Le Sens de l’Orientation chez les animaux
Il semble que les animaux sauvages soient voués à la vie errante, et cependant, quand on observe attentivement leurs mœurs, on s’aperçoit bientôt qu’ils se sont partagé assez équitablement les bois, les prés, les champs et l’espace. Chacun d’eux vit cantonné dans un domaine dont il exploite les ressources et sur lequel, redoutant la concurrence, de ses congénères, il ne tolère la présence que d’un nombre limité d’entre eux. Chez les animaux, la propriété est donc collective.
L’étendue de ce domaine varie d’ailleurs avec les ressources qu’il présente, les abris qu’il offre contre les dangers de toute espèce et surtout suivant les facultés de locomotion de l’animal.
Le cantonnement est en quelque sorte une condition d’existence. Tout animal qui, faute d’instinct, ou pour toute autre raison, essaie de s’y soustraire, est rapidement supprimé par la sélection naturelle : chassé par ses congénères auxquels il dispute la nourriture quotidienne, errant à l’aventure, sur un terrain inconnu parsemé d’embûches, il devient pour les ennemis de son espèce une proie facile.
L’instinct d’orientation qui permet à l’animal de retrouver son gîte et par suite ses habitudes, sa nourriture, la protection contre le danger, joue donc un rôle capital dans sa vie. Il lui doit son individualité, le souvenir par lequel il se rattache au passé et jusqu’à un certain point la satisfaction de ses besoins dans le présent.
Nous nous sommes proposé d’étudier le mécanisme de l’orientation chez les animaux. Nous avons choisi comme principal sujet d’étude le pigeon voyageur. Un grand nombre de faits observés par nous pour la première fois ont été groupés et classés. Nous en avons déduit, sinon la loi qui les régit, du moins une théorie qui les explique. Nous allons exposer cette théorie, dont toutes les propositions ont été fondées sur des faits rigoureusement et scrupuleusement constatés, ou sur des expériences faciles à reproduire.
De même que des faits en apparence fortuits, tels que la répartition des balles sur une cible, sont assujettis à des lois dont la science nous donne le secret, de même nous pensons que le hasard n’est pour rien dans le vol capricieux de l’oiseau ou dans la course vagabonde de la bête sauvage.
Le mobile qui détermine les actions de l’animal est l’instinct de conservation de l’individu et de l’espèce. L’animal est capable d’activité spontanée quand il est stimulé par le besoin : il est très rare qu’il accomplisse un acte qui n’ait pas un but utile immédiat. L’initiative[1] n’est pas son fait, et quand, chez les fourmis ou les abeilles, on croit trouver la préoccupation de l’avenir, on s’aperçoit bientôt que la prétendue prévoyance des unes et des autres n’est autre chose que l’obéissance à l’appel momentané de l’instinct ; l’animal accomplit un acte sans en pénétrer le but.
La recherche de la nourriture et le repos sont les deux pôles entre lesquels gravite presque constamment l’existence de l’animal ; si l’exploitation des ressources de son domaine l’oblige à varier chaque jour son itinéraire, le besoin périodique du repos le ramène constamment dans les mêmes parages. Le manque d’initiative le porte à suivre toujours le même chemin pour se rendre au même point. Voilà pourquoi l’animal trace sur son domaine une multitude de pistes qui s’enchevêtrent en tous sens ; il acquiert de la sorte une connaissance locale très complète : sur le terrain dont le moindre accident lui est familier, il est apte à se mouvoir dans toutes les directions.
La nécessité peut contraindre l’habitant d’un canton à en franchir les limites, en temps de sécheresse ou de disette par exemple. Il fait alors une rapide-incursion sur le territoire voisin, ne s’y attarde pas, et regagne en toute haie son gîte dès qu’il a étanché sa soif ou apaisé sa faim. Dans cette deuxième zone, rarement explorée, l’animal ne connaît qu’un nombre de pistes limité, le plus souvent rectilignes. S’il y est surpris par un danger quelconque, il y sera bien plus exposé que sur son propre terrain.
Un exemple montre bien la différence essentielle qui existe entre ces deux zones. Quand un cerf est attaqué sur son domaine par un équipage, il commence par ruser, fait mille détours et dépiste un instant ses ennemis. Bientôt rejoint, il repart ; pourchassé d’abri en abri, il « prend enfin son parti » et s’élance dans la deuxième zone où les pistes sont rectilignes. La chasse change alors de caractère et prend une allure rapide qu’elle n’avait pas dans la première phase.
Le cerf atteint bientôt les limites du terrain connu, il essaie alors de revenir sur ses pas et de regagner son domaine. Constamment relancé, serré de près par les chiens, il en sort une fois encore, traverse la deuxième zone et s’engage alors parfois dans le terrain inconnu : il « débuche » et part droit devant lui jusqu’à ce qu’il tombe.
Il est intéressant de voir comment se comporte le cerf apporté de loin dans une cage et mis en liberté devant l’équipage pour être chassé. L’animal jeté sur un terrain inconnu n’essaie pas de ruser, il part devant les chiens et débuche immédiatement. La chasse ne présente aucune des péripéties dont nous parlions plus haut, elle n’est plus qu’une course entre l’herbivore qui a pour lui la vitesse et le Carnivore qui a le fond. D’après la condition de l’animal et la vitesse de l’équipage on peut, d’avance en déterminer la durée.
Nous n’insistons pas davantage sur ces faits bien connus des chasseurs. Il suffit en effet de parcourir un bois en Sologne ou dans toute autre contrée giboyeuse pour se convaincre que le sol est sillonné en tous sens par des pistes qui n’échappent pas à l’œil exercé du braconnier.
