Le Sennaheit, souvenirs d’un voyage dans le désert nubien
On sait que l’Abyssinie est un vaste plateau dont la pointe la plus avancée vers le nord surplombe le sahel ou littoral de la Mer-Rouge d’une hauteur de près de sept mille pieds. A quelques lieues de ce plateau s’élève sur un îlot madréporique la petite ville de Massouah, exposée à toutes les influences d’une température énergiquement caractérisée par ce proverbe anglo-indien : « Pondichéry est un bain chaud, Aden une fournaise, Massouah l’enfer. »-Malgré sa fâcheuse réputation au point de vue du climat, cette ville de huit mille âmes n’en jouit pas moins comme centre commercial d’une célébrité toute particulière en Égypte aussi bien qu’en Abyssinie ; elle la doit à son port, le plus animé, le plus important de la Mer-Rouge après celui de Djeddah. Massouah mérite aussi à un autre titre d’attirer l’attention du voyageur. La région de huit lieues d’étendue qui forme en face de l’îlot où elle s’élève les rampes inférieures du plateau abyssin est occupée par trois ou quatre tribus qui peuvent compter parmi les populations les plus originales de cette partie de l’Orient. Divisées en trois grandes fractions, — les Bogos, les Halhal et les Menza, — et possédant une cinquantaine de villages, ces tribus, restées indépendantes entré l’Égypte et l’Abyssinie, et qui forment des républiques pastorales régies par des institutions assez analogues à celles des primitives sociétés italiques, appellent par une touchante illusion d’amour-propre national leur pays le Sennaheit, c’est-à-dire « le beau pays, » le pays par excellence.
J’étais arrivé à Massouah à la fin de l’automne de 1863 et dans des circonstances dont j’ai déjà dit quelques mots ici[1]. La vue des pentes abruptes du Sennaheit, que j’apercevais distinctement à travers les grilles de mon moucharaby, n’avait pas tardé à éveiller en moi un vif désir d’explorer cette région si voisine de ma résidence temporaire, et sur laquelle on n’a encore que de trop rares notions. Il n’y a pas plus de sept ans en effet qu’un voyageur français, M. de Cour val, traversait ce pays, jusque-là aussi ignoré des Européens que le centre de l’Afrique. Son intéressante relation, publiée en même temps qu’une remarquable monographie d’un jeune voyageur suisse[2], attirait alors un moment l’attention sur ces contrées. Un peu plus tard, en 1862, le duc Ernest de Saxe-Cobourg allait, suivi de toute une cour, y chercher des émotions cynégétiques, et cette rapide excursion agitait même assez les populations africaines pour inspirer au négus d’Abyssinie des inquiétudes sur les projets politiques d’un beau-frère de la reine Victoria. Aux renseignemens recueillis par ces premiers visiteurs du Sennaheit ne pouvait-on joindre des données plus précises, et n’y avait-il pas encore plus d’un détail intéressant à recueillir sur les populations du « beau pays » et sur leur territoire ? Telle est la question que je me posai après quelques jours passés à Massouah, et à laquelle je répondis en formant la résolution de visiter au plus tôt le Sennaheit. Il ne me restait qu’à trouver un guide, un compagnon de voyage, et mon choix fut bien vite fait.
À l’époque de mon séjour à Massouah s’y trouvait le père Giovanni Stella, un lazariste italien qui desservait la mission de Keren dans le pays des Bogos. Le père Giovanni se disposait précisément à retourner au siège de sa mission. C’est avec ce digne cicérone, connaissant à fond la langue, les usages, les chroniques du Sennaheit, que je résolus de faire le voyage. Le père Stella était désigné sur toute cette partie de la frontière abyssine sous le nom familier d’abouna Johkannes, « notre père Jean. » À l’époque où l’Abyssinie s’était fermée à la propagande religieuse européenne, en 1855, il s’était fixé au village de Keren, au milieu de la tribu des Bogos, dont la situation demi-indépendante lui offrait pour sa personne et son œuvre une sécurité relative. Au rebours de la plupart de ses confrères, qui commencent par des distributions de bibles ou de médailles au lieu de songer aux réformes morales qui sont la base la plus nécessaire de l’apostolat, il avait d’abord laissé là le dogme et tenté de civiliser les Bogos, tribus livrées jusqu’alors à toutes les violences d’un état social fort rudimentaire et d’une anarchie qui datait de la décadence de l’empire abyssin. Il réussit, à force de patience, à grouper six ou sept villages en un petit état reconnaissant son autorité morale ; il supprima les vendettle, qui décimaient les familles, et vit peu à peu son arbitrage s’étendre sur un rayon de quarante à cinquante lieues pour toutes ces affaires litigieuses de vols, de maraudes, de pâturages contestés, qui faisaient couler le sang pendant des générations entières. Cette dictature d’opinion avait même fini par inquiéter le suzerain du Sennaheit, le négus. Il avait invité le père Stella à venir le voir à Gondar, lui promettant un bon accueil. Le jeune missionnaire n’avait pas osé répondre selon sa pensée, qui était celle du renard de la fable invité chez le lion. Prétextant des affaires pressantes, il était venu passer six mois à Massouah pour se faire oublier ; mais il jugeait à la fin de 1863 le moment venu de retourner chez les Bogos, et je n’avais garde de le contredire sur ce point.
Le voyage que nous allions faire allait me permettre d’observer successivement les trois grands groupes de population dont j’ai parlé plus haut. Sur notre route se trouvaient d’abord l’oasis de Desset et le territoire des Menza, puis venaient le pays des Halhal avec le vallon d’Ain, enfin Keren et le pays des Bogos. En réalité, la contrée que nous allions parcourir se distingue assez peu du désert. Pierreux et monotone, le terrain n’est coupé çà et là que par quelques bas-fonds où croit une herbe maigre et rare, que le bétail des nomades broute à grand’peine. Ce misérable coin de terre excite cependant la convoitise des grands états voisins : la Porte y prélève un tribut sur les nomades, qui sont en même temps exposés aux incursions des cavaliers abyssins. Notre première étape sur la route de ce désert devait être le gros village de Monkoullo, à une heure et demie de Massouah, et c’est là, par une belle journée de décembre, que nous allâmes faire une halte que la monotonie de ce séjour ne nous engagea pas à prolonger.
Monkoullo est bâti sur le torrent de ce nom au point même où, sortant d’un fouillis de collines argileuses qui en circonscrivent le bassin, il s’épanche et se perd dans une plaine aride, sablonneuse, semée d’euphorbes nains et de maigres mimosas. La population, comme celle des hameaux voisins, est d’origine bédouine, la proximité d’une ville commerçante l’a seule décidée à changer ses habitudes nomades contre les mille petites industries dont vivent les banlieues ; mais la portion la plus riche des habitans de Monkoullo se compose des négocians indigènes de Massouah, qui tous y ont une villa, — une bastide, comme on dirait à Marseille, — et qui chaque soir quittent, vers quatre heures, leurs bureaux ou leurs salles du bazar pour faire à pied les six kilomètres qui séparent la cité de cette sorte de faubourg. On reste surpris que des Orientaux soient capables d’accomplir sept cents fois par an ce trajet d’un ennui mortel. Ils y trouvent, il est vrai, plusieurs compensations : d’abord celle d’une promenade hygiénique qui les délasse de huit heures d’immobilité forcée, puis l’avantage d’une vie en famille plus agréable et moins coûteuse que sur l’aride et brûlant rocher de Massouah, où l’eau seule coûte par jour, dans une maison aisée, 4 et 5 piastres (de 80 cent, à 1 fr.). Leur seule dépense pour se rendre sur la terre ferme, le prix du passage en bac, n’a rien d’ailleurs de bien ruineux pour ces commerçans économes : elle est de 5 paras par tête (3 centimes). La bourgade de Monkoullo, si chère aux négocians de Massouah, relève directement du gouvernement ou kaïmakamie de cette ville ; elle paie en conséquence un impôt assez lourd et subit une petite garnison d’Albanais à la solde du kaïmakan. Ces hommes au teint bronzé, mal vêtus, et dont la rencontre au tournant des collines à l’heure de l’acham[3] n’est pas toujours rassurante, sont pourtant ici chargés de représenter l’administration de l’impôt ; mais il ne faut point attendre d’eux la protection que doit toute police bien faite à l’administré. Ils n’ont, par exemple, jamais pris le souci de rechercher les auteurs des meurtres et des incendies qui désolent ce canton. J’ai vu, quatre soirées de suite, le feu dévorer une vingtaine de maisons de Monkoullo. L’Albanais profite même souvent de ces désastres pour entraîner à l’écart quelques femmes en pleurs et les dépouiller des bijoux d’or et d’argent qu’elles portent au nez, au cou et aux poignets.
