Le Secret de lady Audley/35

La bibliothèque libre.
Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 153-171).

CHAPITRE XXXV

Milady avoue la vérité.

« Y a-t-il un appartement dans lequel je puisse vous parler en tête à tête ? » demanda Robert Audley en jetant un regard inquiet dans le vestibule.

Milady inclina la tête pour toute réponse. Elle poussa la porte de la bibliothèque qui avait été laissée entr’ouverte. Sir Michaël était monté chez lui s’habiller pour le dîner après un jour de paresse, bien légitime chez un malade. La salle était vide et seulement éclairée par le feu comme dans la soirée précédente.

Lady Audley entra, et Robert la suivit, en ayant soin de refermer la porte. La malheureuse femme, toute tremblante, se dirigea vers la cheminée, et s’agenouilla devant le feu, comme si la chaleur du foyer pouvait chasser le froid qu’elle ressentait. Robert s’approcha d’elle et se posta devant le foyer, appuyant son coude sur la cheminée.

« Lady Audley, dit-il d’un ton glacé qui détruisait tout espoir de tendresse ou de compassion, je vous ai parlé franchement hier soir, et vous avez refusé de m’écouter. Ce soir je serai plus franc encore, et il faudra bien que vous m’écoutiez. »

Milady, penchée devant le feu, la figure cachée dans ses mains, laissa échapper un sanglot qui ressemblait presque à un gémissement, mais elle ne fit aucune réponse.

« Il y a eu un incendie à Mount Stanning la nuit dernière, lady Audley, continua Robert impitoyable ; l’auberge du Château, la maison où je dormais, a été brûlée complètement. Savez-vous comment j’ai échappé à la mort ?

— Non.

— J’ai échappé par un miracle de la Providence, et ce miracle est bien simple. Je n’occupais pas la chambre qui avait été préparée pour moi. En y entrant je l’avais trouvée humide, et la cheminée avait fumé horriblement quand la servante avait allumé le feu. Je préférai donc coucher au rez-de-chaussée, dans la petite chambre où j’étais resté toute la soirée, et je dormis sur un canapé. »

Il s’arrêta un moment pour regarder lady Audley. Elle baissait la tête de plus en plus, et ce fut le seul changement qu’il remarqua dans son attitude.

« Dois-je vous dire, milady, qui a mis le feu à l’auberge du Château ? »

Pas de réponse.

« Dois-je vous le dire ? »

Toujours le même silence obstiné.

« Lady Audley, s’écria Robert tout à coup, l’incendiaire, c’est vous. C’est votre main qui a enflammé la boiserie, et vous pensiez à l’aide de ce crime, trois fois horrible, vous débarrasser de moi, votre ennemi et votre dénonciateur. Que vous importait à vous le sacrifice de plusieurs existences ? Si, à l’aide d’un second massacre de la Saint-Barthélémy, vous eussiez pu me faire disparaître, vous n’eussiez pas hésité à immoler toute une armée de victimes. Le jour de la pitié et de la faiblesse est passé. Je n’éprouve plus aucune compassion pour vous, et je ne vous épargnerai qu’autant que je craindrai d’en faire souffrir d’autres en vous faisant souffrir. S’il existait un tribunal secret devant lequel il me fût possible de vous traduire, je n’aurais aucun scrupule d’être votre accusateur ; mais je veux épargner le gentleman généreux et au noble cœur dont le nom serait souillé par l’infamie qui s’attacherait au vôtre. »

Sa voix s’adoucit en faisant cette allusion et baissa un instant ; mais il fit un effort sur lui-même et continua :