Les oiseaux, eux aussi, suivent à travers l’espace des chemins invisibles à nos regards, mais qu’une patiente observation nous permet de déterminer. L’oiseau, de même que les quadrupèdes, contracte l’habitude de se rendre toujours au même point en suivant la même route. Nous avons longtemps observé un groupe de trois pigeons qui se rendaient chaque jour aux champs à la même heure. A l’aller comme au retour ils suivaient, sans jamais s’en écarter, un chemin que nous avions repéré sur les accidens du sol voisin. Nous avons observé la même régularité dans l’apparition et le passage quotidien de deux oiseaux de proie.
Les paysans connaissent d’une façon très précise les points qui jalonnent les courans de migration des oiseaux ; ils mettent d’ailleurs ces notions à profit pour se livrer dans certaines saisons à des chasses très fructueuses.
Des observations semblables ont été faites sur les poissons, en mer aussi bien que dans les rivières ; ce sont ces données très précises qui sont utilisées journellement par les pêcheurs.
Nous n’insisterons pas davantage sur un ensemble de faits observés et connus depuis longtemps. Nous nous bornerons à en déduire une première conclusion : dans l’air, sur terre ou dans les eaux, les animaux suivent tous des routes parfaitement déterminées ; leur circulation semble donc être assujettie à d’autres règles que le caprice ou le hasard.
Les actions des animaux sont toutes dictées par une même loi à laquelle chacun d’eux obéit d’une façon différente. L’animal subit en effet l’influence du milieu ; s’il trouve autour de son gîte d’abondantes ressources pour la vie, il circule peu et son existence se passe sur un fief très restreint. Dans le cas contraire, il mène une vie des plus agitées, parcourt sans cesse son domaine, en recule le plus possible les limites et les franchit parfois. Chaque animal est donc amené à contracter des habitudes qui lui sont personnelles et qui constituent son individualité ; il obéit à l’appel de l’instinct, mais il semble avoir le choix des moyens d’exécution, une certaine liberté, tandis qu’il subit simplement l’influence du milieu. Cette réserve était nécessaire avant de fixer les règles générales auxquelles est soumise la circulation des individus de chaque espèce.
C’est un fait d’expérience connu depuis longtemps que l’animal circulant sur le terrain qui lui est familier est guidé dans le retour au gîte par les cinq sens agissant de concert. Toutefois, chez chaque espèce, l’un des sens est plus développé et joue par suite un rôle prépondérant dans l’acte de l’orientation : la vue chez l’oiseau, l’odorat chez le chien, etc.
Si l’orientation rapprochée est facile à expliquer par le jeu combiné des cinq sens, il n’en est pas de même pour l’orientation sur un terrain inconnu et lointain.
Prenons un exemple. Pour perdre un chat, on le met dans un sac et on l’emporte en chemin de fer à une distance de 80 kilomètres. Mis en liberté, il retrouve sa maison. Si la vue et la connaissance locale lui permettent habituellement de rentrer au logis après les fugues quotidiennes, il n’en saurait être de même aujourd’hui. Sa vue, fût-elle excellente, ne peut lui être d’un grand secours ; le moindre obstacle, un mouvement de terrain insignifiant, suffisent pour masquer le paysage qui lui est familier. Est-ce l’odorat qui est son guide habituel ? Dans ce cas les précautions paraissent bien prises pour mettre ce sens en défaut. Un fait subsiste cependant, — nous allons essayer de l’expliquer, — le chat a retrouvé assez facilement sa demeure. Choisissons un autre exemple. Les colombophiles de Bruxelles font chaque année un lâcher de pigeons à Bordeaux. Ils exécutent au préalable trois lâchers successifs à des distances progressivement de plus en plus grandes entre Bruxelles et Orléans, — dans la direction de Bordeaux par conséquent. Puis, après le lâcher exécuté à Orléans, on va, sans autre préparation, mettre les pigeons en liberté à Bordeaux, et ils rentrent. Peut-on attribuer leur retour à la mémoire locale, à une vue perçante ? — Admettons que, dans les trois lâchers préparatoires, les pigeons aient au passage remarqué quelques points de repère bien saillans entre Bruxelles et Orléans. Au moment de la mise en liberté à Bordeaux, les mouvemens de terrain, la rotondité de la terre, opposent une limite à leur vue, si perçante qu’elle puisse être. Pour apercevoir Orléans de Bordeaux, les pigeons devraient s’élever à plusieurs kilomètres au-dessus du sol, ce qui est matériellement impossible[2].
Citons encore un autre cas. Quelques pigeons, appartenant à un colombophile d’Orléans, avaient voyagé dans la direction de Reims. On eut l’idée de les lâcher à 500 kilomètres en mer au-delà de Nantes sans aucune préparation, et ils rentrèrent presque tous. Dans cet exemple, comme dans les précédens, on ne saurait expliquer le retour par le fonctionnement de l’un quelconque des cinq sens. Il faut donc admettre l’entrée en scène d’un organe distinct servant pour l’orientation lointaine. Puisque la fonction existe, nous ne sommes pas illogiques en supposant qu’à cette fonction correspond un organe, que nous appellerons le « sens de direction ».
Nous admettons donc que l’orientation rapprochée s’explique aisément par le jeu des cinq sens, et que l’orientation lointaine repose uniquement sur le fonctionnement d’un sixième sens.
