore elle a voulu courir nos bois…

— Oui, fit une voix ironique, sur le cheval que lui a donné l’ambassadeur d’Espagne, Pimentel, un de ces damnés étrangers dont elle s’est férue !

— La dernière fois que nous la voyons ainsi !

— Son dernier jour ici !

— Le dernier !

Pourtant aucun cri, nulle acclamation ne salua Christine.

Parmi les milliers d’yeux qui la contemplaient avec une ardeur passionnée, beaucoup étaient mouillés de larmes. Elle avançait dans le silence, un silence pesant d’adoration, de reproche, de douleur. Alors s’arrêtant net et d’une voix au timbre grave, émouvant, une voix d’homme qui savait s’adoucir, elle s’écria :

— Pourquoi si tristes, messeigneurs, et vous, bourgeois et marchands, et vous surtout, paysans des plaines et des montagnes, les plus chers à mon cœur. Si tristes, alors que vous me voyez heureuse de reprendre ma liberté ? Demain vous aurez un nouveau roi, un meilleur roi, mon bon et cher cousin Charles-Gustave, et vous oublierez Christine…

Un chœur gémissant de protestations et de reproches la suivit tandis qu’après un dernier signe de tête, un dernier geste de la main, elle se dirigeait vers une porte latérale du château. Tous la suivirent longuement du regard. Mais le vieux danneman Larsson tourna le dos, en haussant les épaules.

— Est-ce là des manières pour une fille que de courir les routes en ajustements indécents ? grommela-t-il avec humeur. Je l’aurais dès longtemps enfermée dans sa chambre haute, renvoyée à sa quenouille, à sa tapisserie, à ses suivantes, aux occupations qui conviennent aux femmes ! Un homme manqué, une reine avortée, voilà ce qu’ils en ont fait !

Christine venait de sauter lestement de son cheval, le remettant au page, vêtu de la livrée royale rouge et bleue, qui composait sa seule escorte, quand un carrosse de voyage s’arrêta devant la porte qu’elle allait franchir.

Une jeune fille s’en échappa, comme un oiseau de sa cage, courut vers l’adolescent et, avec une profonde révérence, saisit sa main pour la baiser.

Elle était nu-tête, ses épaules de neige émergeant d’une robe de satin bleu pâle : des yeux de saphir, de fins cheveux, d’un blond de grève au soleil, des joues à peine teintées d’incarnat, c’était une vraie rose du Nord.

Per Bacco ! s’écria avec admiration le jeune Italien qui, avec son compagnon, avait suivi de loin la reine. Quelle merveille que cette fleur des neiges !

— C’est Ebba Sparre, la grande amie, la confidente de la reine, murmura près d’eux quelqu’un.

— La trop grande amie peut-être, ajouta une voix railleuse.

Mais Christine, relevant la jeune femme qu’elle dominait de la tête, enlaçait tendrement les frêles épaules, tout en couvrant de baisers le fin visage.

— Enfin toi ! s’exclama-t-elle. Allais-tu laisser partir sans la revoir celle qui t’aima et t’aime encore par-dessus tout ?

— Hélas ! Madame, soupira Ebba, je ne suis plus libre. L’époux que Votre Majesté m’a donné…

— Que tu m’as demandé, Ebba, que tu m’as demandé ! Souviens-toi en outre qu’il n’y a plus de Majesté ici, mais seulement une amie, ton amie Christine, qui pour toujours va quitter la Suède.

Ebba poussa un cri de douleur :

— Est-ce possible, Madame ? On me l’a dit, mais je ne pouvais, le croire. Christine, la plus grande reine des temps modernes. Celle dont l’éclat et la science font pâlir les mérites de tous les monarques d’Europe, abandonnant son trône, son pays, ses sujets !… Pourquoi, oh ! pourquoi ?

Des larmes coulaient sur les joues rondes. Appuyant au mur son torse mince, moulé dans la casaque de cuir, croisant ses longues jambes bottées, Christine jeta autour d’elle un regard aigu :

— Tu le sauras, Ebba, mais calme-toi, tous les yeux sont fixés sur nous. Nous avons passé cinq ans cœur à cœur, tu le sais, plus unies que si nous étions nées de la même mère. Pourtant tu ne connais ni toute ma vie, ni toutes mes pensées. Moi-même ai-je bien approfondi les raisons qui m’ont conduite à la résolution que j’exécute aujourd’hui ? Écoute ! À l’instant même, je me rends au Conseil d’État puis au Sénat, écouter et signer les grimoires concernant mon abdication, assurer un héritier à Charles-Gustave, si d’aventure il ne lui naît pas d’enfant, et surtout défendre et assurer mon avenir, mes intérêts.

Les traits orgueilleux de la reine se durcirent soudain.

— Christine de Suède, poursuivit-elle, ne doit pas quitter son royaume en mendiante mais en reine et pouvoir toujours et partout garder son rang. Outre mon indépendance totale, il me faut des revenus : 250.000 thalers par an, voilà ce que j’estime indispensable à la dignité et à la sécurité de ma vie. Les discussions à ce sujet nous conduiront bien jusqu’à la moitié du jour. Puis l’après-midi, viendront la cérémonie d’abdication, les discours, les adresses à mon successeur, son couronnement et autres simagrées. Il y aura encore le banquet et enfin vers les huit heures de la nuit, je serai libre. Libre ! Comprends-tu bien ce que ce mot signifie pour moi, Ebba ? Libre pour l’aventure et pour l’amour !

Christine bondit sur place et s’étira avec un soupir d’extase. Son visage parut soudain merveilleusement embelli.

— Écoute, fit-elle en saisissant le bras léger de son amie, nous passerons la soirée toutes deux dans le petit salon en rotonde, tu sais, celui où sont suspendus mes portraits à tous les âges. Nous causerons. Puis à minuit je quitterai Upsal, je partirai… C’est entendu, Ebba ? Alors, à tout à l’heure !

Après un dernier signe et un dernier sourire, rejetant d’un vif mouvement les cheveux flottant sur ses épaules, Christine, d’un long pas hardi de jouvenceau, rentra dans le château.

À quelques pas, dissimulés derrière un tronc d’arbre, les deux jeunes Italiens, le feutre enfoncé sur les yeux, avaient été les témoins cachés de la scène.

— Sang de Dieu ! s’écria celui qui avait déjà parlé, et ne cessait de tourmenter sa fine moustache d’un noir luisant de jais. S’il se trouve ici beaucoup de femmes aussi belles que ce lys rose je me baptise Suédois !

— L’autre n’est pas mal non plus…

— Peuh ! Une virago, une moricaude !

Puis avec un sourire cynique :

— Elle est reine, il est vrai, ou du moins elle l’a été et tient à garder son rang et ses prérogatives. Riche aussi, d’après ce que nous avons surpris, ce qui ajoute diablement aux charmes d’une femme…

Et après une pause :

— Crois-tu qu’elle nous ait vus ?

— Impossible ! Elle nous tournait le dos.

À ce moment-là, un des bourgeois qui se trouvait près d’eux quand Christine à cheval était apparue, s’approcha des jeunes gens. Il avait de la prestance, la mine fleurie, une chaîne d’or au cou.

— D’après ce que j’ai compris, Messieurs, vous êtes étrangers et n’avez trouvé nulle part repas ni gîte ?

— Hélas ! telle est bien la triste vérité, Monsieur !

— Je suis Maître Goefle, orfèvre de la Cour, pour vous servir, et serais fort honoré si vous vouliez bien accepter ma modeste hospitalité…

— Comment donc ! digne maître, mais avec transport ! Ce ne sera pas pour longtemps d’ailleurs, car, la reine Christine ayant décidé de quitter la Suède, nous comptons repartir dès demain à l’aube. En attendant, nous sommes vos humbles serviteurs, moi, le marquis Monaldeschi, et mon ami le comte Sentinelli, tous deux gentilshommes romains, qui cherchons fortune par le monde…

— À tout à l’heure donc, Messeigneurs, après la séance du matin, au château, et avant la cérémonie d’abdication ; je vous ferai goûter un de ces jambons d’ours !…

Et avec autant d’agilité que le lui permettait son aimable embonpoint, Maître Goefle courut rejoindre ses pairs qui se pressaient à la large porte arrondie du château.

Quelques minutes plus tard, la grande place était vide.

— Qu’en dis-tu, comte ? fit le marquis. L’offre de cet estimable bourgeois n’est-elle pas d’un heureux augure pour les chevaliers sans sou ni maille que nous sommes ?

« Qui sait si nous ne trouverons pas ici, avec un bon repas, le germe d’une fortune qui jusqu’à présent nous a obstinément fuis ? Un plan s’esquisse tout juste dans ma fertile cervelle… Nom de tous les diables, vive le digne orfèvre et l’hospitalité suédoise ! »


II


Deux heures. La grande salle de réception du Château Royal, pleine à déborder, bouillonnait comme un cratère. Non seulement il ne manquait aucun des membres des quatre ordres de l’État, mais la séance devant être publique, on avait laissé pénétrer tout ce que la vaste pièce, les antichambres et les couloirs pouvaient contenir de populaire.

Malgré le soleil rayonnant au dehors, il y régnait une quasi-obscurité. Les hautes fenêtres en ogive ne laissaient filtrer qu’une avare lumière à travers leurs petits carreaux verdis. Le plafond barré de lourdes poutres, les murs lambrissés, les sièges et les bancs massifs étaient également en chêne, noirci par le temps.

À peine si l’on distinguait les riches costumes aux couleurs vives, les cols et les manchettes de dentelle, les fraises tuyautées des seigneurs et des sénateurs, assis à droite de la salle ; et à l’extrémité de gauche, les bonnets fourrés des paysans, leurs barbes carrées et les peaux d’ours qu’en dépit de la chaleur, certains d’entre eux portaient en travers des épaules.

Au centre et un peu en avant, les ambassadeurs étrangers formaient un éclatant massif de velours, de soieries et de plumes, de broderies d’or et d’argent, de chamarrures, de croix et de joyaux qui piquaient l’ombre d’éclairs étincelants.

Au fond de la salle et en avant, se dressait une estrade, brillamment éclairée par des lampes qu’une triple chaîne suspendait au plafond. Et en haut de trois marches, un trône et une table d’argent ciselé semblaient capter et retenir toute la lumière en même temps que tous les regards.

La plupart des bancs étaient déjà garnis quand Maître Goefle, orfèvre de la Cour et porte-parole des bourgeois, pénétra par l’une des portes, suivi des deux gentilshommes italiens, ses invités.

Tous trois avaient le teint vermillonné et les yeux allumés de gens qui sortent d’un repas plantureux, arrosé de la forte bière brune du pays, égayé par des vins de France et d’Alsace.

— Vous n’avez pas droit à ces places, fit l’orfèvre, mais, près de moi, derrière ce pilier, dans l’ombre, vous pourrez tout voir sans être aperçus.

— Pour le moment, je n’y vois goutte, dit l’un d’eux.

De sourds murmures s’élevaient au-dessus de la foule, pareils à l’haleine du cratère, mais comme le matin, il s’en dégageait une lourde atmosphère de tristesse et de deuil.

Et comme le matin également, un soudain silence s’abattit sur la salle, tandis que, d’un seul mouvement, se levaient les membres de la Diète.

Le cortège entrait : d’abord le Grand Connétable, en uniforme de parade, le Trésorier, enveloppé dans un manteau de velours noir, portant l’un, la magnifique épée damasquinée de Gustave Vasa, l’autre les clefs d’or des coffres royaux puis, très dignes et très droits, en éclatants costumes de fête, les grands dignitaires de la Couronne et les vingt-quatre membres du Conseil d’État.

— Ils portent les mêmes vêtements qu’à la cérémonie du Couronnement, fit Maître Goefle, à l’oreille du jeune Italien.

— À quelle époque ? demanda celui-ci.

— Quatre ans seulement. Quelle pompe sans égale ! Songez que j’avais fourni à la noblesse pour près d’un million de thalers de bijoux. La reine seule m’en avait passé commande pour plus de 200.000… qu’elle ne m’a pas payés d’ailleurs et ne me paiera sans doute jamais. Mais j’étais loin d’y songer ! La joie était partout et, avec le règne, semblait s’ouvrir une ère de prospérité…

Enfin Christine elle-même apparut dans toute sa majesté. Elle était drapée jusqu’aux pieds dans les longs plis de son manteau du sacre, en velours bleu, à palmes d’or et doublé d’hermine, dont le poids ne faisait pas plier ses épaules un peu hautes. Un lourd diadème aux pierreries scintillantes ceignait son front. Elle tenait son sceptre dans la main droite et le globe royal dans la main gauche.

— Peste ! fit Monadelschi à mi-voix, elle a autrement d’allure que le jouvenceau débraillé et dépeigné qui galopait ce matin.

— Plus d’allure, en effet, mais moins de contentement, répondit son ami.

La reine avança jusqu’au centre de l’estrade et tandis que le Conseiller d’État Rosenhane lisait l’acte d’abdication, elle demeura debout, devant son trône, immobile, hiératique et parée comme une idole.

D’une voix monotone, le Conseiller dévidait l’acte qui dépouillait Christine de son titre et de ses prérogatives.

Elle déclarait renoncer irrévocablement au trône en faveur du prince héritier, son cousin Charles-Gustave, se réservant pour elle-même une indépendance et une liberté absolues tant qu’elle n’agirait point contre le pays.

En échange, elle obtenait décharge de toutes les dettes contractées pendant son gouvernement.

— Adieu mes 200.000 thalers ! soupira l’orfèvre. Par contre Sa Majesté ne dédaigne pas d’emporter les bijoux que je lui ai procurés et qu’elle ne m’a payés que d’un sourire ! De même qu’elle a fait maison nette au palais de Stockholm : meubles, tableaux, livres précieux et jusqu’aux tapis et aux tentures, elle a tout fait emballer et expédier à Bruxelles, dit-on. C’est à peine si Charles-Gustave trouvera une paillasse où se coucher !…

— Une fille avisée et qui ne s’embarque point sans provisions de route ! dit Monaldeschi. Écoutons plutôt le grimoire de ce maraud en robe de pourpre !

Christine se réservait les revenus des îles d’Oeland, de Gotland et d’Oesel, des villes et des châteaux de Nykoping et de Wolgast, des domaines du duché de Poméranie, des baillages de Neukloster et de Pohl en Mecklembourg et de plusieurs autres lieux…

— Excusez du peu ! commenta le marquis. Voilà qui doit dépasser les 250.000 thalers que, ce matin, le jeune cavalier jugeait nécessaires à sa dignité. Un joli denier pour qui saura lui plaire !

— Il n’est pas si facile de plaire à notre Christine fit, en hochant la tête, Maître Goefle offusqué. Elle pouvait choisir parmi tous les monarques et les princes d’Europe. Et en Suède, à part son cousin, il ne manque pas de beaux cavaliers, aussi riches de thalers que d’aïeux, qui eussent volontiers sacrifié leurs biens et risqué leur vie pour gagner son cœur…

— Il ne faut jurer de rien, mon digne maître. La femme est capricieuse. Dona e mobile ! chantonna l’Italien en souriant.

Mais Christine écoutait-elle cet insipide parchemin qu’elle avait d’ailleurs signé après en avoir âprement discuté les termes ?

Elle s’était assise sur le trône d’argent, toujours immobile et très droite. Ses beaux yeux sombres, seuls vivants dans la pâleur dorée du visage impassible, parcouraient les rangs de cette assemblée, s’arrêtant sur les hommes, mêlés depuis si longtemps à sa vie, dont les traits évoquaient tant de souvenirs, tant de services et de fidélité.

Et tout d’abord le vieux chancelier Axel Oxenstiern, ami dévoué de son grand-père, très cher conseiller et premier ministre de son père et qui avait remplacé ce père auprès d’elle avec une tendresse parfois tyrannique mais si profonde ! Il avait juré de ne point assister à la cérémonie et n’avait pourtant pu se tenir de revoir l’ingrate enfant qui frustrait tous ses espoirs.

Il était là, cassé, affaissé, le nez dans sa barbe, infiniment pitoyable.

Puis Axel Baner, que Gustave-Adolphe avait nommé Gouverneur de Grand Chambellan qu’il était, très bon courtisan, mais éloquent à la manière des Vandales, comme disait Christine, et de peu d’études et de latin. Et le comte de la Gardie, grand connétable du royaume, sincère et rude ami de Gustave-Adolphe ; et encore le frère bâtard, de ce dernier, héroïque autant que lui, Charles Karlson, amiral du royaume.

Mais ses regards s’arrêtèrent plus longuement sur Johannes Mathiae, le maître sans pédanterié, humain et tolérant, qui l’avait instruite avec tant d’amour et dont elle était l’orgueil. Elle en avait fait un évêque et il siégeait parmi les hommes d’Église. Christine dénombrait encore parmi les seigneurs, tous ceux qui intriguèrent contre elle, la critiquaient avec âpreté, se jalousaient, se battaient comme chiens à la curée pour obtenir sa faveur, mais la regrettaient d’autant plus qu’elle était femme et qu’ils espéraient ainsi pouvoir lui tenir tête.

Maintenant, ce sont les compagnons de sa jeunesse que la reine cherche du regard : le grave Eric Oxenstiern, fils du Chancelier, qui, un instant, avait cru pouvoir aspirer à sa main ; son frère, seule tête folle de la famille ; et Jacob de la Gardie, fils du connétable et mari de sa chère Ebba.

Enfin et surtout ses yeux trouvèrent, tandis qu’elle tressaillait, Magnus de la Gardie, le beau Magnus, son premier, son grand, son seul amour qu’elle avait dû arracher de son cœur comme on arrache un poignard. Depuis, il lui avait fallu le disgrâcier. Il avait vécu en exil dans ses terres, plein de colère et de rancune. Il était assis tout au fond de la salle, contre le mur, les bras croisés sur la poitrine, plus beau que jamais, avec son expression de douleur et de défi.

— Ah ! Magnus, tu ne souffriras jamais autant que tu m’as fait souffrir ! soupira-t-elle.

Enfin, ses yeux revinrent à son cousin et successeur, Charles-Gustave, debout à sa droite, en bas de l’estrade. Le visage florissant du bon gros garçon qui, si longtemps, avait joué auprès d’elle le rôle d’amoureux tenace et désespéré, brillait d’une joie qu’il ne pouvait dissimuler. Ses ambitions n’étaient-elles pas, et de loin, dépassées ? Il ne serait pas seulement le mari de la reine. Il serait roi !

— Grand bien lui fasse ! pensait-elle. Quant à moi, je tourne la page !

Mais le Grand Justicier Per Brahe qu’elle n’avait point encore aperçu, s’avançait vers elle dans sa longue robe de velours écarlate, s’efforçant de redresser sa taille courbée. Il la tint un instant sous son regard avec une émotion qui lui enlevait la parole et embuait de larmes ses prunelles usées. Enfin, d’une voix chevrotante :

— Je ne puis plus espérer, Madame, dit-il, fléchir une résolution qui nous plonge dans la douleur. Je veux seulement vous rappeler une fois encore que, depuis le jour de votre majorité, nous, vos conseillers, ainsi que le peuple entier, vous avons fidèlement servie et secondée ; de votre côté, le jour de votre couronnement, n’aviez-vous pas juré devant Dieu de régner sur ce peuple, conformément aux lois suédoises ? Le lien entre un roi et son pays n’est-il pas plus indissoluble encore que celui qui unit deux époux ? Royauté oblige, Madame… Vous ne nous avez donné pour rompre ce lien aucune raison valable. Puissiez-vous ne pas regretter un jour une décision qui vous dresse à la fois contre Dieu, votre serment, votre qualité de souveraine et les droits du peuple !

La voix était si pathétique qu’un frémissement courut sur l’assemblée, tandis que les lèvres du visage immobile de Christine s’entr’ouvraient et tremblaient. Mais elle se borna à s’incliner légèrement, tandis que le Grand Justicier s’éloignait d’un pas chancelant.

Puis l’orateur des paysans, le vieux danneman Larsson se levait à son tour, tout renfrogné entre ses cheveux et sa barbe en broussaille, et montait lourdement sur l’estrade.

— Par Dieu ! qu’avez-vous fait, Mademoiselle ? fit-il d’un ton rude. Je vous revois à six ans. Nous autres, nous ne voulions pas de ce bout de fille sur le trône des Vasa. Mais vous vous teniez si gaillarde et hardie, vos petits pieds trottaient si ferme sous votre cotillon de velours noir que cela fit notre conquête. Nous avons reconnu le nez courbe, les yeux qui lançaient des éclairs, le grand front de votre père Gustave-Adolphe. C’était un brave homme et un bon roi, qui s’est beaucoup démené pour la Suède à travers le monde et nous lui avons obéi et l’avons aimé pendant sa vie. Quand vous nous avez souri comme lui, j’ai été le premier à crier : « Vive notre roi Christine ! », je vous ai prise dans mes bras légère comme un oiseau, pour vous poser sur le trône. Vous m’avez tendu votre petite main à baiser avec autant de gentillesse et de fierté que si vous l’aviez fait dès le berceau… Depuis, nous vous avons servie comme nous avions servi votre père, avec plus d’amour et de dévouement parce que vous êtes femme… Pourquoi donc voulez-vous nous abandonner ? Mille diables, Mademoiselle, voilà qui ne vous portera pas bonheur !

Christine ne répondît que par un triste sourire incertain et posant le sceptre sur la table d’argent, elle lui tendit les doigts.

Le bonhomme hésitait à les prendre. Puis brusquement il abattit sa patte sur le poignet fragile, l’embrassa à pleine barbe et, rajustant sa peau d’ours à travers ses épaules, tourna le dos pour se moucher entre ses doigts.

— Ma parole ! Ce vieil ours des montagnes serait près de me tirer des larmes ! fit d’une lèvre dédaigneuse l’élégant Monaldeschi.

— Dommage qu’il n’ait pas de mouchoir ! ajouta Sentinelli en riant.

— Tu oublies que, malgré la beauté d’Ebba, ton lys rose, nous sommes ici dans un pays de sauvages !

Cependant les dignitaires s’approchaient de Christine, qui se leva et se tint fière et droite. De leurs mains tendres et respectueuses, ils lui prirent le sceptre puis le globe royal. Per Brahe auquel revenait l’honneur de lui ôter la couronne, ébaucha le geste, mais ses bras impuissants retombèrent à ses côtés.

— Je ne peux pas ! gémit-il.

— La voici, mon père, fit Christine avec douceur, en enlevant le diadème de son front et le lui tendant.

Enfin, on lui arracha le grand manteau de velours bleu à palmes d’or que les seigneurs mirent aussitôt en pièces et se partagèrent comme des reliques.

Alors, ainsi dépouillée des insignes de la royauté et des joyaux de la couronne, toute simple dans la robe de satin blanc qui libérait son long cou robuste et moulait son corps svelte, toujours très pâle, mais souriante sous ses cheveux bouclés en auréole, Christine, d’idole redevenue une jeune fille comme les autres, descendit lentement les trois degrés du trône et s’avançant au bord de l’estrade, longuement, tendrement, contempla de ses yeux de velours tous ces hommes qui déjà n’étaient plus ses sujets.

— Comme elle est belle ! entendait-on de toutes parts.

— Belle comme un ange !

— Mais c’est vrai, pas si mal que ça ! fit avec condescendance le jeune Italien, en frisant sa moustache et en décochant des œillades dans le vide, oubliant que Christine ne pouvait l’apercevoir.

— Elle est même mieux que ça ! commenta son compagnon. Je te trouve, marquis, bien dégoûté !

Enfin, de sa belle voix basse aux notes émouvantes, Christine parla :

— Messieurs du Conseil d’État, et vous, mes anciens ministres, qui m’avez été d’un si puissant, d’un si secourable appui, vous, Messieurs les députés des quatre États que j’ai toujours trouvés fidèles dans mes difficultés, dans mes peines comme dans mes joies, et vous tous qui représentez ici le peuple de Suède que j’appelais mon peuple, vous qui n’êtes plus que mes amis, croyez bien que ce n’est pas sans déchirement que je me sépare de vous et de mon pays.

« Ce n’est pas sans longuement hésiter que j’ai pris cette décision qui me brise le cœur. J’y ai réfléchi huit ans sans avoir le courage de m’y résoudre. Aucun événement, aucun des arguments que vous m’avez opposés et dont j’ai su mesurer la force, n’ont pu modifier mon avis. J’ai disposé dans ce but toutes mes actions et je les ai menées à cette fin jusqu’à cette heure où je suis prête à achever mon rôle et à me retirer derrière la scène. Je sais que peu de personnes me jugeront favorablement et que beaucoup d’entre vous me jugent avec sévérité. Je m’inquiète fort peu des applaudissements mais vous chagriner me fait grand deuil. J’agis pourtant suivant ma conscience, pour le bien de la Suède, comme vous le reconnaîtrez par la suite. J’ai préféré la conservation de l’État à tout autre intérêt, comme j’ai tout consacré à son service…

— Elle fait bien sa mijaurée cette jeune reine en rupture de ban ! fit Monaldeschi d’un accent gouailleur. Sais-tu ce qu’il lui faudrait pour abattre cette superbe ?

— Quoi ?

— Un grand amour ou même un amour tout court. Crois-en mon expérience qui n’est pas mince : la belle demoiselle que voici est encore vierge…

— À vingt-sept ans et libre ? Allons donc ! Crois-tu qu’elle t’ait attendu pour sauter le pas ?

— Pourquoi non ?

Les deux lurons éclatèrent de rire. Ce qui fit retourner vers eux des têtes offusquées.

Après une pause, la voix tremblante, se raidissant pour ne point chanceler, Christine continua d’une voix plus profonde :

— Vous gardez, Messieurs, le meilleur de moi-même, mon enfance que vous avez protégée, ma jeunesse que vous avez dirigée, tous mes souvenirs les plus chers, depuis les jours lointains où mon père bien-aimé, que Dieu ait en sa sainte garde, me confiait à votre sagesse et à votre amour… Merci à tous ! N’oubliez pas tout à fait celle qui fut votre reine et qui reste votre amie…

Et se tournant vers le vieux chancelier Oxenstiern, vers le non moins vieux Per Brahe dont les épaules étaient secouées de sanglots :

— … Qui reste votre enfant, Messeigneurs…

puis vers Mathiae, figé par l’émotion :

— … Qui sera toujours votre élève reconnaissante, cher Maître aimé…

Beaucoup des assistants fondirent en larmes. On entendit des murmures étouffés, des protestations, des gémissements, quelques cris :

— Ne t’en va pas !

— Tu ne veux plus être notre reine, mais reste avec nous !

— Jamais nous n’aimerons Charles comme nous t’avons aimée !

C’est à peine si on put distinguer les remerciements prononcés au nom des quatre États par le conseiller Schering Rosenhane.

Christine, les yeux pleins de larmes, descendit ensuite lentement les marches de l’estrade. Elle tendit la main aux chefs des quatre États, qui s’inclinèrent profondément. Sauf celui des paysans, le vieux Larsson qui d’un mouvement convulsif serra la reine sur sa poitrine haletante. C’est ainsi qu’elle reçut le baiser d’adieu de la terre dont elle était issue.

Allant alors vers le prince Charles-Gustave, et lui souriant avec douceur :

— Mon bon cousin, qui êtes désormais mon roi, je sais que vous comprenez la grandeur de la tâche qui vous incombe ainsi que le poids des responsabilités que je charge sur vos épaules. Vous connaissez le glorieux passé de la couronne suédoise, j’espère que vous serez le digne successeur des rois illustres qui furent des héros sans tache.

« Mieux que la faible femme qui vous laisse son trône, vous saurez conduire votre peuple à la bataille, à la victoire, vous saurez même, comme Gustave-Adolphe, faire, s’il le faut, le sacrifice de votre vie… Vous avez le courage physique et moral, la générosité, un jugement sûr et éclairé, le sentiment de la justice. Je ne pouvais remettre mon peuple et mon pays en des mains plus dignes. D’autre part, je sais également que vous serez admirablement secondé par ces États, par ces conseillers dont j’ai pu éprouver le dévouement et la sagesse et qui sont les soutiens les plus fidèles, les plus éclairés du pouvoir royal.

« Quant à moi, je vous confie ce que j’ai de plus cher, ma mère, la reine Marie-Éléonore, que je laisse en votre garde. Et la première, je tiens à me dire l’humble sujette de mon roi et seigneur Charles X de Suède !

Elle esquissait une révérence quand il la releva et mettant un genou en terre lui baisa la main.

— Je crois que, moi aussi, je vais y aller de ma larme ! murmura le marquis italien.

L’émotion du prince était si grande que personne n’entendit les quelques paroles balbutiées par ses grosses lèvres tremblantes. Il promit de veiller sur la mère, sur la fortune de Christine et lui jura « avec son filial respect une gratitude éternelle pour les bienfaits qu’il a reçus d’elle ».

La douleur et la joie se mêlaient sur cette large face aux traits forts, au front bas, encadré d’une épaisse et rude chevelure. Mais la joie l’emportait. Grand et robuste, Charles-Gustave avait d’ailleurs fière mine dans ses vêtements de velours que barrait la soie écarlate de l’écharpe royale.

— Pourquoi n’a-t-elle pas épousé ce beau mâle ? murmura le comte Sentinelli à l’oreille de son compagnon.

Celui-ci haussa les épaules, d’un air méditatif.

Mais Christine, remontant les degrés de l’estrade et cette fois toute souriante :

— Encore une minute d’attention, Messieurs, fit-elle. J’ai appris par l’histoire que, jadis en France, chaque fois qu’un roi était couronné à Reims, les marchands d’oiseaux laissaient s’envoler librement cinq mille créatures ailées, afin que l’air fût rempli de leurs chants d’allégresse. En quittant le trône, en prenant moi aussi mon vol, j’ai voulu imiter ce geste symbolique : mon dernier acte de souveraine a fait ouvrir toutes les prisons du royaume afin que le bonheur y règne de toutes parts et que personne n’en soit excepté. Une dernière fois adieu, Messieurs, que la paix et la joie demeurent avec vous !

La robe blanche glissa le long de l’estrade, s’évanouit par la porte où tout à l’heure était entrée la reine dans toute la pompe du pouvoir suprême.

La dernière descendante de l’illustre dynastie des Vasa avait disparu de la scène du monde.

La foule s’écoulait. Les deux gentilshommes italiens se dirigeaient vers l’hospitalier logis du maître orfèvre Larsson.

— Singulière créature ! fit pensivement Monaldeschi qui depuis un instant se taisait.

Puis frappant d’un geste résolu l’épaule de son camarade :

— Elle part cette nuit, Sentinelli ! Nous la suivons. Ou plutôt nous la précédons. Qui sait si ce n’est pas là le début de notre fortune ?


III


— Je viendrai après le banquet, avait dit Christine. Attends-moi.

Ebba Sparre, ou plutôt Ebba de la Gardie, attendait depuis près d’une heure — il en était neuf — dans ce salon orné de portraits de la reine à tous les âges.

— Elle a toujours eu le goût passionné de se faire peindre, pensait Ebba en regardant vaguement autour d’elle. Ne s’est-elle pas fait représenter en Artémis, en Pallas, en Penthésilée, la reine des Amazones ?

Cette petite pièce en rotonde était la plus intime, la plus aimable du sombre château. C’est là qu’aimait se tenir la reine pendant ses séjours à Upsal, là que les deux jeunes filles, au temps de leur insouciante jeunesse, échangeaient leurs secrets, mêlaient leurs rires et parfois leurs larmes, devisaient d’amour, préparaient jeux et divertissements.

Au lieu de sièges de cuir aux lignes dures, ce salon était meublé de canapés et de fauteuils dorés, aux coussins moelleux couverts de soies brochées, de riches tentures, de bibelots précieux, cadeaux envoyés de Paris par Chanut, l’ancien ambassadeur de France, resté un des amis les plus chers de Christine.

C’est dans un de ces fauteuils qu’Ebba était gracieusement pelotonnée, devant la vaste cheminée aux lourds chenêts de fer. Bien qu’on fût en juin, les soirées étaient toujours fraîches dans ce pays des frimas et des bûches, ou plutôt des troncs d’arbres, flambaient joyeusement en pétillant dans l’âtre.

Mais la jeune femme dont le tendre visage et les cheveux blonds étaient capricieusement éclairés par les flammes, apparaissait inquiète, troublée. Elle songeait à l’ardente amitié de la reine qui, malgré des brusqueries et des boutades, ne s’était jamais démentie. Comme, dès le premier jour, elle l’avait aimée, entourée, protégée et avec quelle fidélité ! Allait-elle abandonner cette incomparable amie ? La laisser partir seule pour les pays lointains ?

Mais, d’autre part, où la fantasque Christine l’entraînerait-elle ?

Elle pensait également, avec non moins de tourment, à son mari Jacob de la Gardie, à l’amour brûlant, jaloux, dont il la comblait. Elle se rappelait le jour où, la rencontrant dans un couloir, il l’avait enlacée avec violence, en jurant de la prendre pour femme. C’était peu de temps après son arrivée à la Cour. Épeurée, tremblante, elle s’était enfuie vers Christine, jetée dans ses bras en pleurant :

— Cet homme est bien effronté de vouloir séduire ma fille d’honneur sous mon toit ! Qu’il aille au diable ! s’écria la reine.

Mais Ebba n’avait pu oublier la voix mâle, la rude étreinte. Après tant d’années, elle frémissait encore à ce souvenir. Le chevalier de son côté n’avait point cessé sa poursuite. Et la reine, par tendresse pour Ebba, avait enfin cédé devant ce double amour. Jacob avait emporté sa proie fragile et charmée dans son château, le plus beau, le plus moderne de la Suède. Et depuis elle ne vivait que pour lui et par lui. Mais sans trahir sa fervente amitié pour la reine à laquelle elle faisait de fréquentes visites.

Et soudain ce coup de foudre de l’abdication. Par quel incompréhensible caprice cette jeune reine comblée renonçait-elle à l’un des royaumes les plus glorieux d’Europe, déposait-elle une couronne que tous lui enviaient, quittait-elle un peuple qui l’adulait ?

— Oh ! Christine ! soupira douloureusement la jeune femme.

— Me voici, répondit une voix grave.

Et précédée de valets qui portaient des flambeaux, Christine apparut.

Elle avait encore sa robe de satin blanc qui tombait en plis soyeux et s’arrondissait autour de ses pieds comme une corolle de perce-neige. Mais cette robe était fripée, souillée de vin et de sauce. Une manche déchirée pendait à l’épaule, les cheveux débouclés de Christine retombaient en désordre sur son front, autour de son cou. Il y avait de l’irritation dans ces beaux regards sombres.

— Corbleu ! J’ai eu de la peine à m’échapper, s’écria-t-elle, Ces sacripants me retenaient par ma robe avec leurs mains grasses, me soufflaient au visage leur haleine vineuse. L’un d’eux m’a arraché ma manche. Ils m’auraient mise nue pour me conserver plus longtemps… Et d’entonner à la fois des flots de vin et des refrains de caserne !

— Ils vous aiment, Madame !

— Peut-être. Loyaux et fidèles, je le sais. Mais quels rustauds que ces fleurs de la noblesse suédoise ! Si rustres qu’à leur contact je me suis faite à jurer et à sacrer comme un soudard ! J’espère bien me décrasser l’esprit et les manières avant de faire mon entrée à la Cour de France, la plus polie du monde. Mais il y faudra du temps et le contact d’êtres plus courtois, plus affinés. Est-ce que le vieux Larsson, le danneman du lac Moelar, n’a-t-il pas imaginé de me faire boire dans un crâne d’ours une pinte de bière de son pays ? Un ours d’ailleurs que nous avons tué chez lui il y a sept ans, tu t’en souviens ?

— Et Charles-Gustave ? Pardon ! Je me trompe ! Et Sa Majesté le roi Charles X ?

— Aussi plein de boisson que ses courtisans, mais plus plein encore de lui-même ! Rouge et gonflé comme une baudruche ! À part ça, toujours le même bon garçon. À six heures, je posais la couronne sur son front bas de chimpanzé. À sept, genou en terre, il me tendait la serviette, pendant que je me savonnais les mains, avant le banquet. Et bien qu’il soit mon aîné de cinq ans il m’appelait « sa mère » ! titre que je ne revendique nullement pour maintes raisons et surtout parce que je me sens toute une jeunesse impatiente à rattraper !

Alors, enlaçant la fragile Ebba dont le front clair s’appuyait à son épaule :

— Allons ! mon amie, ma sœur. Il est neuf heures, c’est à minuit que j’ai décidé de partir. Nous avons donc deux heures et plus pour faire le tour de ces portraits et de ma vie. De ma vie qui me paraît déjà si longue et n’a pas encore commencé !

Christine entraîna son amie vers la plus grande toile près de la porte. On y voyait un chevalier en cotte de mailles et cuirasse, qui, souriant avec tendresse et le front penché, tenait entre ses gantelets de fer un petit enfant nu.

— Ce géant blond, à la barbe d’or, au teint fleuri, dont les yeux lancent des éclairs, tu le sais, c’est mon père. Tu ne l’as pas connu, Ebba ?

— Non ; mais qui donc en Suède n’a vécu dans l’amour et l’admiration du grand Gustave-Adolphe ?

— On l’appelait le Roi des Neiges. Prompt à la colère, terrible dans le combat, il était bon et juste. S’il eût vécu, combien différent eût été mon destin !

Ebba releva le front et tout bas, d’une voix caressante :

— Ne vous a-t-il point conseillé en rêve de demeurer ici pour le bonheur de la Suède ?

Christine secoua mélancoliquement ses boucles :

— Non, Ebba. Car il n’avait d’illusions ni sur la royauté, ni sur lui-même. N’a-t-il pas écrit « qu’un grand roi est un fléau pour son peuple ? La passion extrême qu’il a pour la gloire lui fait perdre tout repos et l’oblige à l’ôter à ses sujets. C’est un torrent qui désole les lieux par où il passe ».

Il écrivait encore : « C’est dans un moment de colère contre la Suède que Dieu m’a envoyé gagner des batailles. » Pourtant, si la victoire hésitait, il descendait de son cheval et appelait à haute voix le Dieu des armées…

— Qui l’écoutait toujours !

— Et qui lui prouva sa faveur en l’enlevant en pleine victoire, dans toute la splendeur de sa force et de sa jeunesse. Il quitta la scène du monde en héros, laissant l’Europe étourdie du bruit de son génie et de ses vertus.

Ebba dit avec douceur :

— Oui, mais il abandonnait aussi l’enfantelet qui, sur cette toile, repose dans ses bras d’acier comme dans un berceau. Parlez-moi d’elle, Christine, de sa naissance, de son enfance que je n’ai pas connue…


IV


Il était minuit par la nouvelle lune, en pleine ascension du Lion, avec le Soleil, Vénus, Mercure et Mars, dans les mêmes signes et degrés que pour la naissance du roi.

Les astrologues avaient parlé :

— Ce sera sans doute un garçon. S’il survit aux premières vingt-quatre heures, un grand destin l’attend.

Les femmes qui s’affairaient autour de la blanche Marie-Éléonore de Brandebourg, gémissante et renversée dans ses cheveux de lin, aperçurent tout à coup un petit croupion noir et velu, en même temps qu’elles entendaient une voix si forte et si rauque que toutes ensemble elles piaillèrent :

— Un mâle !

Et comme apparaissait une tête rouge à toison brune :

— Un beau garçon robuste aux cheveux noirs comme poix !

— Un héritier pour la couronne !

Tant et si bien que la nouvelle en parvint de l’autre côté du palais aux oreilles de Gustave-Adolphe qui relevait d’une fièvre récurrente. Hélas ! Il fallut bientôt déchanter. Ces dames avaient mal ajusté leurs bésicles :

— Sainte Vierge, c’est une fille ! fit l’une en joignant les mains.

— Et point belle ! gémit une autre en levant les yeux au ciel.

Cette moricaude poilue, la fille du Roi des Neiges et de la liliale Éléonore ? Était-ce croyable ?

— Mais qui va sortir le roi de sa méprise ? fit une voix.

— C’est qu’il ne badine pas, d’autant qu’il sera fort déçu.

