Le Secret de lady Audley/42

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Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 266-268).

CHAPITRE XLII

En paix.

Deux années se sont écoulées depuis la soirée de mai où Robert a retrouvé son ami ; et le joli cottage rêvé par M. Audley est devenu une réalité. Ce cottage s’élève entre Teddington Locks et Hampton Bridge, au milieu d’une forêt de verdure, et sa façade regarde la rivière. Un petit garçon âgé de huit ans se roule parmi les lis et les herbes de la rive en pente, et joue avec un baby qui se penche sur les bras de sa nourrice pour regarder d’un œil étonné son image qui se reflète dans les eaux tranquilles.

M. Audley commence à être connu, et s’est distingué dans la grande affaire de Hobbs contre Hobbs. Il a soulevé les éclats de rire de la cour par son compte-rendu délicieusement comique de la correspondance amoureuse de Hobbs. Le beau garçon aux yeux noirs est le fils de George Talboys, qui décline musa à Éton, et pêche à la ligne dans l’eau claire qui coule sous les frais ombrages, derrière les murs tapissés de lierre de son collège. Mais il vient très-souvent au joli cottage voir son père, qui y demeure en compagnie de sa sœur et de son beau-frère ; et il est très-heureux auprès de son oncle Robert, de sa tante Clara et du joli baby, qui commence à peine à se traîner sur la pelouse. Cette pelouse descend en pente douce jusqu’au bord de l’eau, où se trouve un petit chalet suisse et un débarcadère où George et Robert amarrent leurs légers canots.

Il vient encore d’autres personnes au cottage, près de Teddington. On y voit aussi une brillante jeune fille au cœur gai et un vieux gentleman à barbe grise, qui a survécu au malheur de sa vie, et l’a surmonté en véritable chrétien.

Il y a plus d’un an qu’une lettre, bordée de noir et écrite sur papier étranger, est arrivée à M. Robert Audley pour lui annoncer la mort d’une certaine mistress Taylor. Cette dame avait expiré paisiblement à Villebrumeuse, après une longue maladie que M. Val appelait une maladie de langueur.

Un autre visiteur apparaît au cottage pendant l’été de 1861. C’est un jeune homme franc et bon, qui caresse le baby, joue avec George, et s’entend surtout à faire manœuvrer les bateaux qui sont toujours en mouvement quand sir Harry Towers est à Teddington.

Il y a un joli petit fumoir rustique dans le chalet suisse. Pendant les soirées d’été, les hommes vont y fumer ; et c’est là que Clara et Alicia viennent les chercher pour les mener prendre du thé et manger des fraises et de la crème sur la pelouse.

Le château d’Audley est fermé, et c’est une vieille concierge qui est toute puissante dans la maison où retentissait autrefois le rire musical de milady. Un voile recouvre le portrait préraphaélite, et une épaisse couche de poussière dérobe à la vue les Wouvermans, les Poussins, les Cuyps et les Tintorets. On montre souvent la maison à des visiteurs curieux, quoique le baronnet n’en sache rien ; et ces visiteurs admirent le boudoir de lady Audley, et font des questions à n’en plus finir sur la jolie femme à la belle chevelure, qui est morte à l’étranger.

Sir Michaël n’a aucune envie de revenir à l’ancienne demeure où il a fait jadis un rêve de bonheur impossible. Il reste à Londres jusqu’à ce qu’Alicia devienne lady Towers : et alors il ira habiter une maison qu’il a récemment achetée dans le Hertfordshire, tout près des domaines de son gendre. George Talboys est très-heureux auprès de sa sœur et de son ami. Il est jeune encore, et il n’y aurait rien d’impossible à ce qu’il trouvât quelque jour une autre femme qui le consolerait du passé. Cette sombre histoire s’oublie un peu chaque jour ; et un temps viendra où le voile de deuil jeté sur la vie du jeune homme par sa méchante femme, aura complètement disparu.

Les pipes et les romans français ont été donnés à un jeune homme du Temple qui avait été l’ami de Robert pendant sa vie de garçon ; et mistress Maloney reçoit une petite pension, payable par trimestre, pour avoir soin des canaris et des géraniums.

J’espère que personne ne trouvera mauvais que mon roman finisse en laissant tout le monde heureux et en paix. Si mon expérience de la vie ne date pas de longtemps, elle a du moins touché à bien des choses, et je suis de l’avis de ce grand roi philosophe qui disait que jamais, dans sa jeunesse ni dans son âge mûr, il n’avait vu « le Juste abandonné et ses enfants mendiant leur pain. »

FIN