On nous a objecté que l’orientation lointaine ou rapprochée est toujours un même acte et qu’il est illogique, contraire à l’ordre de choses établi, de voir une même fonction commandée par deux organes distincts. Mais cette objection n’est pas fondée. Il est assez fréquent dans la nature de voir une même fonction accomplie par des organes très différent. Le fraisier, par exemple, se reproduit au moyen de graines par la fécondation de la fleur ; il se reproduit également au moyen de rejetons partis de la plante, qui prennent racine à leur tour et suppriment le lien fragile qui les rattachait au plant nourricier[3]. Une observation attentive nous permettrait de citer bien des exemples du même genre. L’hypothèse d’un sens spécial intervenant pour remplacer les cinq premiers, dont la portée est limitée, n’a donc rien d’illogique.
Nous allons étudier un certain nombre de cas intéressans et chercher à y découvrir le mécanisme de l’orientation lointaine.
1° Pendant une chasse à courre qui a lieu dans la forêt d’Orléans, un cerf, qui n’est pas l’animal chassé, est suivi par quelques chiens : acculé dans un angle de la forêt, il débuche. Le maître d’équipage, s’apercevant alors de l’erreur commise, rappelle ses chiens et les ramène sur la bonne piste. Cependant un braconnier, qui a vu le cerf sortir de la forêt, note exactement le point de passage et s’embusque, persuadé que le cerf, ne se sentant plus menacé, rentrera au plus tard le lendemain matin et repassera au point précis par lequel il est sorti. L’événement lui donne raison. Ce braconnier a tiré parti d’un fait bien connu des charbonniers qui habitent la forêt d’Orléans. Les cerfs et les chevreuils, trouvant dans la forêt tout ce qui est nécessaire pour leur alimentation, n’en sortent presque jamais. Quand, pour une raison quelconque, ils s’aventurent dans le terrain avoisinant, ils suivent au retour le chemin pratiqué à l’aller.
L’art de mettre des collets est fondé sur cette observation. Le collet disposé sous bois, sur un point de passage présumé ou même au point précis où est passé un animal, ne le prend pas forcément. Celui-ci circule en effet dans toute l’étendue de son domaine, il délaisse souvent une piste pour en pratiquer de nouvelles ; tandis que l’animal qui s’est aventuré en terrain inconnu rentrera certainement sous peu et repassera au point par lequel il est sorti. Si son départ a été observé, il sera sûrement pris.
2° Le cheval passant chaque jour vingt-deux heures sur vingt-quatre à l’écurie, dans une demi-obscurité, le nez contre un mur, ne saurait être doué de beaucoup d’instinct. Toute activité spontanée lui est interdite, puisqu’il ne sort que pour obéir à son maître. L’instinct chez lui est par suite sinon atrophié, du moins sensiblement diminué.
L’écurie est un centre d’attraction permanent pour le cheval qui y trouve la nourriture et le repos. Mis en liberté, il s’oriente donc sur son écurie avec l’obstination de l’aiguille aimantée cherchant le pôle.
Le cheval connaît parfaitement les abords de sa résidence. Si, au cours d’une promenade, on lui laisse les rênes sur le cou, il en profite pour rentrer à l’écurie. Aidé par une excellente mémoire, il connaît la longueur comparative des différens chemins à suivre, et prend sans hésiter le plus court.
Supposons qu’on amene le même cheval dans une contrée qu’il ne connaît pas. Après un séjour de quelques heures dans une écurie quelconque, il reporte sur son nouveau domicile l’attachement qu’il avait pour l’ancien. Si, au cours de la première promenade, on s’en remet à son instinct pour le retour, on constate qu’il reprend en sens inverse le chemin suivi à l’aller, même si ce chemin n’est pas le plus court.
3° Le pigeon voyageur lâché dans un rayon restreint autour de sa demeure regagne le colombier par le chemin le plus court. Si on le met en liberté à plusieurs centaines de kilomètres de son colombier, il suit très sensiblement au retour la ligne de chemin de fer par laquelle il est arrivé. Nous n’en voulons d’autre preuve que le fait suivant.
Dans la saison des concours colombophiles, les habitans de Bapaume constatent chaque dimanche le passage des nombreuses bandes de pigeons regagnant leurs colombiers dans le Nord de la France ou en Belgique. On ne peut admettre que Bapaume soit précisément placé sur la ligne droite qui relie les divers points de lâchers aux colombiers éparpillés dans toute la région du Nord de Dunkerque à Mézières. Ce n’est pas non plus le hasard qui fait passer chaque dimanche des milliers de pigeons au-dessus de la petite ville ; Bapaume n’est qu’un point insignifiant dans la zone très étendue qui sépare la Belgique du centre de la France. Il résulte d’ailleurs d’observations analogues faites à Amiens, Arras et sur tout le parcours de la ligne de Paris à Bruxelles que les pigeons reprennent en sens inverse l’itinéraire par lequel on les a amenés au point du lâcher.
Nous pourrions citer une quantité d’observations du même genre. C’est ainsi que des employés du chemin de fer d’Orléans nous ont signalé bien des fois le passage à Arthenay, Etampes, Juvisy, des pigeons belges lâchés à Poitiers, Angoulême et Bordeaux.
Nous avons déduit de ces faits l’hypothèse suivante, que nous appellerons la loi du contre-pied : « L’instinct d’orientation lointaine est la faculté que possèdent à des degrés différens tous les animaux de reprendre le contre-pied d’un chemin parcouru. »
On emploie souvent dans l’étude des mathématiques une méthode qui consiste à considérer comme démontrée une proposition présentée sous forme de problème et à en envisager les conséquences. Nous allons agir de même : admettons que la loi hypothétique énoncée ci-dessus soit suffisamment vérifiée et servons-nous-en pour expliquer quelques faits, inexplicables par tout autre moyen. Assistons par la pensée à un lâcher de pigeons. Plusieurs centaines d’animaux provenant des colombiers d’une même région sont mis en liberté à la fois. Ils parlent ensemble, se fractionnent pour voyager en deux ou trois groupes ; puis, de qu’ils atteignent l’horizon connu, se dispersent : chacun d’eux regagne alors directement sa demeure.