Le bourg de Monkoullo n’offre, comme on le voit, à un Européen qu’assez peu de distractions. La chasse y est fort maigre et se réduit à quelques lièvres faméliques et à des gazelles de cette fine et jolie espèce que les Bédouins appellent, je ne sais pourquoi, beni-israël. J’aurais aimé, si j’en avais eu le loisir, à me faire raconter les chroniques du désert par les gens du lieu, population mixte venue de tous les cantons voisins et présentant assez fidèlement le type bédouin un peu adouci par une existence sédentaire. C’est une race laborieuse, active, et sachant « gagner sa vie. » Les hommes s’enfoncent à plusieurs heures de marche dans l’intérieur des terres pour chercher le long des torrens un peu de fourrage et de bois mort qu’ils revendent aux Massouanis ; les jeunes filles, de dix à seize ans, chargent sur leurs épaules une outre pleine de l’excellente eau de Monkoullo et vont la vendre à la ville, voyage pénible de 12 à 14 kilomètres, aller et retour, qui leur rapporte une piastre, à peine vingt centimes. Cette fatigue quotidienne n’altère ni leur bonne humeur, ni leur gentillesse native ; elles sont presque toutes fort jolies, petites, bien faites, avec de grands yeux d’un brun velouté en harmonie avec le cuivre rouge de leur teint. Leur sang abyssin, légèrement mêlé d’arabe, se reconnaît à leurs fines extrémités et à leurs cheveux d’un noir brillant dont les tresses flottent parfois jusque sur leur visage et leur donnent un air ébouriffé qui ne leur messied pas trop. Lestes, trottant menu, éveillées. sans effronterie, elles n’ont aucune ressemblance avec les fillettes indolentes de Massouah et sont les vraies grisettes du pays.
Le 19 décembre 1863, nous quittâmes Monkoullo, et moins de trois heures de marche nous menèrent le soir du même jour au torrent de Desset à travers un pays ondulé, que dominent beaucoup de petits plateaux d’un niveau parfait, imitant assez bien par leurs coupures à pans quadrangulaires et par leur profil nos ouvrages de fortification moderne. La route côtoie le petit vallon de l’Oued-Debo, fertilisé par un torrent qui chaque automne y apporte une part d’alluvion entraînée du flanc des montagnes de Bedou, et où les Bédouins sèment alors leur doura. Le torrent du Desset et la rivière de l’Oued-Debo donnent une fécondité relative à une petite plaine basse, boisée, où s’est fondé dans des circonstances qui méritent d’être connues le village d’Embirami. Il y a une trentaine d’années, quand la domination égyptienne se consolida sérieusement dans la Haute-Nubie, les préfets égyptiens de Kassala voulurent soumettre à l’impôt toutes les tribus de cette région, notamment une petite tribu de fogara (de marabouts, dirait-on en Algérie) appelée Ad Cheikh, et habituellement campée dans le lit du Barka, près de Bicha. Le chef de ces fogara, Cheikh-Mohammed, était précisément un homme très vénéré dans toute la province, un de ces apôtres du Koran, comme l’islamisme, fort dégénéré, n’en compte plus guère dans l’Afrique orientale. Dévoré d’un zèle infatigable, il parcourait sans cesse toute cette lisière, où le christianisme, récemment encore en vigueur, a laissé les ruines de ses couvens et de ses basiliques. Indigné de la prétention des nouveaux maîtres du Soudan, il émigra avec ses disciples les plus fervens, vint camper dans la banlieue de Massouah, où il bâtit Embirami, et adressa de là à Constantinople des réclamations énergiques qui eurent un plein succès. Le sultan prescrivit à son vassal de respecter le privilège d’une tribu sacrée, et ce privilège, aujourd’hui encore, subsiste pour la tribu mère et pour ses membres émigrés. Le vieux cheikh, presque adoré à Massouah, ne tint plus à retourner chez ses ouailles du Barka : il les fit gouverner par son fils aîné et resta à Embirami, où vont le visiter et lui demander sa bénédiction tous les voyageurs musulmans de Massouah et de cent lieues à l’intérieur.
Desset, dans la langue du pays, veut dire île. Cette oasis est en effet une longue île formée par deux bras du torrent de même nom, et couverte d’une épaisse forêt de mimosas et de tamaris. Les indigènes prétendent que bien longtemps avant l’islam il y avait eu à Desset une ville peuplée par une nation riche et puissante, appelée Rôm, que la richesse avait enflé et endurci le cœur de ce peuple, qui avait fini par méconnaître Dieu lui-même. Le châtiment ne s’était pas fait attendre : la ville corrompue avait disparu ; et il n’était resté que des monceaux de pierres recouvrant les cendres des impies. On m’affirmait que je trouverais sur le terrain les tombeaux des Rôm et de deux de leurs sultans. Aussi, à peine campé, mon premier soin fut de regarder autour de moi. Au nord se dressait un plateau carré, et sur les angles sud-ouest et sud-est on pouvait distinguer de nombreux tumuli du milieu desquels s’élevait une construction bizarre, pareille à un blockhaus microscopique : c’était la tombe du roi (Koubet es sultan). Le style de ce monument ne ressemblait en aucune façon à celui des sépultures modernes chez les diverses tribus de la Haute-Nubie. Il était à demi écroulé : une sorte de chattière me permit de me glisser en rampant dans l’intérieur, où je ne trouvai rien de remarquable. Sur les hauteurs voisines se dressaient dans le même alignement, au nord et au sud, des groupes et des monumens du même genre. Les tombeaux de Desset ont fourni aux nomades le texte de plusieurs légendes d’une véritable poésie. A en croire les indigènes, quiconque passe la nuit au pied de ces tombeaux reçoit l’inspiration poétique. Un jour, un homme étranger au pays fut surpris par les ténèbres près du tombeau royal et s’étendit sur le socle : aussitôt il entendit un grand murmure, comme celui d’un campement qui rentre le soir à la zériba ; mais ce n’était qu’un murmure, et ses yeux ne voyaient rien. Il distingua seulement la voix d’un ancien qui demandait aux jeunes gens : « A-t-on préparé ce qu’il faut pour héberger cet étranger ? A-t-on cuit la lougma qu’il doit manger ? A-t-on trait le fait qu’il doit boire ? » Les Rôm, dit la même tradition, étaient un peuple riche, qui avait tous les Bédouins des alentours pour vassaux. Il n’y a pas cent ans que le dernier des Rôm est mort. Avant d’expirer, il a fait son chant funèbre. Il était assis sur une pierre à l’ombre d’un tamaris, et il improvisait ; un Bédouin s’était caché dans l’arbre en voyant venir le géant (car les Rôm étaient d’une taille surhumaine). Le colosse le vit et lui dit, doucement : « Ne crains rien, mais écoute et grave dans l’on souvenir le chant que je vais chanter, afin de le redire en mémoire du dernier Rôm, quand il ne sera plus. » Cette chanson est encore connue de quelques vieillards du Sennaheit ; mais on n’en possède que la traduction, car les Rôm avaient une langue particulière qui a péri avec eux.