« Personne n’a perdu la vie dans l’incendie de la nuit passée. Je dormais légèrement, milady, car mon esprit était troublé, comme il l’est, depuis longtemps, par le malheur qui plane sur cette maison. C’est moi qui ai découvert le feu assez à temps pour donner l’alarme et sauver la servante ainsi que le malheureux ivrogne, qui était ivre et a été sérieusement brûlé malgré tous mes efforts. Il est maintenant à la ferme de sa mère dans un état déplorable. C’est par lui et sa femme que j’ai su qui était venu à l’auberge au milieu de la nuit. La femme était presque folle quand elle m’a vu, et elle m’a raconté tous les détails de la nuit dernière. Elle connaît peut-être bien d’autres secrets encore, et je pourrais les lui arracher si j’en avais besoin ; mais je n’en ai que faire. Mon chemin est tout tracé. J’ai juré de traîner devant la justice l’assassin de George Talboys, et je serai fidèle à mon serment. Je déclare que c’est par vous que mon ami a été tué. Je me suis demandé bien souvent, et cela était tout naturel, si je n’étais pas sous l’empire de quelque horrible hallucination. Comment croire, en effet, qu’une femme, jeune et charmante, fût capable de commettre un pareil crime ? Mais aujourd’hui il n’y a plus de doute possible. Après ce qui s’est passé à l’auberge du Château, il n’y a plus de forfait inventé et exécuté par vous, quelque grand et peu naturel qu’il soit, qui puisse m’étonner. Pour moi, vous n’êtes plus la femme coupable à laquelle il peut rester un cœur pour souffrir, vous êtes l’incarnation du mal ; vous ne souillerez pas plus longtemps cette maison de votre présence. À moins que vous ne confessiez qui vous êtes et ce que vous avez été en présence de l’homme que vous avez trompé si longtemps, et que vous n’acceptiez la pitié que nous pouvons juger convenable de vous témoigner, je vais réunir les témoins qui constateront votre identité, et, au risque d’attirer la honte sur ceux que j’aime, vous serez punie de vos crimes. »

Milady se releva tout à coup, et se dressa devant lui d’un air résolu ; elle avait rejeté ses cheveux en arrière et ses yeux étincelaient.

« Faites venir sir Michaël, s’écria-t-elle, faites-le venir, et je confesserai tout, oui, tout ! Peu m’importe ! J’ai lutté assez longtemps contre vous et déployé assez de patience : mais vous êtes vainqueur, monsieur Robert Audley ! C’est un beau triomphe, n’est-ce pas ? une grande victoire ! Vous avez employé votre esprit froid, lumineux et calculateur à un noble projet ! Vous avez vaincu une folle !

— Une folle ! s’écria M. Audley.

— Oui, une folle ! Quand vous dites que j’ai tué George Talboys, vous ne dites que la vérité, et quand vous dites que je l’ai traîtreusement assassiné, vous mentez ! je l’ai tué parce que je suis folle ; parce que mon intelligence penche un peu plus du côté de la folie que de la raison ; parce que, lorsque George Talboys m’accabla de reproches et me menaça comme vous l’avez fait, mon esprit, qui n’a jamais été bien sain, perdit toute sa raison, et je devins folle. Faites venir sir Michaël, et au plus vite ; s’il doit savoir quelque chose, qu’il sache tout, qu’il apprenne en entier le secret de ma vie ! »

Robert Audley sortit pour aller chercher son oncle. Il chercha ce digne parent avec la mort dans l’âme, car il savait qu’il allait détruire le rêve de la vie de son oncle, et que nos rêves n’en sont pas moins pénibles à perdre parce qu’ils n’ont jamais été la réalité pour laquelle nous les avons pris. Mais malgré toute la douleur qu’il éprouvait pour sir Michaël, il ne pouvait s’empêcher de songer aux dernières paroles de milady : « le secret de ma vie. » Il se souvenait de ces lignes qui l’avaient si fort intrigué dans la lettre écrite par Helen Talboys à son père la veille de son départ de Wildernsea. Il se souvenait de ces deux phrases inintelligibles : « Vous devez me pardonner, car vous savez pourquoi j’ai agi de la sorte ; vous connaissez le secret qui explique ma vie. »

Il trouva sir Michaël dans le vestibule ; il ne prépara pas le baronnet à la terrible révélation qu’il allait entendre. Il l’amena dans la bibliothèque, éclairée par le feu seulement, et là, pour la première fois, il lui adressa la parole d’un ton calme :

« Lady Audley a une confession à vous faire…, mon oncle, une confession qui vous sera bien douloureuse et qui vous surprendra cruellement ; mais pour votre honneur dans le présent, pour votre paix dans l’avenir, il faut que vous l’entendiez. Elle vous a trompé indignement, je dois le dire, mais il est de toute justice que vous écoutiez les excuses qu’elle peut alléguer. Que Dieu vous adoucisse la violence du coup, dit en sanglotant le jeune homme, moi, je ne le puis. »

Sir Michaël leva la main, comme pour imposer silence à son neveu ; mais cette main retomba impuissante. Il était debout au milieu de la salle, froid et immobile.