Un certain nombre de voyageurs manquent à l’appel, d’autres rentrent les jours suivans. Le colombophile se borne à enregistrer les pertes et à constater les rentrées tardives sans chercher à pénétrer les motifs de la faute d’instinct : comment pourrait-on en effet demander son secret à l’oiseau qu’un coup d’aile dérobe à nos regards ? L’instinct est en défaut ; l’oiseau doit donc errer à l’aventure comptant sur le hasard seul pour retrouver son chemin.
Nous ne saurions partager une semblable opinion pour les raisons suivantes : l’oiseau égaré par défaut d’instinct n’est pas pour cela en révolte contre cette loi générale de conservation qui régit toutes ses actions. Il ressent au contraire très vivement l’appel de l’instinct qui l’incite à rechercher le colombier natal. Il entrevoit nettement le but, mais les moyens de l’atteindre lui font momentanément défaut. Il déploie alors toute l’activité spontanée dont il est capable et s’engage successivement sur plusieurs pistes. La loi du contre-pied va nous permettre de le suivre dans sa course vagabonde et de reconstituer son itinéraire. Quand nous aurons surpris le secret du pigeon perdu, nous constaterons une fois encore que le hasard n’est entré pour rien dans les déterminations de l’animal.
En 1896, nous assistons à Orléans à un lâcher de pigeons provenant des colombiers de Mons et de Charleroi. Les deux bandes de pigeons ayant été, par hasard, mises en liberté à la fois sur deux points différens de la gare des marchandises, se réunissent dans les airs et forment dès le départ un groupe unique. Le temps est extrêmement défavorable : la brume, la pluie et le vent contraire contribuent à retarder la rentrée des voyageurs ailés. Une première faute d’instinct, facile à expliquer, est constatée à l’arrivée : deux pigeons de Mons sont capturés à Charleroi, et trois pigeons de Charleroi sont recueillis à Mons. Enfin une quarantaine de pigeons ne sont pas rentrés au gîte le soir du lâcher. Le départ d’Orléans avait eu lieu cependant avec un ensemble parfait : les animaux orientés les premiers avaient montré la route à suivre à leurs compagnons, et même quelques-uns de ces derniers avaient suivi aveuglément leurs guides au point d’entrer à leur suite dans des colombiers étrangers.
Cependant, à Orléans, un observateur constatait, entre 3 heures de l’après-midi et 7 heures du soir, l’arrivée d’une trentaine de pigeons qui se posaient sur les toits de la gare. La nuit venue, nous réussissons à en faire capturer 9 : 5 proviennent de Charleroi et 4 de Mons. Un les remet du reste en liberté. Cette constatation nous permet toutefois de supposer que les 32 pigeons rentrés à Orléans ont tous été égarés au lâcher du matin. Le lendemain matin de 5 à 7 heures, ceux-ci disparaissent tous les uns après les autres dans la direction du nord : une trentaine de rentrées tardives seront constatées le même jour à Charleroi et à Mons.
Ces allées et venues s’expliquent tout naturellement par la loi du contre-pied. Nos voyageurs ailés, formant un groupe unique au départ d’Orléans, n’ont pas tardé sans doute à se fractionner en plusieurs bandes : nous avons fait observer qu’ils avaient dû, pour rentrer, lutter contre le mauvais temps. Or les pigeons voyageurs ne sont pas tous, à cet égard, armés des mêmes moyens : le pigeon de petite taille, dit de race liégeoise, vole avec une vitesse extraordinaire par un temps normal. Le pigeon très étoffé, de race anversoise, doué d’une puissance musculaire considérable, ne peut cependant rivaliser avec le liégeois par le beau temps, mais il peut par exemple lutter contre un vent violent. Il est donc assez naturel que, doués de moyens très différens, nos pigeons partis ensemble se soient peu à peu échelonnés sur la route. Un pigeon de Mons s’étant trouvé au milieu d’une bande de compagnons filant sur Charleroi a suivi ceux-ci jusqu’à leur destination ; puis, les ayant vus se disperser pour regagner chacun sa demeure, il est resté seul, égaré sur les toits d’une ville inconnue. Or Mons n’est pas loin de Charleroi ; il suffisait à notre voyageur de s’élever dans les airs pour apercevoir peut-être le toit natal. Il ne le fait pas : ayant, au cours des voyages précédens, contracté l’habitude de se servir uniquement du sens de direction pour l’orientation lointaine, il ne songe pas un instant à utiliser sa vue. Reprenant en sens inverse le chemin suivi pour venir à Charleroi, il arrive à Orléans, au point où il a été mis en liberté le matin même. Fatigué par le long parcours accompli dans la journée, il se repose une nuit. Le lendemain, il s’oriente, retrouve enfin le contre-pied du chemin effectué l’avant-veille en chemin de fer et regagne Mons. Les 32 pigeons qui reparaissent à Orléans, le soir du lâcher, pour disparaître le lendemain ont très vraisemblablement tenu une conduite analogue.
L’exemple que nous venons de citer est assurément intéressant. Nous nous sommes fondés sur des faits, puis, quand les faits nous ont manqué, sur de simples conjectures pour expliquer les allées et venues des pigeons : nous avons par suite dans nos déductions, sinon la certitude, du moins une grande probabilité. Mais nous allons citer quelques cas plus concluans que le premier.