— Allez-y, vous, Anna de Linden, qui avez chanté la première et nous avez mises en erreur.

— Moi ? Jamais je n’oserai…

Les femmes se tenaient en groupe, serrées et chuchotantes.

— Allons, trembleuses, laissez-moi faire !

C’était la sœur favorite du roi, la princesse Catherine. « Fin diplomate en jupons », disait-on d’elle.

Elle prit l’enfant, se mit en quête du roi et, sans une parole, mais avec un doux regard suppliant, la lui présenta de façon à ce que sans aucun doute, il pût reconnaître une fille ! Il était en attirail de guerre, ayant endossé sa cuirasse pour une revue de ses troupes.

À la grande surprise de ses courtisans, il saisit la petite entre ses bras de fer, comme dans le tableau, la berça, lui sourit, la chatouilla de sa barbiche et s’écria en riant :

— Elle aussi, comme vous, ma sœur, sera bon diplomate car elle nous a tous bernés !

Et avec une expression de tendre bonheur :

— J’espère que cette fille me vaudra un garçon. Remercions Dieu ! Et qu’il lui plaise de me la conserver comme il me l’a donnée.

Puis se tournant vers les jouvenceaux en livrée rouge et bleue qui l’entouraient :

— Allons, mes pages ! Courez, démenez-vous ! Que dans toutes les églises du royaume retentisse bientôt un Te Deum en l’honneur de ce bout de fille, et qu’il n’y ait pas un pauvre, dans les villes comme dans les campagnes, qui ne fasse liesse pour accueillir Christine !

— Il se révéla, écrira plus tard Christine, aussi grand en cette occasion que dans toutes celles de sa vie.

Les fêtes célébrées pour sa naissance se passèrent donc, d’après l’ordre du roi, selon le cérémonial dû à un héritier mâle.

Seule, la reine continuait à bouder. C’était d’ailleurs sa coutume de se lamenter a tout propos et hors de propos. Elle était humiliée de n’avoir qu’une fille et que cette fille fût si peu avenante.

Quand on la lui tendait et qu’elle la prenait sur son sein et entre ses bras éclatants de blancheur :

— Voyez-moi cette tête : ne dirait-on pas une fourmi dans la neige ? gémissait-elle. Ce serait vraiment à croire que j’eus des complaisances pour le roi nègre de la Crèche ! Qu’ai-je fait pour mériter pareille disgrâce ? M’a-t-on jeté un sort ?

Puis se détournant avec une moue :

— Hou ! la vilaine ! Emportez-moi ce petit singe et qu’on l’épile au plus vite !

— Tu es tout de même la fille de Gustave-Adolphe, du grand héros qui t’aime ! murmurait à l’oreille de l’innocente sa nourrice, en la couvrant de baisers. Et quoique noire, tu seras belle ! N’as-tu pas déjà des prunelles de velours à faire damner un saint ?

Anna de Linden savait-elle qu’en retour de cette tendresse elle deviendrait la mère d’un maréchal du royaume ?

Des dangers néanmoins entourèrent le berceau de l’enfant, privée de l’amour maternel.

On parlait d’intrigues politiques, de manœuvres meurtrières. Le roi Sigismond de Pologne, prétendant à la couronne de Suède, aurait, dit-on, fait perpétrer des attentats contre le frêle obstacle dressé contre ses ambitions.

Peu de temps après sa naissance, c’est une poutre qui, mystérieusement, s’abat sur son berceau et l’écrase. Par miracle, la petite ne fut pas touchée. Ce sont aussi des servantes qui la laissent négligemment tomber. Si bien qu’on s’aperçut un jour qu’une de ses épaules était plus haute que l’autre.

— Bah ! disait plus tard Christine, je l’ai si bien dissimulée par mon maintien et mes ajustements que j’en ai fait une parure.

Parmi tant de disgrâces et de dangers, l’amour de son père ne faisait que croître.

— Elle me succédera, elle sera reine, répétait-il.

Prévoyant la résistance et l’hostilité qu’elle rencontrerait, il réunit les États Généraux le 24 décembre 1627. Ceux-ci, animés du même esprit antipolonais que le roi, opposèrent à Sigismond, inconciliable adversaire de Gustave-Adolphe, cette petite héritière au maillot et lui prêtèrent un solennel serment d’allégeance.

— La fortune et la victoire badinèrent avec mon enfance, fit Christine. Le trône, tel fut mon berceau. Et l’on vit ma majesté royale demander le sein de sa nourrice, au milieu des génuflexions de tous les grands du royaume.

Devant cette volonté de tout un peuple, Sigismond perdit ses espoirs et cessa ses intrigues. La petite Christine put grandir en paix.


V


— Second tableau, Ebba, continua Christine. Tu vois, me voici de nouveau dans les bras de mon père et il est encore revêtu de son armure. Mais cette fois il est à cheval, sur son alezan doré, à la petite tête busquée, au col arrondi, qui avait toujours l’air de danser. Qu’ils sont beaux tous deux ! Ils devaient être tués le même jour sur le champ de bataille de Lutzen.

— Quel âge aviez-vous, Madame, au temps de ce portrait ?

— Tutoie-moi, Ebba, tutoie-moi, que diable ! Nous sommes de vieilles amies — huit ans, pense donc ! — et nous allons nous séparer.

— Pourquoi me le rappeler, Christine, et me percer chaque fois le cœur ? Quel âge donc avais-tu ?

— Trois ans peut-être : regarde, je porte déjà un petit justaucorps, des cheveux jusqu’à la nuque, et de minuscules souliers à la poulaine… Je venais d’être malade à mourir. Mon père, qui séjournait aux mines du Nord, revint à une allure d’enfer. On désespérait de me sauver. Je guéris. Il fit chanter une fois de plus le Te Deum et, ne voulant plus se séparer de moi, il m’emmena avec lui à Kolmar pour m’inspirer, comme il disait, son propre esprit guerrier. Le gouverneur de la ville n’osait pas faire tirer les salves d’honneur de peur de me faire pleurer.

— Faites tirer, s’écria mon père, elle est fille de soldat !

— Et bien loin d’avoir peur, voilà qu’aux détonations, je ris aux éclats, je bats des mains, je trépigne et veux échapper à ma nourrice, assise avec ma mère dans un carrosse. Le roi tout réjoui, se penchant vers moi, Anna de Linden grimpe sur la banquette et me remet entre ses bras.

Il me baise au front et tu le vois sur cette toile, il me hausse et m’agite comme un oriflamme au-dessus de la foule et des soldats qui font la haie.

Je riais toujours. Quels cris, quelles acclamations !

— Elle vaudra son père ! Intrépide comme lui ! hurlaient les vieux soudards attendris.

— Petite Bellone ! fit Ebba en souriant.

— Oui, un vrai triomphe. Désormais, je fus de toutes les revues, de toutes les parades. Les soldats me présentaient les armes. Mes oreilles se plaisaient au vacarme de l’artillerie, au roulement des tambours. Quand mon père s’approchait des plus braves pour les congratuler, de mes menottes je caressais leurs cheveux et leurs barbes hirsutes, je tendais mes lèvres vers leurs rudes faces couturées. Mon père, plein d’orgueil, murmurait souvent à mon oreille (on me l’a répété depuis) :

— Laisse-moi faire, je te conduirai un jour en des lieux où tu auras contentement !

Après un silence pensif :

— Plût au ciel, continua Christine, que j’aie pu faire l’apprentissage de la guerre sous un tel maître ! Eût-il vécu, je l’aurais suivi, j’aurais combattu à son côté ; le peuple se serait accoutumé à voir en moi un homme d’épée, un capitaine et je n’eusse pas mis l’ardeur qui me brûlait à devenir une pédante, une femme à barbe de l’érudition.

— Que dis-tu ? La reine la plus savante, la plus lettrée…

— Ah ! qu’avec allégresse j’eusse jeté aux chiens toute cette science absurde dont on m’a barbouillée pour brandir l’épée, galoper sur les champs de bataille et continuer l’œuvre du meilleur des pères, du plus grand des rois.

Christine se leva brusquement, marcha sur sa jupe qui craqua, parcourut le salon d’un pas impatient en rejetant ses cheveux en arrière, puis, s’arrêtant devant l’image de Gustave-Adolphe, étreignant sur sa cuirasse le petit enfant qu’elle était, elle le contempla avec une adoration désespérée :

— Hélas ! cela ne devait pas être. Il allait me quitter pour toujours…


VI


Gustave-Adolphe, en effet, allait partir en campagne. La guerre continuait à se déchaîner sur l’Europe. L’Allemagne devait, pendant trente ans, servir de champ de carnage à tous les chevaliers de fortune, à tous les reîtres bottés d’Europe. Quel prétexte ? Des deux côtés la croisade. Papistes et protestants s’affrontaient. C’est au nom du Christ d’amour, de leur Christ dont chaque parti revendiquait sauvagement l’exclusive possession, que les hommes d’armes se massacraient, que les campagnes étaient piétinées, les villages brûlés, pillés, les paysans pendus.

Mais d’un côté, il y avait l’Empire catholique, avec l’Empereur et son ambition déchaînée. Il escamotait royaumes, provinces et villes, résolu à les annexer et jurant d’en exterminer les hérétiques.

C’est à bon escient que les protestants s’alarmaient. Si l’Empire triomphait, que deviendraient leurs libertés, aussi bien civiles que religieuses ? Ils seraient esclaves par la perte de leurs domaines et de leurs territoires comme par la violation de leurs consciences.

Ils appelèrent à leur secours le grand Gustave-Adolphe. N’était-il pas le chef des protestants, le gendre de l’Électeur de Brandebourg victime de la convoitise de l’Empereur ? Ne pouvait-il en outre obtenir l’aide matérielle et la sympathie du roi catholique de la France et du cardinal de Richelieu, son ministre, qu’inquiétaient les appétits effrénés de l’Empire.

— Au fond, je ne me plais que dans les camps, disait le roi de Suède à ses compagnons d’armes. Mes lauriers de Pologne et de Russie sont déjà desséchés. Il m’en faut de frais pour les rapporter à Christine. C’est en Allemagne que je trouverai la vraie gloire, celle qui ne périt pas…

N’y trouverait-il pas autre chose ? Tycho Brahe, l’astrologue, a prédit qu’en 1632 doit succomber de mort violente un prince du Nord, à la fauve chevelure.

— Serait-ce moi ? se demande Gustave-Adolphe. Mais Tycho a parlé de Finlande, et je suis Suédois. Peu importe, d’ailleurs. Mieux vaut la mort des champs de bataille que celle qui vous étrangle sournoisement dans un lit clos.

Et le roi décide de partir. Mais il organise auparavant la régence. La reine en est écartée.

— Elle est trop douce, trop malléable, prétextait-il.

Fort amoureux de Marie-Éléonore, de sa chair blonde et savoureuse, il se méfiait de son intelligence et de son jugement. Rarement époux épris vit si clairement les faiblesses de sa femme.

— D’ailleurs elle m’accompagnera ou me rejoindra, ajouta-t-il. Je ne saurais me passer d’elle.

Le chancelier Oxenstiern qui exerçait les fonctions de lieutenant-général de Suède et les cinq grands dignitaires du royaume, réunis en Conseil, étaient chargés de veiller sur l’enfant et sur ses droits d’héritière. Et ses premières années étaient confiées à la sœur bien-aimée du roi, Catherine, et à son mari, le Prince palatin Jean Casimir.

Cependant la flotte appareille dans le port de Stockholm. Gustave-Adolphe fait ses adieux aux quatre États qu’il a convoqués. Il parle, selon sa coutume, avec une véhémente chaleur et termine par ces mots :

— Mes amis, je remets ma vie à Dieu et ma fille entre vos mains…

Les délégués émus l’acclament, l’entourent, baisent ses mains. On a oublié Christine. Elle est là pourtant. Elle s’accroche à la botte de son père. Il se tourne. Alors lui faisant une petite révérence :

— Très gracieux, très cher seigneur mon père…

C’est un compliment qu’on lui a fait apprendre et qu’elle tient à lui réciter.

Il ne lui en laisse pas le temps. Il la soulève et la serre avec violence contre son cœur. Ses yeux sont pleins de larmes. Puis il la dépose par terre et s’éloigne à grands pas vers le port, sans se retourner. Pour toujours.

Quant à la petite, elle lui tend les bras, elle court après lui avec de gros sanglots, se débat contre les femmes qui veulent la retenir. Pendant trois jours et trois nuits, elle ne cesse de sangloter. On craint pour sa santé, pour ses yeux surtout qu’elle a fragiles. Comment la consoler ?

— Je n’ai pas oublié cette grande douleur qui marqua ma petite enfance, reprit Christine. Et pourtant c’est à peine si je me souviens de la mort de mon père deux ans plus tard. Deux ans c’est long et lourd pour une mémoire d’enfant ! Et comment à cet âge aurai-je compris l’immense malheur qui s’abattait sur ma tête ?

Le bruit d’une grande victoire à Lutzen, contre Wallenstein, l’adversaire de Gustave-Adolphe, avait couru par la Suède. Déjà on avait fait sonner les cloches des villes et des campagnes et chanter le Te Deum. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’on connut la terrible rançon de ce succès. La joie s’effondra sous le désespoir. Le roi, comme il l’eût souhaité, était mort en simple soldat, au cours d’une charge de cavalerie. On trouva sur le champ de bataille son corps criblé de cinq blessures.

Il n’en avait d’abord reçu que deux, une à travers le bras, une dans l’épaule ; il s’affaissa. Son page, à genoux auprès de lui, le veillait en appelant au secours.

Deux cavaliers ennemis accoururent :

— Qui est ce blessé ? demandèrent-ils.

L’enfant interdit ne répondit pas.

— Tu ne veux pas parler, chien ? Voilà pour toi !

Et ils l’abattirent. Puis se ruant sur le roi, ils l’achevèrent sauvagement, lâchement, sans même savoir de quel grand homme ils avaient privé le monde. Mais le fidèle page survécut quelques jours et parla…

Quand Marie-Éléonore qui, à Erfurt, quelque temps plus tôt, avait fait de tendres adieux à son héros, à son amant, apprit l’affreuse nouvelle, sa douleur fut si déchirante qu’on la crut prête au suicide. Longtemps elle resta gémissante et prostrée, sans vouloir prendre nourriture ni repos. Ce n’est qu’un an plus tard qu’elle eut la force de ramener en Suède le corps de Gustave-Adolphe.

Entre temps, à six ans, Christine avait fait ses débuts de reine.

— Cette toile en commémore le souvenir, dit-elle à Ebba en la désignant. Tu m’y vois déjà grandette, en cotillon de velours noir, tenant la main d’un chevalier de haute taille, mais qui n’est plus mon père. Cette tête aux cheveux gris, haut juchée sur la fraise blanche, avec son air majestueux et gourmé, tu la reconnais : c’est Oxenstiern avec vingt ans de moins. Quant à moi, j’ai les joues rondes et roses, des lèvres en moue — la lèvre inférieure, tu le vois, est déjà un peu pendante — mais mon air et mon maintien sont tels qu’ils inspiraient à tous frayeur et respect, m’a-t-on dit. La scène qu’a contée aujourd’hui à la Diète le vieux Larsson est exacte et je m’en souviens…

Les quatre États s’étaient rassemblés dans la salle de la Diète.

Comme le jour de l’abdication, il y avait là, réunis et serrés, les seigneurs, les dignitaires, les marchands et bourgeois, les paysans du royaume. L’assemblée était houleuse.

Tous les regards, tournés vers l’estrade, étaient fixés sur le trône vide du roi bien-aimé.

— C’est pour sa fille, pour notre Christine qu’il a confiée à nos soins, à notre amour que je demande vos suffrages ! clama le chancelier.

— Mais, avant de laisser tomber la maison royale en quenouille, nous voudrions bien la voir ! Nous ne la connaissons pas, cette fille de Gustave-Adolphe ! crièrent des voix.

— Soit ! Calmez-vous. Je vais vous la montrer.

Christine apparaît, cramponnée à la main du grand homme noir. Mais elle n’a pas peur. Elle est digne et fière. Elle sourit, parcourt l’assemblée du regard et de sa petite main fait un geste de bienvenue.

Larsson qui, plus jeune de vingt ans, lui aussi, était un beau paysan robuste et droit, chef écouté des hommes de sa province, est le premier conquis. Il s’élance, saisit la petite et voilà Christine assise sur le trône de son père, sous le grand dais de velours écarlate, ces petits souliers à bouffettes pendant dans le vide.

Des cris éclatent, rudes, violents :

— Vive notre petit roi ! Vive Christine !

Christine sourit toujours. Elle se plaît à ces grondements de la foule comme elle se plaisait naguère au fracas de l’artillerie. Elle donne avec gentillesse, avec dignité sa petite main à baiser. Elle ne s’étonne pas de voir des vieillards chamarrés, des officiers en grand uniforme, des sénateurs en fraises tuyautées s’agenouiller devant elle et lui prêter serment :

— Nous jurons d’être fidèles à Votre Majesté, de lui rendre service et obéissance en tout ce qu’elle voudra nous commander ! prononcent-ils.

Christine saisit mal les termes de la formule, mais elle sent fort bien que d’elle et de son caprice dépendent tous ces hommes et leur fortune. Quand elle voit à ses pieds son oncle Jean-Casimir qui, hier encore, la grondait et a voulu le premier lui rendre hommage, elle réalise en vérité ce que c’est que d’être reine.

Sans impatience, avec un sérieux qui ne laisse pas d’être comique sur son minois d’angelot, elle écoute les longs discours qu’elle ne peut comprendre. Elle ne s’endort pas, ne demande ni à manger ni à jouer, ni à sortir.

— Comme elle est sage ! entend-on de toutes parts. Et quelle majesté ! Le regard et le maintien de son père !

Christine fait ainsi son apprentissage de reine. Déjà le germe de l’orgueil est entré dans son cœur. Il grandira, certes, l’entraînera à commettre des folies, voire des crimes, mais il la gardera de toute action mesquine et basse.

— La vanité approche les princes jusque dans leur berceau, dira-t-elle plus tard. Déjà ils sont traités comme de petits lions qui égratignent mais ne dévorent pas encore…


VII


Près d’un an plus tard, en 1633, Christine attendait dans le port de Stockholm l’arrivée de sa mère.

Elle vit d’abord descendre du bateau, cambré sous son fier diadème de voiles blanches, le cercueil de bronze dans lequel reposait le corps embaumé de son père.

Alignés sur le quai, des soldats de Gustave-Adolphe, ses anciens compagnons de bataille et de victoire, présentaient les armes, raides et figés, tandis que les larmes coulaient sur leurs moustaches grises.

Le peuple regardait et soupirait :

— Notre roi, le plus grand des rois, le meilleur des hommes !

Christine restait muette et sans larmes. Qu’y avait-il de commun entre ce lourd sarcophage et l’image si vivante du père à la tête dorée, aux vifs mouvements, à la voix claironnante ?

Mais Marie-Éléonore apparut, gémissante, soutenue par ses femmes, plus blanche encore dans ses voiles de deuil. Quand elle aperçut l’enfant qu’elle avait si mal accueillie à sa naissance, si peu aimée plus tard, elle se jeta sur elle et la pressa contre son sein avec une violence désespérée :

— Christine, ma fille chérie, mon seul bien, te voilà enfin ! s’écria-t-elle. Comme tu lui ressembles : son front, son nez, son sourire et son regard étincelant qui pour moi s’adoucissait si tendrement ! Comment n’ai-je pas remarqué plus tôt cette singulière ressemblance ? Viens, mon enfant, tu ne me quitteras plus. C’est ensemble que nous le pleurerons !

Et Christine, dans le carrosse où elle étouffe sous les voiles noirs partit avec Marie-Éléonore, derrière le char funèbre entouré de piquets de soldats, pour le château de Nykoping où elle devait passer un an.

Le cercueil fut placé dans la grande salle du château.

— Je ne peux plus souffrir la clarté du jour, sanglotait la reine-mère. Tendez-moi d’étoffes noires ces murs, ces fenêtres ! Apportez des flambeaux.

Dans cette nécropole, la lumière des cierges funéraires était seule à danser, et comme chants l’on n’entendait que des hymnes de mort.

— Madame, le repas est prêt, suppliaient les suivantes. Vous n’avez rien pris aujourd’hui. Il faut vous soutenir !

— Pourquoi faire ? Mange-t-il, lui, immobile et glacé dans le cercueil où son corps bienheureux est couché ? Je veux mourir ! Je veux qu’on rouvre ce cercueil et qu’on m’étende à son côté !

Abattue sur le sarcophage, elle restait prostrée les bras en croix et l’on entendait ses ongles qui crissaient sur l’airain.

— Madame, si ce n’est pour vous, songez à votre fille, à l’héritière du trône que vous allez tuer.

— Mais je ne pense qu’à elle ! N’est-elle pas l’image de mon bien-aimé ? Viens, mon trésor, viens dans mes bras. Laisse-moi te contempler !

Les larmes coulaient sur le front, dans les cheveux de l’enfant. Les hoquets de douleur secouaient son petit corps, étendu sur la lugubre couche.

À leurs pieds, les nains et les bouffons dont Marie-Éléonore aimait s’entourer, affublés d’oripeaux de deuil, mimaient le désespoir, levaient les bras au ciel, faisaient d’horribles contorsions en gémissant de leurs voix aiguës qui donnaient le frisson.

Le soir, Christine baisait la custode d’or, suspendue au-dessus de sa tête où était enfermé le cœur de son père et après avoir dit ses prières s’efforçait de dormir. Mais, du fond du lit où elle reposait auprès de sa mère, dans l’ombre peuplée de sanglots, Christine apercevait tout à coup une tête grimaçante de gargouille qui se dressait à son chevet et la contemplait en ricanant silencieusement. Elle poussait des cris d’effroi :

— Mère, mère, j’ai peur ! C’est encore une de vos canailles qui m’a réveillée !

Elle appelait ainsi les petits monstres dont elle avait horreur. Son sommeil était hanté de cauchemars. Et quand d’aventure elle sortait, le ciel, les arbres, les fleurs lui semblaient moins réels que la chapelle sépulcrale et la lumière des cierges tremblants.

— La mort a marqué mon enfance, disait-elle plus tard. Je restais sans goût et sans forces pour jouer et n’avais de plaisir avec aucun enfant de mon âge. Quant à ma mère, pour avoir été vraiment inconsolable, elle a triomphé de toutes les femmes de Suède qui simulent si péniblement la douleur en de semblables circonstances.

Un an passa. Les régents, d’abord respectueux de la douleur de la veuve, se lassèrent. Ils voyaient l’enfant s’étioler, maigrir, les nerfs à vif. Un jour, le grand Justicier Per Brahe, grave et sévère dans son costume de velours noir, apparut à Nykoping :

— Madame, c’est assez pleuré. Il faut vous séparer de la dépouille de votre mari, notre roi bien-aimé. Dieu veut que les morts reposent avec les morts. Les prédécesseurs de Sa Majesté l’attendent dans la crypte royale…

Des cris de douleur, des flots d’imprécations s’échappèrent des lèvres tuméfiées de Marie-Éléonore :

— Jamais ! Vous êtes des monstres… Vous voulez tuer de nouveau votre roi !

— Si vous vous obstinez, Madame, je vous enlève votre fille, notre future reine. Le peuple s’inquiète de la voir ainsi séquestrée. Il craint pour sa santé et même pour sa raison.

Marie-Éléonore finit par céder. Elle consentit à se séparer du cadavre de son époux qui fut inhumé à Stockholm dans une crypte où elle passait chaque jour de longues heures. Mais elle n’en fut pas meilleure éducatrice.

Voulant toujours garder son enfant auprès d’elle, elle s’opposait à ce qu’elle poursuive ses études :

— En ai-je fait moi-même ? Et n’en suis-je pas moins devenue la femme du plus grand roi d’Europe ?

Elle faisait coucher la fillette dans une chambre glacée, n’autorisait pas les promenades à pied qui l’auraient distraite et fortifiée, ne lui voulait point d’autre compagnie qu’elle-même. Elle avait parfois d’étranges lubies. C’est ainsi qu’elle luttait obstinément contre le dégoût qu’éprouvait Christine pour le vin, la bière, pour toute boisson alcoolisée.

La petite, torturée par la soif, découvrit un jour le vase où les femmes de sa mère conservaient la rosée dont celle-ci se servait pour les soins du visage. Elle la but.

— Boire ma rosée ! gémissait Marie-Éléonore, les yeux au ciel.

— Fallait-il donc que je meure ? répondit l’enfant.

Elle n’en fut pas moins fouettée pour cette peccadille.

Mais la reine-mère enseignait surtout à sa fille la haine des Régents, des Conseillers d’État, le mépris pour les institutions, les coutumes de la Suède que, Prussienne exaltée, elle ne pouvait souffrir, depuis la mort du Roi. Elle jeta dans l’âme de son enfant ces germes d’hostilité contre son pays qui plus tard devait pousser Christine à l’abandonner pour vagabonder à travers le monde.

C’est en 1636 seulement qu’Axel Oxenstiern revint d’Allemagne où il avait fait un long séjour diplomatique. Quand il vit Christine grandie, certes, mais pâle, maigre, répondant à peine à ses questions, silencieuse et raidie, il fut consterné.

— Qu’a-t-on fait de cette enfant ? s’écria-t-il. Elle vit claustrée comme une moinesse et ne nous connaît ni ne nous aime ! À la veille de Lutzen, son père, mon roi vénéré, ne m’écrivait-il pas pour me recommander, s’il lui arrivait malheur, de la soustraire à la domination maternelle ? Il n’est que temps d’y songer !

Christine fut donc brusquement enlevée à sa mère qui ne dut plus la voir que trois fois par an, hormis les cas de maladie.

Elle renouvela gémissements et protestations. Elle en voulait surtout à Axel Baner, gouverneur de Christine, qui avait été le compagnon de plaisir de Gustave-Adolphe, et qu’elle soupçonnait de l’avoir entraîné dans des escapades, même après son mariage.

— Dire que ce vil débauché ose me voler mon enfant ! clamait-elle.

Le pays retentissait de ses plaintes. Mais elles restèrent sans écho. Car elle n’était point populaire. Son budget était toujours en équilibre instable, on lui offrit, pour la faire taire, un dédommagement financier. Calmée, elle accepta et, avec nains et bouffons, retourna pleurer le roi au château de Gripsholm qu’on lui avait attribué comme douaire, et qui était en Sudermanie, tout proche de la frontière suédoise.



Les deux amies étaient toujours enlacées dans la bergère dont le reflet dansait sur leurs visages rapprochés. Elles se turent un instant, pensives. Puis Christine tourna doucement la tête de la jeune femme vers un panneau qui leur faisait face :

— Regarde, Ebba. Ce portrait date de l’époque où l’on m’enleva à ma mère : coiffée d’un chaperon de mousseline blanche à long voile, en robe noire montante, les mains sagement croisées sur ma poitrine, n’ai-je pas l’air d’une petite nonne ? Et ce visage si menu, si réduit que mes yeux apparaissent plus grands que ma bouche ?

— Ils sont toujours très grands, Christine…

— Si l’on ne m’avait alors sauvée de cette existence, en constante compagnie avec la mort, j’aurais bien vite rejoint mon père.

— Pauvre petite fille que je n’ai point connue…

— Une petite fille bien tourmentée et que des peurs macabres réveillèrent la nuit longtemps après le départ de ma mère. Je me souviens notamment qu’une veille de Pâques, mon précepteur, Jean Matthiae, m’emmène au prêche. Il s’agit du jugement dernier et le prédicateur est éloquent. J’entends comme si j’y étais déjà la terrible trompette qui réveille les morts. Je vois les squelettes sortir de leurs tombes en dansant, la mâchoire branlante, leurs orbites caves emplies de flammes. Mon père est là. Il veut comme autrefois me saisir dans ses bras. Mais ce ne sont que de grands os durs qui m’entrent dans la chair. Je me débats, je crie, je m’évanouis. Il faut m’emporter. Je demande ensuite à Matthiae :

— Vous ne m’avez jamais parlé de ce terrible jugement. Est-ce cette nuit qu’il aura lieu ?

Mais Matthiae se met à rire :

— Ne craignez rien, mon enfant, vous entrerez au paradis des reines, mais, pour pénétrer dans ce beau pays, il faut prier, il faut être bien sage…

— L’année suivante, continua Christine, même sermon. Mais cette fois, l’effet fut nul. Je demandai seulement en souriant à mon précepteur :

« Est-ce que tout ce qu’on enseigne dans la religion luthérienne est aussi… cocasse que ce jugement dernier ? » Le cher homme fit un bond de carpe. Il me rabroua durement, parla même de me donner le fouet. Trop tard. Je ne croyais plus à la religion dans laquelle je fus élevée, j’appris seulement à dissimuler et me fis une religion à ma mode.

Ebba se pencha vers elle, le visage bouleversé :

— Que dis-tu là, Christine ? J’ai entendu murmurer ces derniers temps que tu voulais te convertir à la foi catholique. Serait-ce vrai ?

— Tout à l’heure… Je te dirai… Rien n’est encore décidé…



L’éducation de Christine fut confiée à la princesse Catherine qu’elle aimait fort et qui incarnait le type idéal des épouses et des mères suédoises. Pleine de bon sens, vaillante, dévouée à son mari et à ses cinq enfants. L’aîné d’entre eux était ce Charles-Gustave en faveur duquel Christine devait abdiquer plus tard.

On prêtait à Catherine d’ambitieux desseins :

— Elle élève la reine à la brochette pour lui faire épouser son fils, chuchotaient méchamment les pécores de la Cour.

La pauvre Catherine, ainsi calomniée, se contentait d’aimer la petite orpheline comme un de ses enfants, de l’entourer, de la choyer. Celle-ci n’avait pas le caractère facile : capricieuse, volontaire, tyrannique. Mais sa tante n’essayait point de la contraindre ni de la punir.

— Mieux vaut lui parler raison, avec douceur, avec bonté. Non seulement, elle n’est pas méchante, comme on le dit. Mais elle a l’âme héroïque.

Elle donna pour compagnes à Christine ses deux filles, Marie-Euphrosyne et Éléonore, un peu plus jeunes qu’elle et de caractère beaucoup plus facile. Mais les deux petites n’avaient ni l’ardeur à l’étude, ni l’humeur ambitieuse de la reine-enfant.

— Il faut qu’elles travaillent davantage, confiait celle-ci à sa tante. Je ne puis vraiment me mettre à leur pas !

Bientôt elles étaient définitivement distancées et il ne fut plus question d’études en commun. Ni de jeux. Les fillettes étaient trop timides, trop craintives pour la fougueuse Christine, forte et hardie comme un garçon, ne rêvant que folles chevauchées, escalades périlleuses, batailles et rixes. Celle-ci n’eut désormais plus d’amies parmi les filles de son âge.

La douce influence de la princesse Catherine n’en continuait pas moins à s’exercer. Pas pour longtemps, hélas ! Elle mourut alors que Christine n’avait guère plus de douze ans et ce fut pour cette dernière une perte irréparable.

À cette nouvelle, le chancelier Oxenstiern, pensant à l’orpheline dont il était responsable devant le pays, s’écria :

— J’aurais préféré enterrer une seconde fois ma mère plutôt que d’assister à la fin prématurée de cette noble princesse !

Christine en fut profondément émue. Se penchant vers ses deux cousines, elle les serra dans ses bras et, en des paroles bien au-dessus de son âge :

— Je partage votre douleur, leur dit-elle. Ma tante bien-aimée m’a servi de mère. C’est à mon tour de la remplacer auprès de vous. Vous me trouverez toujours prête à vous servir, à vous protéger.

Et elle tint parole.

S’adressant ensuite à son oncle :

— Soyez certain, dit-elle, que vous serez toujours dans mon cœur et que je m’efforcerai de vous remercier non seulement en paroles, mais en actes de tout ce que votre femme a fait pour moi.

Quant à son cousin Charles-Gustave, qu’elle trouva sanglotant au pied du lit de mort de sa mère, elle le releva et lui fit à l’oreille une promesse qu’il ne devait jamais oublier.

— J’étais une enfant quand je m’engageai à épouser mon cousin, expliquera-t-elle plus tard. Maintenant je suis une grande fille et je ne veux pas signer un engagement de cœur…


VIII


Dès lors Christine fut entièrement élevée par des hommes.

Gustave-Adolphe avait dit avant de quitter la Suède pour la dernière fois :

— Instruisez Christine comme un garçon. Qu’elle sache tout ce dont un prince a besoin pour régner.

Quand elle eut dix ans, les cinq régents, le Gouverneur, le Chancelier Axel Oxenstiern, le comte Per Brahe, sans compter le précepteur Jean Matthiae, assis autour d’une table ronde, rapprochèrent donc leurs têtes grisonnantes pour élaborer un programme idoine.

Le gouverneur, qui était général, parla le premier, d’une voix péremptoire, comme sur le front des troupes :

— Écartez de Sa Majesté les entretiens peu honnêtes, propices à des sentiments dangereux ou à de mauvaises mœurs. Aucun livre pernicieux sur sa table. Une seule lecture : la Bible, celle que Luther donna à son aïeul !

Le vieux brave se tut, caressant sa forte moustache, tandis que derrière ses épaules, les membres du Conseil échangeaient des sourires.

— Naturellement, elle doit savoir lire, écrire et calculer… commença l’un.

— Qu’est-ce que cela ? continua un autre. Il lui faut lire, écrire, parler non seulement le grec et le latin, mais les langues des grands pays : français, allemand, italien, espagnol…

— Ne pas oublier l’histoire qui est l’étude la plus importante pour un prince…

— Mais surtout l’histoire biblique qui explique la parole de Dieu et les articles de la foi…

— Je lui enseignerai moi-même les sciences politiques et l’art de gouverner, fit Axel Oxenstiern.

— Et moi les sciences militaires ! s’écria le connétable du royaume, Jacob de la Gardie.

Quant aux conseillers, ils déclarèrent en chœur que, deux fois par semaine, ils viendraient mettre leur petite reine au courant des événements d’Europe et des derniers potins des Cours.

Tant d’hommes graves et considérables arborant la toge et le bonnet carré pour une écolière de dix ans, n’était-ce pas à la fois touchant et un peu comique ?

Ce n’était point, il est vrai, une écolière ordinaire.

Après la vie monotone et morne qu’elle avait menée près de sa mère, elle se rua dans l’étude avec toute l’ardeur de sa race et de son sang.

Elle travaillait jusqu’à douze heures par jour, se levait avant l’aube et continuait très avant dans la nuit.

Elle eut l’heureuse fortune de trouver dans Jean Matthiae le parangon des précepteurs, savant et étonnamment érudit sans être pédant, pieux sans fanatisme, observateur sagace et plein de malice. Il comprenait les boutades de son élève et savait non seulement les excuser, mais y répondre.

— Avec vous tout au moins, on peut rire ! disait celle-ci.

Il était, en outre, absolument désintéressé. Au milieu d’une cour, foyer d’intrigues comme toutes les cours, il demeurait parfaitement libre d’ambitions, dédaigneux des honneurs comme des prébendes.

C’est son élévation spirituelle qui lui conquit le cœur de l’enfant solitaire.

— Vous êtes mon seul ami, lui disait-elle, le seul auquel je puisse tout confier !


Une journée entre tant d’autres : Voici Christine qui, à six heures, un matin de mai, entre dans la salle d’études. Il y fait encore sombre. Pourtant un rayon de soleil filtre entre les vitraux et vient taquiner le globe terrestre, en bois gaîment peint, sur la lourde table de travail. Avec un buisson de lilas dans un angle, c’est la seule note claire de ce lieu, austèrement tapissé de rayons de livres.

Christine a douze ans. Ses cheveux flottent en désordre sur ses épaules. Elle est rouge, les sourcils froncés avec un petit air de révolte. Son justaucorps de satin rouge, boutonné de travers, tombe de guingois, sur des chausses noires, et elle frappe le sol de ses petites bottes à revers auxquelles sont fixés des éperons.

Mais Jean Matthiae entre. Un élan la jette vers lui. Elle le regarde dans les yeux, lui sourit avec confiance, lui prend la main et la serre dans ses petites pattes aux ongles rongés.

— Avez-vous pu dormir, mon bon maître ? lui demande-t-elle avec affection. Ce mal de tête qui vous affligeait hier si cruellement vous a-t-il quitté ? Avez-vous usé de cet opiat que vous adressa de Paris M. Gilles Ménage ?

Matthiae a, en effet, une santé très fragile qui est une cause constante de souffrances.

Je vous remercie, Madame, cet opiat a fait merveille et je compte en demander un second pot à ce cher Ménage.

— Priez-le en même temps de m’envoyer quelques livres nouveaux avec de belles reliures et de me mander des nouvelles du prince de Condé que j’ai en grande estime. Et ne manquez pas de l’inviter une fois de plus à nous venir voir.

— Je crains, Madame, que jamais il ne se résolve à quitter les abords de la rue du Bac et de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés.

— Bah ! Matthiae, attendez que je sois plus vieille et tout à fait reine. Je veux faire de ma cour un parterre de gloires des sciences et des lettres. Et je paverai leur route de tant d’or qu’ils me célébreront dans tout l’univers. Je veux que ces rustres de Suédois en crèvent de dépit dans leur peau !

— Ne craignez-vous pas, Madame, qu’il n’y ait dans ce désir autant d’orgueil que de générosité ? Et pourquoi cette colère contre les Suédois qui vous sont de loyaux et fidèles sujets ? Je vous vois ce matin tout animée et d’un désordre d’esprit qui s’exprime jusque dans votre ajustement.

Regardant le corsage de Christine, accroché de travers, il souriait. Mais le visage de l’enfant fut envahi d’une soudaine rougeur. D’un geste brusque, elle rejeta ses cheveux en arrière, les lissa de ses doigts gauches de garçonnet, puis s’efforça de lutter contre ses boutons.

— Ah ! maître, ce n’est pas tant aux Suédois qu’aux Suédoises que j’en ai ce matin, dit-elle enfin d’une voix boudeuse. Figurez-vous que ces dames de ma chambre émettaient la prétention de me garder ce tantôt pour m’enseigner je ne sais quel point de tapisserie. À moi ! Vous savez bien quelle horreur invincible j’ai pour tout ce que font et disent les femmes, pour leurs commérages, leurs aiguilles, leurs broderies et tout ce qui s’ensuit ! Non seulement j’ai refusé mais je leur ai annoncé que je comptais courir à cheval tout l’après-midi. Et j’ai sur l’heure enfilé mes chausses et mes bottes, à leur nez et à la barbe de Mme de Linden qui a une aussi belle moustache que M. le Chancelier !

— Je vous vois bien, en effet, en costume de cheval, mais les cavaliers les plus accomplis eux-mêmes ne dédaignent pas de passer un peigne dans leurs cheveux et de laver leurs mains ! fit Matthiae avec un léger sourire.

Christine examina d’un œil critique la paume puis le dos de ses mains et, confuse, les cacha derrière son dos.

— C’est vrai qu’elles ne sont guère propres, avoua-t-elle piteusement, mais ces femmes m’ont mise hors de moi ! Ne prétendaient-elles pas me friser comme un caniche qui fait le beau ? Peut-être même me piquer sur chaque oreille des bouffettes de ruban bleu ou rose ? Non, me voyez-vous, moi, en petite fille bien sage comme mes cousines Marie-Euphrosyne et Éléonore ! Quelle horreur !

— Oh ! Madame, vous n’allez pas me dire que vous n’aimez plus les filles de la tante qui vous fut si tendre et dévouée ?

— J’aimais chèrement leur mère, s’écria Christine, j’aime presque autant leur frère, mon cousin, qui tarde trop à revenir de l’étranger. Et j’aime aussi mes cousines que je suis prête à favoriser de toutes façons. Mais elles m’ennuient, avec leurs figures blanches et roses, leurs pompons, leurs mines confites, leurs révérences. Oh ! comme elles m’ennuient !

Une mèche de cheveux dans sa bouche à la lippe boudeuse, Christine se balançait sur sa chaise en donnant de grands coups de pied dans la table. Matthiae la considérait une lueur de malice aux yeux.