« Lucy ! cria-t-il d’une voix pleine d’angoisse qui résonna désagréablement aux oreilles de ceux qui l’entendaient et ressemblait au cri d’un animal blessé, Lucy, dites-moi que cet homme est fou !… Dites-le-moi, ma bien-aimée… ou bien je le tuerai ! »

Sa voix devint furieuse quand il se tourna vers Robert. On aurait dit qu’il voulait réellement terrasser de son bras puissant l’accusateur de sa femme.

Mais milady tomba à ses pieds, s’interposant entre lui et son neveu, qui se tenait appuyé sur le dos d’un fauteuil et cachait sa figure dans ses mains.

« Il vous a dit la vérité, lui dit-elle, et il n’est pas fou. Je vous ai envoyé chercher pour vous faire ma confession. Je vous plaindrais si je le pouvais, car vous avez été bon, très-bon pour moi, meilleur que je ne le méritais, mais je ne le puis…, je ne le puis…, je ne sens rien que ma douleur. Je vous ai dit, il y a bien longtemps, que j’étais égoïste ; je le suis toujours, et plus que jamais quand je souffre. Les gens heureux peuvent s’apitoyer sur le sort des autres. Moi, je ris des souffrances d’autrui… que sont-elles à côté des miennes ? »

Tout d’abord, quand sa femme était tombée à ses genoux, sir Michaël avait essayé de la relever en lui faisant des remontrances ; mais à mesure qu’elle parlait, il se laissa tomber sur une chaise qui se trouvait près de lui. Ses mains se joignirent, et il tendit la tête pour ne pas perdre une syllabe des paroles qu’elle prononçait. Toute sa vie s’était concentrée dans le sens de l’ouïe.

« Il faut que je vous raconte l’histoire de ma vie, pour que vous compreniez comment je suis devenue cette malheureuse femme à laquelle il ne reste plus d’autre espoir que celui de fuir, si on le lui permet, et d’aller se cacher dans quelque coin de terre isolé. Il faut que je vous raconte l’histoire de ma vie, répéta milady, mais ne craignez pas qu’elle soit longue. Cette histoire est trop triste pour que je me plaise à la faire durer. Quand j’étais enfant, il me souvient d’avoir souvent fait une question toute naturelle. Je demandais où était ma mère. Je me rappelais vaguement une figure dans le genre de la mienne aujourd’hui, qui me regardait, à l’époque où j’étais toute petite. Cette figure m’avait manqué tout à coup et je ne la revoyais plus. On me répondit qu’elle était partie. Je n’étais pas heureuse, car la femme qui me gardait chez elle était méchante, et l’endroit que nous habitions était un village solitaire sur la côte du Hampshire, à sept milles environ de Portsmouth. Mon père, qui était dans la marine, venait de temps en temps me voir, et j’étais entièrement sous la dépendance de cette femme qui, n’étant pas payée régulièrement, me faisait supporter sa mauvaise humeur quand mon père était en retard pour ses envois d’argent. Vous voyez donc que j’ai su de bonne heure ce que c’était que d’être pauvre. Peut-être était-ce parce que cette vie m’ennuyait, plutôt que par affection pour ma mère, que je demandais si souvent où elle était. Je recevais toujours la même réponse : « Elle est partie. » Si je voulais savoir pour quel endroit, on me disait que c’était un secret. Quand je fus assez âgée pour comprendre ce que signifiait le mot mort, je demandai si elle était morte. « Non, me dit-on, elle n’est pas morte, elle est malade, elle est partie ; » et lorsque je demandais si elle avait été longtemps malade, on me répondait qu’elle était malade depuis que j’étais venue au monde. À la longue, le secret me fut révélé. Je fatiguai celle qui me servait de mère de mes questions un jour où l’argent de ma pension n’arrivait pas, sa patience était à bout. Elle se mit en colère et m’avoua que ma mère était folle et enfermée dans une maison à quarante milles du village. À peine eut-elle fini, qu’elle se repentit d’avoir parlé et me dit qu’il ne fallait pas la croire, qu’elle n’avait pas dit la vérité. Je sus plus tard que mon père lui avait fait promettre de ne jamais m’avouer ce terrible secret. Je fis d’affreuses réflexions sur la folie de ma mère. Cette idée me poursuivit jour et nuit. Je me représentais toujours la malheureuse folle chargée de chaînes qui meurtrissaient ses membres, enfermée dans quelque cellule et couverte de hideux haillons. Je m’exagérais l’horreur de sa position. Je ne savais rien des différents degrés de la folie, et je m’imaginais qu’une folle, c’était une créature méchante qui me tuerait si je m’approchais d’elle. Cette impression pénible me torturait le cerveau à tel point qu’il m’arriva à plusieurs reprises de m’éveiller la nuit en criant, parce que je rêvais que les mains glacées de ma mère m’avaient saisie à la gorge, et que ses hurlements me déchiraient les oreilles. Lorsque j’atteignis ma dixième année, mon père vint me chercher. Il paya l’arriéré dû à la femme qui me gardait et m’envoya en pension. N’ayant pas d’argent, il m’avait laissée dans le Hampshire plus longtemps qu’il n’aurait voulu. Ici encore la pauvreté me faisait sentir son étreinte. Je courais le risque de rester ignorante parmi ces enfants campagnards et grossiers, parce que mon père était sans fortune. »