Un pigeon appartenant à un colombophile de Grand-Couronne vient s’abattre dans le jardin de M. le général M…, à Evreux. Nous devions le jour même nous rendre à Rouen. Nous emportons le pigeon égaré et nous le mettons en liberté dans la gare de Grand-Couronne, à proximité de son colombier. Le pigeon s’oriente et retourne à Evreux chez M. le général M… Repris de nouveau, il est cette fois expédié en colis postal à son propriétaire. Laissé libre au colombier, il ne songe plus à retourner à Evreux. Le pigeon s’arrêtant pour se reposer et manger chez M. le général M… n’a pas considéré un seul instant cette maison inconnue comme un nouveau domicile ; elle représente pour lui un point de l’itinéraire précédemment suivi et doit être par conséquent le point de départ de ses investigations futures : après quelques heures de repos, il repartira de là pour reprendre le contre-pied de la voie aérienne qui l’a amené à Evreux. Il ne songe qu’à retrouver le colombier perdu.
Nous le portons à Grand-Couronne et nous le lâchons à deux pas de son colombier. Mais le sens de l’orientation lointaine, le sixième sens, est seul en action chez lui à l’exclusion des cinq premiers. L’oiseau reprend donc son contre-pied, passe comme hypnotisé en vue de sa demeure sans la voir[4], et regagne à Evreux le point par lequel passait cet itinéraire qu’il cherche à reconstituer.
Son calcul est déjoué ; amené au domicile même de son propriétaire et mis en liberté, il se reconnaît cette fois. Les cinq sens réveillés par des sensations plus fortes reprennent le dessus et le sixième sens, devenu inutile, cesse de fonctionner.
Il existe à Orléans un colombier d’internement n’ayant aucune issue donnant sur l’extérieur. Les pigeons qu’on y enferme et qui proviennent des colombiers de Paris et du Nord, y vivent dans une demi-obscurité, et dans l’ignorance absolue de ce qui se passe au dehors. Quand après un mois ou deux d’internement on doit les mettre en liberté, on prend la précaution de les emporter, pour les lâcher, à plusieurs kilomètres de ce colombier de passage, auquel ne les rattache d’ailleurs aucun souvenir agréable. Or nous avons constaté que, très souvent, les pigeons savent retrouver cette maison dont ils ne connaissent même pas les abords. Ils viennent se poser sur son toit ; puis, après un arrêt très court, ils s’orientent et disparaissent pour se rendre au colombier natal.
La loi du contre-pied nous permet d’expliquer la conduite du pigeon. Celui-ci, emporté et mis en liberté à la gare des Aubrais par exemple, reprend son contre-pied et vient planer au-dessus du colombier d’internement qui représente pour lui le point terminus de l’itinéraire par lequel on l’a amené à Orléans. C’est donc de là qu’il partira pour reprendre en sens inverse ce chemin dont le souvenir est resté profondément gravé dans sa mémoire.
Nous pourrions multiplier les exemples du même genre pour démontrer (rue le pigeon égaré revient toujours au point du lâcher. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur les toits des gares de Paris, Orléans, Blois, Tours, Poitiers, Bordeaux, etc., où chaque dimanche dans la belle saison on met en liberté des centaines et parfois des milliers de pigeons. On constaterait le lundi le retour de nombreux pigeons égarés la veille, qui, n’ayant pas réussi dans un premier voyage à retrouver le toit natal, vont faire une deuxième et parfois une troisième tentative pour découvrir le bon chemin.
Quand, mis en liberté la veille, le pigeon a pris son essor, il a fui à tire-d’aile ce point du lâcher auquel en apparence aucun souvenir, aucun intérêt ne le rattachait. D’un vol puissant, il a franchi 400, 500 kilomètres, peut-être davantage, dans une fausse direction ; — s’apercevant de son erreur, il sait, grâce à un mystérieux instinct reprendre son contre-pied et retrouver son point de départ, le point du lâcher qu’il a à peine entrevu le matin. Le jeu combiné des cinq sens ne saurait expliquer un semblable retour.
Le chien perdu se comporte absolument de la même manière. Quand, amené en chemin de fer sur un terrain de chasse complètement inconnu, il vient à s’égarer, il revient au point où il a vu son maître pour la dernière fois et y stationne jusqu’à ce qu’on vienne le chercher ; ou bien encore, reprenant son contre-pied, il reconstitue en sens inverse l’itinéraire par lequel il a été amené et retrouve son domicile.
Citons l’un des nombreux faits de ce genre qui nous ont été rapportés par des témoins dignes de foi.
Un jeune chien appartenant à M. D…, propriétaire à Pont-Audemer, est amené à la gare de Beaumont-le-Roger et de là sur un terrain de chasse situé entre Goupillières et Fumechon. Il disparaît pendant la chasse et rentre le soir à Pont-Audemer. Or, il a été possible de reconstituer son itinéraire grâce aux observations fortuites de quelques employés de chemin de fer et garde-barrières qui ont remarqué son passage. Le chien s’est rendu d’abord à la gare de Beaumont-le-Roger, puis a longé la voie ferrée jusqu’à Pont-Audemer en passant par Serquigny. Pour gagner la gare il a dû tourner le dos à sa maison ; il a ensuite longé la voie en effectuant un parcours considérable et en traversant plusieurs fois la Rille, alors que de Fumechon il pouvait très directement gagner Pont-Audemer par un itinéraire infiniment plus court[5].
Les migrations des oiseaux ont été l’objet d’observations trop connues pour que nous les relations : nous allons nous borner à expliquer, avec l’aide de notre théorie, les faits acquis depuis longtemps.
L’oiseau migrateur est soumis, comme ses congénères qui habitent constamment une même région, à la loi du cantonnement. Seulement il a deux domaines, une résidence d’été et une résidence d’hiver : on a constaté que ce sont toujours les mêmes hirondelles qui viennent chaque année occuper le même nid et habiter le même centre. La même remarque a été faite pour les cigognes et bien d’autres oiseaux.