— Allons ! Allons ! Christine. Je vous souhaiterais plus de charité chrétienne et de douceur féminine… De plus, que Votre Majesté prenne garde à sa chaise. Sans quoi, elle se trouvera tout à coup par terre, comme l’autre jour, avec une grosse bosse sur son front royal.

Il riait. Puis, plus grave :

— Il est grand temps d’en revenir à nos études. Nous devons aujourd’hui, si je ne me trompe, expliquer les passages des Saintes Écritures qui justifieraient la fusion des deux religions réformées, la luthérienne et la calviniste. Ne m’avez-vous pas dit que tel était votre désir ?

— En effet, mon bon maître, répondit Christine soudain attentive.

— Nous lirons et commenterons ensuite le début du traité sur les astres, De spheris mundi, que vient de nous envoyer le savant mathématicien Johannes Bosco.

Christine battit des mains :

— Oh ! comme je suis contente ! J’aime tant savoir ce que font là-haut la lune et les étoiles !

— Et les langues ? Savez-vous qu’il y a un an aujourd’hui que j’ai commencé avec vous l’étude du français ? Je l’ai noté sur mon carnet. Le parlerons-nous ? Ou bien sera-ce l’allemand ? L’italien ?

— Ce sera le latin ! Je vous ai réservé une surprise, Monsieur.

En même temps qu’un petit poignard, une toupie, un éperon cassé, Christine tira de sa poche un parchemin un peu fripé, plié en quatre.

— Il est signé et daté ! s’écria-t-elle en l’agitant triomphalement. Écoutez !

D’une voix solennelle, elle déclama :

« Nos infra scriptae promittimus et adsbringimus nos hac nostra obligatione posthac vell loqui latine cum nostro praeceptore. »[1] Ouf, c’est trop long ! Vous le lirez tout entier, maître, je crois qu’il n’y a pas trop de solécismes !

— Bravo, Madame, vous ne pouviez me causer plus grand plaisir !

— Et c’est juré, vous savez ! Mais, en retour, voulez-vous m’accorder une faveur ?

Et Christine frotta câlinement sa joue contre la large manche de son professeur.

— Quoi donc ?

— Eh bien, par exception, voulez-vous me laisser partir ce matin vers 10 heures ? Il faut bien que je secoue mes humeurs. Et puis j’ai une envie folle d’essayer mon poney aux longs poils bourrus qui me vient du Shetland, une envie plus folle encore de galoper à travers la forêt pour me décrasser l’esprit des sermons de mes duègnes ! C’est accordé ?

— Soit ! Nous remettrons donc à cet après-midi la réponse à la lettre que nous manda de Hollande l’aimable savant, M. Grotius.

Pendant quatre heures, Christine travailla sans relâche, sans une pause, les sourcils attentifs, les mains dans ses cheveux, soutenant son front incliné. Sa prompte aptitude à tout comprendre, sa rage d’apprendre étaient telles qu’elles surprenaient et ravissaient son précepteur.

À dix heures pourtant, d’un bond elle sauta sur ses pieds, s’étira en bâillant, s’excusa, puis, les prunelles brillantes, déjà frémissante de plaisir et d’ardeur, elle allait prendre son vol quand un page à la livrée royale entra et s’inclinant profondément :

M. le Chancelier, dit-il, fait demander à Sa Majesté si Elle veut bien le recevoir.

Christine tourna vers son maître un visage bouleversé et ouvrit la bouche.

La retenant du geste, celui-ci répondit aussitôt :

— Dites, à M. le Chancelier que Sa Majesté sera heureuse de le voir dès qu’il lui plaira de venir.

— Catastrophe ! s’écria la petite dès que la porte fut refermée.

Et les yeux pleins de larmes, elle fit une affreuse grimace.

— Je m’étonne de votre comportement, Madame, fit Matthiae, s’efforçant à la sévérité. Songez à l’écrasant fardeau de travail que M. le Chancelier porte sur ses épaules. Ne devriez-vous pas lui être reconnaissante de distraire chaque jour quelques heures de son temps inestimable pour enseigner à Votre Majesté l’art de gouverner.

— Oh ! ne soyez pas si solennel, mon bon Maître. Cela ne vous sied pas du tout. Vous savez, tout comme moi, que M. le Chancelier Oxenstiern n’est pas l’homme le plus divertissant de la Cour. Rien qu’à le voir entrer, plié en deux, une main sur le cœur, l’autre caressant sa barbiche, roulant des yeux et de la voix : « Comment se porte Votre Majesté ? A-t-elle bien reposé cette nuit ? A-t-elle réfléchi, depuis notre dernier entretien, aux rapports qui doivent exister entre les États du royaume et leur souverain et à leurs devoirs comme à leurs droits respectifs ? » Oui, rien qu’à l’apercevoir, mes yeux se ferment d’ennui !

Christine mimait avec tant de drôlerie les courbettes, les roulements d’yeux, la voix pompeuse du premier ministre que Jean Matthiae ne put se tenir de sourire.

— Petite masque ! murmura-t-il.

Elle lui prit affectueusement la main :

— Vous savez bien, mon Maître que vous êtes le seul ici et même ici-bas devant lequel je puisse penser tout haut. Ne grondez pas. C’est si triste de toujours feindre ! De ne pouvoir ouvrir son cœur !

Il y avait une telle note de tendresse dans sa voix que Matthiae en fut ému.

Mais tout à coup Christine lâcha sa main. Et avec un cri douloureux :

— Oh ! Et mon poney ? Et mon galop dans la forêt ?

— Allons ! Ne gémissez pas. Vous irez cette après-midi, Christine. M. Grotius attendra sa réponse…

À ce moment même, la porte s’ouvrit devant deux pages, et M. le Chancelier, tout vêtu de noir, une collerette blanche sous sa barbiche, fit une entrée solennelle, plié en deux, la main sur le cœur. Quand il commença :

— Comment se porte Votre Majesté… ? le maître et l’élève échangèrent un regard malicieux et Christine se détourna pour rire.

L’après-midi, les bonnes gens des faubourgs de Stockholm, assis devant leurs petites maisons de bois, peintes de blanc et de rouge, virent un garçonnet debout sur ses éperons, les cheveux au vent, la bouche ouverte sur de grands cris joyeux ; il excitait de sa cravache un poney qui, les naseaux fumants, faisait feu des quatre pieds.

— Que Notre Seigneur la garde et nous la conserve ! soupiraient les femmes en se signant. Pour la figure comme pour la hardiesse, n’est-elle pas l’image même de son père, le grand roi Gustave-Adolphe ? Nous avions rêvé d’un prince. Mais pourrait-il être plus beau et plus brave cavalier ?

Les années passaient. Christine étudiait les mathématiques, la théologie, l’histoire, la philosophie, les langues. Elle en connaissait onze et en parlait couramment quatre : le français d’abord et à ravir, l’allemand, l’italien, l’espagnol, sans compter le grec et le latin.

Quand elle était à sa table d’études, rien ne pouvait la distraire, ni le cri des mouettes sur le lac, ni ceux des enfants dans le parc, ni même le son du cor dans la forêt ou les aboiements des chiens.

Sous la direction de Jean Matthiae qui corrigeait les lettres de l’écolière, elle entretenait une correspondance suivie avec les savants et les écrivains d’Europe, lisait leurs ouvrages, se passionnait pour leurs théories, autant que pour les discussions entre professeurs suédois et étrangers de l’Université d’Upsal. Dès qu’un homme se distinguait dans une branche quelconque des lettres, des sciences et des arts :

— Trouvez-lui une place dans le royaume ? suppliait-elle.

Son renom s’étendait au delà des mers et c’est dans toutes les langues qu’on célébrait la sagesse, l’étonnante érudition et la science précoce de la reine-enfant.

Quand elle eut ses treize ans, le Chancelier lui écrivit solennellement :

« Il nous est certes impossible d’exprimer en paroles notre bonheur de voir que Votre Royale Majesté ait pu à son âge acquérir une semblable base de connaissances et, fût-ce possible, nous ne le devrions pas de crainte de nous attirer le reproche de vouloir la flatter. »

Les braves pères nourriciers étaient contents et fiers.

— Mais ce n’est pas pour faire plaisir à ces barbons que je travaille ! s’écriait Christine. C’est parce que cela m’amuse de savoir et de comprendre !

Elle mettait d’ailleurs une non moins vive ardeur aux exercices corporels : non seulement l’équitation, mais l’escrime, le maniement et la science des armes de guerre, la chasse à courre, la chasse au faucon et même la chasse à l’ours, sport d’élection des hommes de Suède. Elle savait dompter un cheval, croiser le fer avec les jeunes chevaliers de son âge, forcer un renard, dresser les oiseaux de proie les plus rétifs. Elle brûlait de chasser l’ours.

— Cette chasse-là, c’est ce qu’il y a de plus beau en Suède ! s’écriait-elle avec enthousiasme.

Quand on voulut lui enseigner la danse :

— Si vous voulez ! acquiesça-t-elle avec un soupir. Mais à la manière des hommes, alors ! Vous ne me voyez pas empêtrant mes révérences dans mes longs cotillons et m’étalant, les quatre fers en l’air ?

Car, avec l’âge, elle ne devenait pas plus coquette. Elle se battait avec ses dames d’atour pour conserver ses jupes courtes, leur préférait les hauts de chausses, portait des souliers d’homme de forme basse, avec des boucles de métal, et refusait obstinément de se laisser friser.

Quand il le fallait pour les cérémonies de cour, elle acceptait qu’on posât une perruque annelée et calamistrée sur ses cheveux droits et souples.

— Que c’est gênant ! soupirait-elle parfois en faisant chavirer l’édifice.

Et les chambrières de lever au ciel des yeux offusqués :

— Que ferez-vous, Madame, quand viendra le temps de choisir un époux ?

— Laissez-moi en repos, je n’ai pas quinze ans et le choix d’un époux ne me soucie nullement !

On dut se borner à la convaincre, et ce ne fut pas sans peine, qu’une souveraine doit avoir tout au moins le visage et les mains nets et les ongles soignés.

Les régents et conseillers bonnes d’enfants, malgré de si brillants résultats, s’accordaient maintenant pour regretter que l’enfant abandonnée fût privée de sa mère.

Que devenait donc l’élégiaque Marie-Éléonore ? Après l’avoir jugée trop encombrante on la trouvait par trop discrète. Aussi dicta-t-on à la fillette une lettre où elle demandait instamment le retour de sa mère dans la capitale.

Mais la reine-mère n’avait point oublié ses griefs, assez plausibles, il faut le reconnaître, contre les régents et contre le pays.

— Plutôt au pain sec à l’étranger que dans l’abondance en Suède, répétait-elle.

Elle vint tout juste quelques jours à Stockholm, fit trois petits tours et puis s’en fut dans son château de Gripsholm. Ce château se trouvait tout proche de la frontière danoise. Et bientôt on en apprit de belles : la veuve du roi de Suède, la mère de la future reine correspondait en grand mystère avec les ennemis héréditaires de la Suède, et surtout avec leur chef, le beau roi Christian IV. Allait-elle s’envoler ?

L’amiral Ivan Nilson reçut la tâche ingrate de veiller sur la veuve consolée.

— Pourquoi passer vos jours, assise auprès de cette mer sauvage ? lui demanda-t-il. Ne vous trouveriez-vous pas mieux sous les ombrages de votre parc ?

— C’est mon plaisir de lire les beaux vers de l’Illiade au bruit rythmé des vagues, répondit la reine d’un ton précieux.

Le pauvre loup de mer en demeura pantois. La douairière entendait-elle rivaliser d’érudition avec sa fille, la jeune Pallas ?

Un navire danois aux belles voiles gonflées croisait, comme par hasard, au long des côtes.

Un beau matin de juillet 1640, les chambrières de Christine accoururent essoufflées, effarées, ravies :

— Madame, Madame, la mère de Votre Majesté… la reine Marie-Eléonore… !

— Eh bien, quoi ? Que lui est-il arrivé ? s’écria la petite fille, inquiète.

— Elle a disparu, Madame, on l’a enlevée !

— Enlevée ?

Christine éclata de rire. À quatorze ans, pouvait-elle concilier l’image de sa mère à la trentaine plantureuse et molle, d’une mère qu’elle avait toujours connue abandonnée sur des coussins, diluée dans les larmes, avec une aventure d’amour ?

Et pourtant… Marie-Éléonore avait toujours sa démarche de déesse, ses épaules de cire blonde que caressaient de longues boucles nonchalantes, ses grands yeux pathétiques, sa douceur de brebis. Et Christian de Danemark était galant.

Elle s’évada à la pointe vermeille de l’aube. Une coquette petite chaloupe la cueillit sur le rivage. Enrubanné comme un pâtre d’églogue, un vaisseau de guerre attendait au large, se pavanait. L’amiral Éric Ottesen enleva dans ses bras la belle qu’avait laissé fuir l’autre homme de mer, son rival suédois ; il la posa douillettement à bord.

Le soleil brillait. La mer était d’un bleu poudré, infiniment suave. Les luths, les hautbois, les violes d’amour soupiraient doucement. Une table était dressée, couverte de fruits, de délicates sucreries, de flacons de vin doré.

Marie-Éléonore s’épanouissait comme une rose tardive. Après tant de deuils et tant de larmes, sa jeunesse était en passe de refleurir.

Au rivage danois, autre surprise ! Le roi lui-même attendait cette Héro qui pour lui bravait les flots et l’opinion. Il lui baisa dévotieusement les mains, la remerciant de daigner accepter son hospitalité, la complimenta sur sa fraîcheur, et, suivi d’un somptueux cortège, la conduisit en grande pompe au palais préparé pour son séjour.

Quel scandale à travers l’Europe ! Toutes les cours en jasèrent et s’en ébaudirent. Mais à Stockholm, ce fut de la crainte, de l’indignation. Christine elle-même fut consternée de fa fugue de sa mère.

— Elle nous a jetés, moi et le gouvernement, écrivit-elle à son oncle, dans une grande perplexité, nul ne sachant ce qu’il faut faire…

Pauvre Marie-Éléonore ! Ses vacances et peut-être ses amours ne furent pas de longue durée. Les États de Suède, réunis d’urgence, déclarèrent la reine-mère déchue de la jouissance de son douaire. L’ambassadeur de Danemark fut en outre officiellement informé de la désapprobation du gouvernement suédois et Christian sentit peu à peu une dangereuse tension s’établir entre les deux royaumes.

Était-il, en outre, un peu las des vapeurs et des plaintifs roucoulements de la dame ? Il lui proposa bientôt de retourner dans sa famille brandebourgeoise. Un point final était mis à cette idylle.

La reine-mère demeura chez son frère, l’électeur du Brandebourg, quelques années un peu mornes. Puis, sa fille devenue reine, lui fit rendre sa fortune et elle revint dans son château de Nykoping où elle passa désormais une vie sans histoire.

— Pauvre mère, dit pensivement Christine. N’aurait-elle pas eu droit avant son déclin à quelques années de bonheur et d’amour ? La diplomatie ne l’a point permis. Et moi qui aujourd’hui imite son exemple en m’évadant, je me suis montrée pour elle aussi dure que les régents… Les reines ne peuvent aimer que sur commande. Et c’est là une des raisons pour lesquelles je ne veux plus être reine.

IX


Où on commence à parler mariage.


Christine demeura un instant silencieuse, courbée, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur les belles flammes bleues et roses.

Puis se dressant d’un vif mouvement, elle entraîna son amie vers un angle de la pièce, et, ses bras enlaçant les frêles épaules d’Ebba, contempla longuement un portrait, celui d’un adolescent mince et fier : en bottes à revers et justaucorps gris d’argent, le front ombragé d’un feutre à plume rouge, il tenait une cravache d’une main et l’autre posée sur l’encolure arrondie d’un cheval. Il souriait, prêt à bondir sur sa monture, donnant une impression de jeunesse alerte, de grâce et de joie.

— Me voici à seize ans, dit-elle enfin. Trois ans avant que je te connaisse. Seize ans, l’instant le plus insouciant de ma vie ! Au physique, tu me vois : un front large et serein, les yeux bien fendus, le nez aquilin, la lèvre inférieure un peu forte, mais rouge et fraîche comme une cerise.

— Une bouche faite pour le baiser, murmura Ebba.

— Il n’en était, Dieu merci, pas question ! riposta brusquement la reine. Je ne prenais aucun soin de mon teint qui était brun et hâlé comme celui d’un garçon, ni d’ailleurs du reste de mon corps et, à la propreté et l’honnêteté près, je méprisais tout l’apanage de mon sexe. Je m’efforçais même de comprimer sous l’épaisse étoffe de mon justaucorps mes seins naissants qui, du reste même aujourd’hui, ne m’ont jamais beaucoup alourdie par leurs rondeurs. Qu’en penses-tu ? Ebba ?

— Je pense, Madame, que Diane, comme vous, avait un corps d’éphèbe.

— Tu sais d’ailleurs que je n’ai jamais apprécié les outres. Les pommes me suffisant. Ainsi, toi, Ebba…

— Oh ! Madame, je vous en prie…

— Bon, bon ! Je ne veux point alarmer ta pudeur, ni chasser sur les terres de M. Jacob de la Gardie. Revenons à mes seize ans : je ne portais aucun bijou ; une bague était le seul morceau d’or que je souffrisse sur ma personne. Jamais ni voile, ni masque. Ni de frisure sur mes cheveux.

— Vous n’avez pas changé, Christine.

— Mais pour la force et l’agilité du corps, j’étais alors un petit être indomptable et indompté. Dix heures de chasse passées à cheval ne me faisaient, corbleu ! pas peur. J’insultais mes pages quand ils donnaient quelque signe de fatigue. Il m’arrivait même de les cravacher ou de leur botter le derrière, car la douceur ne figurait point parmi mes qualités…

— Vous êtes parfois si tendre !

— … Et je maniais mon coursier avec tant de vigueur et d’habileté que personne ne pouvait m’imiter ni me suivre. Le froid, le vent, la pluie étaient mes compagnons habituels. Quand l’hiver glaçait le bord des précipices et des mers, quelle joie de me laisser emporter par des rennes ou des élans qui me faisaient faire plusieurs milles d’un seul vol !

Ebba saisit la main de Christine et la porta à ses lèvres avec un petit cri d’effroi.

— Vous auriez pu vous tuer, mon amie chérie !

— C’est bien ce que craignaient régents et conseillers. Que de semonces j’ai dû subir ! Je ne m’appartenais pas, mais au pays… Je pouvais priver la Suède de sa reine et la plonger dans l’anarchie… Je serais responsable de ses malheurs… Et tutti quanti ! J’écoutais d’une oreille distraite et sitôt rentrée au palais, c’était pour me jeter avec la même fougue sur un poète grec ou latin, un écrivain français, un philosophe allemand, et lire, lire jusqu’aux premiers rayons de l’aurore…

— Mais votre santé ?

— À cet âge-là, j’étais en fer ! Et l’on n’osait trop me morigéner ni me contraindre car j’apportais la même rage d’apprendre dans toutes mes études. Mes maîtres étaient fiers de moi. Oui, même le grave Oxenstiern qui prétendait alors qu’à peine sortie de l’enfance, je n’ignorais rien de l’art de gouverner. Et puis, je n’étais pas commode. Et je le savais, mordieu ! J’ai retrouvé aujourd’hui ce calepin dans un tiroir de la chambre où, il y a onze ans, j’ai passé un mois de printemps. Tiens, lis tout haut. Moi j’ai les yeux qui me brûlent depuis leur sacré banquet. Tu vas voir comment je me jugeais alors…

De sa douce petite voix d’écolière, Ebba lut :

« Méfiante, soupçonneuse, je ne veux point de rang secondaire. Primer est mon désir dominant, n’en déplaise à ceux qui m’ont formé l’esprit et le cœur. D’un caractère emporté, acerbe… »

— Que de fois, si j’avais eu le pouvoir suprême, aurais-je fait couper des têtes devant moi, quitte à le regretter ensuite ! interrompit Christine.

— Mais vous êtes trop bonne pour cela ! s’écria Ebba.

— Pas tant que tu crois, mon enfant. Je me suis sentie bien souvent envahie de fureur homicide ! Et il m’est arrivé d’être impitoyable aux ennemis de l’État… Mais continue, Ebba.

« …D’un caractère emporté, acerbe, reprit la jeune femme, je suis de plus impatiente de toute supériorité. J’aime assez railler, lancer des brocards bien mordants, bien caustiques, ce qui m’égaie ; mais la répartie me met de mauvaise humeur ; soudain ma satisfaction s’évanouit, je sourcille, je colère. Si mes répliques me valent des ripostes, j’entre en fureur ! »

Relevant sa jolie tête d’or crêpelé, les yeux grands ouverts par la surprise et l’admiration :

— Quelle lucidité chez une enfant de seize ans ! s’écria Ebba. Mais peut-être vous étiez-vous un peu sévère ?

— Non, répondit mélancoliquement Christine, en hochant la tête. Je me connais, je suis toujours capable de cruauté. Si je dissimule davantage aujourd’hui, au fond, je suis restée la même et parfois je me fais peur…

Dès l’âge de quatorze ans, Christine avait donc été définitivement privée de sa mère. Une orpheline. Aucune influence féminine.

Autour d’elle, rien que des hommes : tuteurs, régents, précepteurs et professeurs, courtisans.

Elle devint pour tous hommes de cour et hommes du peuple, ce que son père avait voulu qu’elle fût : le prince héritier. Elle-même en oubliait qu’elle était femme.

Pourtant d’autres s’en souvenaient. N’était-elle pas un parti magnifique ? La reine la plus célèbre, la plus enviée d’Europe ? Souveraine d’un pays non seulement riche et prospère, mais qui s’était imposé par les armes et couvert de gloire ?

Aussi, à peine eut-elle seize ans qu’elle devint le point de mire des cours européennes, le centre de vastes et multiples intrigues matrimoniales.

Qui sait si en lui faisant donner cette éducation virile, le roi Gustave-Adolphe n’avait-il point en dessein d’endurcir le cœur de sa fille contre tant de convoitises ?

Christine d’ailleurs n’avait aucun goût pour le mariage. Elle ne pouvait se tenir de pouffer de rire en dénombrant devant Ebba ses divers prétendants.

— Il y eut d’abord, fit-elle, les fils de Christian IV de Danemark, Frédéric et Ulric.

— Comment ! Deux à la fois ? Deux frères rivaux ? Peste, excusez du peu ! s’écria Ebba. Ah ! je comprends maintenant les caresses et mignardises du souverain danois pour la reine Marie-Éléonore. En faisant les yeux doux à la mère, c’est vers la fille qu’il louchait.

— Vers la fille ? Non ! Vers sa couronne. Pauvre maman ! Avec quelle naïveté elle tomba dans le panneau !

On n’insista point. Car le Conseil, la Diète, le peuple se déclaraient également hostiles à une alliance avec l’ennemi héréditaire de la Suède et des Vasa. Bon voyage, Messieurs les Danois !

Il y eut ensuite le jeune Électeur de Brandebourg auquel Gustave-Adolphe avait, paraît-il, naguère pensé. Mais il était calviniste.

— Un calviniste épouser une luthérienne ? dit Christine. Vous voyez d’ici la levée vers le ciel de toutes les manches noires des docteurs en théologie et le scandale à travers le pays !

Plus tard vinrent encore le roi d’Espagne Philippe IV, et le roi Jean de Portugal.

C’était là, certes, d’illustres prétendants. Quand on lui en parla, Christine se récria :

— Des catholiques ! Vous n’y pensez pas ! Et quelles drôles de mœurs ont ces gens-là. Si je tombais de cheval, devrais-je expirer sans aucun secours ? Vous savez que nul ne doit toucher à la reine d’Espagne sans être puni de mort. Grand merci !

Puis il y eut Wadislas et, après sa mort, Jean-Casimir de Pologne. Enfin le fils de l’Empereur Ferdinand lui-même eut l’idée, assez naturelle, de récupérer par une sage politique matrimoniale ce qu’un destin malheureux lui avait fait perdre. Quelle kyrielle !

Par bonheur, tous ces prétendants et chacun d’eux avaient des adversaires dans le pays et, avant tout, Axel Oxenstiern qui semblait préférer un Suédois. « Son fils », chuchotaient les mauvaises langues.

— Pas de catholiques ! déclarait donc le Chancelier.

— Pas d’étrangers, murmuraient les nobles du royaume, qui craignaient de se voir enlever charges et prébendes.

— Non, pas d’étrangers ! renchérissait le peuple. Pas d’hommes qui ne connaissent ni notre langue ni nos coutumes !

Christine laissait dire en riant sous cape.

Quand on lui présentait une de ces miniatures soigneusement retouchées où, l’air godiche, souriait un prince charmant et chamarré, elle riait plus fort encore.

— Alors ce beau seigneur me trouve toutes les grâces et veut faire de moi la compagne de sa vie, sans m’avoir jamais vue ? Et il trouverait tout naturel que je couche comme ça, dans le lit d’un inconnu, et jusqu’à ma mort ?

Car, dès seize ans, la petite reine ne manquait point de verdeur dans son langage.

Elle se faisait de l’amour une très haute idée, mais n’y voyait nul rapport avec le mariage.

— Ce serait trop heureux d’être à la fois amoureux et marié ! disait-elle. Le plus souvent, les gens s’épousent sans se connaître et se haïssent dès qu’ils se connaissent…

Cette aversion de Christine pour le mariage croissait avec l’âge, en même temps que son orgueil de femme et de reine. La sujétion conjugale lui apparaissait la plus odieuse des servitudes.

— Celui qui sait appartenir à lui-même, disait-elle, ne devrait jamais appartenir à un autre…

Ses conseillers, néanmoins, ceux même qui s’étaient le plus vivement opposés à certaines alliances, commencèrent à s’émouvoir de ce parti-pris. Car les années passaient. De leur côté, les États manifestèrent plusieurs fois leur déplaisir de ne pas voir la reine donner un héritier au trône des Vasa. Christine hochait la tête.

— Il faut plus de courage pour se marier, répétait-elle, que pour entreprendre une guerre…

Ses déesses préférées restaient Minerve, la très sage, et Diane, la virginale Chasseresse.

Quand on la pressait de questions pour connaître les raisons de ce goût pour le célibat, elle ne répondait guère que par énigmes.

— Les Muses demeuraient pucelles, disait-elle avec un sourire ambigu ; quant aux Amazones, elles se coupaient le sein pour marquer leur désir de guerroyer en hommes et leur volonté de ne point convoler.

— Est-ce une Amazone lettrée ou une muse équestre ? demandait un jour un des écrivains qu’elle attirait à sa Cour.

Vierge farouche, Christine n’était nullement une oie blanche. Elle n’ignorait rien des réalités et même des raffinements de l’amour. Il n’y avait point pour elle de domaine interdit. Toute jeune, son esprit d’une insatiable curiosité l’avait entraînée à chercher chez les auteurs latins et grecs tout ce qui pouvait l’éclairer. Elle savait par cœur, disait-on, le Satyricon de Pétrone et se plaisait à réciter les passages les plus scabreux des odes de Catulle et des idylles de Théocrite.

— Vous me faites rougir, Madame ! lui disait parfois son indulgent précepteur Jean Matthiae. Si je ne yous savais si innocente…

— Innocence n’est pas ignorance, mon bon Maître !

Et l’espiègle Christine s’enfuyait en riant de toutes ses dents pointues.

Un jour que le Chancelier Oxenstiern renouvelait, de son ton pompeux, adjurations et admonestations, après avoir souri, la petite reine finit par se fâcher tout rouge :

— Une fois de plus, je vous le répète, je ne veux pas qu’un homme use de moi comme un paysan qui ensemence son champ, s’écria-t-elle en frappant du pied.

— Madame ! De tels propos dans votre bouche !

— Et puis, ignorez-vous qu’il pourrait naître de moi un Néron aussi bien qu’un Auguste ?

Le digne homme en demeura tout pantois.

— `À force d’éducation virile, aurions-nous fabriqué un petit monstre ? confia-t-il à Jean Matthiae.

Pourtant, ces prétendants illustres l’un après l’autre évincés, il en demeurait un que Christine avait longtemps semblé considérer d’un œil favorable : son cousin Charles-Gustave, fils de la tante qu’elle avait tant chérie et du comte palatin Jean-Casimir.


X


— Et votre cousin Charles-Gustave, ne l’avez-vous pas aimé, Christine ? demanda timidement Ebba, assise sur un coussin, aux pieds de son amie.

— Était-ce vraiment de l’amour ? murmura la reine, comme se parlant à elle-même. Plutôt, je crois, une affection fraternelle que les circonstances avaient portée jusqu’à la tendresse. Il était le seul jeune garçon de mon enfance, entourée de barbes grises. De quatre ans mon aîné, il me protégeait. J’avais de l’admiration pour sa force, sa haute taille élevée, — moi haute comme trois pommes jusqu’à seize ans, — pour tout ce qu’il y avait en lui de fougue et de vitalité. J’estimais son adresse dans tous les exercices du corps ; j’aimais surtout, je crois, ses beaux traits virils, ses grands yeux pleins d’ardeur… C’est plus tard seulement que son visage s’est empâté, sa tournure alourdie.

— Je me souviens, en effet, qu’il y a huit ans, lors de mon arrivée auprès de vous, Charles-Gustave était un des plus beaux cavaliers de la Cour.

— Ma mère, il est vrai, ne l’aimait guère, continua Christine. Elle l’accusait de jactance et de vanité. Un jour, je le défendis avec tant de feu qu’elle me lança, je m’en souviens, un singulier regard. Elle avait déjà ses projets sur les fils de son soupirant, Christian de Danemark, et désapprouvait d’avance un mariage qu’elle considérait comme une mésalliance… Mais je n’avais cure de l’opinion de ma mère. Je n’avais alors pas beaucoup plus de douze ans. Charles-Gustave était mon camarade, mon ami, nous partagions nos jeux ; nous mêlâmes nos larmes en contemplant ma tante, étendue froide et blanche sur son lit de mort. C’est ce jour-là que, me prenant dans ses bras et couvrant mon front de baisers, mon front de petite fille, ombragé de mèches noires, il me dit qu’il m’aimait, qu’il voulait m’épouser plus tard… Pouvais-je ne pas dire comme lui ?

— Les promesses d’une enfant ne sauraient engager !

— Sans doute. Mais, sache-le bien, c’est à lui, à lui seul que j’ai pensé pendant les cinq ans de mon adolescence. Comme j’ai pleuré le jour — c’était en 1639 — où, comme tous les nobles suédois de son âge, il partit pour l’étranger ! Il y demeura deux ans dont je comptais chaque jour. Il parcourut presque toute l’Europe, fit la connaissance de beaucoup de princes et de grands hommes. À son retour, il était plus beau que jamais — un homme par la taille comme par le jugement. Avec quelle passion je l’interrogeais sur tout ce qu’il avait vu, entendu, compris ! Il avait alors l’esprit comme le corps plus alertes qu’aujourd’hui.

— Je le crois volontiers !

— Mais c’est surtout plus tard, lorsqu’il demanda à prendre part à la guerre d’Allemagne que mon cœur fut occupé de lui. Il se distingua dans cette guerre, tu le sais. Peu d’hommes, connaissaient aussi bien que lui les exigences de la vie militaire et les devoirs d’un chef. L’absence me le rendait plus cher. Mais je devais cacher cet attachement. Car sa famille avait beaucoup d’ennemis puissants qui se seraient opposés à nos projets. Le Chancelier lui-même… Je lui écrivais donc des lettres passionnées, mais secrètes, où je lui jurais que je l’aimerais jusqu’à la mort. Et je le croyais alors de toute ma sincérité de quinze ans.

— Pourtant vos sentiments changèrent, fit doucement Ebba. Pourquoi donc ?

— Pourquoi ? dit enfin Christine après un silence. Je ne l’ai jamais dit à quiconque. Déjà je m’étonnais de ne point trouver dans les lettres de Charles les aveux et les protestations d’amour que je ne lui ménageais point. Je pensais que, sans doute, il n’osait pas exprimer ses sentiments. J’appris alors, par des propos et des plaisanteries autour de moi, qu’il faisait maintes conquêtes parmi les filles d’Allemagne.

— Était-ce de grande importance ?

— Non, certes. J’étais trop instruite pour ne pas me montrer indulgente à ce genre d’escapades. La fleur de mes sentiments en fut néanmoins froissée. L’amour pour moi, c’était comme dans les romans de chevalerie que j’avais lus avec autant d’ardeur que les poèmes licencieux des latins et des grecs. C’était quelque chose de très ardent et de très pur. Quand il revint, je le trouvai plus distant, plus distrait. La délicieuse intimité de notre enfance avait vécu. Chaque fois pourtant qu’il me trouvait seule, c’était pour me supplier de l’autoriser à demander ma main. Une sorte d’instinct me poussait à lui répondre évasivement.

— Attends que je sois reine, lui disais-je. Nous sommes encore trop jeunes… ».

Je savais, en outre, par une indiscrétion de l’une de ses sœurs, qu’il entretenait une correspondance sentimentale avec une princesse allemande, une blonde aux belles tresses, à la peau de camélia mon contraire en tous points — et qu’il en parlait avec flamme… Cela, c’était plus grave.

— Oh ! Christine, comme vous avez dû souffrir !

— Pas tant que tu le crois. Car je n’avais pas pour mon cousin un véritable amour et je commençais à en prendre conscience. Je n’étais pas jalouse. Mais, pour la première fois, un doute affreux se glissa dans mon cœur où il devait faire tant de ravages. Je sentis que ce n’était pas moi qu’aimait Charles-Gustave mais ma couronne. Oui, comme tous ces prétendants inconnus dont on m’apportait les portraits soigneusement embellis… Je commençais à comprendre qu’une reine, ne peut pas être aimée comme une femme, une simple femme. Les reines sont les parias de l’amour !

— Oh ! Christine !

— De là vint mon aversion pour le mariage. Je réalisai que jamais, tant que j’aurais un trône à offrir, je ne pourrais croire à la tendresse désintéressée d’un homme, d’un mari…

— Mais Christine, des reines furent aimées, pourtant. Elisabeth, Anne de Boleyn, combien d’autres ! Tiens, plus près de nous, le beau Buckingham ne risqua-t-il pas maintes fois la mort pour baiser les doigts d’Anne d’Autriche ?

— Tu choisis mal tes exemples, Ebba : Elisabeth mourut vierge après avoir fait tomber la tête du seul homme qu’elle aima ; Anne perdit la sienne sur l’ordre du mari qui l’avait adorée, épousée contre vents et marées. Quant à Anne d’Autriche, dédaignée par Louis XIII, mais jalousement surveillée, elle joua son trône et sa vie pour ce baiser au bout des doigts et ne put même pleurer celui qui n’avait pas été son amant…

— Tu as raison, Christine. Mais il y en a d’autres…

— Passons ! Une autre épreuve m’était réservée. Vers la même époque, une nuit, après des heures de douloureuse insomnie, je sortis de ma chambre avant l’aube, courus à l’écurie, sellai mon cheval et d’un galop furieux m’élançai seule vers la forêt. Je voulais briser mes nerfs exaspérés. Ce n’était pas la première fois. Quand je revins, le jour commençait à poindre. Je pris par les ruelles derrière le palais, afin de ne point être vue. Soudain une porte s’ouvrit. Je sautai de cheval et me dissimulai derrière un pan de muraille. Un homme apparut, reconduit par une femme. Je n’apercevais que la silhouette aux formes épaisses de cette créature. L’homme l’enlaça brutalement, pétrissant de la main l’un des gros seins en courge en lui écrasant les lèvres de sa bouche goulue. Et dans ce profil bestial, je reconnus tout à coup mon cousin, mon amoureux, mon fiancé secret, Charles-Gustave enfin !

— Pauvre amie !

— Une nausée me secoua et je dus m’appuyer au mur pour ne pas tomber. Comment avait-il osé, là, à quelques mètres du palais où il me croyait endormie ! Lui qui effleurait à peine mon front d’un froid baiser alors que je lui tendais des lèvres qu’il feignait de ne pas voir ! Rentrée au palais, je sanglotai plusieurs heures avec colère. Mon orgueil saignait. Tout dans le monde me semblait flétri, irrémédiablement souillé. Quand je repris mes sens, j’avais perdu mon enfance, ma confiance en moi-même et en l’avenir. Et j’avais dix-huit ans !

Ebba saisit une des mains de son amie et la couvrit de baisers. Plusieurs flambeaux s’étaient éteints. Le feu baissait. Christine la tête inclinée sur sa poitrine la releva soudain, essuya ses yeux, rejeta en arrière les mèches en révolte qui étaient tombées sur son front.

— Non, ne me plains pas trop, Ebba. Ce n’était pas Charles que j’aimais, je te le répète, mais l’amour qu’il avait éveillé en moi. J’allais bientôt m’en apercevoir… Dès lors, je résolus de ne pas me marier. Mais je ne le dis point à Charles. Quand il me suppliait et souvent avec des larmes, de lui accorder ma main, je me retenais de gifler cette face hypocrite. Mais il m’était commode comme paravent pour masquer et évincer mes autres prétendants. Autour, de moi, on n’avait pas été sans s’apercevoir de la faveur que j’avais longtemps marquée à mon cousin. Et tout d’abord des intrigues s’étaient nouées pour l’écarter du trône. La famille du Comte Palatin, son père, avait ses ennemis, ses jaloux. Mais, peu à peu, devant mon insistance têtue à ne me point marier, un revirement se produisit à son égard. Et de toutes parts on me conseilla d’abord, puis on m’exhorta, on me supplia enfin de le prendre pour époux et de donner enfin un héritier au trône. Mon cher maître Jean Matthiae vint lui-même à la rescousse et invoqua mes devoirs envers la Suède. L’ambassadeur de France, Chanut, qui était mon ami, vint également plaider la cause du prince. Je me contentai d’abord de réponses dilatoires : « Je désirais attendre encore… Je n’étais pas mûre pour le mariage… Je voulais être reine avant de convoler… » et autres balivernes du même genre. Lui-même commençait à s’alarmer d’une froideur à laquelle je ne l’avais point habitué et que je ne parvenais plus à dissimuler. La convoitise du trône, maintenant qu’il craignait de le perdre, prêtait à ses adjurations un accent de sincérité, une chaleur qu’elles n’avaient jamais eus.

— Cette fois, je le sais par moi-même ! s’écria Ebba. Je venais, pour mon bonheur, d’être attachée à votre personne. Comme toute la Cour et tout le pays, je croyais à votre inclination pour Charles-Gustave et à votre prochain mariage. J’étais là quand il revint d’Allemagne pour la seconde fois. Il s’était battu comme un lion sous les ordres du général Torstenson et de capitaine venait d’être promu colonel. À vingt-quatre ans ! Je le trouvais magnifique, si grand, si large d’épaules dans son uniforme blanc soutaché d’or. Sa poitrine bombait comme un bouclier, sa voix sonnait comme une cloche d’airain. Je me disais : « À la bonne heure ! Notre petite reine aura un prince consort digne d’elle ! ».

— Quant à moi, il m’apparut épaissi, la face grossière et rubiconde. Malgré moi, je revoyais toujours le profil bestial accolé aux lèvres de la maritorne… Il me répugnait !…

— Il s’en rendait bien compte, le malheureux ! Il me fit la confidence de son amour et de son chagrin. C’était pendant le voyage que nous fîmes au cours de l’hiver 1646 au bord du lac Moelar… Vous en souvenez-vous, Christine ?