Il y a sur cette légende deux observations à faire : la première, c’est que le Sennaheit est indiqué dans la plus ancienne carte spéciale d’Abyssinie (celle de Tellez) sous le nom de Roma ; la seconde, que les Grecs du bas-empire se sont toujours nommés eux-mêmes Romains (Ρωμαϊοι). La conséquence, ce me semble, est fort naturelle. On sait à quel degré de richesse et d’importance était arrivée, sous les Ptolémées, la colonie grecque d’Adulis. Du temps des Romains et au commencement du bas-empire, elle n’était pas encore déchue, et on ignore les événemens qui lui enlevèrent sa suprématie dans ces parages. Quand on compare les traditions relatives aux Rôm à celles qui ont cours sur Adulis parmi les nomades, on se demande si les Adulitains, isolés de l’Europe par la conquête musulmane, chassés peut-être d’Adulis par les Arabes, ne se seraient pas repliés sur l’intérieur, où, mêlés aux indigènes, ils se seraient peu à peu éthiopisés, tout en conservant une existence politique distincte jusqu’à un temps assez rapproché de nous. C’est une hypothèse que l’on peut soumettre en toute discrétion aux érudits.
Après une journée de marche, on arrive de l’oasis de Desset à l’aiguade d’Amba, mare sombre et profonde abritée par une de ces montagnes coniques qui ressemblent à ce que les Abyssins nomment des ambas ou citadelles. D’une station voisine, Mai-Aualid (Eau des Vierges), on découvre les pics sourcilleux qui abritent une des populations les plus importantes du Sennaheit, je veux parler des Menza.
Les Menza se disent venus des bords de la mer et descendans des Européens. Leur type, classique et correct, ne dément pas trop l’origine qu’ils s’attribuent. Disséminés sur un territoire aussi vaste qu’un de nos départemens, ils ne dépassent pas le chiffre de quinze mille âmes, réparties en deux groupes, les Beit-Ibrahé et les Beit-Echakan. Ils acceptent la suzeraineté de l’Abyssinie en ce sens que leurs kantibas (chefs) reçoivent l’investiture du négus et lui paient un léger tribut. Ils se disent chrétiens par tradition, mais n’en savent pas plus sur le christianisme que les autres populations du Sennaheit. Un missionnaire qui les visita il y a quelques années leur demanda quelle était leur religion : ils répondirent qu’ils étaient chrétiens. À ce mot, il leur montra un crucifix ; ils ne savaient ce que c’était ; le voyageur dut leur expliquer qu’ignorant le mystère de la croix, ils ne pouvaient être chrétiens. « Nous sommes chrétiens, répliquèrent-ils, et si vous pouviez ranimer les ils de nos pères pour les interroger, ils vous feraient la même réponse. » Les Menza furent attaqués en 1850 par Hassan, un prince musulman fanatique que le gouvernement turc avait réduit quatre ans auparavant à un rôle fort subalterne, et qui voulait retrouver dans les montagnes d’Abyssinie la principauté presque absolue que la Porte lui avait enlevée sur la Mer-Rouge. Suivi de tous les vagabonds du désert, il se jeta à l’improviste sur Gheled, le principal village des Beit-lbrahé, qui se défendirent bravement, mais furent accablés par le nombre. Leur kantiba, tombé au pouvoir de ces brigands, fut emmené à Massouah, où tout fut mis en œuvre, promesses et menaces, pour le faire musulman ; il resta inébranlable, passa plusieurs mois en prison, et finit par recouvrer sa liberté au prix d’une grosse rançon et en laissant son petit-fils en otage. Ces tentatives de conversion par le sabre se renouvelèrent les années suivantes, et auraient fini par triompher de la constance des Menza sans l’intervention inattendue de deux agens consulaires français et anglais, MM. Deleye et Plowden, qui, à l’occasion d’une nouvelle agression du naïb, appuyé du kaïmakan, adressèrent le 20 novembre 1854 au satrape de Massouah une protestation collective des plus fermes. Ils ne se bornèrent pas d’ailleurs à de vaines paroles : ils se rendirent au camp du naïb, qui était déjà entré en campagne, et, y trouvant des captives chrétiennes destinées au bazar de Massouah, ils les firent mettre en liberté. Grâce à cette intervention énergique, les Menza n’ont plus eu à subir de nouvelles agressions du prince Hassan ; mais ils ont à se défendre contre d’autres ennemis, contre les Abyssins de l’Hamazène par exemple, qui, peu de temps avant mon passage, avaient razzié le village de Beit-Echakan. On citait à cette occasion un mot presque romain d’un vieux choumaglié[4], nommé Djad-Oued-Agaba, à qui l’on vint annoncer que son fils avait été tué dans l’affaire. « N’a-t-il tué personne ? » demanda Djad. Et comme on lui répondit qu’il avait tué deux des agresseurs : « Tout est bien, dit-il ; il n’est pas parti sans un bon souper (senni darrèra.) » Le kantiba d’Echakan, Daër-Oued-Echâl, est aussi une figure originale. Un jour que le pays souffrait d’une sécheresse prolongée, il tira deux coups de pistolet contre les nuages, qui semblèrent lui obéir, car une demi-heure après ils versaient un véritable déluge sur la plaine. A quelque temps de là, Daër vint dans le pays des Bogos, où l’on se plaignait aussi d’une grande sécheresse. Entendant ces plaintes, il regarda fièrement le ciel et lui.dit : « Ne me connais-tu pas ? Je suis l’homme aux deux coups de pistolet ! » Un autre jour, il disait à un Européen en qui il avait assez de confiance : « Il y a parmi nous un ancien dire, c’est que les Francs posséderont ces pays-ci. Est-ce que les temps ne sont pas venus ? »
Tout en recueillant ces détails anecdotiques sur les Menza, j’observais leur pays, et mon attention était particulièrement appelée sur une fort belle montagne de moyenne hauteur, mais que l’abaissement des sommités voisines fait paraître comme un petit Olympe. On la nomme, je ne sais pourquoi, le Kantiba[5]. Entre ce chaînon et le plateau se développe une fort belle vallée, de deux à trois lieues de large et de dix au moins de long, que les indigènes appellent Motad ; elle est plus connue cependant sous le nom d’Ailet, qui est celui de son principal village, groupe de cinq cents huttes habitées par deux mille Bédouins devenus sédentaires. La plaine d’Ailet est formée d’un fort bon terrain de pâture, et pourrait aisément nourrir le triple de sa population bovine, si l’on forait de nombreux puits dans un sol qui recouvre partout des eaux abondantes. Les Bédouins d’Ailet ont conservé un genre d’alimentation que Strabon attribue à leurs ancêtres les Troglodytes : ils sont très friands de sauterelles. Huit jours avant mon voyage, quand un vol immense de ces formidables ravageurs s’abattit de l’Abyssinie sur les maigres montagnes d’Ailet, la population de la bourgade émigra en masse, chargée de sacs et d’outres, dans la direction du fléau vivant. Ces braves gens n’étaient pas du reste les seuls à la curée : tous les grands oiseaux insectivores, principalement les pintades, s’en donnaient à cœur joie. Je n’ai pas eu le loisir de vérifier si l’acridophagie donne aux Bédouins l’affreuse maladie dont il est question dans les livres ; mais jusqu’à plus ample information on a le droit d’en douter.
