Le Secret de lady Audley/38

La bibliothèque libre.
Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 198-212).

CHAPITRE XXXVIII

Enterrée vivante.

Robert Audley s’assit dans la bibliothèque avec la lettre du médecin devant lui, et songea à ce qui lui restait encore à faire.

Le jeune avocat s’était constitué le dénonciateur de cette femme coupable. Il avait été son juge et maintenant il était son geôlier. Tant qu’il n’aurait pas porté à son adresse la lettre qui était là devant lui, tant qu’il n’aurait pas confié au directeur de la maison de fous celle qu’il avait sous sa garde, le terrible fardeau pèserait sur ses épaules, et son devoir ne serait pas accompli.

Il écrivit quelques lignes à milady pour la prévenir qu’il allait la conduire à un endroit d’où elle ne reviendrait pas, et qu’elle ne devait pas perdre de temps à faire ses préparatifs. Il lui disait qu’il désirait partir dans la soirée si cela était possible.

Miss Susan Martin, la femme de chambre, trouva pénible d’avoir à faire tant de malles en aussi peu de temps, mais milady l’aida. C’était un amusement pour elle de plier, d’empaqueter soies et velours, et de rassembler bijoux et parures. « On ne veut donc pas m’enlever ce que je possède, » se disait-elle. On l’exilait, c’était clair, mais l’exil n’était pas sans espoir, et dans n’importe quel coin du globe elle saurait, à l’aide de sa beauté, se constituer une petite royauté, conquérir de vaillants chevaliers, et trouver des sujets dévoués. Elle travailla donc de son mieux avec sa femme de chambre qui flairait la ruine dans ce départ précipité et ne déployait pas beaucoup de zèle. À six heures du soir, elle envoya dire à M. Audley qu’elle était prête à partir quand il le voudrait.

Robert avait consulté un volume de Bradshaw, et découvert que Villebrumeuse était située en dehors des lignes du chemin de fer, et qu’on ne pouvait y arriver que par la diligence de Bruxelles. Le bateau pour Douvres partait du pont de Londres à neuf heures, et Robert pouvait y trouver place, puisque le train qui passait à Audley à sept heures arrivait à Shoreditch à huit heures un quart. En passant par Douvres et Calais, ils arriveraient à Villebrumeuse le lendemain, dans l’après-midi ou dans la soirée.

À quoi bon les suivre dans leur triste voyage de nuit ? Milady occupa une des étroites cabines et s’enveloppa de ses fourrures qu’elle n’avait pas oubliées. Son âme vénale aurait trop regretté les belles choses qui lui appartenaient, pour qu’il lui fût possible de ne pas y songer, même en ce moment suprême. Elle avait caché de fragiles tasses à thé et des vases de Sèvres et de Dresde dans les plis de ses robes de soie. Elle avait enfoui ses bijoux et ses coupes dorées parmi son linge ; elle aurait arraché les tableaux des murs et la tapisserie des Gobelins de ses fauteuils si elle avait pu. Elle avait pris tout ce qui pouvait s’emporter, et elle avait suivi Robert Audley avec une soumission passive, qui n’était que l’obéissance du désespoir.

Robert Audley se promenait sur le pont du bateau à vapeur au moment où les horloges de Douvres sonnèrent minuit, et la ville se montra bientôt comme un croissant lumineux qui éclairait la sombre immensité de la mer. Le steamer glissa rapidement vers les côtes de France, et Robert Audley poussa un long soupir de soulagement en se disant que son œuvre serait bientôt achevée. Il pensa à la malheureuse femme coupable qui se trouvait seule dans sa cabine et il eut pitié d’elle, parce qu’elle était femme et abandonnée, mais la figure de George lui apparut telle qu’il l’avait vue le jour de son retour des Antipodes, et cette apparition lui remit en mémoire l’horrible mensonge qui avait brisé le cœur de son ami.