— Si je m’en souviens ! Ce seul nom me fait bondir le cœur, puis aussitôt ce pauvre cœur se serre et se déchire…

D’un bond, Christine se dressa, les yeux encore humides. Elle s’en alla décrocher au-dessus de la cheminée un petit pastel dans un cadre ovale. Le contemplant longuement avec tendresse, elle le serra sur sa poitrine comme un enfant, le flatta de la joue, puis le tendit à la jeune femme :

— Regarde bien ce portrait, Ebba. C’est l’image la plus heureuse de ton amie ! Vois ces cheveux : ils tombent toujours partagés en deux vagues autour de mon cou, mais ils sont bouclés avec grâce. Vois ces grands yeux pleins de rêve : avec quelle joyeuse confiance ils contemplent l’avenir ! Et cette bouche entr’ouverte comme pour le baiser… Et ce mystérieux sourire flottant sur tout le visage d’une chaude teinte ambrée, ne semble-t-il pas cacher un secret bonheur ! Regarde aussi cette guimpe blanche et plissée que ferme un étroit ruban de velours noir et ces larges manches tombant de mes épaules. La robe de mon amour ! Pour la première fois il y a de la coquetterie féminine dans ma toilette…

— Mais je le connais bien, ce portrait ! C’est six mois après mon arrivée qu’il fut peint par un artiste venu d’Angleterre, tout juste après notre retour de voyage…

— Oui, j’étais reine depuis un an, les États ayant décidé que j’étais digne de monter sur le trône à dix-neuf ans… Je revis souvent en pensée le jour de mon avènement. Un beau jour d’hiver. Toutes les cloches sonnaient et carillonnaient. La foule sous mes fenêtres criait de joie, m’envoyait des baisers ; les patineurs du lac portaient mes couleurs et mes paysans du Nord m’avaient envoyé des peaux d’ours, des bouquets de houx et d’edelweiss.

— Jamais reine ne fut plus aimée, adulée, Christine !

— Il y avait deux ans déjà que j’assistais aux Conseils et donnais mon avis. J’aimais alors le pouvoir, Ebba, et je me passionnais aux affaires du royaume. La paix avec le Danemark venait d’être signée et toutes les Cours d’Europe virent dans ce traité un chef-d’œuvre diplomatique. Il était en grande partie dû aux efforts et aux négociations d’Oxenstiern. Trop souvent il y avait une lutte sourde entre le Chancelier et moi : il avait longtemps exercé le pouvoir souverain et ne pouvait l’oublier. Quant à moi, je n’étais pas d’humeur à céder, même à mon premier ministre… Mais je reconnaissais ses mérites. Et à l’occasion de la paix je le fis comte de Sôdermôre.

— Sans compter les beaux domaines que vous lui offrîtes…

— C’est vrai, tu assistais à cette réception en l’honneur du Chancelier ?

— C’était peu de temps après mon arrivée. J’étais là derrière vous, dans votre ombre. Je vous vois encore, si belle sous votre long manteau d’hermine, debout devant le trône. J’entends votre voix très forte et très douce remercier le Chancelier des services rendus à votre grand-père puis à votre père, le nommer d’un ton solennel le « grand ministre d’un grand roi ». Comme j’admirais tant de dignité dans un âge si tendre ! Comme j’étais fière de vous appartenir, moi, l’humble fille d’un gentilhomme, campagnard, de vieille race, certes, mais si pauvre !

— Et toi, ne sais-tu pas quelle joie tu m’as apportée ?

— Vous avez daigné me le dire souvent, mais je ne puis le croire !

— Je me souviens du matin, au temps des premiers lilas, où tu me fus amenée. On m’avait dit : « Il vous faut une demoiselle de compagnie ». J’avais répondu : « Bon. bon ! » en haussant les épaules. Il serait toujours temps de me débarrasser de la créature, sans doute laide, prude et revêche, qui me serait imposée. Tu es entrée. J’ai cru voir le printemps lui-même avancer sur ses petits pieds légers…

— Il y avait pourtant de jolies filles à la Cour. Vos cousines…

— Je n’en ai jamais regardé aucune ! Mais en t’apercevant, je reçus le coup de foudre de l’amitié. L’amitié ? Un peu plus, qui sait ? Entre les études, la chasse, l’escrime, le souci du royaume et les Conseils, j’en étais peu à peu venue à me considérer comme un garçon. Tout ce qu’il y avait de viril en moi s’émut quand tu survins… Tu étais si blanche, si rose, si mince et si fine, d’un charme irréel d’ange ou de fée ! Et si pure de toute coquetterie, de toute rouerie féminine !

— Je tremblais devant vous de tendresse et de respect mêlés, Madame !

— Quel délice de voir à ma moindre parole tes joues s’empourprer depuis la racine argentée de tes cheveux jusqu’à la naissance de tes petits seins… Comme je me semblais brusque et brutale auprès de ta délicatesse !

— Et moi, je me trouvais si peu de chose devant votre fière beauté, ce qu’il y avait en vous de noble et majestueux, et toute cette science dont le monde retentissait !

— Ton long cou si mince, ta tête d’enfant et ce regard clair qui se donnait, à la fois confiant et si timide !

— Un jour d’été que nous étions étendues sur la mousse, je suivais entre mes cils mi-clos la fuite d’un nuage. Vous vous penchiez vers moi. Vos lèvres allaient effleurer ma joue quand je fis un mouvement et c’est ma bouche qui reçut le baiser. Un baiser parfumé par les framboises que vous veniez de cueillir et dont je n’ai pu oublier la saveur…

— Bah ! les baisers de Jacob ont dû bien vite en effacer le souvenir ! fit Christine en souriant.

— …Je me dressai, rougissante, interdite. J’entends encore mon : « Oh ! Madame ! » effaré.

— Et moi, je riais de ton trouble comme un page effronté… Pourtant nous n’étions que deux innocentes, toi, naïve comme un nouveau-né, moi très savante par mes lectures mais non moins inexperte, malgré mes airs fanfarons.

— Ce qui n’empêcha point les gens de la Cour de jaser sur notre tendresse… Je l’ai su plus tard par mon mari…

— Que veux-tu, Ebba, fit Christine avec lassitude. La calomnie est le pain quotidien des reines. Nul n’a plus que moi mangé de ce pain amer et bu de ce fiel. Parce que mes allures étaient libres et franches, parce que je préférais les exercices du corps, la philosophie et les soins du royaume aux fades plaisirs du mariage, il fallait bien en conclure, n’est-ce pas, à la corruption de mes mœurs. Laissons cela, mon amie. Toi et moi savons à quoi nous en tenir… Revenons-en à l’heureux temps de ce portrait où j’étais enivrée par la vie, le pouvoir, et ne savais rien encore des reptiles qui grouillaient à mes pieds dans la vase. J’étais jeune, mon sang dansait dans mes veines…Je venais de trouver l’amitié. J’allais découvrir l’amour ! Oh ! ces semaines du lac Moelar !…


XI


Près de sept ans auparavant, pendant l’hiver 1646…

Une de ces journées de décembre à la clarté limpide où les objets prennent un éclat et un charme dont rien, ailleurs que dans les pays du Nord, ne saurait donner l’idée. Bien qu’il ne fût guère plus de deux heures de l’après-midi, les ombres transparentes des cimes neigeuses s’allongeaient déjà sur la surface glacée du lac Moelar, d’un dur bleu d’acier.

Au fond, s’élevait une vaste enceinte de murailles, avec leurs tours trapues coiffées de coupoles dont le cuivre luisait dans les intervalles de la neige, et que crêtaient d’immenses flèches dorées.

C’était le château de Gripsholm, vieille citadelle qu’avait habitée Gustave Vasa, fondateur de la dynastie suédoise, et où Marie-Éléonore avait fait un séjour avant son équipée danoise.

Quelques patineurs décrivaient de gracieuses arabesques sur le lac, en face du château. Poussé par un adolescent, svelte en dépit de son épais justaucorps de fourrure, un traîneau volait sur la glace, laissant derrière lui un lumineux sillage. Ebba Sparre y était blottie dans des coussins d’eiderdown comme un cygne dans son nid. Son visage était rose de plaisir et de froid et de sa ronde bouche entr’ouverte s’échappaient tour à tour de petits cris d’effroi et des rires de cristal.

— Pas si vite, pas si vite, Christine !… Vous me faites peur…

— Je t’ordonne de me tutoyer, Ebba ! Par le diable, sommes-nous encore à la Cour ? N’avons-nous pas quitté Stockholm et ses rues étroites, l’air malodorant du Palais et les venimeux commérages des duègnes ?

— Oh ! Christine, je suis ivre de joie ! Respire cet air si pur qui crisse dans les dents comme un sorbet. Regarde ! Tout est si beau ! Ces sommets là-haut qui brillent comme des aiguilles de saphir ; ce torrent suspendu, enchaîné par la glace, ne dirait-on pas une cascade de diamants ? Sur la rive, vois les réseaux enchevêtrés de ronces qui ressemblent à ces ouvrages en verre filé qu’on vous envoya de Venise. Le moindre brin d’herbe porte sa parure de givre et de fête. Et ce beau soleil rouge sur tout cela !… Quelle merveilleuse idée tu as eue !

Les jeunes filles s’arrêtèrent un instant pour contempler le paysage. Christine reprit haleine.

— Oui, je voulais de vraies vacances, tudieu ! fit-elle, sans chambellans, majordomes, dames d’honneur ni protocole. Des vacances comme de vrais écoliers ! J’ai beau être reine, j’ai tout de même vingt ans…

— Tu ne les auras que dans quelques jours, Christine ! Ne te vieillis pas !

— Que fait l’Allemagne, que pense le Danemark, que complote la Pologne ? Ah ! comme je m’en fiche ! Au diable les réceptions à baise-mains, ces mains de garçon auxquelles je n’ai jamais pu donner la blancheur d’albâtre digne d’une reine ! Au diable les Conseils et leurs problèmes, la perruque de Per Brahe et la barbe d’Oxenstiern !

— Il nous a, il est vrai, délégué son fils.

— Triste cadeau ! Vois-le là-bas, exécutant de la pointe de ses patins une figure compliquée sur la glace : on dirait un problème de mathématiques. Quel air comiquement grave ! Avec ses petits bras courts, son pourpoint noir et son jabot blanc, ne dirait-on pas un pingouin ?

— Salvius dit pourtant que c’est l’homme le plus savant en littérature, en philosophie et en droit qu’il ait jamais connu, et qu’il sera le prince des diplomates…

— Je crois bien ! Il triomphera de ses adversaires par l’ennui. Moi, je ne puis l’entendre sans bâiller ! On prétend qu’il veut gagner mon cœur et ma main. Du moins, ce sont les ennemis du Chancelier qui l’affirment. Pour ma part, je n’en crois rien. Car Oxenstiern m’a donné cent preuves de son désintéressement. Mais son fils, mordieu ! ne me divertit pas plus que lui-même !

— Ce n’est pourtant pas faute d’essayer…

S’apercevant qu’il était question de lui, le jeune Erick agita la main d’un geste gauche, fit une pirouette dont il faillit choir et s’approcha par longues glissades.

— Regarde : avec son long nez, ses petits yeux ronds et noirs, ses longues jambes maigres, n’est-ce pas plutôt un héron qu’un pingouin ?

Les deux jeunes filles riaient aux éclats lorsque Erick, s’arrêtant à trois pas de la reine, s’inclina profondément :

— J’ai cru que Votre Majesté désirait me parler, fit-il avec componction.

— Nullement, Erick, nullement ! Nous admirions simplement vos savantes évolutions. Vous mettez à cette étude le sérieux qui distingue toutes vos actions.

— Je remercie Votre Majesté de sa bienveillance…

— Je vous ai déjà dit, Erick, et je vous le répète qu’il n’y a point ici de Majesté, mais seulement Christine. Ne me connaissez-vous pas depuis l’âge de cinq ans ? Et ne sommes-nous pas ici en vacances, corbleu ?

Erick s’inclina de nouveau jusqu’à terre :

— Jamais je n’oserais, Madame ! balbutia-t-il. Mon respect, mon profond respect…

— Je n’ai cure de votre respect, Monsieur ! N’oubliez pas que j’ai vingt ans ! Le respect, que je sache, n’est point un présent qui plaise beaucoup aux dames. Mais avez-vous jamais attaqué la vertu d’une belle ? Je ne vous vois guère en faune aux sabots dansants, à la lèvre goulue. Erick Oxenstiern en Dieu Pan ! Allons ! Suivez-nous vers les saules…

Avec un long éclat de rire, Christine saisit le dossier du traîneau qui de nouveau s’envola sur la glace tandis que, long et triste, le pauvre diplomate suivait les jeunes filles d’un œil de cormoran offusqué.

— Allons, bon ! Voilà l’autre ! fit tout à coup la reine. Celui-là, c’est l’ours de la montagne qui fait le beau !

Charles-Gustave, tout emmitouflé de fourrures, haut et large comme un bastion, approchait à son tour.

Il se baissa, saisit la main de Christine dans ses grosses pattes et la baisa dévotement.

Puis se relevant :

— Ne me ferez-vous pas la grâce de patiner un instant avec moi, ma cousine, fit-il, tandis que ses gros yeux noirs et saillants prenaient une expression suppliante. À peine si je vous ai aperçue depuis mon arrivée ! Erick Oxenstiern qui se morfond là-bas se ferait une joie, je le sais, de pousser le traîneau de notre belle Ebba…

— Non, non ! s’écria celle-ci avec vivacité. Je n’ai besoin de personne. J’ai mes patins ! Et il faut que je prenne un peu d’exercice. Et rejetant la mante à capuchon, elle sortit du traîneau sa tête enfantine, coiffée de boucles vermeilles.

— Reste où tu es, Ebba, reste ! cria Christine d’un ton impérieux. Et se tournant vers Charles-Gustave :

— Quant à vous, mon cousin, inutile que nous causions. Je sais d’avance qu’à peine cinq minutes écoulées, vous commencerez à rouler des yeux en boule, à bâiller comme une carpe et à bêler lamentablement : « Quand m’autorisez-vous à demander votre main, Christine ? Quand pourrons-nous enfin nous marier ?… ». Eh bien, non, je suis en vacances et n’entends point parler mariage ! À demain les affaires sérieuses… et l’hymen ! En route, Ebba ! Allons voir quelle est cette troupe de cavaliers, là-bas, sur le flanc de la montagne, de l’autre côté du lac…

Et congédiant Charles d’un geste ironique de la main :

— Dieu vous garde, mon beau cousin ! s’écria-t-elle. Et à demi-voix, pour elle-même, elle ajouta :

— Va retrouver ta p…, butor !

L’ours, après le héron, demeura, les bras ballants, piteusement planté sur la glace.

— Que marmonnes-tu donc entre tes dents, Christine ? demanda Ebba.

— Rien, rien ! Quelque chose qui ne regarde que Charles et moi.

— Comme tu es cruelle pour ce pauvre garçon, amie ! C’est un héros, tu sais, et il t’aime à en perdre le sens !

— Oui, mais pas le sens de ses intérêts, crois-le bien. Tu n’y comprends rien, Ebba, parce que tu ne sais pas tout !… Décidément, ils ne sont pas drôles, mes deux soupirants ! Par bonheur, je t’ai, et cela me suffit. Avec toi, Ebba, j’affronterais toutes les solitudes !

Trois heures venaient de sonner à l’horloge du château. Bercée par le doux glissement du traîneau, Ebba se taisait, contemplant rêveusement les cimes qu’une à une le soleil couchant touchait de son doigt rouge. Elle dit enfin d’une voix hésitante :

— Tu n’as pas oublié, Christine, que nous attendons d’autres compagnons.

— Qui donc ?

— Mais… Jacob de la Gardie. Ne l’avez-vous pas invité vous-même ?

— Ah ! la petite masque ! Voilà pourquoi tu défends mes prétendus amoureux avec tant de zèle ! C’est afin de pouvoir roucouler tout à l’aise avec le sire de la Gardie, pendant qu’ils me feront leur cour…

Ebba baissa la tête et l’on ne vit plus que le bout de son petit nez, rose de confusion. Puis :

— Mais il ne vient pas seul, Christine. Il amène son frère qui vient de passer plusieurs années à l’étranger…

— Lequel donc ?

— Magnus.

— Magnus ! Peut-on bien s’appeler Magnus !

— Il s’appelle aussi Gabriel…

— J’en ai entendu parler. C’est celui qui, paraît-il, ressemble le plus à sa mère, la belle Ebba Brahe. Décidément, le nom d’Ebba porte bonheur… Connais-tu l’histoire d’Ebba Brahe ?

— Comment la connaîtrais-je ? Avant de venir auprès de vous, je n’avais jamais mis le nez hors de mon vieux manoir !

Christine ralentit son élan et d’une voix émue :

— C’est une triste histoire, Ebba. Ma grand’mère, Christine de Holstein-Gottorp, qui m’a donné son nom, avait fait élever auprès d’elle une jeune fille noble, la comtesse Ebba Brahe. Celle-ci devint, dit-on, la plus belle des femmes de la Cour, comme mon père Gustave-Adolphe en était le plus beau des chevaliers. À dix-huit ans, ils s’aimèrent et en secret se promirent l’un à l’autre. Dans les lettres que, du champ de bataille, le jeune roi écrivait à sa fiancée secrète, il lui jurait un amour infini et une éternelle fidélité.

— Etre aimée par le grand Gustave-Adolphe !

Hélas ! Il n’est guère plus permis aux rois qu’aux reines d’aimer à leur guise. Ma grand’mère était orgueilleuse. Comme moi, d’ailleurs. Elle fit maintes fois comprendre à Ebba qu’une suivante ne pouvait prétendre à la couronne. Elle l’humilia, la traita d’intrigante, la persécuta. Elle invoqua surtout l’intérêt de la Suède qui exigeait, pour des raisons politiques et religieuses, le mariage de Gustave-Adolphe avec la princesse de Brandebourg. Ebba avait une âme fière et noble. Elle se sacrifia. Elle avait d’abord refusé le général Jacques de la Gardie qui est maintenant maréchal du royaume. Elle l’épousa. Quand mon père revint de la guerre, elle ne voulut jamais le revoir. Elle devint la plus dévouée des femmes et des mères. Elle ne voulut jamais non plus remettre les pieds à la Cour. Je ne la connais même pas. Un grand caractère !

— Comme elle a dû souffrir ! Et Gustave-Adolphe ? — Il tempêta d’abord, voulut tout casser, puis se consola en retournant à la guerre. Les hommes ont encore sur nous cet avantage de pouvoir distraire leur douleur. Puisqu’il ne pouvait vivre pour Ebba Brahe, au moins mourrait-il pour elle. Il ne mourut pas. Mais pendant plusieurs années, il montra, comme moi, une singulière aversion pour le mariage. C’est en vain que sa mère, le Conseil d’Etat, le peuple le conjurèrent de donner une reine au pays et un héritier au trône. Comme ils le font pour moi. Il résista longtemps. Mais son cœur n’était pas blesse à mort. Il se décida enfin à épouser ma mère Marie-Eléonore, et l’aima, sans illusions, sans trop de fidélité, mais avec tendresse. C’est ainsi que je vins au monde…

La voix d’airain de Christine s’était adoucie. Puis, se penchant vers son amie :

— Tu pleures, Ebba ? Allons ! Ne te laisse pas attendrir par ces vieilles histoires. Nous n’avons ni l’une ni l’autre, le cœur brisé, n’est-ce pas ? Il fait beau, nous sommes jeunes, libres… encore libres, tu es belle. Et moi…

— Tu l’es plus encore que moi, Christine !

— Petite flagorneuse ! Souris-moi !… Bien !

— Comme tu es bonne, Christine !

— Tu devines donc combien je suis anxieuse de connaître le fils préféré de la belle comtesse, le grand, le seul amour de mon père… S’il a les traits et les cheveux blonds de sa mère, il tient, dit-on, de ses ancêtres languedociens la souplesse de l’esprit et une éloquence sans égale. De tous les pays qu’il a visités, c’est la patrie de sa famille, la France, qu’il préfère.

— Comme toi, Christine.

— Écoute ! N’entends-tu pas un galop de chevaux ? C’est bien vers le château que les cavaliers se dirigent. Allons voir !

Et le traîneau, s’envola. Non loin de la rive, Christine, gardant les yeux fixés sur la route qui longeait le lac et où, sortant de la forêt, allaient déboucher les chevaux, dont on entendait sonner les sabots, heurta du pied une souche emprisonnée dans la glace et entraînée par la vitesse, alla tomber rudement à quelques mètres de là.

Elle poussa un petit cri, puis demeura étendue, immobile et pâle. Ebba qui s’était dégagée du traîneau, s’agenouilla auprès de sa maîtresse et la voyant toujours sans connaissance, une traînée de sang au front, s’épouvanta et appela à l’aide.

Un cavalier venait de surgir sur la route. Il sauta lestement de sa monture, regarda d’où venaient les appels, descendit le haut talus d’un trait et accourut en quelques bonds puissants et légers.

Christine, qui avait recouvré les sens, mais non le mouvement, le regardait venir entre ses cils mi-clos. Comme il paraissait grand, ainsi vu d’en bas ! Et quelles proportions parfaites, — les épaules larges, la taille mince et cambrée, les jambes longues, — quelle grâce, quelle aisance dans l’allure ! Un Apollon ! Quelle différence avec ces géants suédois dont les membres mal équarris, mal ajustés, semblent n’obéir qu’à regret ! Comme on devinait son origine française !

Le jeune homme s’était, au côté d’Ebba, agenouillé devant Christine. Elle put voir de tout près le visage à la peau vermeille, les traits fermes, les yeux d’un bleu de pervenche frangés de cils singulièrement noirs, la bouche aux lèvres, charnues d’un rouge de géranium, entr’ouverte sur des dents larges et blanches comme des amandes fraîches. Mais elle vit surtout passer en vagues successives sur ce beau visage la crainte, la pitié, l’espoir, la joie, et son cœur tressaillit.

Il prit son pouls, ouvrit le vêtement de fourrure, posa sur la gorge ambrée une tête soyeuse dont les cheveux blonds fleuraient un étrange parfum oriental : l’ambre ou la myrrhe ?

— Ne vous inquiétez pas, dit-il en se relevant à la sanglotante Ebba, ce ne sera rien…

Quelle voix de métal et de velours !

Puis se penchant sur le corps étendu, il le souleva aussi aisément que celui d’un enfant, et se mit à courir vers le château. Pour la première fois, l’orgueilleuse Christine s’abandonnait avec confiance, blottie entre ces bras forts, sur cette poitrine dont elle entendait le cœur battre à coups précipités. Comme c’est bon parfois d’être faible ! Comme elle se sentait protégée, à l’abri de tout ! Une étrange chaleur la pénétrait peu à peu jusqu’aux moelles, passait en ondes à travers ses membres jusqu’à l’extrémité de ses doigts, de ses pieds. Oh ! si cet instant pouvait ne jamais finir.

Quelques instants plus tard, Christine lavée, pansée, enveloppée dans une longue robe de velours bleu pâle, un verre de cordial entre les mains, reposait dans un petit salon, sur une couche aux coussins de tapisserie armoriée, lorsque son sauveteur qu’elle avait fait mander entra, un peu hésitant. Il mit genou en terre, au pied de la couche :

— Ah ! Madame, dit-il de sa voix chaude, excuserez-vous jamais mon inconvenance ? Mais pouvais-je deviner, dans ce beau jouvenceau privé de sentiment, la souveraine de Suède et la mienne, celle qui règne sur nos vies, sur nos cœurs, celle dont le nom et la gloire, retentissant à travers l’Europe, furent souvent dans mes voyages un sujet de joie et d’orgueil ? Le pouvais-je. ?… Et maintenant, permettez-moi de me présenter moi-même puisqu’il n’y a dans ce château — Dieu merci ! — personne qui puisse le faire : votre humble et féal sujet, Magnus-Gabriel de la Gardie qui n’a qu’un désir sur terre : vous consacrer sa vie !

Et plus caressant encore :

— Dites-moi que vous me pardonnez, Madame !

— Je vous pardonne, murmura Christine avec douceur, en lui tendant une main qu’il couvrit de baisers fervents.

En évoquant les lèvres pleines et rouges, Christine ferma les yeux et frissonna avec délices.

Puis avec un rire de malice :

— Porter la reine entre ses bras ! Savez-vous qu’en Espagne, vous seriez déjà au pied du gibet, jeune imprudent ?

La glace était rompue. Jacob de la Gardie, cavalier brun de fière mine, survint à son tour. Ses regards semblaient aimantés par la jeune Ëbba, debout derrière la reine, dont le fin visage rieur avait retrouvé ses couleurs. Tous causèrent joyeusement. Le soir, Christine disait rêveusement à son amie :

— Si Magnus ressemble à sa mère autant qu’on le prétend, comme je comprends la passion de mon père !

XII


Toutes les fenêtres du château de Gripsholm flambaient gaîment dans la nuit ; des cordons de lumières dessinaient la vaste enceinte des murailles et les tours trapues. Le long des routes blanches de neige et sur la glace du lac, venus des châteaux des alentours à trente lieues à la ronde, des traîneaux illuminés, pareils à des étoiles en marche, traçaient d’étincelants sillons.

On avait remontré à Christine que la noblesse des environs était impatiente de lui rendre hommage et que, malgré son parti-pris de solitude, elle ne pouvait, sans soulever un vif mécontentement, se dispenser de donner une fête pendant son séjour à Gripsholm.

On célébrait donc ce soir du 23 décembre, à la fois la solennité de Noël et l’anniversaire des vingt ans de la jeune reine, née un 18 décembre.

On avait ouvert les salons dorés et les vastes galeries que la reine-mère Marie-Eléonore avait fait orner de fresques mythologiques et de scènes de chasse, peintes sans grand génie, mais dont les couleurs brillantes réjouissaient les yeux et le cœur.

Une foule élégante d’hommes en pourpoints de velours, en bas de soie, de femmes aux épaules nues, dansaient menuets et chaconnes aux accents allègres et précieux de la musique française.

Les modes n’étaient guère que de quelques années en retard sur Paris. Car, depuis un certain temps et surtout sous l’influence de la jeune reine, la Suède, comme la plupart des pays d’Europe, avait adopté, avec un zèle plus ou moins heureux, les usages, les mœurs, la langue et les idées de la France. En art, en architecture, en costumes, en belles manières, en philosophie comme en poésie, on ne jurait que, par la France du petit roi Louis XIV, en ce qu’elle avait à ce moment-là de bon et de mauvais, de brillant et de faux, de charmeur et de corrompu. Et il n’y avait guère dans cet engouement général que quelques vieillards pour hocher la tête et regretter les simples vertus, un peu puritaines, de la vieille Suède.

Pourtant les femmes, moins coquettes et moins piquantes que les grandes dames de la Cour de France, offraient, pour la plupart, avec une fraîcheur intacte, une expression de douceur, de franchise et d’honnêteté que l’on trouve rarement dans les Cours. Et si leurs révérences étaient moins étudiées, si elles dansaient avec une grâce moins apprêtée, elles ne cachaient pas le vif plaisir qui animait leurs visages et faisait étinceler leurs yeux.

Quant aux hommes, hauts et larges comme des citadelles, ils étaient évidemment mieux à leur aise sur les champs de bataille que dans les salons. Parmi eux se trouvaient justement un certain nombre de jeunes officiers de l’Indelta, cette armée permanente de la Suède, en garnison dans les villes et bourgades, où les fils de la petite noblesse provinciale faisaient d’ordinaire leurs premières armes. Sanglés dans leurs uniformes, un peu lourds et gourds, ils étalaient une gaîté naïve et bruyante, massacrant sans pudeur les figures compliquées des « danses nobles » comme on appelait alors les menuets importés de France, et riant aux éclats.

Mais, dans cette fête donnée par la reine et en son honneur, où donc se trouvait Christine ? On ne la voyait nulle part, ni dans les salles où l’on dansait, ni dans les galeries où les invités se pressaient autour des tables chargées de viandes, de venaison, de pâtisseries.

Au début de la soirée, elle avait lentement traversé les salons, suivie du petit groupe de ses familiers, accueillant avec une affable dignité les hommages des hommes, les révérences des femmes, les souhaits de bonheur, de longue vie, le long règne. Elle avait échangé quelques propos aimables avec les plus âgés ou les plus importants des hôtes dont un certain nombre, ne quittant jamais leurs domaines, étaient des inconnus pour elle.

Des regards d’admiration et de joie attendrie s’attachaient à elle, suivant tous ses mouvements.

Elle était vêtue d’une robe de satin blanc aux larges manches bouffantes, ornée de broderies, de galons et de nœuds d’argent, qui éclairait son teint bistré, et prêtait à son corps d’adolescent une ampleur féminine. Pas un bijou, sauf un collier de perles qui soulignait son cou robuste. Ses cheveux relevés sur le front et retenus par un ruban d’argent retombaient en boucles sur ses épaules. Ses traits et ses grands yeux n’avaient jamais brillé d’une joie plus enfantine.

— Qu’elle est belle, notre petite reine ! entendait-on.

— Et bonne et charmante, Dieu la bénisse !

— Et moi qui avais entendu dire qu’elle était fière et dédaigneuse !

— On la disait également peu féminine, un vrai garçon ! Et la voilà si femme dans son printemps épanoui !

— Vingt ans ! Quand nous amènera-t-elle l’époux de son choix ? — Quel est donc, derrière elle, ce beau cavalier, entre Erick Oxenstiern et Charles-Gustave ?

— Je ne le connais pas. Et vous autres ?

— Quelle élégance ! Quelle fière mine ! Serait-ce un prince étranger ? Il n’a pas les manières de chez nous…

— La suivante de Christine, Ebba Sparre, est bien jolie aussi dans sa robe du même bleu que ses yeux !

— La plus ravissante des miniatures ! Mais elle n’a pas la majesté de sa maîtresse.

Parvenue à l’extrémité d’une galerie où ne se trouvaient que de rares danseurs, la reine tourna brusquement dans un long passage à peine éclairé et, relevant à deux mains sa longue jupe, se mit à courir en criant :

— Qui m’aime me suive ! Voilà le pensum terminé ! Au diable ma Majesté ! Il n’y a plus ici que Christine !

Derrière elle couraient ses amis, chantant et riant, et quelques jeunes officiers de sa connaissance qu’elle avait invités au passage avec leurs danseuses.

Quelques instants plus tard, dans un petit salon meublé à la française, gaîment éclairé par de hauts candélabres et un grand feu de bûches, la troupe joyeuse était attablée devant un savoureux repas, également préparé à la française : galantines, aspics, foie gras, faisans, perdreaux et un paon rôti couvert de ses plumes, servis avec un grand luxe d’argenterie, frappée aux armes des Vasa, de cristaux de Bohème et de porcelaines de Saxe.

Il y avait également pour les solides appétits des jeunes hommes, de belles tranches d’aloyau, des quartiers de chevreuil et de sanglier et plusieurs jambons d’ours, arrosés de vin de Bordeaux.

— Du jambon d’ours ! s’écria Magnus de la Gardie. Je n’en ai pas goûté depuis trois ans. Et rien, parmi les friandises des tables de Paris, n’a pu m’en faire oublier la saveur puissante qui est la saveur même de mon pays.

— Vous aurez demain l’occasion de vous en attribuer au moins une paire, de ces jambons, puisque nous allons chasser l’ours, fit Charles-Gustave.

— Ce jambon-là est de Norvège, n’est-ce pas ? reprit Magnus. Ce sont les mieux fumés. Là-dessus, un bon grand verre de l’eau-de-vie de chez nous et me voici vraiment de retour dans ma chère Suède natale !

— Votre Suède ? N’oubliez pas, mon cher, que vous êtes surtout de Gascogne, fit Erick d’un ton pincé.

— Je n’en rougis point, certes, riposta Magnus avec vivacité, puisque ce fut la patrie de mes aïeux, mais ma mère, Ebba Brahe, est, j’imagine, d’assez bonne maison…

— Assez, Messieurs, fit Christine qui sentait croître l’animosité entre les jeunes gens, vos pères sont l’un Chancelier, l’autre maréchal du royaume et je les mets tous deux très haut dans mon estime et mon amitié… »

Puis, après un silence :

— Nous goûterons tout à l’heure avec le gâteau de Noël d’un vin tout nouveau : un vin fait en Champagne qui mousse et pétille et que ce bon Chanut m’envoya pour mon anniversaire.

— La dernière fois que j’en bus, reprit Magnus, c’était en septembre dernier à Paris, pour fêter, un autre anniversaire de reine, celui d’Anne d’Autriche. Assez différent toutefois, puisque la régente de France a plus de deux fois autant d’étés que vous avez de printemps, Madame !

— Voulez-vous bien m’appeler Christine, Magnus ! En effet, elle a exactement quarante-cinq ans, Anne d’Autriche. Peut-on bien avoir quarante-cinq ans ? Au moins est-elle encore belle ?

— Une des plus belles de son royaume ! s’écria Magnus. Elle a de la fraîcheur, un agréable embonpoint, la bouche petite et vermeille, des cheveux admirables, des mains et des bras d’une beauté surprenante… Quant à sa peau, c’est un miracle de velours blanc à peine teinté de rose, comme la neige sous le soleil d’hiver.

— Soleil d’hiver, en effet, ricana Erick.

— Quel enthousiasme ! fit à son tour Charles-Gustave. Ne dirait-on pas, Comte, que vous en avez tâté ?

— Moi ? riposta Magnus. Je n’aurais garde de marcher dans les plate-bandes de l’homme le plus puissant, le plus dangereux de France !

— Mais est-il bien vrai que la reine de France se soit abaissée jusqu’à ce faquin d’Italien, sans naissance et sans véritable grandeur ? s’écria Christine qui, pendant le dithyrambe du jeune homme, avait fait une légère grimace. Elle qui, femme de roi, fut aimée et aima, dit-on, le plus bel homme de son temps et des plus nobles, le duc de Buckingham, quelle chute !

Vrai ? sans aucun doute ! répliqua Magnus. Et non seulement lui a-t-elle accordé sa faveur et ses faveurs, mais elle s’est unie à lui par le mariage, un mariage secret. Mazarin est authentiquement le mari de la reine. Je le tiens d’un ami du saint ecclésiastique qui célébra le mariage, Vincent Depaul.

Un cardinal, convoler en justes noces, alors que Rome interdit le mariage à ses prêtres ? objecta Erick Oxenstiern, d’un ton offusqué.

— Mais c’est que si Mazarin est cardinal, il n’a justement pas reçu les ordres qui auraient pu lui interdire de contracter mariage, répondit Magnus. Souple, insinuant, flatteur, faisant à tout le monde de grandes révérences, alors qu’à Richelieu, c’est tout le monde qui faisait des révérences, il a si bien su s’insinuer dans le cœur d’Anne d’Autriche que celle-ci ne peut plus se passer de lui. Après avoir fait construire, à travers le jardin qui sépare le Palais Royal, où elle habite, de l’hôtel privé de Mazarin, une galerie couverte pour permettre au Cardinal de venir à toute heure la visiter, elle vient de lui donner un appartement dans le palais même !

— Un homme qui, dit-on, ne parle même pas français !

— On en fait des gorges chaudes à Paris, dit Magnus. Écoutez plutôt cette mazarinade comme on appelle là-bas les libellés contre le cardinal.

Et Magnus se mit à déclamer :

« C’est merveille comme il desgoise
Quand il veut en langue françoise.
Il sçait fort bien dire : « Buon iour,
Comme vous pourtez-vous, Moussour,
Je vous fars, pour assourance,
Oune iour quelque bénévolance… ».

Le jeune Gascon imitait si parfaitement l’accent italien, tout en mimant, la main sur le cœur, l’échine basse, avec force roulements de prunelles et petits saluts multipliés, l’attitude de l’omnipotent Cardinal, que tous éclatèrent de rire et Christine plus fort que les autres.

— Conquérir et asservir cette fière Espagnole ne dut pourtant point être une entreprise aisée ! fit une voix.

— Qui sait ? riposta Magnus, avec un sourire égrillard. Si l’on en croit la légende, Anne ne fut guère comblée ni même contentée par son royal époux. Vingt-deux années après son mariage, elle était encore quasi pucelle et si Louis XIV vint au monde, nul n’ignore qu’on le doit à la puissante intervention de la Vierge à laquelle le roi Louis XIII s’était sur le tard voué. Une sorte de miracle ! Vous pensez bien que la pauvre créature, de complexion sanguine et sans doute fort amoureuse, a grand besoin de rattraper le temps perdu. Et j’imagine que le Mazarin sait besogner congrûment ailleurs qu’à la table du Conseil !

De nouveau les rires jaillirent. Mais Christine, qui était restée pensive, déclara tout à coup d’une voix grave :

— Tout cela est bel et bien. Mais rien ne peut excuser une souveraine de déchoir jusqu’à épouser un de ses sujets. Même secrètement.

Un souffle froid sembla courir autour de la table. Des regards se croisèrent. Magnus baissa les yeux, tandis que Charles-Gustave relevant la tête, lançait à sa cousine un regard enflammé.



Mais les pages avaient emporté les reliefs du festin, changé la nappe souillée, renouvelé les flambeaux des candélabres. Deux d’entre eux revinrent bientôt, portant avec solennité un magnifique gâteau de Noël qu’ils placèrent au centre de la table, en face de Christine.

— Quelle merveille ! s’écria Ebba, de sa voix de cristal.

Les applaudissements éclatèrent, la joie renaquit. C’était en effet un chef-d’œuvre de pâtisserie. Par un singulier mélange de la galanterie du siècle et de la science toute nouvelle de l’archéologie, il représentait le temple de Paphos, consacré dans l’île de Chypie au culte de Vénus. On y voyait un noble monument avec péristyle à la double rangée de colonnes corinthiennes et, dans le jardin qui l’entourait, des arbres, des massifs, des fontaines et même des hommes et des animaux. La pâte dorée et le sucre cristallisé aux multiples couleurs servaient de matériaux, se prêtant aux formes les plus variées, tandis que des fruits confits, ingénieusement disposés, çà et là, achevaient l’œuvre d’art.

— Nous voyons bien le temple, s’écria Magnus, mais où est la déesse, celle qui règne, ce soir plus encore, sur tous nos cœurs ?

— La déesse ? Vous la verrez tout à l’heure, riposta gaîment la reine. Pour le moment, elle est à l’intérieur du temple. Elle appartiendra à l’heureux mortel qui aura la chance de la gagner.

— Comment cela ? firent toutes les voix en chœur.

— Regardez bien ce temple, continua la reine, regardez-le de tous vos yeux car il va s’écrouler, périssable comme toutes les merveilles du monde ! Ce gâteau, selon l’usage norvégien, devrait, comme vous le savez, demeurer sur la table jusqu’au 6 janvier, jour des Rois. Mais comme le 6 janvier nous serons à Stockholm, c’est à l’instant même qù’il sera sacrifié.

Des cris, des vivats, des exclamations de regret et de joie s’élevèrent et se confondirent, Christine fit un geste. Les pages emportèrent le gâteau sur une crédence, le découpèrent en tranches, en laissant intact au centre le beau monument de sucre givré, et le passèrent à la ronde.

Chaque convive auscultait avec soin le morceau qui lui était échu quand on entendit un léger cri.

— C’est moi qui l’ai ! s’écria Christine.

Et, le visage épanoui, elle éleva triomphalement entre ses doigts la fève, — une figurine de cristal représentant une déesse en tunique et péplum. Vive Vénus !

— Non ! Vive Christine, qui est notre Vénus !

— Vive notre reine !

— Doublement reine !

Les pages versaient le vin blanc léger, le vin venu de France qui moussait et pétillait.

— La reine boit ! La reine boit ! s’écrièrent toutes les voix. Christine regardait son verre en hésitant :

— Vous savez bien que je n’ai jamais souffert que l’eau, fit-elle.

— Oui, mais c’est un jour exceptionnel !

— Et un vin exceptionnel !

— Bon, bon ! Pour vous faire plaisir, alors !

Rayonnante elle leva son verre, puis, trempant ses lèvres dans le blond liquide, l’avala d’un trait après une légère grimace.

— La reine a bu ! La reine a bu !

Tous les convives étaient debout, les hommes, les talons joints, très droits comme à la parade, la main gauche sur le cœur, la main droite dressant très haut leur verre : — La reine a bu ! Skaul ! Skaul ! crièrent-ils en vidant ce verre d’un seul coup.

Puis ils se rassirent, sauf Magnus qui, s’inclinant profondément, demanda :

— Me permettez-vous, Madame, de vous lire quelques vers français, à la manière de M. Voiture, que j’ai composés ce matin en l’honneur de vos vingt ans ?