Milady s’arrêta pour reprendre haleine. Elle parlait vite. On voyait qu’il lui tardait d’en avoir fini avec cette histoire qui lui était odieuse. Elle était toujours agenouillée et sir Michaël ne cherchait pas à la relever.

Il était immobile sur sa chaise. Quelle était cette histoire qu’il écoutait ?… De qui disait-elle la vie et où aboutirait-elle ?… À coup sûr, ce n’était pas celle de sa femme. Elle lui avait autrefois raconté sa jeunesse, et le récit qu’elle lui avait fait, il y avait cru comme à la parole de l’Évangile. Elle avait été orpheline de bonne heure, et son enfance s’était écoulée dans un pensionnat anglais sans que le moindre événement fût venu troubler le calme de sa vie.

« Je racontai à mon père, qui vint enfin, ce que j’avais appris. Il fut vivement affecté quand je lui parlai de ma mère. Il n’était pas ce que le monde appelle généralement un homme sensible et bon, mais j’ai su plus tard qu’il avait tendrement aimé sa femme, et qu’il aurait volontiers sacrifié sa vie pour rester son gardien, s’il n’avait pas été forcé de travailler pour suffire aux besoins de la folle et de son enfant. Là encore la pauvreté reparaissait de nouveau et, à cause d’elle, ma mère était soignée par des mercenaires au lieu d’être entourée des soins d’un mari dévoué. Avant d’entrer en pension à Torquay, mon père me mena voir ma mère. Cette visite chassa du moins les idées qui m’avaient si souvent effrayée. Je n’entendis pas de hurlements, je ne vis pas de camisole de force ni de gardiens cruels. Une femme aux cheveux blonds, aux yeux bleus, s’avança vers nous plus légère qu’un papillon, nous sourit agréablement, et nous montra les fleurs qui ornaient sa chevelure, en babillant d’une voix gaie et rieuse. Mais elle ne nous reconnut pas. Elle en aurait fait autant pour tout étranger qui aurait franchi les portes du jardin où elle se promenait librement. Sa folie était une maladie héréditaire que lui avait transmise sa mère morte folle comme elle. Ma mère avait eu sa raison jusqu’au moment de ma naissance, et depuis lors son intelligence avait baissé de jour en jour jusqu’au moment où elle était devenue ce que je la voyais. Je m’éloignai de la maison des fous après avoir appris ces détails et j’emportai avec moi la certitude que le seul héritage que j’eusse à attendre de ma mère, c’était la folie. J’emportais encore autre chose : un secret à garder. Je n’avais que dix ans, mais je sentis tout le poids de ce fardeau. Il me fallait garder le secret de la folie de ma mère, car ce secret pouvait plus tard me faire du tort. Je ne devais pas l’oublier. Je m’en souvins et ce fut là peut-être ce qui me rendit égoïste et sans cœur, car je ne crois pas avoir de cœur. En grandissant, j’appris que j’étais jolie, belle, aimable, charmante. D’abord, j’entendis tout cela avec indifférence, mais peu à peu j’écoutai avec avidité et je me pris à songer que, malgré le secret de ma vie, il se pouvait que mon sort ici-bas fût plus heureux que celui de mes compagnes. J’appris ce qu’apprend tôt ou tard toute jeune fille en pension ; j’appris que mon bonheur dépendait du mariage que je ferais, et j’en conclus qu’étant plus jolie que mes amies, je devais faire un plus beau mariage. Quand je quittai la pension, j’avais dix-sept ans et cette idée en tête, et j’allai vivre à l’autre extrémité de l’Angleterre avec mon père, qui avait quitté le service et s’était établi à Wildernsea, parce que mon père s’imaginait que c’était un endroit charmant où l’on pouvait vivre à bon marché. L’endroit était charmant en effet et j’y étais à peine depuis un mois, que je savais déjà qu’une jolie fille n’y trouverait pas sitôt un mari ayant de la fortune. Je passe rapidement sur cet épisode de ma vie ; j’étais méprisable. Vous et votre neveu, sir Michaël, vous avez été riches toute votre vie, et le mépris vous est facile ; mais moi je savais jusqu’à quel point la pauvreté influe sur une existence, et je redoutais d’être pauvre. Le prétendant riche parut enfin ; le prince déguisé se montra. »