Quand l’heure du départ a sonné, les oiseaux de la même espèce habitant la même région se rassemblent pour le voyage. Ceux qui ont déjà effectué le trajet prennent la tête et suivent en sens inverse l’itinéraire qui les a amenés. Les animaux plus jeunes, nés depuis le voyage précédent, se bornent à suivre leurs aînés. Et quand, quelques mois plus tard, il s’agira de revenir, ils seront à leur tour capables de reprendre le contre-pied du chemin pratiqué précédemment.
L’oiseau migrateur né dans notre climat et n’ayant encore fait aucun voyage, qui, pour une raison quelconque, manque le départ de ses congénères, renonce à émigrer. C’est ainsi que les bécasses blessées, hors d’état par suite d’entreprendre un long voyage, se résignent à vivre cantonnées dans notre pays jusqu’à l’année suivante. La même remarque a été faite pour des vanneaux, des courlis, des cigognes ou des hirondelles retenus en captivité à l’époque du départ de leurs congénères. Quelques-uns de ces oiseaux supportent les rigueurs du climat ; d’autres, les hirondelles notamment, succombent.
Ainsi donc, c’est par une sorte de tradition que les oiseaux migrateurs se transmettent, de génération en génération, l’indication des voies aériennes à suivre. Ces voies, une fois tracées, sont immuables.
L’itinéraire des cailles qui arrivent d’Afrique en Provence, ou des bécasses qui viennent atterrir à Jersey, est bien connu des paysans qui les capturent par milliers. Il suffirait aux pauvres oiseaux, pour déjouer leurs ennemis, de déplacer de quelques kilomètres seulement leur itinéraire. Mais ils ne le peuvent pas : ils sont fatalement liés à cette route aérienne suivie dans le précédent voyage et ne peuvent s’en écarter sans se perdre.
De même que les autres animaux, les poissons sont cantonnés. Certains d’entre eux ont, comme les oiseaux migrateurs, deux ou trois domaines qu’ils occupent successivement. Pour se rendre de l’un à l’autre, ils émigrent en masse et suivent des routes dont le tracé est assujetti aux règles que nous avons exposées pour les migrations des oiseaux. La guerre acharnée que leur font les pêcheurs au courant de leurs habitudes ne les a jamais décidés à changer d’itinéraire.
Notre théorie sur l’orientation semble donc applicable aux animaux de toutes les espèces : elle permet de coordonner et d’expliquer d’une façon satisfaisante une quantité de faits observés et connus depuis longtemps.
Nous avons démontré que le jeu combiné des cinq sens, dont la portée est limitée, ne pouvait suffire à expliquer les actes d’orientation lointaine. Celle-ci est commandée par un organe distinct que nous avons appelé le sens de direction. Ce sens a son siège dans les canaux semi-circulaires de l’oreille : de nombreuses expériences ont prouvé en effet que toute lésion qui altère cet organe amène un trouble immédiat dans la faculté d’orientation du patient.
Les canaux semi-circulaires des vertébrés sont constitués par trois petites anses membraneuses remplies d’un liquide nommé endolymphe. Ces trois appareils semi-circulaires sont indépendans les uns des autres, sauf en un point où leur cavité est commune et où ils débouchent dans un petit sac appelé utricule. Ils sont situés en général dans trois plans perpendiculaires.
Après les remarquables expériences de Flourens en 1824 et les autopsies de Ménière, leur fonctionnement a été étudié par Czermak, Harless, Brown-Sequard, Vulpian, Bœtticher, Goltz, Cyon, Crum-Brown, Brewer, Mach, Exner, Bazinsky, Munck, Steiner, Kwald, Kreidl, Pierre Bonnier. On sait aujourd’hui que leur fonction est directement en rapport avec l’exercice de l’équilibration et tout à fait indépendante de l’audition. M. P. Bonnier, après avoir étudié dans toute la série animale le rôle des organes qui précèdent les formations labyrinthiques et ces dernières elles-mêmes, en combinant les données de l’anatomie et de la physiologie comparées et les contrôlant par la clinique, a pu démontrer que ces organes desservaient directement ce qu’il appelle le sens des altitudes qui fournit les images de position, de distribution, et par suite de mouvement et de déplacement dans l’espace[6].
On ne sait pas encore d’une façon bien précise quel est l’excitant physiologique qui actionne les canaux semi-circulaires. En attendant que de nouvelles recherches aient permis de fixer ce point intéressant, nous allons essayer de déterminer le mode de fonctionnement du sens de direction. Cette manière de procéder n’a d’ailleurs rien d’illogique : dans les sciences naturelles comme dans les autres, la connaissance des effets précède généralement celle des causes.
L’animal engagé sur un terrain inconnu prend au retour le contre-pied du chemin plus ou moins sinueux suivi à l’aller ; arrivé dans la zone connue, il se dirige sur son but par la ligne droite.
Le pigeon messager mis en liberté à S00 kilomètres de son colombier longe pour le retour la voie ferrée qui l’a amené ; il est alors guidé par le sixième sens. Ayant de la sorte atteint l’horizon connu, à 80 kilomètres par exemple de sa demeure, il cesse de recourir au sixième sens, pour marcher, à la vue, droit sur son toit.
D’autres fois, le pigeon ne songe pas en arrivant dans le terrain connu à faire usage des cinq sens ; dans ce cas il suit son contre-pied jusqu’au colombier. Il le dépasse parfois : c’est ainsi que nous avons vu des pigeons rentrant d’un grand voyage passer à 40 ou 50 mètres du colombier, le dépasser et rentrer seulement au bout d’une heure ou deux, ayant peut-être parcouru de la sorte dans une fausse direction de 30 à 60 kilomètres.