« Pourrai-je jamais lui pardonner ? se dit-il ; pourrai-je jamais oublier la figure de George dans ce café où il lisait le Times. Il y a des crimes pour lesquels il n’y a pas de pardon et celui-ci est du nombre. Quand bien même George reviendrait à la vie demain, la blessure de son cœur ne serait pas guérie, il ne serait plus l’homme qu’il était avant ce mensonge imprimé. »

Il était déjà tard, le lendemain, quand la diligence ébranla le pavé inégal de la principale rue de Villebrumeuse. La vieille ville ecclésiastique, triste d’habitude, paraissait plus triste encore en la voyant sous ce demi-jour grisâtre. Les réverbères, allumés de bonne heure et placés à de grandes distances, ajoutaient encore à l’obscurité des rues. Ils ressemblaient à ces vers luisants qui rendent plus sombres les coins de la haie où ils ne brillent pas. La ville belge privée de tout commerce était une retraite ignorée, portant les traces de l’oubli et de la décadence sur chaque façade de maison dans les rues étroites, sur chaque toit en ruine, sur chaque bouche de cheminée. Il était difficile de s’imaginer pourquoi les rues avaient été bâties tellement étroites, que la diligence frôlait presque les passants sur le trottoir et les forçait à se rejeter sur les devantures des boutiques, car il y avait du terrain de construction de reste derrière la vieille ville. Robert Audley aurait pu remarquer que les rues les plus étroites et les moins habitables étaient précisément les plus peuplées, tandis que les plus vastes et les plus aérées étaient vides et désertes ; mais Robert ne songeait à rien de tout cela. Il était enfoncé dans un coin de la voiture et regardait milady assise dans l’autre coin. Il se demandait quelle était l’expression de cette figure qui se cachait avec tant de soin sous le voile.

Ils avaient eu à eux seuls le coupé de la diligence pendant tout le voyage, car les voyageurs ne sont pas nombreux entre Bruxelles et Villebrumeuse, et la diligence avait été conservée plutôt comme une tradition du passé que comme une entreprise profitable à ses propriétaires.

Milady n’avait pas dit un seul mot pendant toute la route, excepté pour refuser les rafraîchissements que Robert lui avait offerts aux relais. Elle se sentit mal à l’aise en quittant Bruxelles, car elle avait espéré que son voyage finirait là, et elle ferma les yeux avec dégoût et désespoir pour ne pas regarder le paysage toujours le même de la Belgique.

Elle leva enfin les yeux quand la voiture déboucha dans un grand carré qui avait été jadis le jardin d’un monastère et qui était maintenant la cour d’un hôtel dans les caves duquel criaient et se jouaient les rats, même en plein jour, pendant que le soleil brillait dans les chambres supérieures.

Lady Audley frissonna en descendant de la diligence au milieu de cette sombre cour. Robert était entouré de commissionnaires qui se disputaient l’honneur d’emporter ses bagages et décidaient eux-mêmes du choix de son hôtel. L’un de ces commissionnaires courut chercher une voiture sur la demande de Robert, et reparut en poussant de grands cris et en faisant claquer son fouet avec un bruit qui retentissait comme quelque chose de diabolique dans l’obscurité ; il ramenait une paire de chevaux si petits, qu’on aurait pu croire qu’ils avaient été extraits tous deux d’un cheval ordinaire.

Robert laissa milady dans la salle commune, sous la garde d’une servante à figure endormie, pendant qu’il se rendait dans un autre endroit de la ville. Il y avait des formalités à remplir avant de faire enfermer la femme de sir Michaël dans la maison indiquée par le docteur Mosgrave. Robert eut à voir une foule d’importants personnages, à prononcer grand nombre de serments, à montrer la lettre du médecin anglais, et à signer et contre-signer pas mal de papiers, pour ouvrir à la cruelle femme de son ami perdu les portes de cette demeure d’où elle ne devait plus sortir. Plus de deux heures furent employées à tous ces arrangements, et quand le jeune homme revint à l’hôtel, il trouva lady Audley en contemplation devant deux bougies et une tasse de café à laquelle elle n’avait pas touché.

Robert fit monter milady dans la voiture de louage et prit place à côté d’elle.

« Où me conduisez-vous ? lui dit-elle enfin. Je suis lasse d’être traitée en enfant méchant qu’on met dans un cabinet noir pour le punir d’une faute. Où me conduisez-vous ?

— Dans une retraite où vous aurez le temps de vous repentir du passé, mistress Talboys, » répondit gravement Robert.

Ils abandonnèrent les rues pavées et débouchèrent sur une grande place où s’élevaient au moins une demi-douzaine de cathédrales. Ils gagnèrent ensuite un boulevard éclairé par des lanternes et aperçurent des branches d’arbres sans feuilles qui tremblaient au vent comme des spectres décharnés. De chaque côté du boulevard, il y avait des maisons entre cour et jardin, dont les grandes portes cochères étaient surmontées de vases blancs renfermant des géraniums. La voiture roula pendant trois quarts de mille environ sur ce boulevard sablé, et vint s’arrêter devant une porte cochère encore plus grande et plus massive que toutes celles qu’ils avaient dépassées.