Elle s’arrêta un moment et frissonna convulsivement. Il était impossible de voir s’il s’opérait quelque changement sur sa physionomie ; sa tête était obstinément baissée vers le parquet. Tant que dura sa longue conférence, elle ne la releva pas, et pas un sanglot n’étouffa sa voix. Ce qu’elle avait à dire, elle le disait d’un ton froid et sec, ayant beaucoup d’analogie avec celui d’un criminel endurci et entêté jusqu’à la fin, qui se confesse à l’aumônier de la prison.

« Le prince déguisé se montra, répéta-t-elle, il se nommait George Talboys. »

Pour la première fois, depuis que sa femme avait commencé sa confession, sir Michaël tressaillit. Il commençait à comprendre. Une foule de remarques et d’incidents oubliés lui revinrent tout à coup à l’esprit et reparurent aussi vivement que s’ils avaient été ceux de sa propre vie.

« M. George Talboys était cornette dans un régiment de dragons, il était le fils unique d’un riche gentilhomme campagnard. Il devint amoureux de moi et m’épousa trois mois après que j’eus atteint ma dix-septième année. Je crois que je l’aimais autant qu’il m’était possible d’aimer quelqu’un, pas plus que je vous ai aimé, sir Michaël, pas autant même ; car, en m’épousant, vous m’avez élevée à une position qu’il ne pouvait me donner. »

Le rêve avait cessé. Sir Michaël Audley se rappela cette soirée d’été d’il y avait deux ans où il avait fait sa déclaration à l’institutrice de M. Dawson. Il se souvint de la sensation pénible de regret et de désappointement qu’il avait éprouvée ce soir-là, et il comprit qu’il avait en quelque sorte pressenti l’angoisse qui le torturait en ce moment.

Mais je ne crois pas que même dans sa souffrance il éprouvât cette surprise indicible, ce revirement complet de sentiment qu’éprouve un mari dont la femme a fait cette faute et devient cette créature perdue qu’il ne doit plus reconnaître. Je ne crois pas que sir Michaël eût jamais réellement donné toute sa confiance à sa femme. Il l’avait aimée et admirée, sa beauté et ses charmes l’avaient ensorcelé, mais il avait un sentiment vague qu’il lui manquait quelque chose, et l’appréhension et le désappointement qui l’avaient frappé au cœur le soir de sa demande en mariage, avaient toujours subsisté en lui plus ou moins distinctement depuis cette époque. Je ne crois pas qu’un honnête homme, quelque simple et confiante que soit sa nature, puisse jamais être trompé réellement. Sous la confiance qui se donne volontairement se cache une méfiance involontaire que la volonté ne peut détruire.