Si on emporte à 10 kilomètres du colombier un pigeon commun habitué à se servir presque exclusivement des cinq sens et un pigeon voyageur rompu aux grands voyages, on fera souvent en les lâchant successivement une remarque intéressante : le pigeon commun, marchant à la vue, prendra généralement son parti beaucoup plus rapidement que le pigeon voyageur, qui s’orientera avec soin à l’aide du sens de direction.
De ces faits nous pouvons conclure que le sens de direction ne combine pas son action avec celle des cinq autres. Il entre en activité dans la zone où les cinq sens sont muets, et continue parfois à fonctionner dans la zone connue à l’exclusion des autres sens.
Il semble qu’il ne soit pas actionné par des impressions émanées de la route suivie, et qu’il soit en quelque sorte un organe subjectif. Nous avons fait à cet égard une très curieuse observation : quand on transporte en chemin de fer un panier de pigeons ayant déjà la pratique des voyages, on les voit manifester une très grande agitation dès qu’on arrive dans une gare où ils ont été déjà lâchés, tandis qu’ils sont restés indifférens aux arrêts précédens. Or on admettra sans peine qu’un pigeon enfermé dans un panier, lequel est lui-même installé dans un wagon obscur, ne peut d’après le bruit discerner une gare d’une autre. Sa vue et ses autres sens ne lui sont d’aucun secours, puisqu’il est aussi complètement que possible isolé de ce qui se passe au dehors, et cependant il sait d’une façon très exacte où il se trouve par rapport à son point de départ. Nous avions donc raison de dire que l’animal emporté au loin possède sur sa situation une notion toute subjective, indépendante du milieu qu’il traverse momentanément.
La mythologie nous raconte que Thésée pénétrant dans les grottes du labyrinthe tenait dans sa main le fil remis par Ariane. Il put ainsi revenir sur ses pas et gagner l’entrée de l’abîme. Ne semble-t-il pas que l’animal possède lui aussi le fil d’Ariane et le déroule toutes les fois qu’il s’engage dans l’inconnu ?
Avant de passer à un autre ordre d’idées, arrêtons-nous un instant à une objection qui se présente tout naturellement à l’esprit. Nous avons cité, à l’appui de nos dernières déductions, des observations faites sur le pigeon voyageur. L’organe de l’orientation lointaine ayant été, chez cet intéressant messager, développé par une sélection savante, peut-on généraliser et appliquer aux autres animaux les remarques qui le concernent ? Nous n’hésiterions pas à répondre affirmativement à une semblable question : par la sélection, l’homme développe d’une façon anormale telle aptitude au détriment de telle autre, il déforme le type primitif, détruit souvent à son profit l’équilibre de la nature. Il ne peut cependant créer une aptitude nouvelle, il se borne seulement à modifier les aptitudes existantes. La variation et l’hérédité sont en effet les seuls moyens dont il dispose pour l’accomplissement de son œuvre. Nous ne pourrions donc découvrir, chez le pigeon voyageur, une faculté qui n’existât pas en germe chez son ancêtre sauvage.
Si un nouvel exemple paraît néanmoins nécessaire pour confirmer notre thèse, nous allons citer encore un fait intéressant emprunté à l’histoire des oiseaux migrateurs. En 1883, par une nuit obscure et pendant une bourrasque épouvantable, une nuée d’oies sauvages s’abat à Clermont-Ferrand sur l’église Saint-Eutrope et sur les maisons avoisinantes. Après un arrêt de deux heures, le vent s’étant calmé, les oiseaux reprennent à travers les airs leur voyage interrompu. Cependant, un certain nombre d’entre eux, qui étaient descendus dans les jardins ou dans les cours, ne réussissent pas à prendre leur essor. Ils se cognent contre les murs, s’embarrassent dans les branches des arbres, quelques-uns sont tués et d’autres sont assez grièvement blessés pour être ramassés le lendemain matin par des habitans.
L’oie sauvage n’a pas l’œil conformé comme les oiseaux noctambules. Privés de la vue par une obscurité exceptionnelle, nos oiseaux n’hésitent pas cependant à se mettre en route, guidés par le seul organe de l’orientation lointaine. Le sens de direction, organe subjectif, leur donne la direction à suivre, indique le contre-pied du parcours effectué à la saison précédente. La vue, organe objectif, devrait les mettre en garde contre les obstacles ; dans la circonstance présente, elle ne leur est d’aucun secours ; voilà pourquoi les oiseaux posés sur l’église ou sur les toits ont repris sans difficulté leur route à travers les airs, tandis que leurs compagnons, perdus dans un dédale d’arbres, de murs et de maisons, n’ont pas réussi à se dégager de ces obstacles.
Nous avons montré que l’animal vit cantonné dans un domaine où il rencontre tout ce que réclame l’instinct de conservation de l’individu et de l’espèce. Ce domaine, plus ou moins étendu pour la bête sauvage, est réduit pour le pigeon par exemple aux quatre murs du colombier. N’y trouve-t-il pas en effet, suivant l’heureuse expression du fabuliste, « bon souper, bon gîte et le reste » ? S’il est vrai d’autre part que la connaissance locale ne soit pas strictement indispensable pour assurer le retour au gîte et que le sens de l’orientation lointaine suffise à la rigueur pour guider l’animal, on admettra sans peine qu’il soit possible de rendre mobile un colombier et d’en former les habitans à la vie nomade.