Je quittai Maï-Audlid dans l’après-midi, approvisionné d’eau pour vingt-quatre heures. La plaine de Cheb, où l’on s’engage en sortant du torrent, est un désert de quarante kilomètres de traversée, plat, nu, avec quelques bandes de sol cultivable utilisé par les Menza ou par des fractions de tribus nomades du nord. Ces Nubiens, qui passent pour indolens et stupides, ont tiré parti avec une activité vraiment remarquable des rares portions de terre arable que la nature leur a laissées. Si jamais on vient à dresser la carte agronomique de ces régions, le signe qui indiquera les terres cultivables n’y apparaîtra que de loin en loin, presque toujours dans des dépressions où quelque agent physique aura produit le dépôt d’un peu d’humus alluvionnel. Ces terrains sont tous très friables, d’un brun clair qui passe au rouge brique dans le voisinage des roches ferrugineuses ; bien que peu meubles en apparence, ils ont une force productive due évidemment à une action atmosphérique supérieure à celle de nos climats. Le nomade y sème sa doura par un procédé fort élémentaire et qui mérite d’être décrit. Quand les premières pluies (celles que l’on appelle l’arrosage) ont préparé le terrain, le semeur, armé d’une sorte de pieu effilé, creuse à des distances égales des trous d’un pied de profondeur ; sa femme, qui le suit, jette dans chaque trou un grain de doura ; le bienfaisant kharif, la saison des grandes pluies estivales, fera le reste. De ce que cette culture exige peu de labeur, il n’en faut pas conclure que le nomade se refuse aux travaux pénibles des champs. Il ne marchande point avec la fatigue quand les circonstances l’exigent, par exemple au Sennâr, où il obtient de puissantes récoltes de sésame et de coton dans des terrains on certes le spéculateur n’irait pas les chercher. L’activité de l’Européen peut être appelée à transformer le magnifique bassin du Fleuve-Blanc, improductif tant qu’il restera entre les mains de ce grand enfant qu’on appelle le nègre ; mais, soit dit en passant, elle n’a rien à faire dans la région dont je parle ici, et qui est depuis des milliers d’années le domaine providentiellement désigné à la race laborieuse et fière qui l’occupe encore aujourd’hui.
Vers le milieu de la plaine de Cheb s’élève un pic isolé nommé Ghehenab, au pied duquel passe un énorme torrent où les caravanes stationnent d’habitude. Elles y trouvent de l’eau dans la saison des pluies, et en tout temps du bois mort charrié par les eaux des montagnes voisines, et qu’il est inutile de chercher sur tout autre point de cette plaine maudite. Un autre avantage de cet endroit, c’est qu’on y a pour lit le sable fin des bords du torrent au lieu du dur gravier du steppe. Il faut cependant éviter de se coucher sur ce sable durant les mois qui suivent le kharif, lorsqu’il recèle une eau abondante dans ses couches inférieures, et menace l’imprudent dormeur de fièvres ataxiques. En toute autre saison, c’est une couche relativement comfortable et sûre ; le reflet blanc des sables, perceptible même durant les nuits sombres, écarte en effet les hyènes, les léopards et autres animaux maraudeurs qui rôdent autour des campemens ; on n’a de plus à craindre aucun des insectes redoutables ou dégoûtans, le scorpion, le kheim, le termite, et toute la dévorante famille des fourmis. Je dormis donc admirablement dans le sable de ce torrent qui se nomme Maï-Oulé, tout près d’un petit monument commémoratif d’une légende héroïque et récente. Il y a peu d’années, un pasteur nommé Abdallah Nefer combattit là un énorme lion qu’il parvint à terrasser ; mais il avait reçu dans cette terrible lutte de mortelles blessures, et quand ses amis vinrent à son secours, ils relevèrent deux cadavres, le vainqueur et le vaincu. Tous deux furent ensevelis en cet endroit, parmi les mimosas, à l’ombre desquels s’élèvent deux petits monumens rustiques et pittoresques dont l’un s’appelle le kaber d’Abdallah, l’autre le kaber du lion.
Des bords du Maï-Oulé, on arrive en quelques heures au pied de la chaîne de Menza. Il y a là un cimetière, nommé Matzomar, qui rappelle de tragiques souvenirs : c’est là que repose toute une petite tribu samharienne, surprise et massacrée en janvier 1849 par l’armée du chef tigréen Kokobié. Mes serviteurs abyssins passent la tête haute devant ce témoin muet des exploits sanglans de leurs Compatriotes ; notre petite servante Desta, qui est justement du Tigré, raconte le massacre avec des airs aussi triomphans que si elle avait à elle seule remportera victoire. Quelques instans après, en tournant le monticule où s’adosse le cimetière, nous voyons s’ouvrir un large vallon sillonné d’une belle eau courante qui disparait souvent parmi les masses d’arundo donax et d’autres graminées. Dès lors nous laissons derrière nous l’aridité, le désert, les terres basses, avec leurs éternels mimosas, la misère et la servitude, la vraie Nubie enfin ; nous touchons à l’Abyssinie, aux montagnes qui cachent dans leurs flancs noirs les sources vives et les peuples libres.
Ce vallon s’appelle Aïn. Il sépare les Menza d’une tribu puissante et peu visitée, les Halhal, qui règne sur la plus grande partie du Samhar et dont la frontière nord n’est pas bien déterminée. Selon leurs propres récits, les Halhal ont émigré de l’Abyssinie, il y a environ deux siècles, sous la conduite d’un certain Asgadé, et se sont établis là sur un petit plateau qui ressemble à un dos de mule, d’où son nom d’Asgadé-Bagla (la Mule-d’Asgadé). Ils étaient encore chrétiens il y a deux générations ; aujourd’hui même, malgré leur islamisme à peu près nominal, ils observent religieusement le repos du dimanche et figurent des croix sur la porte de leurs huttes. Les habitudes d’une vie nomade, l’exemple de leurs voisins, un peu de contrainte matérielle, amenèrent une apostasie qui a eu les plus fâcheuses conséquences, même au point de vue de leurs intérêts. Une fois musulmanes, les tribus de cette zone n’eurent plus aucun moyen de récuser le joug des petits ou grands états musulmans qui les entourent, et qui cherchent à les rançonner au nom du vice-roi d’Égypte.
Aïn était précisément occupé par une fraction des Halhal quand nous y passâmes. Les notables du lieu vinrent, comme de grands enfans, tourner autour de nous dès que nous eûmes établi notre camp sous l’ombre opaque d’un magnifique bouquet d’arbres. Ils se plaignaient à voix basse « que les Francs, depuis quelque temps, ne se gênassent guère pour passer et repasser dans leur torrent ; » mais il n’y eut pas d’autre démonstration hostile, et ils se bornèrent à nous demander un peu de café. Ils portaient le costume des gens du Samhar, le long vêtement blanc avec bordure rouge ou bleue, et non la toge (kouarè, chama) des Abyssins. Dans le Sennaheit du reste, le kouarè abyssin, qui donne au premier paysan venu un air de tribun romain, n’est porté que par les novateurs, les dandies, si on me permet ce mot. Fatigué des allées et venues de ces importuns visiteurs, je trouvai plus attrayant de sortir des hautes herbes et de gravir la montagne voisine pour dire un dernier adieu au triste pays que je quittais. Je fus agréablement surpris de voir le steppe du Cheb sous un aspect tout nouveau. Le désert le plus laid et le plus vulgaire devient à certains momens un admirable fond de tableau, et ses longues lignes plates, monotones, empruntent une sorte de majesté au voisinage de montagnes durement fouillées par le ciseau du divin sculpteur. Terminé à l’horizon par une ligne mince d’un bleu turquoise, qui n’était rien moins que la Mer-Rouge, le steppe montrait un peu sur la gauche quinze ou vingt montagnes éparpillées à sa surface, vagues solidifiées de quelque tempête géologique : on les nomme Kafer-Allah. Mon œil suivait au milieu d’elles le cours sinueux du Lebqa, marqué par les forêts de mimosas qui l’ombragent ; quant au doux et abondant ruisseau d’Ain, dès qu’il a quitté ses galets bleus et cessé de ronger le pied des montagnes pour entrer dans le steppe, il disparaît dans les sables, comme toutes les eaux courantes que verse le plateau abyssin, et dont pas une ne rejoint la Mer-Rouge[6].