« Nous nous mariâmes, continua milady, et je l’aimai assez pour me trouver heureuse avec lui, tant que dura son argent, tant que nous voyageâmes sur le continent en grands seigneurs qui ne descendent qu’aux meilleurs hôtels et vivent de la façon la plus somptueuse. Mais lorsque nous revînmes à Wildernsea vivre avec mon père, il ne restait plus d’argent ; George était triste, il songeait à ses ennuis, et avait l’air de me négliger. Alors je fus très-malheureuse et je me dis que ce beau mariage ne m’avait en somme procuré qu’une année de distraction et d’amusement. J’engageai George à s’adresser à son père, et il refusa. Je lui conseillai de chercher à obtenir un emploi, il ne réussit pas. Il nous était né un fils, et la crise qui avait été si fatale à ma mère allait arriver pour moi. J’échappai au danger ; mais, après ma convalescence, je fus plus irritable et moins disposée à supporter les privations et le peu d’attentions de mon mari. Un jour je me plaignis amèrement. Je reprochai à George Talboys d’avoir associé à sa misère une pauvre jeune fille sans prévoyance. Il se mit en colère et quitta la maison. En m’éveillant le lendemain, je trouvai sur ma table de nuit une lettre dans laquelle il m’annonçait qu’il allait chercher fortune en Australie, et qu’il ne reviendrait que lorsqu’il serait riche. Je considérai ce départ comme un abandon, et je détestai l’homme qui me laissait seule avec un père incapable de me protéger et un enfant à nourrir. Il me fallut travailler pour gagner ma vie, et chaque heure de ce pénible travail d’institutrice fut une barrière nouvelle élevée entre George Talboys et moi. Son père était riche ; sa sœur vivait dans l’aisance et le luxe, et moi sa femme, moi la mère de son enfant, j’étais réduite à la mendicité. Le monde eut pitié de moi et je pris le monde en haine pour sa pitié. Je n’aimai pas mon enfant : c’était un fardeau qui pesait sur mes bras. La tache héréditaire que je portais en moi ne s’était encore manifestée d’aucune manière, mais à cette époque je devins sujette à des accès de désespoir et de violence. Ce fut alors que mon esprit perdit son équilibre et que je traversai cette ligne invisible qui sépare la raison de la folie. Je vis plus d’une fois mon père fixer sur moi ses regards alarmés. Il me caressait comme on caresse les enfants et les fous pour les adoucir, et je lui gardai rancune de ses caresses. À la longue ces accès de désespoir enfantèrent une résolution désespérée. Je me décidai à fuir cette maison où j’étais forcée de travailler pour gagner le pain de chaque jour et à quitter mon père qui me craignait plus qu’il ne m’aimait. Je résolus d’aller à Londres me perdre dans ce grand chaos de l’humanité. J’avais vu une annonce dans le Times pendant que j’étais à Wildernsea, et je me présentai chez mistress Vincent, la personne qui avait fait insérer l’annonce, sous un faux nom. Elle m’accepta sans me questionner sur mes antécédents. Vous connaissez le reste. Je vins ici et vous m’offrîtes la position que je convoitais ; car cette position devait me faire entrer dans la sphère à laquelle j’aspirais depuis que j’avais été en pension, et que je m’étais entendu dire pour la première fois que j’étais jolie. Trois années s’étaient écoulées depuis le départ de mon mari, et je n’avais pas reçu de ses nouvelles. Je me disais que, s’il était encore en vie et qu’il fût revenu en Angleterre, il m’aurait retrouvée sous n’importe quel nom et n’importe où. Je connaissais assez bien son caractère énergique pour savoir à quoi m’en tenir à ce sujet. Je me dis que j’avais donc le droit de le croire mort ou de supposer qu’il voulait se faire passer pour tel, et son ombre ne devait pas se dresser entre la prospérité et moi. Telles furent mes réflexions, et je devins votre femme, sir Michaël, avec la résolution d’être pour vous une aussi bonne femme qu’il était dans ma nature de l’être. Les tentations vulgaires qui viennent souvent assaillir et pousser au mal quelques-unes de mes pareilles, ne m’effrayaient nullement. J’eusse été fidèle et pure jusqu’à la fin de ma vie quand bien même une légion de tentateurs auraient juré ma perte. Cette folie que le monde appelle l’amour n’est jamais entrée pour rien dans ma folie à moi, et les deux extrêmes en se touchant ont du moins fait d’un vice une vertu. Le manque de cœur a garanti ma fidélité. Je fus charmée de mon premier triomphe et de la grandeur de ma position et très-reconnaissante envers celui qui m’y avait élevée. Le bonheur me fit sentir, pour la première fois de ma vie, un peu de compassion pour les souffrances des autres. J’avais été pauvre moi-même, et maintenant que j’étais riche, je pouvais secourir mes voisins indigents. Je pris plaisir à être bonne et généreuse. Je découvris l’adresse de mon père et je lui envoyai de fortes sommes sans déclarer mon nom, car je ne voulais pas qu’il sût ce que j’étais devenue. Je profitai sans scrupule des avantages que me procurait votre libéralité. Je prodiguai le bonheur partout. Je me vis aimée et admirée, et je crois que j’eusse continué à être bonne Jusqu’à la fin de mes jours, si le destin me l’avait permis. Je pense que durant cette période mon esprit retrouva son équilibre. Je m’étais observée avec soin depuis mon départ de Wildernsea. Je m’étais dominée autant qu’il m’avait été possible, et très-souvent je m’étais demandé, pendant que j’étais assise dans le petit salon paisible du docteur, si M. Dawson avait le moindre soupçon de mon infirmité héréditaire. Le destin ne voulut pas me permettre d’être bonne. Ma destinée me força à être méchante. Un mois après mon mariage, je lus dans un des journaux du comté d’Essex, la nouvelle du retour d’Australie d’un certain