Milady poussa un petit cri en regardant par la portière. Une énorme lampe brillait au-dessus de cette porte cochère et le vent de mars en faisait vaciller la flamme en pénétrant sous le verre.

Le cocher sonna et une petite porte en bois à côté de la grande fut ouverte par un homme à cheveux gris, qui jeta un coup d’œil sur la voiture et se retira. Il reparut trois minutes après derrière les montants doublés de fer qu’il avait écartés, et qui laissèrent apercevoir une cour déserte et pavée.

Le cocher fit entrer ses chevaux dans cette cour et amena la voiture jusqu’à la porte d’une grande maison en pierre grise, dont la façade comptait bon nombre de fenêtres, dont quelques-unes étaient faiblement éclairées et ressemblaient aux yeux pâles de quelque veilleur fatigué de contempler l’obscurité de la nuit.

Milady surveillait tous ces détails aussi froidement que les étoiles qui se montraient dans ce ciel d’hiver ; elle jeta sur ces fenêtres un coup d’œil empressé et pénétrant. À l’une d’elles, masquée par un mauvais rideau d’un rouge fané, elle aperçut l’ombre d’une femme coiffée d’une façon bizarre qui passait et repassait sans cesse devant le rideau.

La méchante femme de sir Michaël plaça aussitôt la main sur le bras de Robert et, lui montrant cette fenêtre à rideau :

« Je sais où vous m’avez amenée, lui dit-elle. C’est une maison de fous. »

M. Audley ne lui répondit pas. Il n’avait pas bougé de la portière pendant qu’elle lui parlait. Il l’aida tranquillement à descendre de voiture, lui fit gravir quelques marches et la conduisit dans le vestibule de la maison. Il tendit la lettre du docteur Mosgrave à une femme entre deux âges et très-proprement vêtue, qui sortit d’une petite chambre donnant sur le vestibule et ayant quelque ressemblance avec le bureau d’un hôtel. Cette femme adressa un sourire à Robert et à lady Audley ; et après avoir remis la lettre à un domestique, elle les invita à entrer dans son agréable petite chambre qui était assez bien meublée et chauffée par un poêle microscopique.

« Madame est-elle fatiguée ? » demanda la Française avec un air de grande sympathie et en avançant un fauteuil à milady.

Madame haussa les épaules et parcourut l’appartement d’un regard observateur qui n’indiquait pas une très-vive satisfaction.

« Quelle est cette maison, Robert Audley ?… s’écria-t-elle avec fureur. Me prenez-vous pour une enfant que vous vous jouez ainsi de moi et que vous me trompez de la sorte ?… Quelle est cette maison ?… Est-ce ce que j’ai dit tout à l’heure ?… Parlez…

— C’est une maison de santé, milady, et je ne cherche pas à vous tromper, » dit le jeune homme gravement.

Milady réfléchit un moment en regardant Robert.

« Une maison de santé… répéta-t-elle. Oui, en France cela s’appelle ainsi, mais en Angleterre c’est une maison de fous. N’est-ce pas, madame, que c’est une maison de fous ? dit-elle en français en se retournant vers la femme et en tapant du pied sur le plancher.

— Ah ! mais non, madame, répondit-elle en protestant avec un cri aigu, c’est une maison d’agrément très-convenable où l’on peut s’amuser… »

Elle fut interrompue par l’arrivée du directeur de cet agréable établissement, qui parut le sourire aux lèvres et la lettre du docteur Mosgrave à la main.

Le directeur se déclara enchanté de faire la connaissance de Robert. Il n’y avait rien sur terre qu’il ne fût prêt à faire pour monsieur en personne, et rien sous les cieux qu’il ne s’efforcerait d’accomplir pour lui, en sa qualité d’ami d’une connaissance aussi distinguée que le célèbre docteur anglais. La lettre de M. Mosgrave l’avait mis au courant de ce qu’il y avait à faire, et il se chargeait volontiers de soigner la charmante et très-intéressante madame… madame…

Il frotta ses mains poliment, et regarda Robert. Celui-ci se souvint alors pour la première fois, qu’il lui avait été recommandé de présenter lady Audley sous un nom supposé.