Au sortir d’Aïn, nous avions à remonter pendant trois grands jours la vallée. Dans un épais fouillis de montagnes brunes, calcinées, serpentent quelques centaines de ravins abrupts dont le réseau, très confus pour l’œil du passant, se simplifie beaucoup pour l’observateur qui escalade quelque pic atteignant 1,200 mètres d’altitude. L’on voit alors tous ces ravins converger vers quelques vallons collecteurs un peu plus larges que les autres et se réunissant eux-mêmes à une grande artère. L’artère que je suivais se nomme le Lebqa : il y a peu de panoramas dans l’Afrique orientale qui puissent lutter de majesté sauvage avec les quinze ou vingt tableaux que cette route enchantée déroule sous les yeux. Je faisais généralement deux ascensions par jour, car on marchait sans se fatiguer, l’eau se rencontrant à chaque pas et nous dispensant des étapes forcées. Partis à six heures, nous faisions halte sous le premier ombrage venu. Les bagages étaient déchargés en un clin d’œil ; mon kavas Ahmed étendait sur le sable la grande peau de bœuf et le martaba (coussin) qui formaient ma literie ; la petite servante Desta remplissait la cafetière ; le père Stella allumait son bouri, narghilé rustique du pays. Dix minutes après, nous dégustions le breuvage odorant du kaffa, plongés dans l’ineffable béatitude que comprennent ceux qui ont savouré le plaisir d’une marche dans la khala[7], et surtout de la halte qui la suit. J’embrassais d’un coup d’œil rapide l’horizon ambiant, je choisissais dans le rayon d’un kilomètre la montagne la plus haute ou la plus propre à me servir d’observatoire, et j’allais m’y poster. Dieu sait toutes les lésions que la griffe de chat du kiter, le poignard dentelé de l’aloès faisaient à ma peau et à mes vêtemens dans ces excursions de touriste à travers la forêt nubienne ! Mais aussi avec quel bonheur, arrivé au terme de ma course, je respirais à pleins poumons, en contemplant d’un regard avide le panorama qui se déroulait sous mes pieds ! C’était un vaste plan topographique en relief, dont l’apparente confusion disparaissait à la hauteur où j’étais placé pour me montrer chaque montagne avec ses nervures vigoureuses et saillantes, ses flancs creusés comme ceux des barrancos de la Nouvelle-Espagne, et de loin en loin quelques cirques où les eaux entraînent un peu d’humus qui se couvre en hiver d’une herbe indigente. Rarement je voyais fumer dans ces dépressions les toits de quelque petit village : on dirait que les deux tribus limitrophes se sont éloignées par un accord tacite de ce torrent-frontière, qui ne leur fournit que trop d’occasions de querelles et de rencontres sanglantes autant que futiles.
Ce massif de hautes montagnes où nous étions engagés depuis Aïn se prolonge jusqu’à Mahbar pendant près d’un jour et demi de marche ; par momens, le talus qui surplombait le Lebqa se changeait en un mur à pic, dans les anfractuosités duquel grouillait toute une tribu de singes qui nous regardaient passer avec une sorte de stupéfaction silencieuse et grotesque. Un de nos hommes ayant eu la fantaisie d’envoyer un coup de fusil « dans le tas, » la détonation, répercutée par tous les échos de la gorge, fut aussitôt couverte par un effroyable concert de clameurs et de malédictions renforcées de grimaces ignobles. Mansfield Parkyns, qui a quelquefois assisté à pareil vacarme, avoue y avoir trouvé comme un écho des « commères de Billingsgate, » assimilation peu flatteuse, il faut en convenir, pour les dames de la halle de Londres.
Le cirque étranglé de Fetzahet-Ankoa, où il y a toujours de l’eau, marque à peu près la fin de ces défilés. Dix minutes après, aux hautes et tristes montagnes succèdent des collines qui moutonnent dans un désordre assez pittoresque, et entre lesquelles coulent, parmi les donax d’un vert éclatant qui reposent doucement la vue fatiguée par les sables, les eaux limpides du Mahbar. Plus loin, des hauteurs abruptes et le torrent rétréci avertissent le voyageur qu’on approche de la ligne de faîte qui sépare le bassin du Lebqa du pays des Bogos ; C’est ainsi que nous franchîmes successivement les cirques, sévères et charmans d’aspect, où sont les puits de Kotba et de Cogay. Ces lieux boisés sont fréquentés par les lions, et deux soirs de suite le roi de la khala vint nous donner d’assez chaudes alertes, tournant autour de nos mules, que ce voisinage suspect plongeait, dans des terreurs frénétiques. Le dénoûment était toujours invariablement le même : les hommes de garde poussaient quelques cris, et le lion s’en allait lentement, la tête basse, rugir à cinquante pas plus loin. Le lion nubien est l’égal, comme taille, comme vigueur et courage, du lion classique de l’Atlas : il est heureux pour les pasteurs qu’il n’ait pas le sentiment de sa force, car rien ne tiendrait devant lui. Il ne m’est jamais apparu que comme un maraudeur, et-les bestiaux mêmes n’en ont pas toujours peur. On voyait à Kassala, il y a six ou huit ans, un bon vieux bœuf qui avait décousu le plus beau lion de l’oasis en combat singulier. Un coup de griffe à l’épaule avait rendu le brave ruminant invalide. Son maître, qui était riche et assez sentimental, n’avait pas eu le cœur de l’abattre et le conservait pieusement à l’étable ; un de ses admirateurs avait même poussé la sympathie jusqu’à lui passer à la corne un mince bracelet d’or.
A trois heures du puits de Cogay, à l’origine même du torrent, nous prîmes un sentier qui nous mena en pente douce au col de Massalit, d’où nous pûmes contempler à notre aise la plaine splendide où l’Aïnsaba coule dans un cirque ovale de cinq à huit lieues de diamètre. Quand je dis qu’il coule, j’abuse un peu d’un terme géographique, car cette belle rivière n’a d’eaux courantes que pendant les trois mois des pluies estivales. Elle commence au sud sur le plateau abyssin, tombe, au bout de quatre ou cinq heures, dans une faille abrupte, d’où elle s’échappe à travers de basses montagnes pour venir fertiliser le bassin ovale dont j’ai parlé. La végétation variée, touffue, désordonnée, qui couvre ses rives, a quelque chose de tropical par son abondance non moins que par l’insalubrité qu’elle dégage quand les pluies ont cessé. Aussi les Bogos et les Bedjouk, qui exploitent cette plaine, ne partagent point les illusions agricoles qu’elle a inspirées à quelques touristes de passage, et évitent non-seulement de cultiver, mais même de camper trop près du lit fiévreux de l’Aïnsaba. Ils y amènent volontiers leur bétail le jour, mais la nuit ils cèdent la place aux lions et aux hyènes.
Nous coupâmes la plaine en diagonale, et, franchissant le très pittoresque défilé de Tsabab, formé par les monts Ghelindi et Ras-Harmadz (la Tête-de-Buffle), entre les flancs boisés desquels passe l’Aïnsaba, nous nous engageâmes dans une seconde plaine, moins belle comme végétation, mais plus salubre, à en juger par les nombreux villages qui en couvraient les ondulations. Une rustique église, bâtie à l’entrée du plus gros de ces villages, m’indiqua que j’étais arrivé au terme de mon court voyage. Ce village était en effet Keren, chef-lieu de la tribu des Bogos. Nous fûmes salués par des cris de joie, des coups de fusil, toute une fantasia dont la spontanéité me donna la mesure de la popularité du père Stella parmi ces bonnes gens. Un quart d’heure après, nous étions installés chez lui, et nous goûtions son hospitalité patriarcale.