  Pour les 20 ans de Christine.

Oncques ne vit en les forêts
De la Grèce nourricière,
Où Diane lance ses traits
Cependant qu’Amour tend ses rêts,
Vierge ni déesse plus fière
Ni plus brillante en ses attraits,
Pure et farouche toute entière,
Que celle, déesse ou princesse,
Qui fait mon heur et mon malheur
Et que j’appelle ma maîtresse
Puisque je suis son serviteur.


Ce n’estoit assez que les Grâces
Se dépouillassent toutes trois
Pour que tes sujets admirassent
En toi réunis, à la fois
Et la plus illustre des races
Et le sang du plus grand des rois,
Et Sagesse avecque Beauté,
Esprit avec Force, et Science,
Dons que Jupin, en sa prudence,
Partageait avec équité
Entre plusieurs divinités.

Le carquois de Diane et l’écu de Minerve !

Comment veux-tu, Christine, en te voyant briller,
Qu’un mortel devant toi sa liberté conserve ?
Ton pouvoir absolu deux fois m’a dépouillé :
Vois, mon cœur est captif comme mon âme est serve.

Mais ce n’est point assez que de te donner tout.
Reine, pour tes vingt ans, demande-moi ma vie.
Je meurs joyeusement, ou je te suis partout,
Que tu me l’aies laissée ou que tu l’aies ravie.


Il y avait tant de grâce dans son attitude, tant d’expressions mêlées sur son visage : respect, adoration, tendresse, tant de nuances dans sa belle voix grave que ceux-là même qui le jalousaient ne pouvaient se tenir de l’admirer.

Quant à Christine, le regard ému, elle lui dit avec une douceur chez elle inusitée :

— Ces vers sont vraiment fort jolis. Donnez-les moi pour que je les conserve et puisse les relire plus tard, « quand je serai très vieille, le soir à la chandelle », comme dit un autre poète de France.

Mais Ebba, plus rose qu’une rose de mai, sous les regards brûlants de son fiancé qui s’était rapproché d’elle, s’écria soudain :

— Votre roi, Christine ? Vous avez oublié de choisir votre roi ! La reine tourna et retourna un instant entre ses doigts la figurine de cristal, examina l’un après l’autre les jeunes gens, de nouveau debout, côte à côte, Charles-Gustave, écarlate, Erick jaune comme un coing, Magnus souriant, les lèvres tendres, tous leurs yeux ardents aimantés vers elle. Elle hésita imperceptiblement puis, gamine, lança très haut vers la voûte l’étincelante petite déesse.

— Qui m’aime, me prenne ! s’écria-t-elle.

Il y eut une ruée, une mêlée confuse, mais Magnus qui avait bondi le premier tenait déjà le lumineux trophée, le portait à ses lèvres et d’un autre bond léger, tombant aux pieds de la reine, lui baisait la main.

— Toute ma vie est à vous/ Madame, fit-il d’une voix fervente qui tremblait un peu, en échange de ce précieux porte-bonheur qui jamais ne me quittera. Toute ma vie !…

Rougissante comme une couventine, Christine le releva, balbutiant quelques mots que personne ne comprit, puis elle pâlit soudain, s’appuya sur la table et passant la main sur son front :

— C’est ce vin, murmura-t-elle, je n’y suis pas habituée. Excusez-moi…

Et comme tous gardaient les yeux fixés sur elle :

— Il fait étouffant ici, fit-elle. Le grand air me remettra. N’est-ce pas bientôt l’heure du feu d’artifice ? Donnez-moi votre bras, Comte, pour me conduire jusqu’à la terrasse ;

Et comme Ebba se levait pour l’accompagner :

— Non, reste, chérie. Je n’ai pas besoin de toi.

— N’avez-vous pas remarqué, dit tout bas la jeune fille à Jacob de la Gardie, c’est vers Magnus que Christine a lancé la fève.

— Je crois que tous nous l’avons remarqué. Que diriez-vous, ma beauté, si vous deveniez la belle-sœur de la reine, votre maîtresse ?



Enveloppée dans une longue cape d’hermine, Christine demeurait immobile sur la terrasse, les yeux levés vers le ciel. La lune en son plein, dont l’éclat luttait avec la blonde lumière de l’aurore boréale, jetait sur l’immensité du lac glacé des reflets et des chatoiements d’une inexprimable diversité.

À quelques centaines de mètres, sur un îlot, s’élevait ce qu’on appelle en Suède un hogar, tumulus de forme cylindrique, pareil à ceux que l’on rencontre un peu partout en Europe, et qui recouvrait la sépulture d’un ancien chef Scandinave. On l’avait ceint comme d’un diadème, d’une triple rangée de torches de résine. Et, à travers la fumée et la rougeur fuligineuse, se dressait, au centre de la plateforme, une gigantesque silhouette blanche.

C’était, une statue de neige que les paysans avaient sculptée et dressée dans la journée et qui représentait une femme, vêtue comme la Vierge de longues draperies blanches, rattachées par une ceinture. Sans doute, à la clarté du jour, devait-elle apparaître fort grossièrement façonnée, mais ainsi, vue de loin et semblant flotter dans le vide, elle offrait une étrange et puissante envolée. À ses pieds, cette inscription en lettres de feu :

Joie et long règne à notre reine bien-aimée.

C’est de là qu’on devait tirer le feu d’artifice.

— Comme vos sujets vous aiment, Madame, dit à demi-voix Magnus qui jusque-là s’était tenu en arrière, debout et silencieux.

Christine tressaillit. Son trouble ne s’était pas dissipé. Depuis l’arrivée du jeune Gascon, elle vivait, sans en avoir conscience, dans un perpétuel enchantement. Cette petite tête si fièrement posée sur le cou en colonne ; ces yeux d’un bleu changeant, entre les cils si noirs, tantôt tendres et tantôt impérieux ; ce corps souple dont chaque mouvement était une harmonie et surtout cette voix dont quelques notes rauques soulignaient la douceur, comme tout cela, en quelques jours, lui était devenu cher ! Et que dire de cet esprit, plus pétillant que le vin français qui l’avait enivrée ? De ces réparties, promptes et étincelantes comme, dans un duel, les ripostes du fleuret ? Comme il savait d’un regard, d’une intonation, d’un geste révéler ses sentiments secrets, sous la discrétion et le respect des attitudes !

D’une épigramme aiguë, il possède l’art de dégonfler les personnages les plus huppés. Personne ne trouve grâce devant ses railleries. Avec quel talent il mime le grand Chancelier, son air gourmé, ses petits pas mécaniques, sa mâchoire qui ne cesse de mastiquer à vide ! Ne dirait-on point, ma parole, qu’il porte barbe grise au menton ?

Mais il n’épargne pas les compagnons de vacances de la reine. Voici par exemple le long nez triste d’Erick, ses longues pattes, ses petits yeux ronds.

— Votre Majesté daignera-t-elle écouter certain petit mémoire de ma façon sur les origines de la Magna Carta anglaise ? fait-il d’une voix de fausset.

Ou bien, arrondissant les yeux en boule de loto et la bouche en cul de poule, c’est Charles-Gustave qui apparaît :

— Si vous ne m’épousez pas sur l’heure, Christine, je vole en Allemagne et m’y fais occire ! s’écrie-t-il d’une lourde voix à l’accent tudesque.

Christine n’a jamais tant ri. Mais le rire lui-même peut être dangereux. D’ailleurs Magnus ne chante-t-il pas, en s’accompagnant de la viole, des chansons d’amour de France et d’Espagne qui s’en vont chercher le fond du cœur ?

Elle revit par la pensée ces quinze jours qui lui semblent un siècle. Chaque souvenir lui en est un trésor. Mais pourquoi ce trouble, cette angoisse, cette singulière oppression ? Décidément, ce vin français est un traître !

— Je n’attendrai pas le feu d’artifice, déclare-t-elle tout à coup, je me sens lasse. N’oubliez pas, Monsieur de la Gardie, que demain, à l’aube, nous partons pour chasser l’ours, et bonsoir !

Christine est amoureuse. Elle ne le sait pas encore. Mais Magnus, lui, expert dans l’art de l’amour, ne l’ignore plus.

XIII


L’aube n’avait pas encore apparue quand Christine et sa fidèle Ebba, emmitoufflées dans ses fourrures, montèrent dans le léger traineau représentant un dauphin or et vert, qui devait les conduire sur le lieu de la chasse.

Charles-Gustave, Erick, Jacob, Magnus et deux des jeunes officiers invitées la veille les accompagnaient à cheval. Ils avaient endossés des vestes en peaux, de renne fourrées et chaussé d’épaisses bottes de feutre, souples comme des bas et impénétrables au froid.

Il y avait encore quelques valets, armés de couteaux et d’épieux, qui devaient servir de rabatteurs. L’un d’eux tenait par la bride le cheval de Christine.

— Dès que le soleil paraîtra, fit Christine, je sauterai sur son dos. Tu me pardonnes, Ebba ?

— Je n’aime guère les battues auxquelles j’ai assisté, dit alors Jacob. Elles m’ont semblé dépourvues de tout imprévu, de tout panache. Le pauvre ours est là, souvent caché au fond de sa tanière ; on le traque, on le harcèle et, au moment où il se décide à sortir pour affronter le combat, on le massacre sans aucun risque, abrité qu’on est derrière d’épais filets. C’est un simple, un lâche assassinat !

— Aussi n’est-ce pas à ce genre de chasse que je vous ai conviés, intervint la reine. Nous n’aurons ni rabatteurs, ni chiens, ni filets. Tout se passera à la vieille mode des chefs Scandinaves. J’ai là-bas, sur une colline escarpée, à huit lieues à travers la forêt, un vieil ami, le danneman Larsson, propriétaire de grands domaines, un paysan libre et fier, qui, membre de la Diète, m’a adoptée dans son cœur, soulevée dans ses bras et posée sur le trône quand j’avais six ans, après la mort de mon père. Il m’aime bien. Nous allons déjeuner chez lui. Il nous guidera ensuite vers la tanière qu’il a récemment découverte et ce sera en combat loyal, en duel chevaleresque, c’est-à-dire à armes égales, que l’un de nous se mesurera avec Sa Majesté fourrée.

— Pas vous, Christine ? s’écria quelqu’un.

— Non. Il paraît, hélas ! que cela m’est interdit de par la Constitution… D’ailleurs, mieux vaut un homme…

— Alors, moi ? lança Magnus.

— Non, moi, sacrédié ! gronda Charles-Gustave de sa voix de tambour. J’ai tué assez d’Allemands pour ne pas craindre un malin, comme on appelle ici les ours.

Quant à Erick, il se tut prudemment.

— Ne vous querellez pas, Messieurs, cria la reine de son traîneau qui avait pris de l’avance. Le sort décidera entre vous… Mais voilà le soleil, ou plutôt les soleils. Regardez l’étrange, le magnifique phénomène !

Cinq soleils, en effet, venaient de naître au-dessus de l’horizon celui du centre, le plus éclatant, était accompagné au-dessus et au-dessous, de quatre satellites aux rayons moins ardents mais nimbés d’auréoles irisées à la manière des arcs-en-ciel. Spectacle d’une beauté inouïe que les chasseurs contemplèrent un instant.

Christine en profita pour quitter le traîneau et sauter sur son cheval.

— Vous qui connaissez le soleil de France et d’Italie, que pensez-vous du nôtre ? demanda-t-elle à Magnus en rapprochant son cheval du sien.

— Ah ! Madame, peut-être est-il moins chaud, mais sa lumière est incomparable, une fée qui transforme le pays en un palais d’or, d’argent et de pierreries où règne une petite déesse de cristal.

La route s’enfonçait maintenant dans une forêt de grands pins aux branches si épaisses et serrées que la neige n’avait pu les traverser. Des stalactites blanches y étaient suspendues comme, aux branches d’un arbre de Noël.

— Nous avons quitté le royaume des trolls du lac, fit-il, ces malfaisants lutins, pour celui des Kobolds des forêts, les gentils petits nains qui aiment les hommes et cherchent toutes les occasions de leur rendre service.

La route, d’abord large et blanche, se rétrécissant peu à peu, n’était plus guère qu’une piste au moment où l’on attaqua la montée. Les chevaux s’ébrouaient au bord des ravins, trébuchaient sur des arbres abattus en travers de la piste, glissaient le long des pentes, à la suite du vaillant petit traîneau tanguant où la jolie Ebba, fatiguée, dormait comme un enfant dans son berceau.

Tout à coup, celui-ci versa dans la neige. Jacob s’élança et recueillit dans ses bras Ebba qui, ayant roulé sans dommage sur l’épais matelas de neige, ouvrait innocemment ses grands yeux surpris. — Pourquoi suis-je tombée de mon lit ? Et que faites-vous dans ma chambre, Jacob ?

L’accident se termina par un fou-rire.

On aperçut alors une fumée bleue, ondulant au-dessus des arbres.

— Elle vient de l’habitation, ou plutôt du gaard, du danneman Larsson, là-haut sur cette terrasse de rocs, explique Christine. La maison elle-même apparut bientôt, large et basse, construite en troncs d’arbres enchevêtrés et capitonnés de mousse, surmontée d’un toit plat dont on avait balayé la neige.

Comme tous les toits des fermes et des maisons de faubourgs, dans les villes, il était recouvert d’une couche de terre où poussait une herbe encore fraîche vers laquelle les chevaux allongèrent les lèvres. En été, ce sont des parterres de fleurs dont les vives couleurs rivalisent avec la façade gaîment peinte en rouge, les volets et les portes peints en blanc. Et rien n’est gracieux comme ces jardins suspendus.

Le danneman Larsson attendait debout sur le seuil de sa porte. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, à la haute stature, aux traits frustes et hâlés, au regard infiniment clair, avec un grand air de fierté.

Il s’avança vers Christine et, s’inclinant profondément, il lui baisa la main :

— Vous êtes la bienvenue sous mon toit, Mademoiselle et reine, lui dit-il.

Et s’effaçant avec une grâce rustique :

— Cette maison, Mademoiselle, est la vôtre et celle de vos amis.

Elle entra dans la vaste pièce qui occupait l’unique étage et qu’agrandissait encore une terrasse extérieure, abritée par le toit comme dans les chalets suisses.

Au centre, un poêle de faïence répandait une chaleur égale. Une grande table, couverte d’une nappe de grosse toile blanche, de vaisselle de faïence, de cuillers et fourchettes et de brocs d’étain, attendait les convives. Sur le sol de terre battue, des branches de sapin formant tapis emplissaient l’air de leur salubre arôme. Tout brillait de propreté.

Les deux filles du danneman, grandes, brunes, comme il arrive souvent dans cette région, multipliaient les révérences et les sourires. Elles portaient le costume du pays, jupe et corselet de velours d’où sort une blouse de broderie blanche ; elles étaient coquettement coiffées de nattes en diadème et parées de riches bijoux d’or massif.

Elles s’empressèrent autour des invités qui se mirent à dêvorer gaîment les mets simples et savoureux qui les attendaient. Saumon fumé, coqs de bruyère rôtis, beurre de renne au goût de noisette, navets au sucre, confitures exquises de fraises et de framboises des bois. Des brocs d’étain contenant du petit lait d’une fraîcheur aigrelette ou de la forte bière brune brassée dans la maison alternaient sur la table. Et deux ou trois fois, au cours du repas, les jeunes gens avalèrent d’un seul coup de grands verres de la forte eau-de-vie blanche du pays, accompagnés des rites traditionnels du skaul.

Ils avaient si faim qu’ils étaient aussi muets et discrets qu’ils avaient été tapageurs la nuit précédente. D’ailleurs Christine, pensive, donnait l’exemple de la réserve, ne rompant le silence que pour échanger quelques propos avec le danneman qui lui avait donné la présidence du repas et s’était assis à son côté, tandis que ses filles assuraient le service.

À peine y eut-il quelques cris de « Vive la reine ! », « Vive le danneman et ses filles ! » quand apparut le beau gâteau de Noël, de pure farine de froment, avec ses tours et ses clochetons de sucre candi.

— Et tu dis, danneman, que l’ours est dans sa tanière ? demanda Christine.

— Il y était ce matin. C’est un des plus grands que j’aie jamais vus, et il doit être assez féroce car c’est un ildgiersdiur, un malin, qui se nourrit de viande. Il y avait encore, au fond de la grotte, sa femme l’ourse, un peu plus petite que lui, et deux oursons à la fourrure brun clair, presque dorée, pas plus gros que des chiens.

— Messieurs, dit alors la reine en s’adressant aux six jeunes hommes, il est temps de songer au départ. Mais nous allons d’abord tirer au sort, pour savoir lequel d’entre vous sera chargé d’attaquer ce roi de la montagne. J’ai là, dans ma main, six aiguilles de pin ; la plus courte désignera le combattant. Chacun d’eux choisit une des aiguilles qu’ils comparèrent ensuite.

— C’est moi ! cria Magnus, rayonnant.

— Encore lui !

— Toujours lui !

— Trop de chance, Comte, grogna Charles-Gustave. Cela finira mal.

Il était fort rouge et semblait très dépité. Erick, au contraire, poussa un soupir de soulagement tandis qu’Ebba, qui saisit furtivement la main de Jacob, ne cachait pas sa joie.

Quant à Christine, elle se rapprocha de la fenêtre et sembla se perdre dans la contemplation des prairies en pente, éclatantes comme de pâles émeraudes, sous la poudre du givre, et des torrents glacés suspendus aux rocs comme des colliers de cristal. Lorsqu’elle se retourna, une ombre d’inquiétude voilait ses yeux : — Vous n’avez jamais chassé l’ours à l’épieu, Magnus ? demanda-t-elle.

— Non, Madame, mais je sais fort bien comment on s’y prend. Et se tournant vers Larsson :

— Il faut frapper l’ours avec l’épieu au cœur ou au ventre, n’est-ce pas ? Puis, s’il n’est pas mort, l’achever avec la dague. Le danneman hocha la tête :

— Très joli à dire, mon jeune Monsieur. Mais c’est plus difficile à faire. Il se peut très bien que vous en sortiez ou plutôt que vous n’en sortiez pas, avec le crâne, la cuisse ou le bras en morceaux…

— Magnus, il faut y renoncer, fit impérieusement Christine.

— Oh ! Madame, qu’ai-je fait pour mériter cette disgrâce ?

— Cédez-moi votre place ! s’écria impétueusement Charles-Gustave. J’ai, moi, plusieurs ours à mon tableau.

— Cela, jamais, mon cher ! rétorqua le jeune Gascon. J’ai été désigné par le sort et c’est moi qui tuerai Sa Majesté fourrée et mettrai sa peau à vos pieds, Madame. Ou bien il me tuera. Et alors, ma Reine, peut-être daignerez-vous m’accorder mon pardon et un peu de pitié ?

Christine, sans répondre, leva les épaules avec humeur. La caravane allait se mettre en route quand le danneman rappela Magnus :

— Tu me plais, garçon, fit-il. Donne ton bras. Et il roula très soigneusement une grosse corde autour de ce bras.

— Écoute, fit-il, quand le poilu s’amusera avec ce joujou, tu lui planteras l’épieu dans le cœur, d’un seul coup. Le reste, c’est affaire à ta force, à ton adresse. Mais j’aime mieux te dire tout de suite que ce n’est pas commode. Et maintenant, plus un mot. Nous approchons de la tanière. Tu vois comme elle est près de chez moi…

Et se retournant, il fit signe aux autre ? de se taire.

C’était un lieu d’une pittoresque sauvagerie : d’énormes blocs de rochers qui s’étaient naguère détachés de la montagne au-dessus et avaient roulé sur les pentes s’enchevêtraient aux pins qu’ils avaient fracassés dans leur chute. Tout autour, sur les terres entraînées avaient poussé de jeunes arbres couverts de glaçons qui brillaient comme les pommes d’argent d’un arbre de Noël.

— Tu vois cette petite plateforme, entre les deux arbres, face au grand rocher, c’est là que s’ouvre la caverne. Mais attends que j’aie placé les autres, ceux qui veulent voir, et ceux qui pourront, s’il le faut, te porter secours. Moi-même, je serai là… Quand je te ferai signe du bâton, tu pourras y aller.

Quelques minutes plus tard, Christine et Ebba étaient perchées sut le rocher opposé à la tanière, les invités disposés en cercle sur divers points d’observation plus ou moins rapprochés. Deux valets armés d’épieux et de poignards se cachaient de chaque côté du repaire, prêts à intervenir.

Le danneman, grimpé sur une éminence, agita son bâton vers Magnus, puis sauta de roc en roc avec agilité pour le rejoindre. Il n’en eut pas le temps. Le combat fut très bref. Lorsque le jeune homme escalada l’étroite plateforme, il se trouva face à face avec l’ours qui, effrayé par le bruit, et voulant se rendre compte, était sorti de la caverne.

Il leva aussitôt son épieu et le frappa de toutes ses forces dans le flanc. Mais l’épieu cassa net, sans avoir pénétré assez profondément. Alors, avec un affreux grognement de rage et de souffrance, l’énorme bête, se dressant sur ses pattes de derrière, marcha sur Magnus, les pattes de devant ouvertes, toutes griffes dehors, les babines retroussées sur ses longues dents aiguës.

Magnus, se préservant comme d’un bouclier de son bras enveloppé de la corde, attendit le choc, dague au poing. L’ours qui le dominait de la tête, le saisit, comme pour une mortelle étreinte, dans ses formidables pattes, happa dans sa gueule le bras ou plutôt la corde et avant que Magnus ait pu se servir de son poignard, tous deux s’abattirent sur le sol où ils se roulèrent en une mêlée confuse.

On entendit alors un terrible cri : Christine, les deux mains aux tempes, accourait, sautant de roc en roc, au risque de se rompre le cou, appelant au secours.

À l’instant où elle prenait pied sur la plateforme, Magnus se relevait couvert de sang, les vêtements en lambeaux. L’ours était étendu immobile à ses pieds.

— Blessé ? lui cria-t-elle.

— Non, Madame, fit-il, s’efforçant de sourire, c’est son sang à lui.

Et il indiquait la dague, plantée en plein cœur de la bête. Fuis, défaillant, il s’appuya à la roche et ferma les yeux.

Christine, rouge, haletante, les traits bouleversés, se passa la main sur le front et regarda autour d’elle. Ses invités, accourus à leur tour, la regardaient aussi. Elle aperçut au premier rang un des valets chargés de secourir Magnus, la contemplant bouche bée.

Alors levant sa houssine, elle zébra d’un coup violent cette face hébétée en hurlant :

— Maraud ! Butor ! Triple pleutre ! Tu l’aurais laissé écharper sans lever le doigt !

Les coups continuaient à pleuvoir dru sur les épaules et le dos du pauvre hère abasourdi. Et terminant par un maître coup de pied ;

— Va-t-en au. diable, coquin, tête de buse ! À tous les diables ! cria-t-elle.

Remarquant alors les yeux effarés qui la dévisageaient :

— Qu’est-ce qui vous prend, vous autres ? Est-ce que je suis une gorgone ?

Et se tournant vers un autre valet :

— Où est mon cheval, andouille !

— Chez le danneman, Votre Majesté, balbutia-t-il.

Alors sans un mot, sans un regard, Christine tourna le dos et s’en fut, tout courant.

XIV


Christine fit au galop, d’un seul trait, les huit lieues qui la séparaient du château, penchée sur sa selle, ne relevant le buste que pour cravacher son cheval, aussi violemment qu’elle avait cravaché le valet, descendant les pentes à une allure de vertige, sautant les fossés, grimpant les talus, risquant cent fois une chute mortelle.

Ses deux prétendants, la mine morose, se sentant cette fois définitivement évincés, et Magnus, poussiéreux, déchiré, le visage et les mains égratignés, mais cachant mal, sous un air contrit, son triomphe et sa joie, la suivaient à distance respectueuse. Quant à Ebba, elle dut très vite renoncer à escorter sa maîtresse, et demeura à l’arrière dans son traîneau, pour le plus grand bonheur de Jacob de la Gardie qui s’efforçait de calmer la belle affligée, sans oublier de plaider la cause de son amour.

À la porte du château, la reine abandonnant dans la cour sa monture frémissante et fourbue, courut jusqu’à sa chambre et se jeta sur son lit de repos, cachant sous les coussins son visage embrasé.

Si la fatigue avait rompu son corps, ses nerfs étaient à vif, son cœur battait tumultueusement.

Jamais son orgueil n’avait autant souffert.

La surprise et la colère de se sentir, malgré toutes les promesses qu’elle s’était faites, envahie et tyranniquement dominée par l’amour luttait avec l’humiliation de s’être publiquement trahie, d’avoir manifesté, avoué cet amour devant les témoins de la scène qui étaient aussi les témoins de sa vie, de s’être en outre rendue à la fois odieuse et grotesque.

Donc elle aimait. Elle en était sûre maintenant. Ce n’était plus un jeu.

Qu’allait-elle faire ? Épouser Magnus ? Impossible ! l’idée seule en était ridicule. Une souveraine qui a refusé les plus brillantes têtes couronnées d’Europe peut-elle descendre jusqu’à partager son trône avec un de ses sujets ? Et non pas même un grand vassal, un noble appartenant à une ancienne famille suédoise, mais un étranger, dont le grand-père, soldat de fortune, venu par hasard en Suède pour y louer une épée mercenaire, était né, avait grandi dans quelque obscure bourgade de Gascogne ? Devenir la propre belle-sœur de sa suivante ? Que diraient le Conseil, les États, le peuple ? Que dirait l’Europe ?

Alors ? Céder à cette passion qui la dévorait, faire de Magnus son amant, son favori, comme on disait ? Mais n’était-ce pas encore déchoir ? Aux yeux des autres, à ses propres yeux. Risquer de se donner un maître, un tyran ?

« Et moi, pensait-elle, qui jusqu’ici ne songeais à des embrassements sensuels que comme à une anomalie de la nature ! »

Après cette première défaillance, ne serait-elle pas entraînée à d’autres ? Ne tomberait-elle pas de désordre en désordre ? Elle seule connaissait l’ardeur de son tempérament. Jusqu’à présent, son ambition, son orgueil, incapables de se soumettre à un homme, son mépris pour les grossiers plaisirs de la chair s’étaient montrés d’effectifs moyens de défense. Mais si elle succombait une fois à un penchant si despotique, dans quels malheurs se trouverait-elle précipitée ? Une reine se doit de ne pas défaillir.

Christine ne cessait de tourner et de retourner ce problème dans son âme meurtrie quand on gratta faiblement à la porte et la douce voix d’Ebba demanda :

— Qu’avez-vous, Madame ? Je n’ai pas osé troubler votre repos. Mais seriez-vous souffrante ? Le dîner attend depuis une heure.

— Entre ! fit Christine d’une voix irritée. Ah ! te voilà enfin, après m’avoir abandonnée pour galantiser avec ton amoureux ? Drôle de suivante, par tous les diables ! Retourne d’où tu viens. Je dînerai ce soir seule dans ma chambre… Et demain nous retournons à Stockholm… Nous n’avons que trop perdu notre temps ici…

Et comme Ebba, un peu tremblante, allait refermer la porte :

— Attends, mordiou ! cria la reine.

Soulevée sur ses coussins, les traits contractés, la chevelure en désordre, Christine se rongeait fièvreusement les ongles. Ebba, immobile près de la porte, attendait, les yeux baissés. Les minutes, passaient.

— Écoute, fit enfin la reine, tu diras au comte Magnus de la Gardie que je le recevrai demain matin à dix heures… Pas si vite. Ne te sauve pas !… Non, décidément, pas demain. Ce soir même, à neuf heures… Tu as bien entendu ? À neuf heures !

À l’heure dite, Christine était toujours étendue sur sa couche. Mais elle avait quitté ses habits de cavalier, ses bottes, revêtu sa robe de velours bleu pâle bordée d’hermine qui drapait étroitement son long corps svelte, chaussé des pantoufles de cygne blanc, coiffé ses cheveux noirs qui, retombant en boucles sur son front, avivaient le sombre éclat de ses prunelles. Des flambeaux, ingénieusement disposés dans la vaste chambre, répandaient sur ses traits une faible et flatteuse lumière qui en cachait la fatigue et l’émotion. Pourtant, quand on frappa, c’est à peine si sa voix put balbutier :

— Entrez !

Magnus, debout à l’entrée et lui-même pâle et défaillant, hésita un instant ; puis il se précipita fougueusement aux pieds de la reine, posa son front sur les deux petites pantoufles, et attendit, haletant. Christine demeurait muette et sans mouvement. Le jeune homme se risqua enfin à saisir entre les siennes une main qui s’abandonnait et la baisa respectueusement. Puis ses lèvres fermes et douces, s’enhardissant peu à peu, entourèrent comme d’un bracelet le poignet tremblant et remontèrent le long du bras en insistant pour se fixer à la tendre saignée du coude.

Christine s’était rejetée en arrière, les yeux clos, les lèvres entr’ouvertes. Chacun des baisers retentissait jusqu’au plus intime de sa chair, et son sang refluait à son cœur qui palpitait à l’étouffer.

Tout à coup, comme le jour de sa première rencontre avec Magnus, elle se sentit emprisonnée dans des bras forts, pressée contre une dure poitrine frémissante tandis qu’une chaude haleine, mêlée au parfum d’ambre de la chevelure, brûlait ses lèvres et ses moelles.

— Mon amour… murmura-t-elle très bas.

Mais soulevant alors les paupières, elle vit sur le beau visage si proche du sien une telle expression d’orgueil et de victoire qu’au moment même où les chaudes lèvres s’écrasaient sur sa bouche, la traversant d’un fulgurant éclair, elle eut un soudain sursaut, repoussa violemment le jeune homme et se redressa d’un bond sur sa couche.

— Une irrévérence aussi hardie, s’écria-t-elle avec colère, une pareille violation de la majesté royale, je ne puis vraiment vous pardonner, Monsieur… !

Magnus demeurait à genoux, interdit, sans voix, le visage bouleversé. Echouer ainsi au port !

— Relevez-vous ! fit rudement Christine.

— Je connais toute l’étendue de ma faute, bégaya-t-il enfin. J’en attends le châtiment… Mais que Votre Majesté y songe : mon offense ne part que d’un trop grand attachement.

— Quel attachement ? Je n’exige de mes sujets ni n’attends d’eux, certes, aucun attachement de ce genre !

— Je me retire donc avec toute ma douleur… Que Votre Majesté daigne m’infliger un châtiment.

Magnus à reculons, tête basse, se dirigeait vers la porte. Christine, penchée au bord de sa couche, rouge, les yeux égarés, ébaucha un geste comme pour le retenir. Au moment où il allait disparaître :

— Vous vous retirez ? fit-elle d’une voix encore irritée. Vous l’ai-je ordonné ?… Restez !… Apprenez à connaître mon indulgence… Un manque de respect en public, je me fusse vue forcée à vous châtier… Mais en tête-à-tête… Je ne veux garder de mon rang que le droit d’indulgence !

Le ton peu à peu s’adoucissait. Magnus releva la tête :

— Cette indulgence, hélas ! me sera fatale, dit-il avec émotion.

— Que voulez-vous dire ?

— Votre pardon ne peut qu’accroître mon… affection.

— Mais je ne me plains pas de votre affection.

— Alors pourquoi tout à l’heure ce courroux qui m’a désespéré ?

— Un attachement n’est-il point possible sans de pareils transports ? Reine, je tiens à être aimée, mais encore et surtout à être respectée.

— Mon respect, Madame…

— Comte, j’ai, vous le savez, du plaisir à vous voir, à vous écouter. Je connais votre zèle pour ma personne. Mais de grâce, modérez-vous !

— Ma tendresse, je le crains, ne connaîtra plus de bornes si votre indulgence vient à l’appui de vos charmes, fit Magnus d’une voix caressante.

Il reprenait de l’assurance, se rapprochait de Christine. Ses belles prunelles bleues aux cils noirs se rechargeaient d’amour.

Christine, blottie dans ses coussins comme dans un refuge, suivait chacun de ses mouvements.

— Vous préféreriez donc me haïr ? fit-elle avec coquetterie.

— Vous haïr ? Dieu m’en préserve ! Mais si vous jugez qu’un exil de quelques mois, loin de vous…

— Loin de moi ? s’écria-t-elle avec vivacité. Vous ne m’êtes donc pas si attaché que vous vouliez le faire entendre ?

Et, après un silence, d’une voix oppressée, comme si chaque mot lui était arraché :

— Je le vois, c’est moi qui vous aime… Je suis forcée de l’avouer… Oui, je vous aime. Et vous voulez me quitter !

D’un bond, Magnus fut de nouveau aux pieds de la reine. Ses yeux étincelaient.

— Eh bien, de grâce, laissez-moi vous aimer, laissez-moi vous adorer !

Il avait repris la longue main douce et forte, il allait la porter à ses lèvres. Christine aussitôt se dégagea et le repoussa, mais sans violence. Elle voulait et ne voulait pas. Sur son visage, dans ses grands yeux expressifs se confondaient et luttaient la fierté, la confusion, le désir, un désir qui s’ignorait mais dont la langueur vaincue la trahissait.

Magnus en reconnaissait les signes avec transport. « Elle est à moi », pensait-il orgueilleusement. Il n’osait néanmoins poursuivre ses avantages car la colère de Christine soudaine et foudroyante pouvait être mortelle.

— Oui, aimez-moi, je ne m’y oppose pas, fit-elle. Mais sachez vous contenir. Vous n’ignorez pas à quel décorum nous sommes tenues, nous qui devons donner l’exemple au peuple… Laissez-moi le temps de réfléchir…

— Et votre déplaisir tout à l’heure ?

— Ne vous suffit-il pas que je l’oublie ?

— Ô la plus chère des souveraines !

Mais Christine, soudain désenvoutée, redressée maintenant de toute sa hauteur, congédiait le jeune homme d’un geste sans appel. Ce n’était plus la joyeuse camarade des premiers jours, ni l’amoureuse domptée qui, un instant, avait faibli. C’était la reine.

XV


Christine et Ebba, tendrement enlacées dans le petit salon assombri du château d’Upsal, venaient d’évoquer ces jours heureux de leur première jeunesse, là-bas au bord du lac Moelar.

— Vous souvenez-vous du retour à Stockholm ? fit Ebba. Si différent de notre départ d’écoliers en vacances ! Erick Oxenstiern plus jaune et plus gourmé que jamais, semblait avoir avalé du vinaigre.

— Et Charles-Gustave ! Ses sourcils pleureurs, ses bajoues fripées, sa grosse lippe rouge qui tremblait !

— Quant à Jacob et moi, nous filions très doux. Assurés de notre mutuel amour, nous pensions au mariage. J’avais osé vous en toucher un mot. Quelle explosion ! « Je refuse mon consentement ! vous étiez-vous écriée. Que ton Jacob s’en aille au diable ! »

— Tu avais mal choisi ton moment, Ebba. Je venais de m’apercevoir que j’aimais Magnus.

— Nous nous en étions tous aperçu avant vous, Christine, même avant la scène de l’ours. Magnus lui-même n’en doutait pas. Quelle allégresse triomphante sous son humilité de commande ! Chacun de nous se demandait : « Pourra-t-elle, voudra-t-elle l’épouser ? Préférera-t-elle en faire son favori ? »

— Je puis bien te l’avouer aujourd’hui, Ebba : c’est le même problème que je me posais du matin au soir et surtout du soir au matin. Oh ! ces longues nuits d’insomnie ! Lui présent, il reprenait tout son empire sur mes sens. Son regard suppliant et luisant me fascinait. Je craignais et désirais à la fois de toucher sa main. Me frôlait-il, j’étais prête à tomber en pâmoison. Mais était-il absent, je l’imaginais aux pieds de quelque pimbêche de la Cour ou dans les bras d’une maritorne pareille à celle de Charles-Gustave. Je ne vivais ni ne respirais plus. Pourtant, à la pensée d’une union soit par le mariage, soit en dehors, tout mon orgueil se hérissait et j’étais percée de mille flèches. De là mes caprices, mes colères, mes rires, mes larmes.

— Oh ! j’avais tout deviné. Et je m’affligeais à la fois de votre trouble et de vous voir pour la première fois me cacher vos pensées.

— L’aveu en était trop dur à ma fierté. J’en vins à cette conclusion que cela ne pouvait plus durer. Puisque je ne pouvais lui résister, il fallait qu’il s’éloignât. Le souci de mon honneur, de ma liberté l’exigeait. Dès notre retour, j’avais accumulé sur sa tête charges et honneurs : colonel de la garde, grand chambellan, membre du Conseil. S’il partait, son exil ne pouvait donc être une disgrâce. Je décidai de l’envoyer comme ambassadeur extraordinaire en France. Il y passerait un an ou deux. Après quoi, l’on verrait bien.

— Pour un garçon de vingt-quatre ans, quel beau rêve que cette mission !

— Je le mandai donc auprès de moi. C’était la première fois depuis notre séjour à Gripsholm que je le revoyais en tête-à-tête. Je le vis paraître les traits illuminés de joie, plus séduisant que jamais. M’en tirerais-je à mon honneur ? Je lui dis tout à trac :

— Vous allez partir, Comte. Quitter la Suède.

Sa joie se détacha comme un masque.

— Comment, Madame ? Est-ce là le pardon que m’avait promis Votre Majesté ?

Et il fit mine de se jeter à mes pieds. Mais je connaissais trop ma faiblesse. S’il baisait ma main, touchait mon bras, j’étais perdue.

— Relevez-vous, Monsieur ! fis-je avec sévérité. Et ne protestez pas. Tout est arrêté, fixé. Donc, vous partez pour Paris où vous demeurerez le temps qui conviendra. Vous demanderez au Chancelier des instructions sur la portée diplomatique de votre mission. Mais je vous demande surtout de me bien poser vis-à-vis des Français, de me rendre aimable à leurs yeux. Je vous ouvre la société la plus policée d’Europe et je sais que vous m’y ferez honneur. Votre esprit, votre éloquence, vos avantages physiques qui ne sont pas toujours appréciés ici vous vaudront là-bas des succès dont l’éclat rejaillira jusqu’ici… Quant à moi, croyez-le, je ne vous oublierai pas… C’est tout ce que je puis vous promettre.

— Ah ! je comprends ! s’écria-t-il avec un désespoir qui ne semblait pas feint. Ce mariage avec Charles-Gustave…

Je l’interrompis :

— Le prince partira en même temps que vous. Mais pour l’Allemagne où il exercera les fonctions de généralissime. Et il y demeurera plus longtemps que vous à Paris… Maintenant, allez, Monsieur !

Puis le rappelant :

— J’oubliais… Prenez cette lettre, Comte. Elle est pour le prince de Condé. Vous la lui porterez en passant par l’Allemagne. Vous n’ignorez point que ce prince, aussi brave que spirituel, aussi sage qu’impétueux, est mon héros favori et qu’on me l’a proposé comme prétendant. N’a-t-il pas le nez pareil au mien, long et en forme de cimeterre ? Vous lui direz vous-même combien je l’aime et suis passionnée pour sa gloire…

— Pauvre Magnus ! Son nez droit et bien formé devait s’allonger de jalousie !

Ebba fit sonner son rire argentin auquel Christine mêla le sien.

— En effet. Et j’étais, ma foi, assez satisfaite de voir le dépit et le chagrin lutter sur ces beaux traits qui m’avaient ensorcelée.

Christine se leva, se dirigea lentement vers la cheminée, rapprocha les bûches d’où s’échappèrent des étincelles, puis, appuyant le front contre le chambranle de marbre, se tut un instant en contemplant rêveusement les flammes.

— Que les femmes sont faibles, soupira-t-elle, même quand elles sont reines. J’étais restée digne et fière au cours de cette entrevue, mais comme j’ai pleuré la nuit suivante ! Comme j’ai tendu les bras vers lui ! Comment aurais-je supporté son absence ? Son image ne m’eût-elle point poursuivie dans mes études, mes veilles et mes rêves et jusqu’à la table du Conseil ? Le souvenir du seul baiser que ma faiblesse lui avait laissé prendre me brûlait encore les lèvres et le sang. Aurais-je eu le courage de ne point le rappeler ? Et alors que serait-il advenu de ta pauvre Christine ?