Il feignit de n’avoir pas entendu la question du directeur. C’est une chose qui paraît facile, de choisir entre mille le premier nom venu ; mais M. Audley eut l’air d’avoir oublié tous les noms qu’il connaissait pour ne se rappeler que le sien et celui de son ami perdu.

Le directeur s’aperçut peut-être de son embarras, et pour l’aider à en sortir, il se tourna vers la femme et murmura quelque chose à propos du no 14 bis. La femme prit une clé, qui était suspendue avec plusieurs autres au-dessus du manteau de la cheminée, et une bougie qui se trouvait sur une planche dans un coin de la chambre, et l’ayant allumée, elle traversa une salle carrelée et s’avança vers un escalier en bois verni.

Le médecin anglais avait informé son collègue de Belgique, que la question d’argent ne devait nullement le préoccuper dans tous ses arrangements pour le bien-être de la dame anglaise confiée à ses soins. Conformément à ces instructions, M. Val avait choisi pour sa nouvelle pensionnaire un appartement magnifique : l’antichambre était dallée en marbre blanc et noir, mais sombre comme une cellule ; le salon était meublé de draperies en velours peu faites pour égayer l’esprit, et la chambre à coucher renfermait un lit d’un mécanisme si curieux, qu’on ne voyait pas par où on pouvait s’y glisser à moins de déchirer la couverture avec un canif.

Milady contempla ces appartements, passablement tristes à la lueur de la bougie. Cette flamme solitaire et pâle, ressemblant elle-même à un esprit, était multipliée par les mille apparitions encore plus pâles, qui brillaient partout autour de la chambre : dans les profondeurs sombres des boiseries et des parquets pâles, dans les vitres des fenêtres, dans les glaces, dans les grandes étendues de choses brillantes qui ornaient les pièces et que milady prenait pour de coûteux miroirs, mais qui n’étaient en réalité que de méchantes imitations en étain bruni.

Parmi la splendeur fanée du velours usé, des dorures ternies et du bois poli et brillant, elle se laissa tomber dans un fauteuil et se couvrit la figure de ses mains. Leur blancheur et la lumière tremblante comme celle des étoiles des diamants qui les couvraient étincelaient dans la chambre faiblement éclairée. Elle s’assit sans rien dire, inanimée, désespérée, fiévreuse, tandis que Robert et le médecin français se retirèrent dans une chambre à côté et parlèrent à voix basse. M. Audley n’avait que fort peu de chose à ajouter à ce qui avait déjà été dit pour lui par le médecin et avec bien meilleure grâce. Après s’être creusé l’esprit, il remplaça le nom auquel lady Audley avait droit par celui de Taylor, et dit au directeur que cette mistress Taylor était une parente éloignée qui avait hérité de la folie de sa mère comme le docteur Mosgrave en avait informé M. Val ; qu’elle avait donné quelques preuves de dérangement d’esprit, mais qu’elle n’était pas folle dans la vraie acception du mot. Il le pria de la traiter avec beaucoup d’égards et de compassion, de lui accorder tout ce qui serait raisonnable, mais de ne la laisser sortir de la maison sous aucun prétexte. M. Val la ferait accompagner dans le jardin par une personne de confiance et serait responsable de sa pensionnaire. En outre, puisque M. Val était protestant, il trouverait quelque ministre bienveillant qui viendrait prodiguer à cette dame les conseils et les consolations dont elle avait grand besoin.

Telle fut, en résumé, avec les arrangements nécessaires pour la question d’argent qui serait réglée de temps en temps par M. Audley sans l’intermédiaire de personne, la conversation du directeur et de Robert, conversation qui dura environ un quart d’heure ; et quand ils eurent fini, ils retrouvèrent lady Audley dans la même attitude que lorsqu’ils l’avaient quittée : ses mains jointes couvraient toujours sa figure.

Robert s’approcha d’elle et lui dit tout bas à l’oreille : « Vous vous nommez dorénavant mistress Taylor. Je ne crois pas que vous ayez l’intention de révéler votre véritable nom. »

Elle secoua la tête pour toute réponse et n’écarta pas ses mains de sa figure.