Keren aligne ses trois cents maisons au pied d’une grosse masse de granit appelée Zevan, la plus pittoresque, mais non la plus haute des six ou sept montagnes qui font de cette plaine un cirque de quatre lieues de long, rayé par une trentaine de torrens qui finissent par se réunir en un seul et aller se perdre, à l’ombre d’une belle forêt, dans l’Aïnsaba. On devine que mon premier soin fut de faire connaissance avec ces fiers sommets d’où ma vue inquiète pouvait interroger un horizon de quinze à vingt lieues de rayon, soit qu’elle se portât au sud vers la sierra crénelée des hautes montagnes de l’Hamazène, soit qu’elle se reposât au couchant sur la muraille unie du Debra-Salé aux nombreux cloîtres disparus, soit enfin qu’à travers une large fissure elle embrassât le splendide désert de Barka jusqu’au triple pain de sucre de Takaïl, dont la silhouette bleu foncé tranchait nettement, quoique sans dureté, sur l’azur lumineux du ciel. Fatigantes et délicieuses excursions qui me firent trouver trop courtes les journées que je passais à Keren et qu’accidentaient parfois de bizarres rencontres ! Un jour que je descendais de roc en roc la pente du Mont-Lalamba, mon regard distrait tomba sur une grosse racine que j’allais fouler aux pieds et qui me parut d’une couleur étrange. Je regardai plus attentivement, et je vis la prétendue racine se terminer, trois ou quatre pieds plus loin, par une grosse tête plate, dressée à seize pouces de terre, et qui fixait sur moi deux petits yeux brillans, d’un air effaré, presque scandalisé, tellement comique que je ne pus m’empêcher de rire. C’était un serpent. Le reptile intimidé glissa parmi les rochers, et je ne le revis plus. Le lendemain, descendant un petit sentier à chèvres le long de l’Aïtaber, je dérangeai brusquement un jeune léopard de belle venue qui dormait au soleil, et qui ne fit que trois sauts jusqu’à sa tanière, où il se blottit tout entier. Du reste, dans ce pays, la bête fauve est timide et l’homme est brave ; j’en eus la preuve la nuit même qui suivit mon arrivée. Un lion assaillit un troupeau que gardaient deux jeunes garçons de quatorze à quinze ans, et saisit une chèvre. Un des deux pâtres, armé d’un bâton, courut au voleur et lui appliqua quelques coups sur la croupe, ce que voyant, le lion lâcha la chèvre, se jeta sur le garçon et le terrassa. L’autre pâtre, qui n’avait pas même un bâton, se précipita au secours de son camarade, et, saisissant le lion à deux poings par la crinière, il lui tirait la tête en arrière pour lui faire lâcher prise. Fort heureusement pour ce vaillant jeune homme, un voisin accourut au bruit et tua le lion à coups de lance. On vint appeler le père Stella pour donner ses soins au blessé, qui mourut quelques jours après.
L’étude de la contrée se complétait pour moi par celle de ses habitans, de leurs mœurs, de leur état social, de leur histoire. Ce qui, au premier abord, me surprit au plus haut degré, ce fut de trouver chez ces pasteurs de la khala l’organisation patricienne et romaine que, d’après des idées toutes faites, je m’étais accoutumé à regarder comme inséparable d’un état social très avancé. Au Sennaheit, les quirites sont représentés par les choumaglié (anciens), chefs d’anciennes familles dont chacun a, comme à Rome, un certain nombre de cliens, qu’on appelle ici les tigré. Ce dernier mot me fait supposer que ces plébéiens sont des réfugiés venus du Tigré, et accueillis dans les tribus à la condition de rester dépendans des familles qui les ont reçus. Leur état m’a semblé une combinaison du servage adouci du temps de nos Carolingiens et du fermage moderne. Le tigré dépend de son suzerain sans lui appartenir ; le choumaglié n’a pas le droit de le vendre. S’il est mécontent, il peut passer à un autre suzerain ; mais il ne peut cesser d’être vassal de quelqu’un, car, comme il n’y a pas dans ce pays de francs-tenanciers, il deviendrait alors choumaglié, ce qui serait le renversement de la constitution sociale. Les tigré paient à leurs seigneurs une redevance qui ne peut changer, quelle que soit la hausse ou la baisse des denrées, et une certaine dîme sur le produit de leurs troupeaux, car ils ont le droit de posséder ; je ne sache pourtant pas qu’il y en ait aucun de riche. Lorsqu’un tigré meurt sans héritiers (collatéraux ni descendans), c’est son suzerain qui hérite : s’il n’a pas d’enfans, mais qu’il ait des collatéraux, ceux-ci héritent, et le seigneur n’a droit qu’à une vache. En revanche, ce dernier a un devoir de protection à remplir envers son client : si le tigré est volé, maltraité, tué, le choumaglié est tenu de poursuivre rigoureusement l’indemnité dans les deux premiers cas, et le « sang » ou talion dans le troisième. S’il néglige ce devoir, il est déshonoré et perd son droit de suzeraineté sur le tigré et ses descendans. Ce système de devoirs réciproques est fort logique dans une société pastorale où l’état, n’existant pas, doit être remplacé par la famille, état type qui se suffit à lui-même et doit servir de base et de modèle à tout. Aussi la famille, la parenté joue-t-elle ici un rôle puissant et perpétuel. Le père a strictement le droit de mettre à mort ses enfans ou de les vendre, mais je n’ai pas besoin d’ajouter que les mœurs, plus douces que les lois, l’ont fait tomber à peu près en désuétude. Pour plus de sécurité, les familles se groupent pour former la sous-tribu, où la solidarité est un peu moins grande ; elle est encore plus faible dans la tribu, sauf dans les questions générales, comme une guerre ou un droit de pâture à défendre. Le droit d’aînesse est le corollaire naturel d’une société aristocratique ; aussi existe-t-il en Sennaheit. Au décès d’un choumaglié, son fils aîné hérite du rustique mobilier, des vêtemens du défunt, de l’épée (elle est longue, à deux tranchans et à croisière, comme chez nous au moyen âge), des vaches blanches du troupeau, des animaux de selle et de charge, des terres et des tigré. Si le choumaglié est marié, ses fils d’un autre lit ont le droit d’épouser sa veuve sans qu’il y ait là pour les Bogos l’ombre d’un inceste, Par une disposition spéciale et qui a quelque chose de touchant, la maison paternelle est le lot particulier du plus jeune des fils ; les autres fils se partagent le reste. Quant aux filles, elles n’ont droit à rien ; il est vrai qu’elles se marient presque toutes très jeunes.
Une nécessité des sociétés patriarcales et fractionnées comme celle-ci ; où la justice criminelle n’a aucune sanction générale, c’est la fameuse loi du sang, qui règne sous divers noms, mais basée sur les mêmes principes, en toute contrée où l’état n’intervient point dans les offenses privées. En Algérie, on l’appelle la dïa, au Monténégro la krvarina ; en Corse et en Sardaigne, c’est la vendetta, si chère aux dramaturges. Au Sennaheit, on reconnaît deux sortes de sang, savoir le sang entier et le demi-sang. Le premier se doit toutes les fois qu’il y a eu un meurtre volontaire, quelle que soit la victime. La séduction et à plus forte raison la violence faite à une femme, quelques cas particuliers encore, notamment la rupture d’une promesse de mariage, sont assimilés à un meurtre. Le demi-sang est dû pour toute blessure qui a fait couler le sang ou causé une lésion grave, pour un accident mortel occasionné par une arme ou quelque instrument tranchant sans la volonté du propriétaire ; enfin l’homme qui tue sa femme doit la moitié du prix du sang au père de la victime. Le sang d’un choumaglié est estimé cent trente-deux vaches, plus une mule et une natte ; celui d’un tigré, quatre-vingt-treize vaches, dont un tiers revient à son suzerain.