M. Talboys, chercheur d’or qui avait fait fortune. Le navire était en route à l’époque où je lus la nouvelle… que fallait-il faire ? Je vous ai dit que je connaissais l’énergie du caractère de George. Je savais que l’homme qui était allé aux antipodes chercher une fortune pour sa femme, ne négligerait rien pour la retrouver. Il était inutile de chercher à me cacher, à moins qu’il ne me crût morte, il me chercherait jusqu’à ce qu’il m’eût découverte. Mon cerveau fut ébranlé à l’idée du danger que je courais. L’équilibre fut de nouveau dérangé, je franchis une seconde fois la limite, je redevins folle. Je me rendis à Southampton où mon père habitait avec l’enfant. Vous vous souvenez que je donnai pour excuse à ce voyage précipité une maladie de mistress Vincent, et que je m’arrangeai pour n’emmener avec moi que Phœbé Marks. Je laissai la soubrette à l’hôtel pendant que j’allais voir mon père. Je lui confiai le secret du danger auquel j’étais exposée. Il ne trouva rien à redire à ce j’avais fait ; la pauvreté avait émoussé en lui les principes de l’honneur, mais il eut peur, et me promit de m’aider de toutes ses forces pour me tirer d’embarras. Il avait reçu pour moi une lettre de George adressée à Wildernsea, et renvoyée au nouveau domicile de mon père. Cette lettre avait été écrite quelques jours avant le départ de l’Argus, et elle annonçait la date probable de l’arrivée du navire à Liverpool. C’était pour nous une indication sur laquelle nous devions régler notre conduite. Nous prîmes à l’instant même une décision. Le jour de l’arrivée probable de l’Argus, ou quelques jours plus tard, le Times publierait la nouvelle de ma mort. Ce plan n’était pas sans difficulté. Il fallait, en annonçant ma mort, indiquer l’endroit et la date. George accourrait certainement, quelle que fût la distance, et découvrirait le mensonge. Avec la connaissance approfondie que j’avais de son caractère, de son courage, de sa détermination et de son aptitude à espérer quand l’espoir eût été impossible, j’étais sûre que tant qu’il n’aurait pas vu la tombe sous laquelle je reposais, et mon extrait mortuaire, il ne croirait pas que j’étais perdue pour lui. Mon père fut complètement abasourdi et ne put rien inventer. Il se contenta de verser des larmes comme un enfant, de se désespérer et de s’effrayer, et il me fut complètement inutile dans cette crise. N’ayant aucun espoir de sortir de cette difficulté, je m’en rapportai aux événements, et je me berçai de l’idée que parmi bien d’autres coins obscurs de la terre, Audley ne serait jamais découvert par mon mari. J’étais assise auprès de mon père dans un misérable réduit, prenant du thé, et jouant avec l’enfant qui examinait curieusement mes bijoux et ma toilette, sans se douter que je fusse pour lui autre chose qu’une étrangère ; j’avais l’enfant dans mes bras, lorsqu’une femme qui s’occupait de lui entra. Elle venait chercher l’enfant et le mettre en état de paraître plus convenablement devant la dame, comme elle disait. Je voulus savoir comment l’enfant était traité, et je fis causer la femme pendant que mon père s’endormait à côté de la table. Elle avait la figure pâle, les cheveux cendrés, et portait environ quarante-cinq ans. Elle paraissait contente de pouvoir causer avec moi aussi longtemps que je voudrais le lui permettre, et laissa bientôt l’enfant de côté pour me parler de ses chagrins à elle. Elle était dans un très-grand embarras, me dit-elle ; sa fille aînée avait été forcée par la maladie de quitter sa place, et le médecin disait qu’elle était poitrinaire. C’était pénible pour la pauvre veuve d’avoir une fille malade à soigner, et toute une famille en bas âge à nourrir. J’écoutai patiemment tout ce qu’elle me raconta sur les souffrances de sa fille, son âge, sa piété, les remèdes du médecin, et bien autre chose encore ; mais mon esprit était ailleurs ; je ne l’écoutais pas, je ne l’entendais que d’une manière vague, comme un bourdonnement qui arrivait à mes oreilles, comme le bruit de la rue, ou le murmure du ruisseau qui coulait à l’extrémité de cette rue. Que m’importaient les douleurs de cette femme ? N’avais-je pas les miennes, auprès desquelles tout ce que sa nature grossière ressentait n’était rien. Ces sortes de gens ont toujours des maris malades, des enfants alités, et s’attendent à être secourus par les riches dans tous leurs embarras. Il n’y avait rien là qui sortît du commun. Je songeais à tout ceci, et j’étais sur le point de la renvoyer avec un souverain pour sa fille malade, lorsqu’une idée me traversa le cerveau avec tant de promptitude, que tout mon sang reflua à ma tête, et fit battre mon cœur avec la violence que j’éprouve lorsque je suis folle. Je lui demandai son nom. Elle s’appelait Plowson et tenait une petite boutique où elle vendait de tout, disait-elle, et qu’elle quittait de temps en temps pour venir voir Georgey et surveiller la jeune fille qui était la servante à tout faire de mon père. Sa fille malade se nommait Matilda. Je lui adressai plusieurs questions sur cette fille Matilda, et j’appris qu’elle avait vingt-quatre ans, qu’elle avait toujours été malade, et qu’en ce moment, comme disait le docteur, elle était atteinte d’une maladie de langueur qui l’emporterait rapidement, et qu’elle déclinait depuis longtemps. L’homme de l’art déclarait même qu’elle ne passerait pas la quinzaine. Le navire qui apportait George Talboys devait dans trois semaines jeter l’ancre dans la Merscy. Il est inutile de m’appesantir plus longtemps sur ces détails. Je visitai la jeune fille. Elle était jolie et mignonne. Son portrait pouvait à la rigueur ressembler au mien, quoiqu’elle n’eût avec moi aucune ressemblance, excepté sous ces deux rapports.