« Madame aura une servante pour elle seule, dit M. Val. Tous ses désirs seront satisfaits, tous ses désirs raisonnables, veux-je dire, ajouta-t-il, avec son étrange mouvement d’épaule, et nous ferons notre possible pour que le séjour de Villebrumeuse lui plaise et lui soit profitable. Les pensionnaires dînent ensemble quand elles le veulent, je dîne moi-même très-souvent à leur table, mon second toujours. Je demeure avec ma femme et mes enfants dans un petit pavillon aux environs ; mon second, un habile et digne homme, réside dans l’établissement. Madame peut compter sur tous mes efforts pour… »

M. Val aurait continué longtemps encore sur le même ton, en se frottant les mains et en regardant radieusement Robert et la personne confiée à ses soins, si madame ne s’était levée furieuse et ne lui eût enjoint de se taire en le menaçant de ses doigts chargés de pierreries.

« Laissez-moi seule avec l’homme qui m’a amenée ici, cria-t-elle les dents serrées, laissez-moi seule ! »

Elle montra la porte avec un geste impérieux si rapide que la draperie de soie s’ouvrit avec fracas sous sa main. Les brèves syllabes françaises sifflaient à travers ses dents pendant qu’elle les débitait et semblaient mieux convenir à son ton et à sa disposition d’esprit que l’anglais familier qu’elle avait parlé jusqu’ici.

Le docteur français leva les épaules et s’en alla dans le noir vestibule en murmurant :

« Quel charmant diable, » avec un geste digne de Mlle Mars.

Lady Audley se dirigea rapidement vers la porte qui séparait la chambre à coucher du salon, la ferma, et, tenant toujours le bouton dans sa main, elle se retourna vers Robert Audley.

« Vous m’avez conduite dans une tombe, monsieur Audley, s’écria-t-elle. Vous avez usé lâchement et cruellement de votre puissance pour m’enterrer vivante.

— J’ai fait ce que me commandaient la justice envers les autres et la compassion envers vous, répliqua tranquillement Robert ; j’eusse mal agi à l’égard de la société, si je vous eusse laissé la liberté, après la disparition de George Talboys et l’incendie de l’auberge du Château. Je vous ai amenée dans une maison où vous serez traitée avec bonté par des gens qui ne savent pas votre histoire et n’auront aucun reproche à vous adresser. Vous mènerez ici une vie calme et tranquille, madame, comme celle que se choisissent bien des femmes meilleures que vous dans ce pays catholique et qu’elles endurent heureusement jusqu’à la fin. La solitude de votre existence ne sera pas plus grande que celle de la fille d’un roi qui, pour échapper aux malheurs de son temps, alla s’ensevelir dans une retraite pareille à celle-ci. Ce sera une expiation bien légère que je vous impose pour tous vos crimes, une faible pénitence à laquelle je vous soumets. Vivez ici et repentez-vous. Personne ne vous tourmentera. Repentez-vous ! je n’ai que cela à vous dire.

— Je ne puis, s’écria-t-elle écartant ses cheveux et fixant ses yeux dilatés sur Robert Audley. Je ne puis ! C’était bien la peine d’être belle, de comploter et de ne pas dormir la nuit en songeant au danger pour en arriver à un pareil résultat. Puisque je devais finir ici, il aurait bien mieux valu renoncer à tout, lors du retour de George Talboys en Angleterre, et ne pas résister à la malédiction qui pesait sur moi. »

Elle saisit à pleine main les boucles dorées de ses cheveux, comme si elle avait voulu les arracher de sa tête. Elle lui avait servi si peu, après tout, la belle auréole d’or qui contrastait si bien avec l’azur de ses yeux bleus ! Elle détestait sa beauté. Elle se détestait elle-même.

« Je rirais de vous et je vous défierais, si j’osais, reprit-elle. Je me tuerais, si j’en avais le courage, mais je suis lâche, je l’ai toujours été. J’ai eu peur de l’horrible héritage de ma mère… peur de la pauvreté… peur de George Talboys… peur de vous. »

Elle se tut un moment sans quitter sa place près de la porte, comme si elle avait résolu de retenir Robert aussi longtemps qu’elle le voudrait.

« Savez-vous à quoi je pense ? dit-elle tout à coup. Savez-vous à quoi je pense en vous regardant à la lueur de cette bougie ? Je pense au jour où George Talboys disparut. »

Robert tressaillit en l’entendant prononcer le nom de son ami perdu, il devint pâle dans l’obscurité et sa respiration augmenta de force et de vitesse.

« Il était debout devant moi comme vous l’êtes maintenant, continua milady. Vous avez dit que vous renverseriez la maison de fond en comble et que vous déracineriez les arbres du jardin pour trouver le cadavre de votre ami. Vous n’auriez pas eu besoin de prendre tant de peine, George Talboys est au fond du vieux puits du bosquet derrière l’allée des tilleuls. »

Robert Audley leva les mains au-dessus de sa tête en poussant un cri d’horreur.