— Mais qui put vous sauver, mon amie ? J’étais alors près de vous et vous ne m’en avez pas fait confidence.

— Non, je souffrais trop. Écoute ! Tu es la première et sera la dernière personne à entendre ce secret qui, après tant d’années, me meurtrit encore le cœur… Tu connais ma bonne nourrice Anna de Linden ? Sans malice ni esprit, que de fois j’ai rabroué sa tendresse ! Comme de juste, elle n’avait rien deviné de mon amour. Quand je l’informai du départ de Magnus pour la France :

— Je sais des beaux yeux qui vont pleurer, fit-elle en hochant la tête.

— Lesquels ? demandai-je en rougissant.

— Mais ceux de la jeune cousine de Votre Majesté, Marie-Euphrosyne ! Ne le savez-vous pas ? Magnus et elle se connurent dès l’enfance, dans ce château où votre oncle s’était retiré après la mort de sa femme. En grandissant ils se sont aimés. Et lorsque Magnus quitta la Suède pour l’étranger, il y a deux ans, ils se promirent l’un à l’autre.

Un poignard me traversa le cœur.

— Que dis-tu là, nourrice ?

— La vérité, Madame, et bien que Marie m’ait priée de ne rien vous en dire, j’estime qu’il serait cruel de votre part de séparer trop longtemps ces enfants !

— Tu sais, Ebba, que la feinte m’est assez naturelle, reprit Christine après un silence. Dans mon trouble, je n’eus qu’une idée : m’assurer des sentiments de Magnus. Peut-être cet amour enfantin s’était-il dissipé pendant le voyage ? Peut-être encore Magnus avait-il mesuré la distance entre cette petite brebis bêlante, Marie-Euphrosyne, et un esprit et un cœur tels que les miens ? Cette rivale aux cheveux frisottés, aux petits nœuds bleus, non ! C’était trop absurde ! Il ne pouvait hésiter.

— Mais les hommes, hélas ! sont absurdes et même davantage.

— Je ne laissai donc rien paraître de mes sentiments, mais je ne cessai d’épier ma cousine, de noter ses démarches, ses silences distraits, ses yeux baissés et rougis… Un jour je la suivis dans la galerie du château, celle des fresques mythologiques où je suis représentée en Pallas. J’entendis des soupirs, des murmures, des sanglots. Cachée derrière une draperie, je les vis. Le front de Marie était blotti sur l’épaule de Magnus. Quant à lui, il me faisait face. Il tenait la petite serrée contre sa poitrine, cette large et dure poitrine où je m’étais sentie si heureuse, et, soulevant le menu visage ruisselant, le couvrait de baisers.

Je l’entendis murmurer : « Mais tu sais bien que c’est toi que j’aime, que j’aimerai toujours ! » Ses yeux n’avaient point cette lueur de triomphe, un peu cruelle, dont je gardais l’image. Ni le luisant du désir. Pleins de larmes, ils étaient empreints d’une tendresse si profonde et si douce que je n’en pus supporter plus longtemps la vue. Je m’enfuis…

— Oh ! Christine !

— Oui, pauvre Christine ! Une fois de plus, la malédiction des reines s’abattait sur ma tête. Ce n’était point Christine qu’aimait ce jeune ambitieux mais la souveraine, la dispensatrice des prébendes et des honneurs, et il lui sacrifiait sinon sans peine, du moins sans hésitation, son premier amour. Bien plus profondément que pour Charles-Gustave, mon amour à moi était blessé à mort. Je ne pourrais donc jamais être aimée ? Pendant les nuits d’angoisse où je sanglotais dans mon lit de brocart, roulant ma tête dans les coussins brodés d’or, déjà le désir de l’abdication se glissait dans mon esprit.

— Il y a près de sept ans… Déjà ?

— Oui. En même temps, mon orgueil offensé piétinait les restes d’une passion qui avait failli m’entraîner. Et pendant la journée j’avais le courage de rester calme et digne.

« Magnus arrivé à Paris, mon ami Chanut, l’ambassadeur, qui s’y trouvait en congé, pensant me plaire, me narrait dans ses lettres les succès de mon protégé. Il était de toutes les cérémonies de la Cour, de tous les divertissements. Partout on lui faisait fête. Le Cardinal l’avait reçu en audience particulière, et en grand apparat, avec un luxe extraordinaire de gardes et de pages, ouvrant pour lui les salles d’honneur et les galeries dorées. Le Cardinal discourut longuement sur moi avec éloge ; il m’appelait, figure-toi, « la reine de Suède, vostra Minerva » ! Il me louait de vouloir la paix et affirmait que « les oliviers pousseraient bientôt en Westphalie ». En effet, peu de temps après, c’était Osnabrück et Munster.

— Je me souviens qu’à cette époque, certains propos de Mme de Motteville, dame d’honneur d’Anne d’Autriche, vous avaient vivement courroucée…

— N’y avait-il pas de quoi ? Parlant de notre damoiseau, la brave dame écrivait : « Il est bien fait, il a la mine haute et ressemble à un favori ». Et encore : « Il parle de sa souveraine en termes passionnés et si respectueux qu’il est facile de le soupçonner de quelque tendresse plus grande que celle qu’il lui doit par la qualité de sujet. » Voilà donc le beau travail de ce fat, de cet écervelé ! Alors que je m’étais torturée, crucifiée pour lui résister, que j’en souffrais encore mort et passion, il se donnait les airs, devant toute la Cour, d’avoir triomphé de moi ! Si bien que, de France, la rumeur en revint jusqu’ici où les grâces insignes que j’avais octroyées à Magnus avaient déjà éveillé les soupçons. Et il se trouve toujours en Suède bien des gens pour assurer qu’il fut mon amant. La colère m’en soulève encore aujourd’hui comme elle me souleva en ces temps lointains !

— Vous écrivîtes aussitôt à Magnus. Et je vous revois, pâle, les yeux flamboyants scellant la lettre de votre grand cachet et murmurant : « È finita la comedia ! » Et encore : « Je fais d’une pierre deux coups ! » J’étais inquiète mais n’osai rien vous demander. Là-dessus, vous vous retirâtes dans votre chambre et de vingt-quatre heures personne ne vous aperçut.

— Je venais de lacérer, de piétiner les derniers restes de ma passion… Ce que j’écrivais à Magnus ? Je lui annonçais officiellement que je l’avais promis en mariage à ma cousine Marie-Euphrosyne, fille du Comte palatin Jean-Casimir. La date des noces était fixée à deux mois de là, dès son retour de France… Je l’imaginais ouvrant la lettre d’un doigt fiévreux, s’attendant à un rappel de ma part, espérant de la tendresse, de la mélancolie. Et je le voyais, blême d’ambition déçue, sacrant, pestant : « Ah ! les femmes !… ». Vengeance, diras-tu ? Soit, mais noble vengeance. Je faisais de lui mon cousin en l’admettant dans une des plus grandes familles de Suède, et en même temps, je servais l’amour de Marie qu’il était prêt à sacrifier. Du même coup, j’élevais une barrière entre lui et un penchant qui m’humiliait et j’assurais le bonheur — du moins je l’espérais — d’une enfant que, devant le lit de mort de sa mère, j’avais promis de protéger.

— Quel grand cœur est le vôtre, Christine !

— Pas si grand que tu pourrais le croire, Ebba, car, au fond de moi-même, je conservais je ne sais quel inavouable espoir. Cependant la même Mme de Motteville, que je n’avais jamais vue, jugeait l’état de mon âme avec une singulière divination : « Quelques-uns ont voulu dire, écrit-elle encore dans une des pages de ces mémoires qui sont venus entre mes mains, que si la Reine avait suivi son inclination elle aurait gardé le Comte de la Gardie pour elle ; mais qu’elle s’était vaincue par la force de sa raison et la grandeur de son âme qui n’avait pu souffrir ce rabaissement. » C’était là exactement ce que j’éprouvais. Elle ajoutait : « D’autres disaient qu’elle était née libertine et qu’étant capable de se mettre au-dessus de la coutume, elle ne l’aimait guère ou ne l’aimait plus, puisqu’elle le cédait à une autre. »

— Étais-je née libertine ? Il se peut. Mais je le serais à coup sûr devenue si j’avais cédé à l’impérieux penchant des sens qui m’entraînait vers Magnus.

« D’autre part, depuis la scène de la galerie dont j’avais été témoin, il est certain que je l’aimais de moins en moins. Les rapports que l’on me faisait de lui, de ses inépuisables ragots, de la frivolité de ses ajustements, de son art des œillades et des pirouettes, de la prodigalité avec laquelle il semait par milliers les thalers prélevés sur le trésor suédois pour les changer en pierreries, en vêtements surdorés, en bottes parfumées, tout cela ne pouvait me porter à l’estimer. Je m’apercevais que je ne trouverais pas en lui pour le royaume ni un soutien ni même un serviteur fidèle. Et j’en arrivai à son sujet à la même conclusion que Mme de Motteville : « Cet homme parut assez digne de sa fortune, mais plus propre à plaire qu’à gouverner. »

— Pourtant à son retour, vous lui fîtes si bon visage que nul ne jugea cette fortune amoindrie. Bien au contraire.

— Ah ! Ah ! Tu t’en souviens ? Mais ne fallait-il pas continuer à feindre des sentiments que je n’éprouvais plus ? Il revenait d’ailleurs, je le confesse, plus charmant et charmeur que jamais : spirituel, fringant, rayonnant de ses succès dans les cercles les plus raffinés de Paris. Il en rapportait la grisante atmosphère, se répandait en bons mots, en galantes épigrammes, en anecdotes grivoises, ayant ajouté à ses dons naturels l’expérience d’un homme de Cour, et de quelle Cour !

« Il subjuguait et fascinait, ne négligeant point par ailleurs de développer quelques aperçus diplomatiques qui, au premier abord, pouvaient paraître profonds. En bon Gascon, il en profita pour se faire nommer sénateur, maréchal de la Cour, grand Trésorier…

— Que d’envieux il se fit alors ! Que d’ennemis dont il ne se soucia point de forcer l’estime par des mérites plus solides ! Si différent sur ce point de son frère, mon cher époux Jacob…

— J’oubliais, en effet, que vous êtes alliés, et de fort près ! Ce qui néanmoins n’a pas nui à ta clairvoyance. La mienne restait entière. Et je n’étais pas sans m’apercevoir qu’apparemment épris de sa fiancée, il espérait toujours me conquérir. Je hâtai donc les préparatifs du mariage qui eut lieu au cours de l’été, après son retour. Je mettais ainsi une barrière de plus entre moi et une passion mal éteinte, toujours prête à se réveiller. Au souci de ma dignité se joignait maintenant le devoir de ne point compromettre le bonheur d’une jeune parente que m’avait confiée sa mère. »

— Aujourd’hui que tout est si loin, puis-je vous avouer que, le jour des noces, vous me parûtes pâle, nerveuse, les traits tirés ?

— Après un dernier combat contre moi-même pendant la nuit, je m’étais éveillée avec la migraine… La légende veut qu’au moment où, avant le service religieux, les deux mariés se sont rencontrés, j’aie dit à ma cousine :

— Le voici, je te le donne puisque je ne peux en jouir…

En réalité, c’est en ces termes que j’ai remis à Magnus Marie-Euphrosyne, toute rose dans ses voiles blancs et d’une fade joliesse de dragée :

— Je vous confie, maréchal, l’être qui m’est le plus cher en témoignage de ma sympathie et de ma faveur. J’entends que vous estimiez ceci comme une grâce particulière que je vous accorde à vous et à votre famille.

— Quelle magnanimité !

— Oui, mais attends : par un caprice que je juge aujourd’hui de fort mauvais goût, le soir, après les fêtes et leur fracas, lorsque le marié vint prendre congé de moi pour rejoindre dans la chambre nuptiale son innocente petite brebis, je lui intimai impérieusement l’ordre de me suivre au Palais, en sa qualité de chambellan, et je le conservai aussi longtemps que la bienséance me le permit. J’en rougis encore !

— Tel est le cœur des femmes, Christine !

— Et maintenant que te dire de Magnus que tu ne saches aussi bien que moi ? Brillant, superficiel, incapable de travail, prodigue des deniers publics, il ne justifia en rien la confiance que j’avais mise en lui. Son principal souci fut d’écarter les prétendants possibles à ma main, espérant toujours garder sur moi un empire qu’il ne savait pas mériter. Les intrigues qu’il multiplia contre Charles-Gustave, en particulier, et qui vinrent à la connaissance de ce dernier, ne lui vaudront certes pas la faveur du nouveau roi.

— Charles-Gustave ne l’aime guère, en effet, et cette aversion date de loin. Ils sont si différents !

— Ce n’est pas tout. Un jour, il y a trois ou quatre ans, je trouve sur ma table, posé là par quelque main charitable, un énorme livre français, le pesant, le ridicule fatras que Scudéry, cet impertinent barbouilleur de lettres a intitulé le Grand Cyrus. Trois mille cinq cents pages de ragots, de soupirs, d’indécentes mirlitonades ! Et je m’y reconnais sous le nom grotesque de Cléobuline. J’en suffoquais de rage, mille dieux !

— Vous, Madame ? On avait osé…

— Oui, j’étais là, couchée tout de mon long. Avec mes charmes, mes laideurs, mes faiblesses, mes aveux, mes secrets les plus intimes. Le drôle ! Eût-il été ici, je l’eusse fait bâtonner, jeter dans un cul de basse-fosse avec les rats, les crapauds, les serpents, toutes les bêtes venimeuses ! Quand j’y pense, mon sang en bout encore, mille diables ! Mais qui avait renseigné ce maraud ? Qui, plus coupable que lui, avait clabaudé, bavé, calomnié ?

— Hélas ! il n’est que trop facile de le deviner…

— Oui, le misérable, par vanité, par fatuité de bellâtre, avait fait son confident de ce grimaud ! Je reconnaissais, à peine travestie, la scène d’aveux qui m’a coûté tant de larmes… L’eussè-je encore aimé, il payait de sa vie cette indiscrétion. Mais je ne l’aimais plus… Je le mandai dans ma chambre ; croyant à un retour de ma faveur, il se jeta à mes pieds, saisit ma main, fit briller ses yeux, ses dents, toutes ses séductions de putain. Je lui arrachai cette main et l’en souffletai. Puis, en quatre phrases, je lui mis le nez dans son ordure.

— Et maintenant, lui dis-je, comme l’État n’a pas plus que moi besoin de vous, que vous n’avez commis qu’erreurs et indélicatesses, retirez-vous dans vos terres. Personne ne vous regrettera et moi moins que personne. Allez, Monsieur !

— Était-il aujourd’hui à la séance de la Diète ?

— Oui, je l’y ai aperçu tout à l’heure. Toujours beau, mais quel air de hargne, de sombre défi ! Pauvre Marie-Euphrosyne, je n’envie pas son sort ! Je l’ai donc revu sans nul émoi. Ou si mon cœur a tressailli, ce n’est point à cause de cette tête vide, de ce cœur sec, de cette âme infestée d’intrigues et d’ambitions, mais au souvenir de ma jeunesse, de mon premier, de mon grand et jusqu’ici de mon unique amour. Quant à Magnus lui-même, qu’il aille ou reste au diable, et n’en parlons plus.


XVI


Christine, après ces confidences et ces aveux, demeurait muette, pensive, les mains nouées autour des genoux. Ebba, qui avait repris sa place, assise à ses pieds, le front dans les plis de sa jupe, releva la tête :

— L’heure avance, Christine, murmura-t-elle. Bientôt, hélas ! — à minuit — on viendra vous chercher… Et il y a tant de choses encore que je voudrais savoir :

— Tant de choses ? Oh ! non… Les années qui suivirent furent tristes et mornes, surtout après que tu m’eus quittée, il y a tantôt cinq ans. Lève les yeux : c’est peu après ton départ qu’Abraham Wuchters, peintre hollandais, fit ce grand portrait, là-bas en face. Il illustra assez exactement cette maussade époque. Regarde ce ridicule costume d’apparat, cette grosse, perruque raide et frisée, ce col de fourrure qui révèle et souligne ma gorge maigrie, mon sein plat, mais regarde surtout ce cou tendineux, ce visage sec et désenchanté, ce long nez busqué qu’allongent encore les joues fondues, et cette bouche vaguement de travers qui ne sait ni ne veut plus sourire : une vieille fille amère et revêche, voilà ce qu’en quelques années l’amour déçu, les soucis et les fatigues du pouvoir, la vue des bassesses qui se traînent au pied des trônes, avaient fait de ta malheureuse amie, de l’adolescente qui contemplait l’avenir avec tant de confiance et de radieuse allégresse !

— Mais ce portrait est une affreuse caricature, Christine, jamais il ne vous ressembla !

— Si, si ! Il est bien l’expression de mon âme d’alors et du visage que me renvoyaient les miroirs, ces miroirs que je n’osais plus consulter.

— Vous vous calomniez !

— L’orgueil m’avait donc obligée à renoncer à mon amour et à l’amour. C’est encore l’orgueil qui me galvanisa et me rejeta tout entière vers mes devoirs de reine. «Peu après le départ de La Gardie pour Paris, pendant une session de la Diète, j’eus à combattre des velléités de fronde.

« Les États, d’accord avec le Chancelier, voulaient restreindre le pouvoir exécutif, c’est-à-dire mon pouvoir. Je n’y tenais guère. Mais ce sont les grands et nobles féodaux qui voulaient confisquer la plus grande partie de ce pouvoir à leur profit et au détriment du peuple.

« Or c’est toujours sur le peuple, sur les bourgeois des villes et les paysans des campagnes que je me suis appuyée, les ayant trouvés plus droits de sens, plus loyaux de cœur, ayant en souci l’intérêt du pays et non pas le leur.

« J’estime infiniment plus, tu le sais, un homme qui doit sa fortune à ses talents que celui qui n’a eu que la peine de la recevoir de ses ancêtres. Te souviens-tu, par exemple, avec quelle difficulté j’eus à imposer, comme conseiller d’État et comme négociateur en Westphalie, mon secrétaire Salvius qui était sans naissance, et sans appui mais qui y fit merveille ? Quelles intrigues, quelle cabale contre lui, contre moi !… Mais revenons à la Diète et aux menaces de Fronde. Je m’élançai dans la lutte et combattis l’opposition avec tant d’ardeur et de puissance dialectique que la session se termina par d’enthousiastes manifestations de loyalisme à la dynastie et à ma personne. À ce moment-là, ma popularité était immense. Je puis le dire puisqu’elle ne dura pas.

— Ce n’était qu’un cri sur votre éloquence, votre sagesse, votre habileté diplomatique… Et vous n’aviez guère plus de vingt ans !

— C’est vers le même moment aussi que je résolus d’en finir avec Charles-Gustave et ses jérémiades. À peine sentit-il que La Gardie perdait du terrain, qu’il recommença ses pleurnicheries : « Christine, ayez pitié de moi ! Épousez-moi ! Je jure de vivre à vos pieds, etc. » J’en étais excédée. Avant qu’il partît pour l’Allemagne avec le titre de généralissime et une dotation de 40 000 écus par an — un joli denier ! — je lui annonçai que j’allais le proposer au Parlement comme mon successeur et mon héritier. Ce que je fis…

— Il n’en continua pas moins à protester de son amour avec une ardeur et une constance qui n’étaient pas sans m’émouvoir. Il me confia que si vous l’acceptiez pour époux, il se contenterait de pain sec.

— Des mots, des mots !… D’après les lois de la nature, je devais, en effet, lui survivre. Il me demanda même, montrant ainsi le bout de l’oreille, ce qu’il adviendrait de lui si je tombais amoureuse d’un autre et l’épousais ? Et c’est seulement lorsque je lui confiai que sans doute quitterais-je le trône avant ma fin naturelle qu’il se rasséréna… Bref, il se décida à s’embarquer, prince héritier, avec quinze navires de guerre, dans le grondement des coups de canon. Et j’en fus débarrassée, pour quelques années au moins…

— Avouez, Christine, qu’en Allemagne il vous avait conquis des lauriers qui amenèrent la fin de cette longue guerre et permirent une paix glorieuse.

— Tu eus toujours un faible pour Charles-Gustave et il ne l’ignore pas. À l’inverse de Magnus, sa faveur t’est acquise à toi et à ton époux… Mais à la place de Jacob, je me méfierais !

Et Christine menaça gaiement Ebba du doigt. Celle-ci joignit les mains et s’écria :

— Nous ne souhaitons nulle autre faveur, Jacob et moi, mon amie, que de demeurer sur nos terres et d’y jalousement cacher notre bonheur ! Vous partie, la Cour ne me reverra plus !

— Ah ! Ebba, tu as pris la meilleure part. Un mari que tu aimes et qui t’aime, des enfants aussi beaux que toi, voilà le bonheur qui n’est pas permis à ton infortunée Christine… Quant à ce traité de Westphalie, signé à la fin de 1648, il m’a coûté de grands efforts et beaucoup de travail. Peut-être si j’avais été roi et chef d’armée, comme mon père, aurais-je été tentée de continuer à batailler pour obtenir à mon pays un substantiel agrandissement territorial. Mais, femme, mon principal but était d’apporter la paix à la chrétienté. Je désirais faire une politique européenne et non obtenir des avantages étroitement nationaux.

— Votre Chancelier, lui, soutenait, je crois, cette politique purement suédoise ?

— Je dus, en effet, lutter pied à pied pour que la Suède renonçât à la Poméranie et se contentât d’une belle indemnité : cinq millions d’écus. Entêté, Oxenstiern ne voulait pas céder. Et ce n’est qu’après d’interminables négociations, des échanges de lettres, de documents, de nombreux achats de conscience que je finis par l’emporter… J’y gagnais l’amitié et le soutien de la France, de l’Espagne et l’applaudissement de l’Europe, lassée de tant de sang versé ! Peu m’importait, d’ailleurs, seul compte pour moi le témoignage de ma conscience. Il faut s’acquitter de son devoir, quoi qu’il puisse en coûter… Mais le temps presse. Laissons là les questions politiques.

— D’autant plus que vous aviez une autre passion, plus tyrannique encore, celle des lettres et des arts, des lettres surtout.

— Après ma déception amoureuse, je fus, comme tu le dis, reprise par les passions intellectuelles qui avaient dévoré mon adolescence. Je me plongeai dans l’étude comme on se plonge dans l’ivresse.

— Je me souviens de la vaste correspondance que vous entreteniez avec tout ce qu’il y a de savants et de lettrés en Europe et particulièrement en France : Scarron, Chapelain, le grand Pascal, Sçudéri avant Cyrus, Mézerai, sans compter tous ces érudits, ces philosophes, ces hommes de science de tous pays que vous attiriez à la Cour de Suède et que vous combliez de prévenances, de faveurs, de pensions, de riches présents : Jean Skytte, le philologue Heinsius, et Boecler, et l’historien Jean Scheffer, les deux Vossius, le père et le fils, aussi vieux, aussi solennellement empesés l’un que l’autre, Daniel Huet qui devint plus tard évêque. J’en passe et combien !

— Tu oublies Saumaize, ce brave érudit qui nous amusa tant.

— Comment l’oublierais-je ? Beaucoup de vos favoris m’ennuyaient fort, je le confesse. Mais je revois encore celui-ci sur son lit, avec son bonnet de nuit de travers, ses besicles, son air empêtré.

— Il était malade. Nous étions allées le visiter dans sa chambre. Il tenait un livre qu’il tenta de cacher sous ses couvertures quand nous entrâmes, « par respect », nous dit-il. J’allai le chercher là où il était, ce qui déjà couvrit notre homme de confusion. C’était Le moyen de parvenir, un ouvrage très rabelaisien et plein de contes grivois.

— Ha ! Ha ! fis-je, montrez-moi les bons endroits, Saumaize.

Il le fit, tout pantois. Je lus d’abord le passage, puis te le passai.

— Allons, Ebba, vois ce beau livre de dévotion. Tiens, lis-nous cette page tout haut.

— Je me souviens de mon embarras, fit la jeune femme, de la rougeur qui me monta au front aux premiers mots malsonnants. Je me tus. Tu insistas. Et je dus aller jusqu’au bout, tandis que tu te tenais les côtes et que notre pauvre pédant se fourrait sous ses couvertures. J’en ai encore chaud !

Les deux amies rirent gaîment.

— Te rappelles-tu encore, continua Ebba qui, inconsciemment, en était revenue au tutoiement d’autrefois, te rappelles-tu les pompeux éloges, parfois un peu bouffons, que te décernaient tous ces gratte-papiers ? Nous en plaisantions ensemble et en avions fait un florilège, avec noms d’auteurs : divine princesse, héroïne céleste, Pallas suédoise, prodige de la nature, nouveau soleil, dixième Muse, sibylle du Nord, etc. J’en passe et des plus mirifiques. Il y en avait comme ça des kyrielles !

— Les pauvres gens ! C’était la seule façon qu’ils eussent de reconnaître mes bienfaits… T’avouerai-je, en outre, qu’au fond je n’en étais pas si fâchée ? Je ne manque point, tu le sais, d’une certaine gloriole. Pourtant quatre petits vers eurent le don de me réjouir jusqu’à la limite : ceux qu’on a fait graver au bas de cet affreux portrait de Weuchterz :

Mortels, vous devez être en peine,
En regardant Sa Majesté,
Si cest le portrait d’une reine
Ou bien d’une divinité…

Il y eut de nouveau un carillon de rires. Puis Christine redevint grave. Son front se voila de tristesse.

— Il y eut aussi Descartes que tu oublies, le plus grand des philosophes de notre temps et sans doute de tous les temps. Je tenais avec lui un actif commerce de lettres. Je lui posai des questions saugrenues auxquelles il répondait avec une constante, une subtile complaisance. Par exemple : « Qui fait le plus de mal aux hommes, l’amour ou la haine ?» Tu vois que l’amour restait ma préoccupation principale. « C’est incontestablement l’amour, répondit-il dans la lettre suivante, l’amour qui nous rend capables de faire plus de mal au reste des hommes, d’autant qu’il a naturellement beaucoup plus de vigueur que la haine, »

« Je fus si transportée de ces missives et de sa gentillesse que je n’eùs plus qu’un désir : connaître cet étonnant philosophe, l’inviter à ma cour. Viendrait-il ? L’aventure ne semblait pas le tenter outre mesure. Il n’aimait pas les voyages et craignait l’hiver. Mais on lui battait froid en Hollande, où il avait habité vingt-cinq ans. On l’accusait d’athéisme, le pauvre homme ! Il se décida donc, mais sans enthousiasme. Je me souviens encore de sa lettre :

« Puisqu’il plaît à la reine de Suède que j’aie l’honneur de lui faire la révérence, j’ai tant de vénération pour les qualités de cette princesse que les moindres de ses volontés sont des commandements… Je me résous seulement à obéir. »

« Il m’arrivait enfin d’Amsterdam en octobre 49. Je le reçus avec le même cérémonial qu’un grand prince. N’en était-ce pas un dans le royaume de l’esprit ?

— Je le revois au moment de son débarquement, s’écria Ebba, avec sa perruque toute râpée, son rabat et son vieil habit noir auquel il avait fait poser une ganse neuve, pour vous séduire…

— N’est-ce pas attendrissant ? Sa toilette, paraît-il, l’avait beaucoup préoccupé. Se trouver en présence d’une reine, d’une jeune reine, quel bouleversement dans sa vie !

C’était l’homme le plus laid que j’eusse jamais vu ! Noir comme un corbeau, avec de vilains yeux clignotants, une bouche morose qui ne savait pas sourire et trois poils de moustache, durs comme des piquants de hérisson. Le Chevalier de la Triste Figure !

— Comme tu es frivole, Ebba ! Pauvre Descartes ! Que de chagrin me donne sa pensée ! Notre première entrevue fut une déception. Il était si sombre, si muet, si timide. Il se plaignait doucement de ce que je n’eusse pas encore pris goût à sa philosophie. Je lui rétorquai que je l’avais attendu pour qu’il me l’expliquât… Mais peu à peu il était devenu mon ami, mon confident. Il était le désintéressement même. Je le consultais sur les affaires de l’Etat, la théologie, sur mon projet de fonder une Académie, sur les plaisirs de la Cour, que sais-je ? Il répondait à tout avec une égale affabilité. Un jour pourtant je le suppliai de participer à un ballet en l’honneur de la paix. Il s’y refusa net. Mais pour me plaire, ce grave philosophe écrivit pour la fête une pastorale en vers du dernier galant.

— Son séjour, je crois, ne dura pas plus de quatre mois ?

— Hélas ! Je ne le savais point si fragile. Je le recevais, comme mes autres maîtres, à cinq heures du matin, dans ma bibliothèque glacée. Un jour, je l’attendis en vain. La bise lui avait enflammé le poumon. La fièvre montait. Je lui envoyai mes médecins privés. S’en méfiait-il ? Il refusa ordonnances et drogues. Quand j’allais le voir il parlait bas comme pour lui-même. M’inclinant sur son lit, je surpris son regard limpide et entendis : « Je me retire content de la vie et des hommes, confiant en la bonté de Dieu. » Bref, il s’éteignit en quelques jours, d’une fin douce, pareille à sa vie, me laissant un éternel remords… Et dire que je ne lui ai même pas fait élever un monument !… Je demanderai à Charles-Gustave de réparer cette omission.

— Ne vous reprochez rien, Christine. C’est en partie le chagrin que vous causa cette mort qui vous rendit malade.

— Cette mort, et ton mariage et ton départ, Ebba, et tout ce qui les avait précédés. Ah ! les tristes jours ! Depuis le lac Moelar, ma santé ne cessait de décliner. Je ne pouvais plus supporter aucun aliment. C’est tout juste si je pouvais avaler quelques gorgées d’eau. Et je devenais chaque jour plus maigre, plus jaune, un vrai carême ! Sans compter les accès de fièvre, les syncopes, les pertes de sang. Et si faible ! Où étaient mes belles chevauchées, mes prouesses à l’escrime, à la chasse ? Ajoute que mon humeur se faisait sans cesse plus acariâtre, mes colères plus fréquentes, que les séances du Conseil où je m’opposais violemment à Oxenstiern ne se passaient jamais sans orages…

« Cent fois je me suis alors juré que, si j’avais la chance de survivre, j’abdiquerais.

— Mais vos médecins ?

— Ah ! ces sacrés médecins suédois ! Leur seul remède : un verre d’eau-de-vie avec du poivre pilé au fond. Je me vois ingurgitant cet horrible mélange pour plonger ensuite ma tête dans la cuvette et m’emplir le ventre de grandes lampées d’eau… J’allais donc tout droit vers la mort, ne me levant même plus.

— C’est à ce moment-là, au printemps de 1652, que je fus rappelée auprès de vous. Comme je pleurai en vous voyant si changée ! C’est à peine si vous sembliez vous apercevoir de ma présence et souvent vous me chassiez de votre chambre avec humeur. La Cour était consternée.

— Et c’est alors, ô joie ! que débarqua le cher Bourdelot, mon sauveur. Je dus ce salut à mon vieil ami Chanut qui avait dû quitter la Suède, ce dont je ne pouvais me consoler. « Je vous envoie, m’écrivit-il, de la part de la duchesse de Longueville, sœur de votre héros favori, le prince de Condé, je vous envoie une sorte de magicien qui a fait cent guérisons merveilleuses. C’est un médecin du corps et de l’âme. Vous m’en direz des nouvelles. » Et en effet, dès qu’il parut, avec son sourire épanoui entre ses deux grosses joues en pomme, ses drôles de petits yeux ronds et malicieux, sa voix forte et cordiale…

— Ronde aussi. Tout en lui était rond !

— Aussi, en l’apercevant, éclatai-je de rire. Que me donna-t-il ? À peine si je m’en souviens. Pas grands remèdes en tous cas : des bains tièdes qui firent tomber ma fièvre, des bouillons de pied de veau qui me rafraîchirent le sang, des blancs de poulet qui me nourrirent sans m’alourdir, mais surtout des maximes de sagesse qui me mirent et me gardèrent en joie.

— Ah ! comme elles plaisaient à votre suivante ! Adieu ces discussions philosophiques qui m’ennuyaient si fort ! Bourdelot n’avait que railleries pour ces savants, les Allemands en particulier, qui, par leurs pesantes nourritures intellectuelles, vous empêchaient de digérer. Je l’entends encore : « Mais vous n’en savez que trop, Madame ! C’est toute cette étude qui vous a troublé les humeurs, empoisonné le sang. La vie est courte, vous êtes jeune, vous êtes belle ; il vous faut le plaisir, rien que le plaisir… ».

— Quel magicien, en effet ! En deux mois, j’étais sur pied, rose, grasse, joyeuse. Le matin, il m’éveillait par des chansonnettes aux accents du crin-crin qu’il tenait sur son cœur, esquissant au pied de mon lit des petits pas de danse ; si drôle avec les trémoussements de son gros ventre et de son postérieur, que j’en mourais vraiment de rire. Et toute la journée ce n’étaient que divertissements, flonflons, couplets, mascarades, menuets, ballets… Mes savants eux-mêmes étaient bien forcés d’entrer dans la danse… — Je revois ce pauvre Naudé, fit Ebba, celui qui avait créé pour Mazarin une bibliothèque de 40.000 volumes, tout tordu, tout perclus, en chlamyde bleue, un ruban bleu autour de son front chauve, s’essayant à danser la pyrrhique dont il avait retrouvé la musique. Il sautait d’un pied sur l’autre comme un vieil ours qui a avalé les abeilles en même temps que le miel. On en pleurait de rire !

— Et te souviens-tu de Samuel Bochard qu’on avait obligé à jouer aux grâces avec ma bonne nourrice Anna de Linden ? Lui, cassant glaces ou potiches chaque fois qu’il lançait le volant, elle, bondissant pour l’attraper, sur ses courtes jambes boudinées, avec l’air offusqué d’une dinde que l’on pourchasse ?

— C’est le moment où Sébastien Bourdon vint peindre ton portrait. Il te criait : « Madame, je vous en conjure, restez cinq minutes en place ! Vos traits sont si mobiles que je ne puis les saisir. »

— Mon dernier portrait, le dernier de cette galerie que ce soir nous avons parcourue ensemble, Ebba. Tu le vois, au centre de ce panneau. Je ne suis plus un garçon, ni une adolescente, ni une vieille fille. Je suis une femme, une vraie femme, épanouie, les joues rondes, les épaules grasses, la main sur le cœur, la lèvre fleurie. C’était moi l’an dernier, c’est encore moi aujourd’hui, Ebba, prête au voyage, à l’aventure, à l’amour.

— À l’amour ?

— Ah ! oui, je ne t’ai pas encore dit car, au fond, cela ne tire guère à conséquence. Et tu connais à peine Antoinio de Pimentel, l’ancien ambassadeur d’Espagne ?

— Mais si ! Dans « la mort d’Adonis », cette mascarade que nous jouâmes pendant une de mes visites, il figurait Adonis et moi Cypris.

— Eh bien, il est beau et il a su me plaire.

— On l’a beaucoup dit, en effet.

— Ragots ! Il est vrai que nous sommes allés assez loin dans certains petits jeux que l’on nomme les bagatelles de la porte. Mais il ne l’a pas franchie. Ni lui, ni personne. Et je t’avoue même que j’en ai assez d’entendre certains docteurs à bésicles affirmer que cette porte est barrée. Si elle l’est, c’est par ma volonté de ne pas faire déchoir la reine de Suède.

— Ce n’est pourtant point par amour pour Pimentel que Votre Majesté abdique ?

— Certes, non. Lui ou un autre… C’est par amour de moi-même. J’étais lasse. Lasse du Conseil que, d’ailleurs, je ne convoquais plus guère qu’une fois par mois ; lasse des affaires de l’État qui, en ce temps de paix, ne m’intéressaient plus ; et des reproches d’Oxenstiern qui, après m’avoir contrecarrée tant d’années, se plaignait maintenant de ne pouvoir obtenir de moi une parole sérieuse ; et des criailleries des nobles suédois affamés de pouvoir, de prébendes ; et des lamentations du Grand Trésorier sur mes dépenses excessives en dotations pour mes protégés, en tableaux, en objets d’art, en livres précieux. Comme si l’argent, de même que la santé, n’était pas fait pour être prodigué ! Jusqu’à mes savants, pour lesquels j’avais subi tant d’avanies, qui se querellaient autant que les bouffons de ma mère, que mes singes dans leur cage ! Enfin, mon peuple lui-même m’abandonnait. Il lançait des pierres à mes amis, sous prétexte qu’ils étaient catholiques et me corrompaient…

Christine, repoussant Ebba, s’était levée. Les bras croisés sur la poitrine, les yeux pleins d’éclairs, elle arpentait la pièce. Les cheveux flottants sur sa robe blanche, dans cette quasi-obscurité, elle apparaissait comme son propre fantôme.

— Je sentais que c’était fini, que je ne ferais plus rien de grand. Un dégoût amer m’empoisonnait l’âme. Je ne voulais pas retomber malade… Bref, lorsque Chanut m’eut quittée, lorsqu’on me força à envoyer Bourdelot qui m’avait sauvée et que Pimentel fut rappelé en Espagne, ma décision était prise : j’allais abdiquer… Tu connais le reste.

Christine s’était arrêtée et contemplait son dernier portrait. Ebba, se levant, lui prit calmement la main qu’elle porta à ses lèvres : — Encore un mot, mon amie. Cette conversion à la foi catholique qui consterne la Suède ?

Il y eut un silence, puis Christine répondit à voix lente :

— Tu sais mieux que personne, Ebba, combien j’ai souffert, pendant toute ma jeunesse, de voir protestants et catholiques, luthériens et calvinistes s’entre-déchirer, s’entre-tuer, au nom du Dieu qui n’est qu’amour et leur père à tous. Je crois en Dieu, mais non pas aux religions qui toutes et chacune ont leur part de vérité et prétendent garder le monopole de cette vérité. Aimer Dieu et le prochain, voilà ma seule dévotion. Tout le reste n’est que grimaces. Alors ?

— Alors… À toi seule, Ebba, je dirai ce qu’il en est. Peut-être trouveras-tu mes raisons bien petites, bien misérables. Voici : Je crains mon esprit changeant, ma résolution chancelante. Qui sait si un jour ne viendra point où je regretterai la Suède et mon trône ? Me couvrirai-je de honte, de ridicule en revenant en sujette, en suppliante dans ce pays où j’ai régné ? Je préfère, en abandonnant la foi de mes pères, élever une infranchissable barrière entre la Suède et moi, entre mon passé et mon avenir.

— Oh ! Christine, quelle douleur ! Ne suis-je pas un peu de ce passé que vous reniez !

— Hélas ! C’est là la grande meurtrissure de mon cœur ; et mon remords de blesser, mortellement peut-être, ma mère que je n’ai jamais tant aimée, mieux comprise. Mais elle et toi, vous viendrez me voir, vous ne m’abandonnerez pas ?

— Peut-être…

— Une raison encore : tu connais mon amour pour Rome. Plus que Paris, c’est la ville de mes rêves, ma ville d’élection, celle entre toutes où je désire vivre et me fixer. Catholique, j’y trouverai la protection du pape, l’estime et l’admiration des habitants, des nombreux pèlerins qui y viennent et s’arrêtent. Je compte m’y créer un foyer, une petite Cour. C’est la Rome païenne, la Rome des dieux, des Césars, des empereurs qui m’attire, c’est la Rome chrétienne, la Ville éternelle des papes, qui m’accueillera…

— Je comprends… Mais entends-tu cette rumeur dans le passage ? Ah ! Christine, ils viennent te chercher !

— Déjà ! Il faut pourtant que je change cette robe contre un habit de cheval. Fais les patienter, je reviens !

Elle courut légèrement vers la porte et se retourna, svelte et blanche, le visage rayonnant :

— Un dernier mot, Ebba : Quand je suis montée sur le trône, la Suède était engagée dans une guerre à l’issue douteuse, elle était troublée, appauvrie. Je la laisse dans une ère de paix et à l’apogée de sa puissance. Elle n’a plus besoin de moi…


XVII


Éclairée par des pages qui portaient des torches, la lente cavalcade ondulait sur la route comme un serpent de feu.