Je lui fus présentée comme une dame qui désirait lui être utile. Je corrompis la mère en lui donnant plus d’argent qu’elle n’en avait jamais vu et elle consentit à tout ce que je voulus. Dès le second jour de ma connaissance avec cette mistress Plowson, mon père se rendit à Ventnor et loua un appartement pour sa fille malade et son enfant. Dans la matinée suivante, il emmena Matilda mourante et Georgey qu’on avait décidé avec des gâteaux à l’appeler maman. Elle entra dans la maison en qualité de mistress Talboys ; un médecin la soigna en la croyant mistress Talboys, et quand elle mourut elle fut inscrite sur le registre sous le nom de mistress Talboys. La nouvelle fut insérée dans le Times, et deux jours après George Talboys arriva à Ventnor et fit placer la pierre tumulaire qui rappelle le souvenir de sa femme, Helen Talboys. »

Sir Michaël Audley se leva lentement et avec peine. On aurait dit que la douleur morale avait raidi tous ses membres.

« Je ne puis en entendre davantage… dit-il d’une voix rauque. S’il reste quelque chose à dire, il m’est impossible de l’écouter… Robert… il est inutile d’aller plus loin… C’est vous qui avez découvert tout cela… continuez votre œuvre en vous occupant du salut et du bien-être de cette femme que je croyais être la mienne… Souvenez-vous dans tout ce que vous ferez que je l’ai aimée réellement et tendrement… Je ne puis lui dire adieu et je ne le lui dirai pas jusqu’à ce que je puisse songer à elle sans amertume… jusqu’à ce que je puisse avoir pitié d’elle… Mais je prie Dieu de lui pardonner ses erreurs. »

Sir Michaël sortit de la bibliothèque sans jeter un seul regard sur sa femme agenouillée. Il n’osait pas regarder une dernière fois celle qu’il avait aimée. Il se rendit dans son cabinet, sonna son valet de chambre et lui ordonna de préparer son porte-manteau, de faire atteler pour le dernier train et de prendre tous les arrangements nécessaires pour accompagner son maître.