« Ô mon Dieu, dit-il après une horrible pause, toutes mes affreuses suppositions n’étaient donc rien à côté de la terrible vérité ?

— Il vint à moi dans l’allée des tilleuls, reprit lady Audley du ton dur avec lequel elle avait raconté son histoire. Je savais qu’il viendrait et je m’étais préparée de mon mieux pour cette rencontre. J’étais décidée à le corrompre, à le cajoler, à le défier, à tout faire plutôt que d’abandonner la position que j’avais conquise et revenir à la vie d’autrefois. Il vint, et me reprocha le complot de Ventnor. Il déclara que jamais de sa vie il ne me pardonnerait le mensonge qui lui avait brisé le cœur. Il me dit que je lui avais arraché le cœur, et qu’il ne lui en restait plus pour avoir pitié de moi. Il avoua qu’il m’aurait tout pardonné sans cette méchanceté calculée et que rien ne pouvait plus le détourner du projet qu’il avait conçu : celui de me traîner devant mon second mari et de me forcer à tout confesser. Il ne savait pas que j’avais sucé la folie en suçant le lait de ma mère. Il ne savait pas qu’il était possible de me rendre folle. Il me tourmenta comme vous m’avez tourmentée… il fut sans pitié comme vous l’avez été. Nous étions dans le bosquet au bout de l’avenue des tilleuls. J’étais assise sur la maçonnerie en ruine du puits. George s’appuyait contre la barre en fer du tourniquet et cette barre en fer démontée remuait toutes les fois qu’il changeait de posture. Je me levai enfin et je me tournai vers lui comme pour le défier. Je lui déclarai que s’il me dénonçait à sir Michaël, je le proclamerais fou ou menteur et que je le défiais de parvenir à faire croire à l’homme qui m’aimait aveuglément, comme je lui dis, qu’il avait des droits sur moi. Au moment où j’allais le quitter après ce défi, il me saisit par le poignet et me retint de force. Vous vîtes la trace de ses doigts sur mon bras et ne fûtes pas la dupe de mes explications. Je jugeai dès lors, monsieur Audley, que vous étiez un homme à craindre. »

Elle s’arrêta comme pour donner à Robert le temps de parler, mais il attendit sans rien dire qu’elle achevât son récit.

« George Talboys me traita comme vous m’avez traitée, reprit-elle ; il jura que s’il existait un témoin pour constater mon identité, ce témoin fût-il à cent mille lieues du château d’Audley, il irait le chercher pour me confondre. Ce fut alors que je devins folle. Ce fut alors que je retirai la barre de fer du montant dans lequel elle jouait et que je vis mon premier mari tomber dans le puits en poussant un cri horrible. Il y a une légende sur l’immense profondeur de ce puits, et je crois qu’il est à sec, car je n’entendis pas le bruit de l’eau. Je me penchai sur la margelle et je ne vis qu’un trou noir. Je m’agenouillai et j’écoutai, mais le cri ne se répéta pas. Je restai là un quart d’heure, et Dieu sait combien ce quart d’heure me parut long. »

Robert Audley ne poussa aucun cri d’horreur quand l’histoire fut finie. Il se rapprocha seulement de la porte devant laquelle se tenait Helen Talboys. S’il y avait eu un autre endroit pour sortir, il en aurait profité volontiers. Il reculait devant tout contact même momentané avec cette terrible femme.

« Laissez-moi passer, s’il vous plaît, lui dit-il d’une voix glacée.

— Vous voyez que je n’ai pas peur de vous faire ma confession, reprit Helen Talboys, et cela pour deux raisons : la première, c’est que vous n’oserez pas vous en servir de peur de tuer votre oncle en me traînant au banc des criminels ; et la seconde, c’est que la loi ne m’infligerait pas un châtiment plus affreux que cet emprisonnement à vie dans une maison de fous. Je n’ai donc pas à vous remercier d’avoir été indulgent pour moi, monsieur Audley, car je sais où elle me mène votre indulgence. »

Elle s’éloigna de la porte, et Robert passa devant elle sans un mot, sans un regard.

Une demi-heure après il était dans un des principaux hôtels de Villebrumeuse et s’asseyait à la table du souper sans avoir envie de manger. Il ne pouvait même pour un moment chasser de son esprit l’image de son ami traîtreusement assassiné dans le bosquet d’Audley.