Après l’éclatante journée, la nuit était sombre. Une fine pluie tombait avec mélancolie.

Christine marchait en tête du cortège, sur un cheval andalou, plus noir que la nuit, qu’elle avait peine à maîtriser pour lui faire garder le pas. Elle était coiffée d’un chapeau de feutre à plumes rouges, enveloppée dans un grand manteau, cachant la robe blanche qu’elle n’avait pas eu le temps de changer. Autour de son cou et de celui d’Ebba, elle venait d’attacher, avant le départ, une médaille représentant un labyrinthe et portant en exergue la date de son abdication et ce vers de Virgile : « Que le destin nous montre notre route ».

Se rendait-elle enfin compte de ce défi au destin qu’était cette abdication ? De l’irréparable qu’elle venait de consommer ? Elle entrait dans le labyrinthe. Comment et quand en sortirait-elle ?

À ses côtés, le nouveau roi, le vieux Per Brahe et quelques conseillers d’État, derrière elle sa fidèle Ebba, ses dames d’honneur, sa nourrice, ses cousines puis tous les chevaliers de la Cour respectaient et imitaient son silence que troublait seul le pas rythmé des chevaux.

— Ne dirait-on pas un cortège de funérailles ? murmura un page.

On arrivait au bac qui allait transporter Christine et sa suite de l’autre côté de la rivière, non loin du château du comte de Dohna où elle devait passer la nuit.

Tout le monde mit pied à terre. Un grand cercle se forma autour de la reine fugitive. Les torches se rapprochèrent, accrochant des éclairs, révélant les joyaux, les ors et les chamarrures des vêtements de gala que tous avaient conservés, révélant en contraste les visages affligés dont beaucoup étaient inondés de larmes. Tous contemplaient Christine, quelques-uns avec une peine sincère et sans arrière-pensée, les autres pleurant les faveurs et leurs ambitions frustrées.

Elle prit d’abord congé du roi qui de nouveau se jeta à ses pieds et qu’elle releva de nouveau pour le serrer entre ses bras.

— Ah ! Christine, s’écria-t-il. Pourquoi tant vous hâter ? Pourquoi me fuir ? Vous voulez aller aux eaux de Spa, dites-vous ? Soit ! Le maréchal Wrangel et douze vaisseaux de guerre vous attendent à Kalmar. Ils ont l’ordre de vous escorter avec honneur jusqu’à Hambourg. Vous reviendrez ensuite, n’est-ce pas ?

Et lui saisissant les mains pour les porter à ses lèvres :

— Je vous aime toujours, Christine, vous le savez bien ! gémit-il.

— Allons, allons ! mon cousin, fit-elle, la couronne est belle fille. Vous m’aurez bientôt oubliée. Je souhaite seulement que vous me soyez moins ingrat que je ne le crains !

Le Chancelier Oxenstiern, accablé par l’émotion de la cérémonie et qui devait mourir quelques mois plus tard, n’avait pu accompagner son enfant rebelle et toujours chérie. Mais elle étreignit, en leur murmurant des paroles de gratitude et d’affection, les vieux conseillers qui avaient veillé sur son enfance et que brisait la douleur, embrassa ses dames de compagnie, ses cousines, glissant dans l’oreille d’Euphrosyne :

— Sois heureuse, j’espère ne t’avoir pas fait un trop fâcheux cadeau !

Elle serra sur son cœur sa grosse nourrice dont les sanglots secouaient les formes opulentes, donna sa main à baiser aux chevaliers, aux pages, trouvant pour chacun le mot qui pouvait lui toucher le fond du cœur.

Enfin, se retournant vers Ebba qui la suivait comme son ombre, elle l’enlaça tendrement

— Ne pleure pas, ma si douce. Tu sais combien tu vas me manquer ! Je t’écrirai… tu viendras me voir…

Et se penchant :

— Je n’aime que toi, je ne regrette que toi, tu le sais, mon amie, ma sœur, murmura-t-elle.

Elle conduisit alors la jeune femme défaillante à son mari qui se tenait parmi les chevaliers et la lui confia.

Deux roses rouges à longue tige étaient passées à sa ceinture ; elle en tendit une à son amie, puis se détournant brusquement courut jusqu’au bac qui l’attendait. Elle sauta sur son cheval que l’on venait d’embarquer et, campée très droite sur son dos, éclairée par deux torches qui faisaient briller les larmes coulant de ses grands yeux, tandis que la barque s’éloignait de la rive, elle contempla longuement le groupe immobile et gémissant qui la suivait des yeux.

Alors, au moment de disparaître, elle leva très haut la rose rouge qu’elle avait gardée, la portant à ses lèvres d’un geste gracieux :

— Adieu, mes amis ! cria-t-elle. Que cette rose rouge soit le signe de mon ardent regret !



Deux hommes demeurés à l’arrière, drapés dans des manteaux de voyage dont un pan cachait le bas de leurs visages, le chapeau enfoncé sur les yeux, s’écartèrent alors du groupe et se dirigèrent vers la ville. C’était les deux gentilshommes italiens qui, arrivés le matin et invités par l’orfèvre de la Cour, Goefle, avaient assisté à la séance de l’abdication.

— Si elle s’embarque demain à Kalmar, la partie est perdue ! fit l’un d’eux.

— Elle est gagnée, car elle ne s’embarque pas.

— Comment le sais-tu, Monaldeschi ?

— Par un cuisinier français, ami et compatriote du valet de chambre de Christine, son homme de confiance. Tout à l’heure pendant que tu baguenaudais avec notre hôte, j’ai été rôder du côté des cuisines du château et j’ai fait la conquête de notre homme en lui parlant le patois de son pays de Provence. Il se trouve même que je connais son village, non loin d’Avignon. Tu devines sa joie. Alors il m’a tout conté, sur un pot de vin de Châteauneuf-du-Pape. Ah ! quel vin ! Quel velours et quelle flamme ! Pendant son séjour en Avignon, le pape n’a, mordiou ! pas baptisé de plus digne chrétien !

— Bon ! bon ! Calme-toi ! Et si le vin de ton fichu cuisinier t’a laissé un atome de cervelle, conte-moi ce qu’il t’a dit.

— Voilà : les gens de Christine gagneront seuls Hambourg. Quant à Christine elle-même, elle partira demain matin à six heures avec ses deux valets, en route pour la frontière du Danemark. Ils comptent y arriver dans trois jours et coucher dans une hôtellerie, non loin de cette frontière. Nous les suivrons…

— Et que prétends-tu faire ?

— Je vais y rêver, Sentinelli ! Son cheval, paraît-il, a le sang vif… Enfin, à nous deux, nous trouverons bien quelque plan pour nous insinuer auprès de la demoiselle !

Et les deux lurons riant et plaisantant, disparurent dans l’ombre.



Christine, que tant d’émotions avaient ébranlée, ne dormit guère. Longtemps, le front appuyé à la fenêtre de sa chambre, elle contempla la nuit. La pluie avait cessé. La lune à son plein, émergeant des nuages, montait dans le ciel, répandant sur le faîte des forêts, déroulées à l’infini, sa lumière magnifique et froide. Le parfum des roses que la pluie avait exalté montait des massifs, au pied des vieilles murailles, mêlé à l’âcre et douce odeur des sureaux qui semble l’haleine même de juin.

Sentiments et sensations se pressaient confusément dans le cœur de celle qui n’était plus reine : souvenirs, regrets, angoisses, espoirs. Mais l’espoir dominait, et quand vers l’aube elle s’étendit enfin sur son lit, Christine souriait à l’avenir.

Elle souriait encore quand elle s’éveilla deux heures plus tard, alerte et fraîche comme une écolière en vacances, et sauta hors de son lit.

— Allons, Jean ! Allons, Clairet ! cria-t-elle. Vite ! C’est mon premier jour de liberté et il fait beau.

Jean Holm, le vieux serviteur suédois qui l’avait vue naître, et Clairet Poissonnet, le valet de chambre français que lui avait donné Chanut quelques années auparavant, arrivèrent de l’antichambre en se frottant les yeux, l’un un peu renfrogné, l’autre alerte et joyeux.

— Clairet, apporte mon habit de cheval, celui qui a une veste en peau de chamois et une ceinture en boucles de cuivre. Plus vite que ça. Cherche aussi mon toquet à plume de geai et mon coutelas de voyage dans sa gaine de corne ! Et toi, Jean, prends tes gros ciseaux. Bon ! Et maintenant, coupe-moi les cheveux ! Les ciseaux tombèrent sur le dallage.

— Comment, Madame ? balbutia le pauvre homme.

— Tu n’as pas compris ? Prends cette écuelle, pose-la moi sur la tête et coupe tout ce qui dépasse !

Jean Holm leva les yeux au ciel :

— De si beaux cheveux, gémit-il, et qui allaient si bien à Votre Majesté !

— Il n’y a plus de Majesté, Jean, souviens-toi de ça ! Tu n’as plus comme maître qu’un jeune gentilhomme qui voyage pour ses études et pour son plaisir…

Un instant plus tard, un cavalier, botté de cuir rouge, coiffé d’un petit feutre crânement planté sur des cheveux courts qui formaient sur le front une frange arrondie, se présenta devant le vieux comte de Dohna, éberlué.

Comte, fit Christine en le saluant avec désinvolture, je vous remercie de votre hospitalité et vous présente votre fils, le chevalier de Dohna, qui vient prendre congé de vous.

— Qu’est-ce que cela signifie, Madame ? s’écria le malheureux comte, ahuri. Mais je préparais notre départ pour Kalmar où l’on nous attend.

— Préparez, préparez, Comte ! Et partez, vous et mes autres gentilshommes, comme vous voudrez et quand vous voudrez… Pourvu que vous soyez dans un mois à Hambourg où je vous retrouverai, peu m’importe le reste ! Au revoir, mon cher Comte !

Et le laissant immobile, frappé de stupeur, Christine alerte et preste, lui tourna le dos, puis cria gaîment :

— Et maintenant je veux vivre en homme !



Trois jours plus tard, Christine n’était pas moins ravie. Elle s’était mise en route par un matin charmant. Une joie inouïe carillonnait à travers la campagne. Les toits du château qu’elle venait de quitter brillaient. Les troupeaux sortaient et chaque vache égrenait en trottant la note unique de sa clochette. Elle jouissait en enfant sans souci des mille incidents de la route, bavardant gaîment avec ses valets, riant aux boutades du jeune Provençal, Clairet Poissonnet.

Pourtant ce n’était pas encore la pleine évasion. Elle se trouvait toujours dans son ancien royaume. Les trois dernières nuits, elle les avait passées dans des châteaux où ses nobles hôtes, respectant son caprice et son incognito, l’avaient néanmoins reconnue et traitée en souveraine. Combien il lui tardait de rompre ces derniers liens, d’arriver en Danemark où elle serait ignorée de tous !

Elle venait de déjeuner dans une clairière de la forêt : des œufs, une aile de poulet, quelques fruits, le tout arrosé d’un verre de capiteux Châteauneuf-du-Pape dont Clairet avait tiré de ses fontes une vénérable bouteille. Elle était un peu grise, d’autant plus joyeuse.

— C’est mon « pays », le cuisinier du château d’Upsal, qui m’en a fait cadeau, Madame…

— Madame ? Attention, Clairet !

— Pardon, Monsieur ! Que voulez-vous ? On s’y perd !

— Il me semble que je n’ai jamais vu ce vin-là sur ma table.

— Ah ! c’est que mon ami Claudius ne le galvaude pas ! « Le vin de mon pays, qu’il dit, n’est pas fait pour arroser ces grandes gueules de Suédois avec leur bière noire comme le cul du diable et leur sacrée eau-de-vie de grain qui pèle la langue, casse le crâne et tord les boyaux ! Mon vin, je le garde pour les fines bouches.

— Tu sais bien, Clairet, que je n’aime guère le vin…

— Pourtant vous en avez bu ; si bien que vous voilà quasi soûle comme une petite grive de Cavaillon ! Pour l’aimer tout à fait, il ne vous manque que le soleil de chez nous…

— J’avoue qu’il m’a mis l’âme en joie, mille dious ! comme tu dis.

— C’est avec ce vin-là que Clément V faisait ses miracles et réveillait les morts.

— Clément V ?

— Un bien brave homme qui s’était fait pape, le diable ou le bon Dieu sait pourquoi, mais un pape qui avait eu l’esprit de choisir Avignon pour y vivre et qui s’y connaissait en bouteilles et en jolies filles !… Et puis c’est lui qui a baptisé mon Châteauneuf…

— Avignon, voilà encore une ville que je veux voir ! Tu m’y mèneras, Clairet ? s’écria Christine.

— La plus belle ville du monde ! Quant au Château des Papes, c’est aussi le plus beau….

— Ferme ça ! éclata tout à coup Jean Holm qui n’avait pas encore pris son parti de l’équipée de Christine et restait de fort méchante humeur. Comme si dans ton pays de gueux il pouvait y avoir d’aussi beaux châteaux qu’Upsal, Sturefors, Ringstorf et bien d’autres !

— Mon pays de gueux ?

Pourquoi que tu n’y es pas resté s’il était si beau, papiste que le diable emporte ?

— Attends voir un peu, vieux hibou, vache à Colas !

Et Clairet faisait mine de sauter de son cheval.

— Allons ! tout beau, Clairet ! cria Christine de sa plus grosse voix. Et taisez-vous tous deux ! Vous me rompez les oreilles avec vos criailleries. Dites-moi plutôt si nous arrivons bientôt à cette damnée frontière ?

— La frontière ? grogna Jean Holm. Mais c’est le ruisseau là-bas, sous cette rangée de saules !

— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?

Christine fit caracoler son bel andalou, noir et brillant comme le jais, dernier cadeau de l’ambassadeur Pimentel, et soudain, piquant des deux, arriva au galop jusqu’au ruisseau qu’elle franchit d’un bond en s’exclamant :

— Enfin me voilà libre ! Tout à fait libre ! Puis éperonnant encore le cheval dont les narines lançaient du feu et qui se cabrait sur ses fines jambes :

— Plus vite, Pepîto ! cria-t-elle.

Et elle continua son galop vers un carrefour qu’elle apercevait à travers les branches.

Tout à coup, elle entendit le bruit rythmé d’un groupe de cavaliers tandis qu’une étrange forme blanche aux bras étendus apparaissait à la croisée des chemins. Là-dessus Pepito pointa des oreilles, fit plusieurs bonds désordonnés, dressé sur ses pattes de derrière, puis s’élança, fonçant follement à travers le taillis.

Christine, accrochée à la selle, s’efforçait de le maîtriser, quand une branche, arrachant son toquet, la frappa au sommet de la tête.

Etourdie, elle lâcha prise et tomba, retenue par son éperon. En un éclair, elle se vit d’avance entraînée par le cheval furieux, lacérée, fracassée sur les pierres du chemin et les arbres du bois. Puis elle perdit connaissance.

Quand elle put enfin ouvrir les paupières, elle aperçut Pepito écumant, bondissant, retenu et dompté par un cavalier qui essayait de le calmer, tandis qu’un autre cavalier, penché au-dessus d’elle, la contemplait avec une expression d’inquiétude et de sympathie. Elle eut un soudain sursaut. Quand donc et où avait-elle vu, si près de son visage, ces mêmes yeux bleus aux cils noirs ?

— Êtes-vous blessé, Monsieur ? demandait une voix chaude et veloutée.

Elle fit non de la tête, referma les paupières et se sentit alors. soulevée, serrée dans des bras vigoureux, contre une poitrine dure et bombée. Une chaleur qu’elle reconnaissait se glissait dans ses membres, dans son sang. Elle était confiante, heureuse, comblée. Jamais elle n’aurait voulu se réveiller. Comme autrefois, au temps du lac Moelar…

— Magnus, murmura-t-elle.

Mais elle savait en même temps que ce n’était qu’un souvenir. L’étranger la déposa doucement sur la mousse. De son mouchoir parfumé, trempé dans l’eau du ruisseau, il lui tamponnait le front, les tempes.

Les valets accouraient, hors d’haleine.

— Ah ! Madame ! gémissait Jean Holm.

Mais Clairet l’avertit d’un rude coup de poing dans les côtes et il se tut.

— Votre maître n’a rien, fit l’inconnu. Un simple choc. Le coup a porté sur la tête et heureusement le feutre et les cheveux l’ont amorti…

Puis s’adressant à la fois aux deux valets et à l’ami qui tenait par la bride le cheval apaisé :

— C’est ce mannequin blanc, planté là au centre du carrefour, qui aura effrayé l’animal. Il ne doit pas être dressé depuis longtemps, ce petit andalou ?

— Oh ! quelques mois à peine, fit Clairet. Mais cet épouvantail, quel est le fils de pute qui l’a fourré là ?

— Ma foi, Dieu seul le sait… ou le diable ! Peut-être est-ce un signal pour des pèlerins en voyage ou pour les compagnies de bandits qui, dit-on, rôdent par le pays↔

Christine qui avait repris connaissance, continuait ses réflexions :

— Il a la même tournure élégante et dégagée que Magnus il y a sept ans, pensait-elle, et plus svelte encore. Mais, au lieu d’être d’un blond de miel, ses cheveux sont noirs et luisants comme le poil de mon andalou ; quant à cette petite moustache au-dessus de la lèvre, comme elle brille !…

Les regards se tournant alors vers elle, Christine sauta sur ses pieds, se redressa de toute sa hauteur en carrant les épaules et de sa voix la plus virile :

— Il ne me reste plus, Monsieur, fit-elle en souriant, qu’à m’excuser de cette ridicule aventure et surtout à vous remercier de m’en avoir tiré avec tant de présence d’esprit et de courage. Sans vous, j’étais en grand danger d’y laisser la vie !

— À cause uniquement de cette maudite branche. Sinon, je vous ai observé et n’ai jamais vu dompter un cheval avec plus de force et d’adresse !

— Il est vrai que si Pepito a du sang, je sais d’ordinaire m’en faire obéir… Permettez-moi maintenant, Monsieur, de me présenter. Chevalier de Dohna, fils du comte de Dohna, conseiller et grand chambellan de la Cour de Suède.

— C’est un honneur pour nous, Monsieur, de connaître le fils d’un personnage aussi digne de respect. À mon tour de vous présenter mon ami, le comte Sentinelli et moi-même, marquis de Monaldeschi, simples gentilshommes qui voyageons pour notre plaisir et notre instruction.

— N’êtes-vous pas Italiens, Messieurs ?

— Italiens, en effet, et de Rome…

— Ah ! Rome ! s’écria Christine. Je fais, moi aussi, un voyage d’études et compte bien m’arrêter d’ici quelques mois dans la ville des Césars et des Papes.

— Peut-être aurons-nous donc le plaisir de nous y rencontrer ? Monsieur, car nous devons bientôt rentrer chez nous. En attendant de vous retrouver un jour, nous souhaitons qu’aucun accident ne vienne plus traverser votre route et que vous trouviez dans ce voyage à la fois plaisir et profit…

Monaldeschi souleva son feutre d’un geste plein de grâce et, suivi de son ami, courut vers les chevaux restés dans la clairière. Ils les enfourchèrent et disparurent par un des chemins qui s’y croisaient.

— À quoi penses-tu ? demanda alors Sentinelli. Pourquoi te sauver si vite alors que la demoiselle errante te considérait d’un œil si favorable ?

— Justement, Sentinelli, justement ! Tu ne connais pas les femmes ! Je crois, sans fatuité, avoir plu. Et je m’éclipse, laissant la jeune personne intriguée, vaguement irritée de notre départ, avec le regret de m’avoir si peu vu et le désir de me revoir…

— Ah ! quel roué tu fais, Monaldeschi ! Jusqu’à ce mannequin qui est une trouvaille de génie.

— Ne s’agit-il pas de nos fortunes ? Il faut jouer serré. L’affaire du mannequin pouvait d’ailleurs mal tourner. Mais la chance nous a servis. Et maintenant à l’hôtellerie, sans perdre une minute ! Nous avons des dispositions à prendre avant que Sa Majesté n’y amène le chevalier de Dohna.



Christine suivit un instant les deux cavaliers des yeux avant de remonter sur Pepito, calmé mais encore frémissant. Elle demeura un instant silencieuse, laissant flotter les rênes. Puis :

— Pourquoi ces cavaliers sont-ils partis avec tant de hâte ? demanda-t-elle. Ai-je manqué de courtoisie à leur égard ?

— Non point, Mad… Monsieur ! Sans doute étaient-ils pressés, répondit sentencieusement Clairet.

Un instant de silence.

— Ne trouves-tu pas, Clairet, reprit la reine, que ce gentilhomme italien ressemble au comte de la Gardie ? Il a les mêmes yeux bleus frangés de longs cils noirs.

— Ma foi, Monsieur, je ne me suis jamais permis de regarder M. de la Gardie au fond des yeux…

— Pas étonnant qu’y se ressemblent, grogna Jean Holm. La Gardie a beau être général suédois, fils du grand Connétable, il a tout de même dans les veines du satané sang d’étranger !

— Que tu es insupportable, mon pauvre Jean, avec ta perpétuelle mauvaise humeur !

Et plus loin, comme pour elle-même :

— Ses yeux sont un peu plus verts que ceux de Magnus, reprit-elle. Quant à son teint, au lieu d’être vermeil, il est de grain lisse et doré, comme certains vieux marbres.

— Je dirais plutôt, moi, qu’il y a du nègre dans son cas, grommela encore Jean.

Sans daigner lui répondre, Christine éclata tout à coup d’un joyeux rire :

— Enfin, voilà ma première aventure ! s’écria-t-elle.


XVIII


Quelques heures plus tard, à la nuit tombante, Christine et ses deux valets mettaient pied à terre devant une hôtellerie que recommandait une enseigne de cuivre : Saint Martin offrant à un pauvre la moitié de son manteau.

Ils entrèrent dans la salle commune d’où sortaient un brouhaha de conversations et de rires et une chaude odeur de nourritures. Toutes les tables semblaient occupées. Au fond, devant une vaste cheminée aux flammes vives, tournait à une solennelle cadence une broche à laquelle étaient enfilés deux oies et une dizaine de poulets gras.

Des jambons, des écheveaux de saucisses, des quartiers de lard étaient suspendus aux poutres du plafond de chêne, alternant avec de gros boulets jaunes et rouges : des fromages de Hollande.

Des garçons couraient, portant des plats, et l’aubergiste, un Allemand, vêtu d’un petit manteau à collet crénelé et à capuchon fauve, promenait son gros ventre et sa face hilare autour des tables, remplissant les gobelets d’étain de la bière brune du pays.

Il s’avança vers Christine.

— Je veux deux chambres, dit-elle, de son ton le plus impérieux, une pour moi, une pour mes valets. Et je désire souper tout de suite car j’ai grand faim.

L’hôte eut un petit sourire narquois : — Je regrette, mon jeune seigneur, mais je viens justement de donner mes deux dernières chambres ; le roi lui-même surviendrait que je ne pourrais pas le coucher ; quant à ce qui est de souper, ce n’est pas la nourriture qui manque, pardieu ! C’est la place ; mais si vous trouvez à vous accommoder autour d’une de ces tables…

Et sans daigner remarquer les sourcils froncés de Christine et son piétinement d’impatience, qui ne convenaient ni à sa jeunesse ni à son médiocre équipage, l’hôte reprit son broc et se remit à servir les clients.

La jeune fille, habituée à d’autres égards, allait éclater quand Clairet la prévint, en la tirant par la manche, qu’un esclandre n’était pas opportun. En même temps, au fond de la pièce, quelqu’un se levait et lui faisait de grands signes d’appel et d’amitié. Toute sa mauvaise humeur s’évanouit alors car elle avait reconnu le bel Italien de la forêt.

— Comment, vous, Chevalier ? s’écriait celui-ci en accourant. Quelle heureuse surprise ! Êtes-vous tout à fait remis de votre petit accident ? Et voulez-vous nous faire le plaisir de soüper avec nous ?

— De grand cœur ! répondit-elle, les yeux rayonnants. Décidément l’aventure continuait !

Quelques minutes plus tard, servis par Jean et par Clairet, nos trois jeunes gens étaient attablés et dévoraient avec leur solide appétit tout neuf, en devisant gaîment.

— Figurez-vous, dit Monaldeschi, que nous espérions être reçus au château de Dronningen, à quelques kilomètres d’ici, mais le châtelain, pour lequel nous avions une lettre, est absent. Nous avons donc dû nous rabattre sur cette hôtellerie. D’où l’heureux hasard oui, pour la seconde fois, nous met en présence.

On parla d’abord du Danemark où les deux Italiens venaient de séjourner ; ils se lamentèrent sur la rudesse des habitants, leur défaut de politesse et de culture.

— De vrais barbares ! s’écria Sentinelli.

— J’aurais mauvaise grâce à vous contredire, fit Christine. C’est la première fois que je mets le pied dans ce pays, pourtant si proche du mien ; mais les Danois sont les perpétuels adversaires et rivaux des Suédois et nous ne les aimons guère.

— La Suède ? dit Monaldeschi. Nous n’aurons, je le crains, pas le temps de la visiter car une lettre nous rappelle à Rome. Mais nous savons quelle civilisation raffinée y règne ; surtout depuis l’avènement de votre grande reine. Stockholm est devenue avec Paris et Rome une capitale des lettres et des arts.

Christine conduisit alors la conversation sur Rome, ses monuments, ses richesses artistiques : tableaux, sculptures, objets d’art.

— Mais vous les connaissez aussi bien et même mieux que nous ! observa un des deux jeunes gens.

— C’est que mon père possède quelques échantillons de votre art et aussi des livres avec des gravures que j’ai passionnément étudiées : il y a là des œuvres de Giotto, du céleste Angélico, de mystérieuses figures de Vinci, des groupes sculptés de ce géant Michel-Ange…

— Peste, Chevalier ! Quel connaisseur vous faites en dépit de vos vingt ans !

— Vous devinez donc ma hâte d’aller admirer ces chefs-d’œuvre, ceux de la Rome antique comme ceux de la Rome chrétienne. J’espère également être présenté à votre pape.

— Alexandre VII ? C’est le plus savant des théologiens, le plus aimable des hommes, le plus fastueux des grands seigneurs ! s’écria Monaldeschi avec enthousiasme.

— Quel dommage, ajouta Sentinelli, que nous ne puissions boire à sa santé et à votre prochain séjour à Rome autrement qu’avec cette triste et lourde boisson !

Christine se retourna vivement :

— Dis-moi, Clairet, n’as-tu pas encore quelques bouteilles de ce vin que tu me fis goûter ce matin ? Un vin qui est presque votre compatriote, Messieurs, et, en outre, un vin du pape !

— S’il ressemble à celui des Châteaux du Saint Père près de Rome !

— Vous allez voir.

Les trois jeunes gens trinquaient bientôt gaîment ; en admirant la couleur de rubis, l’odeur de violette, la saveur incomparable de ce maître vin.

— Il me semble que notre petite Majesté y prend diablement goût ! Elle qui ne souffrait que l’eau ! confia Clairet à l’oreille de Jean Holm dont le long visage jauni se renfrognait :

— Qu’elle se méfie. Il est traître, le bougre !

Soudain, Christine tourna la tête. Elle venait d’entendre prononcer son nom.

Il avait été lancé à une table voisine où étaient groupés quelques marchands allemands dont l’opulence se décelait à la sobre richesse de leurs vêtements et aux colliers d’or massif qu’ils portaient autour du cou.

— C’est bien vrai : elle a abdiqué il y a quelques jours. Il n’était pas question d’autre chose à Stockholm dont j’arrive. Maintenant, elle cingle vers la Prusse ou la Belgique suivie de quinze navires de guerre… Mon compère Maître Goefle, orfèvre de la Cour de Suède, m’a conté la cérémonie de l’abdication. Elle a été magnifique, mais quelle tristesse pour tous ! Il en pleurait encore en me la narrant.

— Bien de la bonté ! s’écria un autre. Une folle qui abandonne sans raison son trône et ses sujets !

— Une dévergondée !

— Et puis laide avec ça ! Une vraie moricaude !

— Avec une épaule plus haute que l’autre. Presque bossue ! Monaldeschi se dressa, les yeux étincelants, une main sur la garde de son épée, l’autre sur la hanche, et s’avançant vers les marchands :

— Messieurs, prononça-t-il d’une voix claironnante, si vous étiez gentilshommes, je vous prierais de régler sur-le-champ l’affaire là, devant la porte, et à l’épée. Puisque tel n’est pas le cas, laissez-moi vous dire que je n’admets pas que l’on parle sur ce ton d’une reine célèbre dans le monde entier par sa grâce et sa science. Elle est bonne, elle est belle, elle est savante. Si elle abdique, c’est qu’elle a ses raisons et nul n’a le droit d’y redire. Que l’un de vous se permette un commentaire et je lui coupe les deux oreilles, foi de gentilhomme romain.

Dans la salle, tous les dîneurs s’étaient levés et écoutaient en silence. Les marchands se turent en grommelant et le marquis, qui les défiait du regard, se rassit, encore frémissant.

« Qu’il est beau ! pensait Christine, quelle flamme, quelle ardeur chevaleresque ! Oui, il a les yeux plus verts que Magnus. Et comme cette peau d’or sombre en souligne l’éclat ! »

— Maintenant, buvons à la santé de la reine Christine ! dit Sentinelli.

— Et à son bonheur ! ajouta Monaldeschi.

— Oui, à son bonheur ! s’écria le chevalier de Donha. Elle a bien mérité d’être heureuse !

Clairet riait franchement et Jean Holm lui-même, la lèvre retroussée sur son unique dent noire, grimaçait une sorte de sourire.

Puis Christine, pensive, accoudée à la table, son menton reposant dans ses deux mains, écouta le marquis qui contait de spirituelles anecdotes sur la Cour pontificale. Elle le regardait de tous ses grands yeux qui, peu à peu, s’illuminaient de tendresse. Sa jeunesse, si longtemps comprimée, autant par son éducation que par sa propre volonté, battait des ailes. Un prodigieux espoir gonflait son cœur oppressé.

Comme s’il venait seulement de remarquer son silence, Monaldeschi s’arrêta soudain :

— Excusez-moi, Chevalier, mais je vous fatigue. Après une journée longue et fertile en incidents, vous devez avoir besoin de repos. La salle assombrie s’était peu à peu vidée.

— Clairet ! appela Christine. Prépare-nous des lits en rapprochant ces bancs. Étends mon manteau sur le tien.

— Comment ! s’écria le marquis d’un air innocent, vous n’avez pas de chambre ? *

— Mais non. L’hôtellerie est pleine. Cela n’a aucune importance. Nous passerons la nuit dans la salle commune.

— Voilà ce que je ne souffrirai point, Chevalier ! Nous avons une chambre à deux lits et c’est avec plaisir que nous vous en céderons un.

— D’ailleurs, intervint Sentinelli, je vous avais déjà prévenu, cher ami, que je préférais demeurer sur le lit de camp du cabinet où l’on a déposé nos bagages… En cette époque de larrons éhontés, on ne saurait être trop prudent.

— Nous verrons, nous verrons, Comte. En tout cas, nous vous gardons dans notre chambre, Monsieur. Il n’est pas question que vous restiez ici !

— Mais c’est… impossible ! balbutia Christine en jetant un regard éperdu vers Clairet qui s’était retourné, en riant sous cape.

— Impossible ? Per Bacco ! Je voudrais bien savoir pourquoi ! Et saisissant la jeune fille sous le bras : — De gré ou de force, je vous enlève !

Dans la chambre où Clairet venait d’apporter à Christine son sac de selle, celle-ci demeurait incertaine, ne sachant que faire ni que dire. Le valet qui l’épiait du coin de l’œil, sourit et disparut. Elle regardait tantôt, côte à côte, les deux lits à courtines de serge verte, tantôt la cruche d’eau et le cuveau à toilette placés dans un angle, tantôt encore la fenêtre faiblement éclairée par la lune devant laquelle se balançait et brillait l’enseigne de cuivre.

— Mais… où est donc le Comte ? demanda-t-elle.

— Sentinelli ? Sans doute ne le reverrons-nous pas avant demain. Je l’ai vu avant le dîner, serrant de près une des servantes. Telle est la raison blonde et bien en chair de sa sollicitude pour nos bagages ! Mais pourquoi ne vous dévêtez-vous pas, Chevalier ? Monaldeschi qui avait déjà enlevé son justaucorps et ses bottes s’était rapproché de Christine.

— Je devine, fit-il. Vos bras ont sans doute été froissés par votre chute. Vous souffrez et ne pouvez les soulever. Laissez-moi vous aider…

Et d’un geste vif, il déboutonna le pourpoint de la jeune fille et l’ouvrit d’un coup jusqu’à la ceinture.

Celle-ci poussa un faible cri, en croisant ses deux mains sur sa poitrine, puis : »

— Que faites-vous, Monsieur ? Partez ! Je vous l’ordonne ! fit-elle d’une voix irritée.

En même temps une rougeur de braise envahissait son visage de la base du cou jusqu’au front.

Monaldeschi recula de quelques pas puis demeura immobile. Les expressions les plus diverses se succédaient sur ses traits mobiles, dans ses regards, depuis la stupéfaction incrédule jusqu’à la joie émerveillée. Puis, recouvrant le sentiment, il se jeta aux pieds de Christine.

— Ah ! Madame, Madame ! Excusez-moi de ne pas avoir deviné plus tôt… Votre beauté, votre charme, la douceur de vos grands yeux et de votre voix auraient pourtant dû vous trahir et me prévenir !… Mais pourquoi ce déguisement ? Qui vous y a contrainte r Seriez-vous en quelque souci ? Vous persécuterait-on ?

— Vous l’avez dit, Monsieur : un tuteur indigne m’a dépouillé de tous mes biens. Il voulait par surcroît abuser de l’orpheline qu’on lui avait confiée. J’ai dû fuir en prenant le nom d’un de mes cousins. Je dois retrouver des parents à Hambourg. Mais jusque-là je ne suis qu’une pauvre fugitive, poursuivie et traquée, avec la seule protection de deux valets dévoués. *

Christine qui venait sur-le-champ d’inventer cette fable, se laissa tomber, accablée, dans un fauteuil.

À genoux, Monaldeschi se rapprocha d’elle. Il lui prit les deux mains et la tenant sous l’emprise magnétique de ses yeux si étrangement clairs dans sa peau bronzée, ses yeux débordants d’amour et de pitié, il lui dit d’une voix émouvante, plus chaude qu’une caresse :

— Non, vous n’êtes plus seule, Mademoiselle ! Vous avez désormais un chevalier qui vous consacre sa vie et vous suivra jusqu’à l’heure où vous retrouverez votre famille ; un ami qui veillera sur vous, vous protégera, vous défendra non seulement avec un dévouement absolu, mais avec la plus ineffable des joies… Comment vous appelez-vous, pour que je puisse vous invoquer dans mes rêves ?

— Éléonore, murmura Christine, pensant à sa mère.

— Éléonore, ma bien-aimée, soupira-t-il tout bas d’une voix enivrée.

Glissant doucement sa main par l’ouverture du pourpoint, il couvrit de baisers brûlants les mains, les bras, les tendres seins palpitants, puis remontant insensiblement jusqu’à la bouche, il la tint enfin, tremblante et consentante, sous ses lèvres impérieuses. Quand Monaldeschi souleva Christine, défaillante sous ses mains expertes, et la porta jusqu’au lit : « Dieu merci, je ne suis plus reine ! » soupira celle-ci en roucoulant comme une tourterelle. Et elle ferma bienheureusement les yeux.

C’est ainsi que la dernière et orgueilleuse descendante des Vasa, la fille du grand Gustave-Adolphe, celle qui avait refusé comme époux princes régnants, rois et empereurs, celle qui avait su lutter héroïquement contre un premier amour qui la consumait, s’abandonna sur un lit d’auberge entre les bras d’un inconnu, d’un aventurier.


— Eh bien ? Ai-je été discret ? demanda Sentinelli, le lendemain matin, à son ami triomphant.

— Eh bien, Comte, que t’avais-je dit le jour de l’abdication ? répondit le marquis, en frisant sa fine moustache de jais. Crois-moi si tu veux : elle m’avait attendu ! La fière Christine de Suède m’a choisi comme premier amant ! Et elle m’adore… Notre but est donc atteint. Voici maintenant le mot d’ordre : nous escortons jusqu’à Hambourg une demoiselle errante, une orpheline fugitive qui n’a que nous comme protecteurs. Telle est la fable que la donzelle a imaginée. Si je continue à plaire — et je m’y efforcerai — sans doute, arrivée là-bas, se dévoilerait-elle. Alors, à nous la vie des Cours ! Avoue-le : n’est-ce pas bien joué ?

— Tu es un maître, Marquis, et je m’incline très bas devant ton génie… ou ta canaillerie !

— Génie ou canaillerie, notre fortune est faite. Et tu me la dois !

Au même moment, sur une table massive de la salle commune, Christine écrivait à sa chère Ebba :

« Que mon bonheur serait sans second, s’il m’était permis de le partager avec vous et si vous étiez témoin de ma félicité ! J’ai trouvé l’amour qui jusqu’à présent m’avait fuie. L’amour pur, désintéressé que j’avais toujours rêvé : un homme beau, brave, fin comme une lame, lettré jusqu’aux ongles et qui m’aime avec transport, me croyant une pauvre fille sans feu ni lieu ! Tout ce que je puis vous en dire, c’est qu’il est gentilhomme, Italien, qu’il a vingt-cinq ans et s’appelle Rinaldo.

« Je vous jure que je serais digne de l’envie des dieux, si je pouvais jouir en outre du bien de vous voir et de vous narrer ma joie, alors que trop souvent vous avez été témoin de mes peines. Mais ce sont là des choses qui ne se peuvent écrire.

« Par contre, je veux vous conter une historiette qui vient de se dérouler en cette hôtellerie où j’ai passé les plus belles de mes heures. Ce matin, pendant que je déjeunais d’un fort bel appétit, je vis dans un coin, appuyée au mur, une servante d’agréable aspect, dont les traits ne m’étaient point inconnus, et qui me dévorait des yeux. Je l’appelai pour la questionner. Là-dessus, elle poussa un cri, laissa tomber un plat qu’elle tenait devant elle, et saisissant ses cotillons à deux mains, s’ensauva, comme si elle avait le diable aux trousses.

« Mon Clairet fit donc un tour aux cuisines pour savoir de quoi il retournait. Et qu’apprit-il ? Cette servante, Ebba, était la reine de Danemark qui, prévenue de mon passage et de mon déguisement, et se trouvant en séjour dans le voisinage, avait voulu me voir sans être connue de moi. Shakespeare n’a-t-il point traité quelque sujet de ce genre ? Pour moi, je vais incontinent quitter ces lieux.

« Conservez-moi votre souvenir et ne troublez pas la douceur de la félicité dont je jouis par un injuste oubli de la personne du monde qui vous honore le plus.

« Adieu, Belle, souvenez-vous de votre

« CHRISTINE ».


Au moment où elle apposait sa signature, elle vit surgir Jean Holm auquel elle avait donné, en même temps qu’à Clairet, ses instructions pour la poursuite du voyage. Elle avait dû leur expliquer que les deux gentilshommes italiens seraient désormais attachés à sa personne et comment elle les avait trompés par une fable ingénieuse.

Jean Holm avait le visage plus long, plus jaune que jamais. Regardant tout autour de lui pour s’assurer que personne ne l’écoutait :

— Madame, fit-il avec une profonde révérence, je viens demander à Votre Majesté la permission de retourner à Stockholm.

— Comment, Jean, tu veux me quitter ? Toi qui m’as vue naître, toi ?

Deux larmes coulèrent le long des rides de la triste figure. Puis, se prenant la tête à deux mains :

— Ah ! Madame ! gémit le pauvre homme. Un étranger ! Un papiste ! Vous ! Est-ce possible ?

Christine était si joyeuse qu’elle éclata de rire :

— Rentre à Stockholm si tu y tiens, mon vieux Jean. Mais, ne me fais pas cette tête-là ! Ne vois-tu donc point, mille diables, que je suis la plus heureuse des femmes ?