On remarque ici un sentiment que l’on chercherait en vain dans toutes les coutumes analogues de l’Afrique et de l’Orient, c’est le sentiment de l’honneur dans l’acception un peu conventionnelle que les sociétés européennes donnent à ce mot. Ainsi l’outrage à la vertu d’une femme, qu’elle soit complice ou non, est estimé à l’égal du meurtre d’un homme libre. On ne trouvera jamais rien de semblable dans la société musulmane la plus policée, où la femme, qu’elle soit vêtue de soie brochée d’or ou bien de toile grossière, n’est qu’un agent de plaisir ou de maternité. Parmi les Danagla (Nubiens de la vallée du Nil), une fille ne se marie le plus souvent qu’après un ou plusieurs cas de maternité irrégulière, qui, bien loin de la faire mépriser, ajoutent à son prix aux yeux des épouseurs : on appelle cela d’une expression bien arabe et bien africaine, « donner des aides au frère de son père » (c’est-à-dire au chef de la famille). Dans une classe plus relevée, chez les riches commerçans du midi du Kordofan, un marchand qui va rejoindre sa caravane confie sa maison et sa femme à un ami qui est habituellement son associé, et le charge de le suppléer sans scrupule au harem ; si l’ami en question récuse ou néglige cette étrange suppléance, il se fait une ennemie mortelle de la femme dédaignée, et souvent le mari lui-même lui en garde rancune. Du pasteur bogos qui marche nu-tête et nu-pieds, ou de ce taghir kordofâni qui entend presque aussi bien que nous les recherches variées du comfort, lequel est le plus civilisé, le plus digne, le plus véritablement homme ? Il semble vraiment que notre civilisation européenne et chrétienne ait ajouté au cerveau humain des cases supplémentaires que l’islamisme a supprimées.
Le besoin de solidarité a créé chez les Bogos et dans toute la Nubie un usage curieux, celui des adhari, que je définirais ainsi : l’hospitalité moyennant compensation. Le voyageur qui visite une localité doit, dans son intérêt, s’y choisir un hôte, qui est tenu de lui fournir le logement, le bois et le feu pour sa cuisine, et de lui servir de garant et de protecteur en toute circonstance et dans toutes les difficultés qui lui surviendraient. Ce patron a en retour un droit fixe sur les affaires que traite l’étranger ; je parle d’affaires, parce que c’est le but ordinaire des gens qui voyagent en Nubie. L’an dernier, un jeune Suisse, M. Émile G…, qui chassait l’éléphant dans ce pays, ayant cru pouvoir se passer d’adhari, dut à cette économie mal entendue de faire une campagne presque stérile. La plupart des éléphans qu’il atteignit s’en allaient mourir au loin dans la khala, et c’était autant de perdu pour le chasseur, qui, faute d’adhari, n’avait aucun recours contre les indigènes qui trouvaient et s’appropriaient les animaux qu’il avait frappés.
L’histoire des Bogos est relativement moderne et pourtant presque légendaire. Il y a quatre siècles, dit-on, leur premier ancêtre connu, Ghevra-Terke, vivait aux bords du Takazzé chez les Agaus, l’un des peuples primitifs de l’Abyssinie. Ghevra-Terke, ayant eu le malheur de tuer son frère ou un de ses proches parens, dut fuir avec ses deux fils, Seguina et Korsokor, ainsi que ses nombreux amis, et il émigra dans le Sennaheit, qui était alors inhabité. Il s’établit avec les siens sur le petit plateau d’Achira, où l’on montre encore aujourd’hui son tombeau, entouré d’un millier d’autres sépultures. Ses petits-fils descendirent peu à peu dans la plaine et furent la souche d’une tribu qui, en grandissant, se partagea en deux groupes, les fils de Seguina et ceux de Korsokor, subdivisés eux-mêmes en sept ou huit fractions. Ces généalogies pastorales ont un grand rapport avec l’histoire des tribus arabes, Ammon, Edom, Moab et autres de la Bible, et l’on retrouve les mêmes circonstances dans une histoire qui semblerait devoir être bien différente, celle des Guègues ou montagnards de l’Albanie septentrionale. Partout des habitudes identiques ont amené identité d’événemens.
Aujourd’hui les Bogos comptent environ dix-huit mille âmes réparties dans dix-sept villages des deux côtés de l’Aïnsaba. La division historique subsiste toujours : les Ad-Seguina habitent le nord-est, les Ad-Korsokor le sud et le couchant du plateau. Je visitai rapidement trois ou quatre villages, et je constatai partout une certaine aisance relative. Toute la richesse des Bogos est en troupeaux, bœufs, mules, chèvres. J’ai vu peu de chevaux, encore moins de chameaux, pas de moutons. Une cinquantaine de bêtes à cornes forment une mokta ou troupeau, sorte d’unité type pour l’estimation de la propriété. On dit qu’un homme a deux moktas, comme on dit chez nous : « Il a quatre mille livres de rente, il est à l’aise. »
Il était bien difficile que ce petit peuple isolé de tout état puissant ne tentât point la cupidité des gouverneurs égyptiens de la province de Taka, sans cesse préoccupés d’accroître l’étendue du territoire soumis à leurs déprédations. En 1850, un de ces préfets-bandits, Elias-Bey, envahit le Sennaheit jusqu’à l’Aïnsaba, et trouva Keren complètement désert ; les Bogos, avertis, avaient eu le temps de se sauver avec leur bétail dans les montagnes. Quatre ans plus tard eut lieu la seconde attaque, dont les conséquences ont dû déterminer l’Égypte à empêcher le retour de ces lâches brigandages. Un Turc à demi sauvage, Khosrew-Bey, joignit à ses réguliers l’écume de la population pillarde de la province de Taka, et cette noble croisade se rua au cri de sus aux chrétiens ! contre le Sennaheit. Le plateau fut abordé par deux points à la fois, la gorge d’Incometri et celle de Djoufa. Les Bogos furent pris comme dans un filet ; la résistance ne servit qu’à faire tuer une cinquantaine de leurs plus braves guerriers. Mogareh, qui était alors leur capitale, située à une heure au nord de Keren, fut brûlé, et trois cent quatre-vingts captifs (presque tous jeunes femmes et enfans) furent emmenés par les bandits, ainsi que près de soixante moktas. Khosrew retourna rapidément à Kassala, pendant que les Bogos rentraient dans leur village incendié. Le père Stella, installé chez eux depuis une année environ, était absent le jour de l’attentat ; il prit hardiment son parti, se rendit près de Khosrew, et lui demanda, par-devant les juges de Kassala, réparation de cette ghazaoua sans excuse. Le Turc répondit grossièrement et refusa de reconnaître au lazariste aucun caractère officiel. Le père Stella s’adressa dès lors aux consuls de France et d’Angleterre. Le premier, par un motif de susceptibilité exagérée, se récusa ; mais le consul anglais, M. Walter Plowden, profita de cette maladresse pour accroître aux yeux des chrétiens abyssins et des musulmans nubiens le prestige de son gouvernement. Porteur d’une adresse des Bogos à la reine Victoria, il se rendit lui-même en Égypte pour l’appuyer. Le consul-général de France s’intéressa énergiquement à l’affaire ; justice fut obtenue sur tous les points. Khosrew fut destitué ; les captifs furent rendus à leurs familles, à l’exception d’une vingtaine que l’on parvint à soustraire en les cachant dans les harems ou en les dirigeant sur Djeddah, Sodome sacrée qui ne rend jamais ce qui tombe dans ses fanges. On laissa dormir deux ou trois ans la question de la restitution des moktas volées ; mais à la fin, grâce à deux hommes énergiques qui parlaient haut parce qu’ils se sentaient appuyés, les consuls-généraux Sabatier et de Beauval, le gouvernement égyptien consentit à payer 17,000 francs d’indemnité, représentant à peu près le tiers de la valeur du bétail enlevé. Je fus chargé, par ordre supérieur, de présider à la répartition de cette somme. Tous les choumaglié des villages de Keren, Djoufa, Ona, Achala, Deghi, Tantarwa, qui avaient été victimes du pillage de 1854, se réunirent à Keren, dressèrent les états de pertes, et la somme fut publiquement répartie à raison d’un talari et quart (6 fr. 50 c.) par tête de bétail perdu. La publicité de l’opération rendait impossible toute fraude des choumaglié au détriment des petits propriétaires qu’ils représentaient et qui avaient voix au chapitre. Il y eut force discussions, absolument comme chez nous dans une commission de répartiteurs ; mais tout finit par s’arranger à merveille. Il fallait voir éclater la joie de ces bonnes gens : que de fêtes furent célébrées ! que de belles chansons on improvisa en l’honneur de la France et de son représentant !
L’improvisation poétique est une faculté propre aux Bogos, et dont le développement est facilité aussi bien par la richesse de leur langue harmonieuse que par les habitudes contemplatives nées de la vie pastorale. J’ai pu étudier de près le procédé des improvisateurs en renom. Dans une réunion joyeuse, dans l’animation des causeries qui s’engagent le soir autour des feux d’un campement, un homme se lève, se retire sous un arbre, rumine entre ses dents une mélodie sans paroles, puis lance tout d’un coup dix ou vingt vers sur une seule rime, récités ou plutôt psalmodiés avec une certaine emphase et une grande sobriété de gestes, après quoi il retombe dans sa méditation, récite huit ou dix fois le dernier vers comme moyen mnémonique, commence un nouveau récitatif poétique, et continue ainsi jusqu’à la fin. Il peut paraître étonnant que des élucubrations qui ont si peu coûté restent dans la mémoire des auteurs ; rien n’est pourtant plus réel. Quant au mérite poétique de ces improvisations, j’étais peu compétent pour en juger ; on m’en a pourtant traduit qui méritaient d’être conservées, notamment un chant historique qui retrace l’invasion de Khosrew, et où j’ai remarqué une énumération des tribus accourues à la curée qui a quelque chose d’homérique.
Il y a plus : un bandit qui veut emporter de haute lutte la considération publique doit être capable de chanter lui-même ses exploits. Un vieux maraudeur, fort connu sur la frontière des Bogos, et qui, dans une escarmouche avec nos gens, avait reçu une balle dans le gras de la jambe, me fut signalé comme le plus grand poète et le premier voleur de la province : il paraissait très fier de cette double gloire. C’était un très grand vieillard allègre, bien fait, avec une figure noble, patriarcale, douce, de grands yeux pleins de feu. Ces mœurs singulières sont éternelles au désert : quand Antar ou Kouroglou avait vaincu un ennemi ou détroussé une caravane, il montait sur un rocher et improvisait deux ou trois strophes triomphantes.
Dans les cérémonies funéraires, les Bogos chantent des distiques courts et souvent improvisés sur des airs qui n’ont généralement rien de lugubre. Les chants d’adieu de ces peuples, qui n’ont qu’une idée vague de la vie future, n’ont pourtant rien de la douleur sombre, farouche du vocero des Corses ou du coronach des highlanders. On peut en juger par ce distique, que je prends au hasard, sur la mort d’une toute jeune fille :
- Schuken tetewaouel
- Mai la chommal tetraouè.
« La gazelle se rafraîchit à l’aurore, et boit à pleins poumons la brise des montagnes. »
Si, après la leçon donnée aux pillards nubiens de 1854, une agression éclatante de leur part n’est plus à craindre pour les Bogos, les violences de détail n’ont guère diminué. Il faut savoir que parmi les Bédouins musulmans sujets de l’Égypte et voisins des Bogos règne plus que jamais une abominable industrie protégée par la demi-complicité des autorités : je veux parler des vols d’enfans. Il y a sur toute la frontière une classe de rôdeurs qui ne font guère qu’épier les jeunes garçons qui gardent les troupeaux, les petites filles qui vont ramasser le bois mort ; ils ont ordinairement sous la main des chevaux ou des chameaux, grâce auxquels ils regagnent bien vite leur tribu. Ils vont de là aux bazars de Kassala ou de Souakin, où ils réussissent d’autant plus aisément à placer leur marchandise que la race bogos est remarquablement belle de formes, souple et intelligente. Un crime de ce genre avait été commis à Keren peu avant mon arrivée. A dix minutes du village, entre deux énormes montagnes, s’ouvre un grand ravin boisé nommé Incometri, véritable coupe-gorge souvent peuplé d’ombres suspectes. Quelques bandits beni-amers y avaient surpris un homme de Keren désarmé, accompagné de ses filles, toutes jeunes encore. Il pouvait fuir, mais l’une des petites filles n’eût pu le suivre ; il s’arrêta pour l’emporter dans ses bras, fut rejoint par les malfaiteurs et lâchement assassiné. Les orphelines furent emmenées et vendues dans le Barka ; elles furent rachetées presque aussitôt par des passans qui avaient retrouvé leur trace.
Mon retour de Keren à Massouah se fit par la route que j’ai déjà décrite, et ne présenta aucun incident qui mérite d’être raconté. Le voyage dont je viens de résumer les souvenirs a donc été ; en somme, assez rapide ; mais il ne faut pas croire qu’il ne m’ait laissé dans la mémoire qu’une impression fugitive. On se trompe chez nous sur le caractère et le genre de vie des populations qui habitent cette partie de l’Afrique. On les range parmi les sociétés primitives, et on leur applique volontiers les conclusions absolues des théoriciens qui, sans être sortis de l’Europe, raisonnent à perte de vue sur la question des races. Pour les uns, l’homme primitif est le demi-dieu figuré aux métopes du Parthénon ; pour les autres, c’est le singe grêle et ventru qui usurpe le nom d’homme au fond de l’Australie. Les Bogos ne représentent ni l’innocence de l’âge d’or ni la dégradation ou la sauvagerie dès peuples barbares. Leur nature est très vivace et très sympathique ; comme le pays qu’ils habitent, ils ont une sorte de noblesse native et originale qu’il est impossible de méconnaître. Déjà d’ailleurs la civilisation occidentale a pénétré dans ces régions, où l’on commence à prononcer avec sympathie le nom de la France. Bientôt cette civilisation fera disparaître les rugosités qui, là comme partout ailleurs, déparent les grandeurs propres à la vie barbare. Après avoir vu, sur ce théâtre lointain et obscur, ce que peut, dans une région presque inconnue de l’Afrique, l’influence française, j’ai l’espoir qu’elle ne cessera pas de s’y étendre et de s’y affermir.
GUILLAUME LEJEAN.
- ↑ Voyez la Revue du 1er novembre et du 1er décembre 1864.
- ↑ M. Werner Munzinger, de Soleure, auteur de Sitten und Recht àer Bogos (1859) et de Ost Afrikanische Studien (1864).
- ↑ Prière du soir.
- ↑ Ainsi s’appelle la classe noble dans la peuplade des Menza.
- ↑ Ce mot abyssin a désigné primitivement, a ce qu’il parait, un roi de second ordre ; aujourd’hui le kantiba est seulement un maire de village nommé par le négus et différent du tchèka, maire choisi par les habitans.
- ↑ Malgré quelques affirmations contraires, je ne crois pas que cette mer étrange reçoive une goutte d’eau douce sur un seul point de son immense littoral. J’en excepte, bien entendu, le canal d’eau douce du Caire à Suez, bienfait incomparable que l’Égypte n’a pas assez apprécié.
- ↑ La langue arabe a plusieurs mots pour exprimer le désert atmour est le désert nu, sans une poignée d’herbe ; khala est la solitude avec quelques arbres ou buissons clairsemés ; raba est la forêt vierge.