XIX


Il y a dans la vie des sommets après lesquels on ne peut que redescendre. Entre l’existence de Christine reine, étroitement comprimée entre tant de devoirs, et celle de Christine, déchue mais toujours souveraine, dispersée entre tant d’obligations et de plaisirs, ce voyage fantaisiste, de la petite hôtellerie danoise à la ville de Hambourg, devait former la plus bienheureuse des trêves.

Christine a retrouvé son adolescence et son insouciance. Il fait un temps d’or, elle se porte comme elle se portait à seize ans, elle caracole, galope, se baigne dans les rivières, pique-nique dans les forêts, chante, babille, dort à poings fermés dans de misérables auberges. Elle découvre l’amour et le monde. Elle sème son bonheur le long des routes et à tous les vents.

— Je t’aime, Rinaldo ! crie-t-elle à son amant.

— Je l’aime ! dit-elle à Sentinelli, à Clairet.

— Cela se voit de reste, Madame, répond celui-ci avec un large sourire.

Sentinelli, vaguement jaloux, se contente de s’incliner.

Et à Jean Holm :

— Je suis heureuse ! lui confie-t-elle.

Mais Jean Holm continue à se lamenter :

— Un papiste, Madame. Ah ! tout cela finira mal !…

Christine ne fait qu’en rire. N’est-elle pas libre, comme elle n’eût jamais rêvé qu’on pût l’être ?

Ce sont les jours heureux du lac Moelar, mais avec une joie pleine et comblée. Car cette fois rien ne s’oppose à sa passion. Ni son orgueil, ni sa dignité de reine.

Elle étreint cet amour à pleins bras, à pleines lèvres, avec toute la violence de son tempérament, de sa jeunesse épanouie, trop longtemps contenue et bridée. Elle est fière de son infatigable amant, de sa beauté, de sa fougue, de son esprit. Plus fière encore de savoir qu’il l’aime, pauvre et abandonnée, plus que Christine, dans toute sa gloire et sa puissance, n’a jamais été aimée.

Quand elle le tient serré contre elle :

— Si Dieu existe, soupire-t-elle, je le remercie de ce que j’aie connu le bonheur et puisse mourir maintenant.

Ce bonheur, elle le retrouve dans les noirs bois de pins dont le soleil fait briller les troncs de laque rouge ; devant le fleuve, éblouissant et magnétique comme une lame au soleil ; devant l’écureuil qui grignote une pomme de pin et disparaît dans un chêne ; devant la cathédrale rose et cloutée d’or, s’élançant d’un seul jet vers le ciel.

Elle l’étale devant Sentinelli un peu boudeur, devant Clairet indulgent et complice, devant Jean Holm offusqué. Elle l’étale d’autant plus qu’il lui faudra bientôt le cacher.

— M’aimeras-tu toujours, maintenant que tu vas retrouver ta famille ? lui demande Monaldeschi avec une inquiétude qui, cette fois, n’est pas feinte.

Elle se contente de sourire et de lui serrer la main.



Il fallut pourtant se décider à entrer à Hambourg. Par un soir vermeil de la fin de juillet, une petite troupe de cavaliers aux vêtements déteints et poussiéreux s’arrêta devant la somptueuse demeure du Juif portugais Diego Texeira, qui s’était habilement occupé pour la reine de questions d’intérêt et qu’elle allait charger de la gérance de ses biens.

C’est là qu’étaient installés les gentilshommes de Christine qui commençaient à désespérer de la revoir.

La jeune voyageuse sauta de cheval. Après ce grand mois de vagabondage, elle était débraillée, dépeignée, assez malpropre, mais son visage hâlé, ses grands yeux brillants, ses lèvres couleur de framboise rayonnaient de jeunesse, de santé, de joie. Elle s’élança vers le comte de Dohna qui lui ouvrait les bras :

— Mon père, je vous ramène votre fils avec grand regret car, sous son nom, je me suis trouvée fort heureuse, et je vous rends également Christine, prête sans grand plaisir à reprendre le joug du monde…

Puis se tournant vers Monaldeschi et son ami, elle ajouta avec son plus grand air de majesté :

— Laissez-moi vous présenter deux gentilshommes italiens, le marquis Monaldeschi et le comte Sentinelli, qui, sans connaître ma qualité, m’ont tirée d’un grand embarras et fidèlement assistée pendant ce voyage. J’entends qu’ils fassent désormais partie de ma suite ; et dès que ma cour sera organisée, je compte nommer le premier Grand Écuyer et le second chambellan, avec tous les avantages et toutes les prérogatives attachés à cet office. Je vous demande, Comte, de veiller à ce que ma volonté soit accomplie.

Elle ne vit pas ou feignit de ne pas voir quelques grimaces sur les physionomies assombries des gentilshommes suédois. Mais elle nota avec plaisir la stupéfaction et la joie qui se peignirent sur les traits des deux comédiens et qu’ils surent fort habilement imiter. Elle avait dès longtemps préparé cette scène et jouissait pleinement de son succès. Le rôle de divinité bienfaisante lui agréait fort.

Et s’en allant vers sa chambre, elle murmura à l’oreille de Monaldeschi :

— Ce soir à minuit.

Et la gratitude de l’amant ne fit qu’accroître son ardeur, en même temps que la joie de donner ajoutait à celle de Christine.



Dès son retour, celle-ci ne s’appartint plus. Elle avait beau n’être désormais qu’une reine privée de royaume et de pouvoir, son glorieux passé, son renom dans les lettres, la pétulante vivacité de son esprit, la stupeur enfin, causée par son incompréhensible abdication, ceignaient sa tête d’une auréole plus étincelante que la couronne royale, car il s’y mêlait le piquant du scandale et l’attrait de la curiosité.

Son voyage à travers l’Europe fut donc une marche triomphale. On lui fit partout de magnifiques réceptions ; elle reçut les hommages de tout ce que le monde compte de célébrités, fréquenta les théâtres et leurs coulisses, les monastères et les collèges de Jésuites, assista à des bals et à des tournois, visita bibliothèques, galeries de tableaux, archives secrètes, s’entretint partout avec les hommes d’État et les hommes de lettres.

À Anvers, un des personnages les plus puissants de l’Europe, l’archiduc Léopold, se dérangea pour venir la saluer et l’emmener avec lui à Bruxelles. Elle y fit la plus belle, la plus solennelle entrée dans un navire en forme de conque d’or, traîné par des chevaux blancs le long des canaux, avec de grands feux de joie sur chaque rive. Épanouie d’orgueil, la reine demanda tout bas à Monaldeschi :

— Lorsque tu relevas la pauvre fugitive, aurais-tu pu rêver pareille apothéose ?

— Non, certes, Madame. Mais je sentais Éléonore plus près de moi et plus à moi que Christine, répondit avec une habile mélancolie l’aventurier.

Elle ne vit pourtant pas le prince de Condé dont l’héroïsme et le tumultueux destin avaient, dès son enfance, excité en elle une passion cérébrale. Se fussent-ils alors connus et appréciés, qui sait si l’étoile du jeune Italien n’en eût point pâli ?

Mais Christine n’osa point accorder au brillant guerrier les mêmes honneurs qu’au très noble archiduc. Elle craignit, ô ironie ! de donner une entorse à cette étiquette qu’elle avait toujours haïe.

— Cette dame, si dédaigneuse de la couronne, estime-t-elle donc la naissance plus haut que la bravoure et le génie ? demanda le prince. Et il refusa net de venir offrir à Christine des hommages officiels. Mais il se glissa dans un salon bondé pour l’apercevoir. Le reconnaissant à sa figure martiale « sentant un peu le bivouac », la reine se précipita vers lui. Il lui tourna le dos, en disant avec humeur :

— C’est tout ou rien, Madame !

Leurs deux grands nez courbés, si pareils, s’étaient toisés, affrontés, séparés. Désenchantés, ils ne se revirent plus.

C’est alors que Christine écrivit de Bruxelles une autre lettre à sa chère Ebba :

« J’oubliais de vous dire que ma santé est brillante, mon amour toujours au pinacle, que je reçois ici des honneurs par-dessus les yeux, et que je suis bien avec tout le monde, excepté avec le prince de Condé que je ne vois jamais qu’à la comédie et au Cours. Mes occupations sont de bien manger, bien dormir et le reste, étudier peu, juger beaucoup, rire de même, voir les comédies françaises, italiennes, espagnoles, et passer le temps agréablement. Enfin je ne vais plus aux sermons, je méprise tous les orateurs ; après ce que dit Salomon, tout le reste n’est que misère, pitié et sottise, car chacun doit vivre content en mangeant, buvant et chantant.

« Adieu, Belle, vous m’entendez et souvenez-vous de votre

« CHRISTINE. »

Singulier langage sous la plume d’une catéchumène ! Sans Pimentel, l’ancien ambassadeur d’Espagne en Suède, Christine se serait-elle seulement souvenue de sa promesse de conversion ? C’est d’aussi loin que Madrid que celui-ci était arrivé tout courant, espérant reprendre son idylle avec Christine et cette fois la mener à terme. Hélas ! pour lui… Ses quarante ans, ses rides, sa perruque ne purent, malgré son esprit nuancé de diplomate-érudit et son expérience du monde, rivaliser avec les yeux bleus aux cils noirs, la jeune et spirituelle fantaisie du favori. Il dut, à défaut de plus tendres, se contenter d’entretiens politiques et religieux. Et il en profita pour pousser vivement l’abjuration de la reine dont il avait fait une affaire espagnole.

Ceci se passa d’abord sans tapage. La veille de Noël 1654, Christine fit atteler un traîneau doré en forme de sirène. Les grelots tintent joyeusement, la cloche de la chapelle du château carillonne. Les rues neigeuses étincellent féeriquement. La néophyte est en satin noir brodé d’or. Devant l’archiduc Léopold, Pimentel et deux autres Espagnols, elle confesse sa foi catholique et communie de la main de son directeur de conscience, le Père Gueme.

— Désormais, prononce celui-ci avec componction, on vous placera parmi les Saintes, près de votre grande aïeule suédoise, Sainte Brigitte.

— Je préfère de beaucoup la compagnie des sages de la Grèce ! rétorqua-t-elle.

— Vois-tu que je scandalise là-haut ma grand’tante Brigitte, autant qu’elle m’assommera ? confie-t-elle le soir à son amant.



Mais le pape exigeait une abjuration solennelle qui compterait comme une éclatante victoire de la religion catholique.

— Sans quoi, lui fait-il dire, la reine ne pourrait occuper à Rome et dans la société romaine le rang auquel elle a droit.

Christine accepta. Cette abjuration aurait lieu en novembre, dans la ville impériale d’Innsbruck.

La nouvelle s’en ébruita. Elle passa la frontière suédoise et quel scandale, quelle affliction elle causa dans le pays qui était demeuré si profondément attaché à sa petite reine !

— C’est pourtant la fille de mon bien-aimé roi ! soupira le pauvre Chancelier Oxenstiern. Trouvera-t-elle le repentir ?

Et il s’éteignit en murmurant le nom de son ingrate élève.

La malheureuse Marie-Eléonore ne lui survécut guère. Après l’abdication et le départ d’une fille qu’elle avait fini par chérir, ce reniement de la foi de ses pères fut le dernier coup. Elle aussi mourut en appelant vainement sa lointaine enfant.

Ce deuil calma pour un temps la vie agitée de Christine. Elle le passa dans la retraite, ne voulant voir que le seul Monaldeschi. Elle pleura dans ses bras et cette douleur, qu’elle croyait partagée, nuança de tendresse la fougue de sa passion.

Elle devait se sentir bientôt plus abandonnée encore.

Un matin, le comte Dohna se fit annoncer. Il était suivi des quinze gentilshommes suédois qui avaient eux-mêmes choisi d’accompagner Christine en terre étrangère. Ils avaient tous les yeux baissés, la mine affligée.

— Madame, dit le Comte, nous venons demander à Votre Majesté la permission de retourner en Suède. Pour vous, nous avions abandonné notre pays, notre famille. Nous avions décidé de ne plus vous quitter. Mais c’est notre vie que nous vous avions donnée et non pas notre âme. Que la fille du grand Gustave-Adolphe, qui vécut et mourut pour la défense de la religion de Luther, devienne une renégate, cela nous ne pouvons le supporter. Adieu, Madame !

Lui baisant la main, il éclata en sanglots et se dirigea vers la porte. Les gentilshommes l’imitèrent et, en dernier, vint le vieux Jean Holm, les épaules voûtées, son long visage contracté de douleur. *

— Et dire que je vous ai fait sauter toute petite dans ces bras-là, gémit-il. Ah ! Madame, un papiste ! Je vous avais bien dit que cela finirait mal !

— Tu vois, tous ceux qui m’aimaient sans calcul sont morts ou partis. Je n’ai plus que toi ! murmurait Christine un instant plus tard à l’indigne oreille du simulateur.



Bientôt, abandonnant la Kermesse flamande, elle reprend sa marche à travers l’Europe, caracole de ville en ville. Sous les arcs de triomphe, par les rues pavoisées, entre des foules curieuses et enthousiastes.

— Tiens-toi toujours à portée de ma vue, dit-elle à Monaldeschi, pour qu’à tout instant je puisse me rafraîchir à ton regard.

Le 3 novembre 1655, flanquée de deux archiducs, sous les yeux de pierre de vingt-huit empereurs et rois qui la contemplent, debout ou couchés sur leurs tombeaux, celle qui fut et se sent encore reine prononce la formule d’abjuration de la même voix virile et décidée que naguère l’acte où elle abdiquait.

— Ecoute, ma fille, regarde, prête l’oreille, oublie ton peuple et la religion de ton père, lui dit, d’un ton solennel, le légat du pape, Lucas Holstenius, en commençant son sermon.

Mais Christine peut-elle si aisément oublier le grand Gustave-Adolphe, le peuple qui l’a si profondément aimée, les êtres dévoués qui ont entouré son enfance, son maître Jean Matthiae que désole son reniement ?

Son cœur ne se serre-t-il pas en songeant à eux, à son pays, à son passé ?

Elle n’en laisse rien paraître. Toutefois, comme le soir même on lui offre une représentation théâtrale, au retour elle dit à Rinaldo :

— Ils m’ont donné une comédie. Ne leur en ai-je pas joué une ce matin ?

Mais le lendemain elle écrit au pape pour l’assurer de sa vénération, de sa fidélité. Et tout aussitôt elle se dirige vers l’Italie.

Elle fait son entrée à Rome le 23 décembre, en amazone, montée sur un superbe étalon blanc à la crinière tressée, vêtue d’une robe de soie grise brodée d’or, rayonnante sous son grand feutre empanaché de blanc.

Les dames de la haute société romaine, parées et scintillantes comme des châsses, siègent dans leurs carrosses sur le parcours du cortège. À eux seuls les bijoux de la princesse de Rossano valent plus de 700.000 écus. Des tapisseries précieuses pendent aux fenêtres. Le menu peuple, tassé contre les murailles, gesticule et crie. Les cardinaux groupés en éclatant massif, attendent près du portail de Saint-Pierre.

Christine descend de cheval et gravit avec majesté les marches de la basilique. Les murs en sont richement ornés et îe blason des Vasa y alterne avec les armoiries du pape. Les cloches sonnent. Le canon gronde. Se retournant alors avant d’entrer, elle cherche du regard son amant pour lui dédier toute cette gloire dont elle est encensée. Mais elle ne rencontre que les yeux du comte Sentinelli, des yeux troubles emplis d’une fureur jalouse. A-t-elle le temps d’en chercher la cause ?

Deux cardinaux l’attendent pour la conduire au pape. Elle plie trois fois le genou devant le vieillard immobile, au visage d’une pâleur d’hostie, elle baise son anneau, le bout de sa mule.

— Relève-toi, Alexandra, lui dit le pape avec bonté, en lui tendant la main.

La baptisant ainsi à nouveau, c’est son propre nom qu’il lui décerne. Puis il la prie à dîner, ce qui fit beaucoup jaser ; car jamais femme n’avait soupé avec le pape.



Christine a donc réalisé son rêve : elle est à Rome, la Ville éternelle, qui est en même temps la ville natale de celui qu’elle aime. Et justement on lui offre un des plus beaux palais de Rome, le palais Farnèse.

Mais décidément elle a la bougeotte. Avant de se fixer, elle veut voir la France, connaître Paris. Elle prend prétexte d’une épidémie de peste qui vient de se déclarer. La voici de nouveau sur les grands chemins avec une suite de hasard, racolée à la hâte.

Elle laisse à Rome les deux Italiens pour qu’ils y organisent sa maison.

— Je ne puis t’emmener, Rinaldo, explique-t-elle à Monaldeschi. Les Français sont curieux. On devinerait les liens qui nous unissent. Et qu’en dirait la vertueuse reine de France ?

Ce fut d’ailleurs un voyage-éclair qui ne dura pas deux mois. Le duc de Guise fut envoyé à Marseille pour complimenter Christine au nom du roi et de la reine-mère.

— Elle a la taille fournie, la croupe large, dit-il à son retour, le bras beau, la main blanche, mais plus de l’homme que de la femme, le nez aquilin, la bouche assez grande, les yeux fort beaux et pleins de feu…

Et s’il critique son costume quasi masculin et assez débraillé, il célèbre son intelligence et son érudition :

« Elle en sait plus que toute notre académie jointe à la Sorbonne, se connaît admirablement en peinture comme en toutes autres choses. Enfin, c’est une personne tout à fait extraordinaire. »

Elle entra à Paris le soir du 8 septembre 1656 aux flambeaux et au son du canon, comme toujours sur un cheval blanc couvert d’une housse brodée d’or et d’argent. Elle écouta le Te Deum à Notre-Dame, fut reçue par le Parlement en robes rouges, par l’Université, par l’Académie française.

Elle vit la Grande Mademoiselle qui s’écria :

— C’est un joli petit garçon !

Elle soupa avec le Cardinal de Mazarin qui appréciait sa connaissance de l’Europe et son souple esprit d’intrigue.

Après le repas, le jeune roi Louis XIV qui avait dix-huit ans et Monsieur son frère qui en avait seize s’étant glissés parmi les pages du Cardinal pour l’apercevoir, celui-ci les présenta à la reine comme deux des gentilshommes les plus qualifiés de la France. De son œil vif, la reine les reconnut aussitôt, les releva, sourit et dit :

— Ils sont, en effet, de bonne maison et paraissent être nés pour porter des couronnes !

Puis elle se rendit à Compiègne où se trouvait la Cour, et les deux reines échangèrent révérences et compliments. Christine admira congrument la splendeur de la peau et des mains d’Anne d’Autriche. De son côté celle-ci déclara :

— Cette reine a les yeux beaux et vifs, de la douceur dans le visage et cette douceur est mêlée de fierté…

Bref les deux souveraines furent charmées l’une de l’autre. Ou du moins l’affirmèrent.

Mais bientôt les extravagances de Christine et la liberté de ses manières ne fut pas sans choquer la société la plus raffinée du monde.

On chuchota dans les ruelles, derrière les éventails.

— Elle jure le nom de Dieu dans les huit langues qu’elle connaît !

— Et quels propos libertins pour une nouvelle catholique !

— L’avez-vous vue l’autre jour à Notre-Dame, debout et bavardant pendant le sermon ?

— Et devant le roi et la reine-mère, vautrée dans son fauteuil, tête en bas, jambe de ci, jambe de là…

— Et ce jour où, en compagnie lettrée, elle semblait rêver jusqu’à l’assoupissement ?

— Oui, mais elle se réveilla pour chanter à tue-tête une chanson de soldat.

— Ces gens-là m’ennuient, disait le lendemain Christine à sa suivante. Hier soir, pendant qu’ils m’accablaient de compliments insipides, c’est à mon amant que je pensais. Et je me surpris tout à coup à chanter comme l’an dernier, dans les forêts du Danemark.

Donc, quand Mazarin fit comprendre à la reine avec force baise-mains et révérences à l’italienne, que la Cour de France n’était point une hôtellerie pour princesses errantes, il prêchait une convertie.

À Rome, elle se jeta dans les bras de Monaldeschi :

— Il n’y a pas un seul de ces Français qui t’aille à la cheville ! s’écria-t-elle. Le roi lui-même n’est qu’un coquebin ignorant et timide. Il est grand, bien fait, mais il a les yeux petits et sans rien du feu qui anime les tiens. Tes beaux yeux verts.

À peine si elle s’aperçut de la présence de Sentinelli qui avait pourtant pris grand’peine à son installation. Et elle ne vit point le regard de haine dont il enveloppait son ancien ami.

— Je ne veux plus voyager, s’écria-t-elle encore. Je veux pouvoir goûter mon bonheur. Me voici pour longtemps à Rome…

L’année suivante pourtant elle reprenait le chemin de la France.


XX


— Eh bien, Sentinelli, quelles nouvelles ? demanda fiévreusement Christine.

Le comte qui lui servait de secrétaire venait d’entrer, apportant le courrier.

La reine était depuis quelques jours au palais de Fontainebleau que Mazarin lui avait assigné comme résidence, préférant ne pas la voir à Paris.

Assise sur un fauteuil armorié en face de la fenêtre, elle contemplait la forêt que flagellait la pluie de novembre.

C’est l’ambition qui l’avait ramenée en France. Depuis qu’elle avait rompu avec l’Espagne dont l’ambassadeur à Rome, della Cueva, l’avait calomniée, elle rêvait d’enlever Naples, à cette puissance et d’en devenir la reine. Après le pays des neiges, le pays du soleil.

De son côté, Mazarin désirait arracher plusieurs États d’Italie au joug espagnol et son intérêt se concentrait sur Naples. Quant au peuple et à l’aristocratie de cette ville, ils brûlaient également de secouer ce joug.

Le Cardinal consentirait-il à prêter une armée française pour assurer cette conquête ? Voilà ce que Christine était venue lui demander.

Elle attendait également le marquis Monaldeschi à qui elle avait confié, un mois plus tôt, la mission de négocier secrètement avec la noblesse napolitaine son soulèvement contre l’Espagne.

Comme à son premier voyage, l’absence avait ranimé et exalté un amour que l’habitude aurait pu émousser.

— Le courrier annonce-t-il enfin le retour de Rinaldo ? demanda encore la reine avec impatience.

Sentinelli se tenait debout devant elle, toujours silencieux, l’air hésitant.

— Mais parle donc enfin ! Lui serait-il arrivé malheur ?

— Non, non, Madame. Monaldeschi doit rentrer dans deux jours et sans doute en parfaite santé. Mais le courrier apporte d’autres nouvelles qui agréeront moins à Votre Majesté.

— Lesquelles ?

— Vous ne serez point reine de Naples, Madame !

— Comment ? Que dis-tu ?

— L’Espagne, Madame, est au courant de tous vos plans…

— Comment le sais-tu ?

— J’en ai ici la preuve !

Et Sentinelli frappa sur un paquet de lettres.

— Qui donc a osé ?

— Qui serait-ce sinon celui auquel vous avez confié la conduite de cette affaire ?

— Monaldeschi ? Tu mens, Comte ! Tu es jaloux de lui, tu l’as toujours été, depuis le jour où je l’ai distingué. Vos rivalités, vos perpétuelles querelles ont depuis un an empoisonné mon séjour à Rome, changé ma maison en une infernale pétaudière. Je ne veux pas t’écouter. Va-t-en !

Christine était pâle, tremblante.

Mais Sentinelli demeurait immobile, le visage impassible.

— Ah ! Madame, puisque je vous dis que je possède ici la preuve de sa trahison. J’avais depuis longtemps mes soupçons. En voyant dans ce courrier des lettres à son adresse avec le timbre d’Espagne, j’ai cru de mon devoir de les ouvrir.

— Donne !

Christine ouvrit nerveusement quelques lettres, les parcourut puis les jeta dédaigneusement sur la table. Et après un silence :

— Si Monaldeschi semble, en effet, m’avoir mal servi dans cette affaire qu’il faudra éclaircir, toi, Sentinelli, tu te conduis de bien vilaine façon en trahissant un ami qui a fait ta fortune…

— Qui a fait ma fortune ? fit le Comte d’un ton étrange.

— N’est-ce pas à cause de lui que tu es ici, lui qui m’a sauvé la vie et que j’ai aimé parce qu’il m’aimait ? Une haine pareille et sans raison pour un homme qui ne t’a fait que du bien me répugne comme la vue d’un crapaud dans une source… Va-t’en, te dis-je !

Sentinelli fit quelques pas vers la porte, puis, se retournant soudain, se précipita aux pieds de la reine.

— Madame, Madame, s’écria-t-il, pardonnez-moi ! Mais c’est le profond attachement que je porte à Votre Majesté, c’est le souci de votre bonheur qui m’ont poussé.

Christine, avec mépris, retira sa jupe dont Sentinelli avait saisi les plis.

— Je sais. Tu es, dis-tu, amoureux de moi. Mais ne vois-tu pas, misérable, que ton soi-disant amour m’offense et me dégoûte ? Peux-tu entretenir le moindre espoir de supplanter un rival dont tu sembles le valet ?

Sentinelli se redressa, pâle, la lèvre sarcastique.

— Je n’ai aucun espoir, Madame, sauf celui de ne pas vous laisser jouer par un coquin sans scrupules qui abuse depuis trop longtemps de votre confiance et de votre bonté.

— Que veux-tu dire encore ? Ne m’as-tu pas assez torturée ?

— Lisez, Madame.

Et il déposa sur la table une liasse de lettres dont l’une était ouverte. Les yeux de la reine tombèrent sur cette phrase, de l’écriture de Rinaldo : « Quelle volupté d’oublier dans vos beaux bras d’albâtre la carcasse noire et poilue à laquelle je suis rivé !… ».

— Ces lettres, poursuivit rapidement Sentinelli, sont adressées à une dame romaine qui, s’apercevant de l’indignité du Sire, vient de rompre avec lui et les renvoie pour les lui rendre !

Mais Christine ne semblait pas entendre, les doigts crispés sur la lettre. Ses yeux étincelaient. De pâle elle était devenue livide. Tout son corps tremblait. Elle semblait respirer avec peine.

Enfin elle se leva, jeta la lettre par terre, la piétina avec rage puis se dirigeant lentement vers la fenêtre en titubant, s’y appuya les mains aux tempes.

Au bout d’un instant, à demi-voix, comme pour elle-même : — Pourtant il m’a aimée… Il m’a aimée quand il me croyait pauvre, sans foyer, poursuivie…

— Ah ! Madame ! soupira le comte d’un ton plein de sousentendus.

— Quoi ? Que prétends-tu, serpent ? s’écria Christine en marchant sur lui les poings levés.

— Rien, Madame, rien ! fit-il, épouvanté par les traits bouleversés de la reine, par ses yeux de folle.

— Si, si ! Tu sais quelque chose ! rugit-elle. Parle ! Rinaldo ne m’a-t-il pas aimée, fugitive et traquée ? Parle sur le champ. Sans quoi, je te fais tuer ici-même !

— Il savait qui vous étiez, Madame, balbutia le comte.

— Comment ? Que dis-tu ? Tu mens, misérable chien ! Je vais te faire étriper, écarteler !

Sentinelli tremblait lui aussi, de tous ses membres.

— Nous venions d’Upsal, murmura-t-il, nous avions assisté à la cérémonie de votre abdication… Maître Goefle, votre orfèvre, nous avait introduits dans la salle…

— Alors, la scène dans la forêt ?

— Le mannequin qui effraya votre cheval ? C’est lui qui l’avait dressé, Madame. Tout était préparé, combiné… J’ai dû me taire… Il m’aurait tué… Depuis je dois défendre ma vie, sans cesse en danger… Il me hait.

Sentinelli leva les yeux vers Christine et se tut, la bouche ouverte. Elle était effrayante, méconnaissable, le visage presque noir, les traits contractés de désespoir et de rage, les yeux égarés.

Elle leva le bras et de toutes ses forces lança à Sentinelli un soufflet qui le fit chanceler.

Alors, se tournant soudain, celui-ci s’enfuit vers la porte et disparut.



Ce que fut cette nuit-là pour Christine, Dieu seul l’a su. Et le diable. Le grand amour de sa vie souillé, bafoué. Son immense orgueil outragé. L’humiliation de s’être donnée à un immonde valet qui ne la désirait même pas. Toutes les douleurs de son adolescence tragiquement ressuscitées, avec la honte de s’être laissée berner. Dix fois elle voulut se jeter par la fenêtre de ce palais. Mais la soif de la vengeance la retint. Malheureuse Christine ! Il ne lui restait plus rien, même pas le souvenir.

Le matin suivant elle était calme, les traits comme pétrifiés.

Elle envoya chercher le Père Le Bel, prieur du couvent voisin des Mathurins, aumônier du roi ! C’était un homme au maintien digne, au regard droit et bon.

— Mon Père, lui dit-elle, je vous ai fait venir pour savoir si les religieux de France savent, comme les Italiens, observer le secret de la confession ?

— Madame, répondit-il, nous autres prêtres sommes en cette matière aveugles et muets. Quant à moi, Dieu m’a fait cette grâce d’effacer incontinent de ma mémoire ce qui m’est confié sous le sceau de la confession. Vous connaissez la parole de l’Evangile : Sacramentum regis abscondere bonum est.

— Parfait, mon Père. Prenez donc ces papiers, conservez-les précieusement et rapportez-les moi dès que je vous les demanderai. Bientôt sans doute.

Et elle lui remit une liasse de lettres cachetées en trois endroits. Le confesseur était convoqué avant l’arrestation du coupable.

Le religieux fut mandé au Palais dès le surlendemain 10 novembre. On le conduisit dans la galerie aux Cerfs, galerie d’une très grande longueur, ornée de tableaux représentant les treize palais royaux, et éclairée par vingt fenêtres en plein cintre. Toute la forêt d’automne, paisible et ensoleillée, entrait par ces fenêtres.

Christine, appuyée sur une longue canne d’ébène comme sur un sceptre funèbre, debout dans une embrasure, riait et plaisantait avec un jeune et élégant cavalier d’une singulière beauté dont les yeux et les dents étincelaient. L’expression de la reine n’avait rien que d’ordinaire, mais une flamme étrange brillait dans ses prunelles.

À l’extrémité de la galerie trois gardes semblaient attendre, la main sur le pommeau de leur épée.

— Soyez le bienvenu, mon Père, dit Christine au religieux, et veuillez me donner les papiers que je vous ai confiés.

Elle fit sauter les cachets de la liasse, choisit quelques lettres, les parcourut du regard et une à une les passa à Monaldeschi, sans même lever les yeux sur lui.

Le jeune homme rougit, pâlit, puis ses traits se décomposèrent affreusement.

— Ah ! Madame, balbutia-t-il, ce n’est pas possible… Ces lettres ne sont pas de moi… On a imité mon écriture…

— Tu mens ! Tais-toi, dit Christine d’une voix basse et dure. Mais cela n’est rien. Et la machination dont tu m’as abusée, est-elle fausse également ? Le mannequin dressé dans la forêt ? L’abominable subterfuge par lequel tu m’as volé mon amour ? Toi, faquin, moi, reine de Suède.

— Ah ! je suis trahi ! s’écria le misérable avec un désespoir plein de rage.

Et grinçant des dents :

— Sentinelli, immonde coquin…

— Tu oses parler de trahison, toi, l’architraître ?

Monaldeschi se jeta aux pieds de la reine et comme Sentinelli l’avant-veille, saisit les plis de sa robe pour y cacher son visage :

— C’est vrai, je n’en ai pas le droit ! sanglota-t-il, je suis impardonnable… Mais pardonnez-moi, parce que je vous ai tout de même aimée et que vous êtes miséricordieuse !

— Relève-toi, chien, fit-elle d’un ton sec en lui arrachant sa robe et en le repoussant du pied. Te souviens-tu qu’il y a trois ans, avant mon abdication, j’ai fait trancher la tête à mon historiographe Messenius et à son fils parce qu’ils avaient publié un pamphlet contre moi ? Ne m’as-tu pas dit maintes fois qu’ils méritaient la mort ?

— Madame, je vous en conjure, écoutez-moi !

— C’est bien, parle !

Tous deux se mirent à marcher en long et en large par la galerie, lui, entremêlant les supplications aux excuses, avec des larmes et des gestes désespérés ; elle, l’écoutant avec une grande patience, sans aucun signe de colère ni de haine.

S’arrêtant enfin devant le moine, elle lui dit :

— Vous êtes témoin, mon Père, que j’ai donné à ce traître tout le temps qu’il a voulu pour se justifier, et que je ne cède à aucun mouvement inconsidéré. Puis elle ajouta du ton du juge qui articule une sentence :

— Maintenant, je me retire et vous laisse cet homme ; disposez-le à la mort et prenez grand soin de son âme !

— À la mort, Madame ? s’écria le Prieur épouvanté, tandis que Monaldeschi se tordait les bras en gémissant. Y pensez-vous ?

— Je ne pense qu’à cela depuis deux jours, mon Père, et c’est en mon âme et conscience que je l’ai jugé, répondit doucement Christine.

— Qui donc a le droit de juger, sinon Dieu, notre père céleste… ? Vous êtes femme, Madame, avec un tendre cœur de femme. Ayez pitié de ce malheureux !

— C’est justement mon cœur de femme qui l’a condamné, mon Père. Ce misérable est cent fois plus criminel que les bandits attachés à la roue. Et il le sait. C’est de sa conscience que je le sauve car elle deviendrait son bourreau… Et c’est à Dieu, par votre entremise, à lui pardonner, mon Père.

Sans un regard en arrière, elle quitta la galerie et passa dans le salon voisin.

En même temps, les trois gardes tirèrent leur épée, mouvement qui équivalait à la hache levée de l’exécuteur, et se rapprochèrent de Monaldeschi.

Celui-ci se jeta dans les bras de l’un d’entre eux qui avait été son ami :

— Intercède pour moi ! conjura-t-il.

Celui-ci accepta, mais revint presque aussitôt.

— La reine m’a durement congédié, fit-il, en m’enjoignant d’en finir. Allons, marquis ! songe à ton âme puisqu’il te faut mourir !

Mais le condamné se cramponnait à la vie. Voyant la pitié peinte sur le visage du prieur, il se traîna à ses pieds en l’adjurant d’intercéder une fois encore auprès de la reine, tandis que les sbires lui piquant les reins de la pointe de l’épée, le pressaient de se confesser.

Le bon moine, plus mort que vif, y consentit et se rendit chez la reine. Il la trouva seule étendue sur son lit, le visage serein et sans nulle émotion. Il s’agenouilla auprès d’elle et, le cœur plein de sanglots, la conjura par les douleurs et les plaies du Christ de se montrer clémente et de pardonner.

— C’est le plus beau privilège des rois ! lui dit-il.

Mais Christine resta froide, inexorable. Le Père Le Bel tenta donc un autre argument plus décisif :

— N’oubliez pas, Madame, que vous n’êtes pas dans votre pays où vous déteniez la toute-puissance. Vous vous trouvez en France, dans la maison d’un hôte qui est le roi de France. N’aurait-il pas bonne raison de s’offenser d’une exécution faite dans son palais et sans son aveu ?

La reine blessée dans son orgueil, se redressa de toute sa hauteur : — Le droit de justice m’appartient, mon Père, et il m’est loisible de l’exercer en tout temps et en tous lieux. Le roi de France n’a rien à y voir et je ne dois qu’à Dieu seul compte de mes actions…

— Mais vous pourriez, Madame, remettre le coupable entre les mains des juges qui instruiraient son procès… Christine se leva, brusquement :

— Retournez vers cet homme, mon Père, et occupez-vous de son âme…

Et elle lui tourna le dos.

Le pauvre moine, les larmes aux yeux, vint retrouver le condamné qui, voyant l’entretien se prolonger, avait repris quelque espoir et s’accrocha à lui comme un naufragé à une épave. Il l’embrassa et lui murmura à l’oreille :

— Je ne puis plus rien que prier pour vous et avec vous.

Le malheureux chancela en poussant deux ou trois grands cris.

Comment l’idée de défendre sa vie ne lui vint-elle pas ? Il portait une cotte de mailles sous son pourpoint et, comme tout gentilhomme, était armé d’une dague. Ne pouvait-il tuer ou blesser les sbires ? Tuer, par exemple, son bourreau Sentinelli qui avait causé sa perte et venait d’entrer dans la galerie pour se repaître de sa vengeance ?

Faut-il croire qu’il descendit jusqu’à supplier ce faux ami d’aller implorer pour lui la miséricorde de la reine, leur maîtresse ? Le beau favori n’était plus qu’une loque sans courage ni dignité.

Il s’abattit aux pieds du religieux pour commencer sa confession, entremêlant dans son trouble les mots français, latins, italiens et son confesseur n’était pas moins troublé que lui.

C’est alors que le capitaine des gardes rentra, pâle d’un ordre implacable :

— Es-tu enfin confessé, marquis ? demanda-t-il. À l’instant il te faut mourir.

Et l’épée haute, il le poussa jusqu’à la muraille, lui donnant un grand coup de pointe dans la poitrine comme pour l’y clouer. Mais la lame s’émoussa contre la cotte de mailles. Monaldeschi la saisit de la main droite pour parer le coup et le fer lui coupa trois doigts. Dès lors la tuerie tourna à la boucherie. Le Père Le Bel éperdu suivait le moribond pour lui donner l’absolution, l’adjurant de souffrir la mort pour ses péchés et de pardonner à ses assassins.

Sentinelli s’approchant à son tour lui porta un coup d’épée en plein visage, ce beau visage dont il avait été si jaloux. Monaldeschi tomba un genou en terre, en criant :

— Mon père ! Mon père !

Le religieux qui pleurait le bénit une seconde fois. Alors le mourant s’étendit sur le parquet comme sur un billot et de sa main sanglante indiqua qu’il fallait lui couper la gorge.

Mais les assassins étaient si troublés qu’ils ne firent que la lui taillader, « la chicoter », selon l’expression d’un témoin.

Le malheureux se tourna sur le côté droit et ne parla plus. Mais il râla encore un quart d’heure, tandis que le Père Le Bel, à genoux près de lui, continuait à l’exhorter et récitait le De Profundis.

L’odieux Sentinelli lui remua alors les bras et les jambes pour s’assurer qu’il était bien mort, le fouilla et ne trouva dans sa poche qu’un poignard et un petit livre de l’Imitation de Jésus-Christ.

Il était quatre heures de l’après-midi. L’exécution avait duré deux heures.

Enfin tous s’en allèrent, comme ils en avaient reçu l’ordre.

La nuit tombait quand Christine survint à pas muets, drapée dans un long manteau noir. Elle s’agenouilla près du cadavre, prit entre ses mains la tête mutilée, souleva les paupières sur ces yeux bleu-vert qu’elle avait tant aimés et dont le regard fixe, plein de douleur et d’effroi, semblait la poursuivre, baisa les belles lèvres couvertes d’une écume de sang. Puis, s’écroulant en travers du corps, elle éclata en longs sanglots sans larmes, qui la secouaient de durs et violents spasmes.

Était-ce Rinaldo qu’elle pleurait ou son grand amour, lui aussi assassiné ?

Le lendemain, elle était de nouveau calme et ne fit d’autre allusion au drame que pour s’assurer que Monaldeschi serait inhumé dans l’église d’Avon et pour envoyer au Père Le Bel cent livres destinées à des messes pour l’âme du défunt.

Mais ses traits s’étaient figés en une sèche précision de lignes qui avaient perdu souplesse et velouté.

Ebba, sa chère Ebba, était morte deux mois plus tôt, en couches, sans avoir pu la revoir. À trente ans, la jeunesse de Christine était finie.

Une tendre et longue amitié avec le cardinal Azzolino fut la consolation de sa vie à Rome, où elle vécut, paisible et pacifié, jusqu’à l’âge de soixante-trois ans. Elle mourût en pleine connaissance, avec courage et tranquillité.

Mais plus jamais elle n’aima.

FIN
Cet ouvrage a été écrit en 1938
  1. Nous soussignée, promettons et nous astreignons par le présent engagement de vouloir à l’avenir parler latin avec notre précepteur, etc.