Supposons qu’on ait transplanté de toutes pièces un colombier dans un nouveau milieu, sans que la moindre perturbation ait été apportée à l’existence de ses habitans. Ceux-ci, mis en liberté dès l’arrivée, s’éloigneront peut-être, mais la loi du contre-pied assurera leur retour. Nous avons remarqué plus haut que le pigeon égaré sait retrouver le point du lâcher à peine entrevu le matin et auquel, en apparence, aucun souvenir agréable, aucun intérêt ne le rattachent. A plus forte raison, l’habitant d’un colombier mobile doit-il chercher à reconstituer son itinéraire ; si on l’emporte au loin pour le lâcher, il viendra retrouver sa demeure au point précis qu’elle occupait quand il l’a quittée. Le colombier mobile arrivant dans un nouveau gîte serait donc en mesure de rendre des services presque immédiats autour de cette localité.
Ce nouveau mode d’emploi du pigeon messager, irréalisable d’après les idées qui ont eu cours jusqu’ici en matière d’orientation, n’est que la stricte application de notre théorie.
D’intéressantes expériences ont prouvé d’une façon concluante que la fidélité au colombier natal pouvait être conciliée avec une existence nomade. Un certain nombre de pigeons sont nés et ont été élevés dans une voiture aménagée en colombier. Ils n’ont pas d’autre gîte que leur habitation roulante. Peu importe au pigeon que sa voiture s’arrête aujourd’hui dans le fond d’un vallon, cherche demain un abri dans une forêt ou se fixe pour quelque temps dans le dédale de maisons que forme une grande ville. Si on l’éloigné du colombier pour le lâcher, il ne sera pas guidé dans le retour par la connaissance locale forcément très sommaire qu’il peut avoir des alentours de sa voiture, mais par le sens de direction qui lui donne une notion subjective de sa position par rapport au colombier.
La pratique a de tous points confirmé notre théorie. Nous avons eu l’occasion de faire d’intéressantes observations, nous allons citer quelques faits qui se rapportent directement à notre thèse[7].
Une voiture-colombier stationne pendant vingt-quatre heures à Epernay. Ses habitans ne sont pas mis en liberté, tandis que les pigeons des voitures voisines sont laissés libres pendant deux heures, puis emportés au loin pour être lâchés.
Le lendemain, nos voitures sont toutes dirigées sur Châlons, à l’exception de celle dont les pigeons n’ont pas volé à Epernay. Ceux-ci sont répartis entre les autres voitures qui sont du reste absolument identiques comme modèle à la première. A Châlons, les colombiers sont ouverts et les pigeons sont laissés libres. Quelques-uns de ceux qui ont effectué le parcours d’Epernay à Châlons dans une voiture étrangère partent pour Epernay et y retrouvent leur habitation roulante. Comment ont-ils réussi à reconstituer en sens inverse l’itinéraire d’Epernay à Châlons et à retrouver leur voiture sur un emplacement dont ils ne pouvaient connaître les alentours ? La loi du contre-pied seule permet d’expliquer ce fait. Nous avons du reste répété plusieurs fois cette curieuse expérience.
Pendant le stationnement du colombier au château de Morchies, deux pigeons s’égarent. On les retrouve à Bapaume, gîte précédent du colombier. L’un est repris, l’autre s’échappe. On nous signale son passage dans toutes les localités où sa voiture a stationné. Il arrive de la sorte à Houdain. De là il part pour Évreux, reprenant le contre-pied du parcours effectué quelques jours avant en chemin de fer. À Évreux, où le colombier avait stationné pendant plusieurs mois, nous réussissons à le capturer. Cet itinéraire reconstitué en quelque sorte pas à pas n’est-il pas la meilleure preuve que nous puissions invoquer à l’appui de notre théorie ? Grâce à la loi du contre-pied, nous pouvons presque toujours déterminer le point précis où se trouve un pigeon perdu. Nous réussissons de la sorte à limiter nos pertes qui seraient sans cela nombreuses et difficiles à réparer.
Le retour du pigeon à un gîte qui se déplace n’est pas un fait exceptionnel : nous pourrions citer bien des exemples du même genre empruntés à l’histoire des oiseaux.
Les oiseaux de proie qui peuplent les forêts de l’Argonne et des Ardennes ou encore les solitudes des Alpes trouvent au printemps sur le sol natal tout ce qui est nécessaire à leur subsistance, jeunes couvées et gibier en abondance. Mais quand arrive l’automne, quand le gibier a pris des forces et sait échapper par la fuite au ravisseur, celui-ci se voit contraint d’abandonner le domaine qu’il a dévasté : il émigré dans les plaines et mène une vie errante, se fixant momentanément dans les régions où le gibier est abondant. Il choisit au centre de ses terrains de chasse des gîtes temporaires, qu’il rallie chaque soir, jusqu’à ce que le printemps le ramène dans la solitude où il fait son nid. Quel est donc, au cours de cette expédition lointaine, le guide de l’oiseau de proie ? Évidemment le sens de la direction. On ne saurait en effet admettre que l’oiseau possède une mémoire assez puissante pour se souvenir pendant plusieurs mois de tous les accidens du sol qui jalonnent un parcours de plusieurs milliers de kilomètres. Toute la puissance d’observation de l’oiseau est en effet concentrée sur un objectif unique : la chasse. La topographie le laisse indifférent. Semblable à un appareil enregistreur déclenché au moment du départ, le sens de la direction note automatiquement tout le parcours effectué par l’oiseau à la poursuite de sa proie.
Le cormoran et beaucoup d’oiseaux pêcheurs suivent pendant plusieurs semaines parfois les grands courans de migration des poissons. Perdus au milieu de l’immensité des mers, ils savent bien regagner leur domaine quand la pêche est terminée.
Les naturalistes qui ont étudié l’orientation, n’ont, bien à tort, envisagé qu’un seul fait : le retour à un gîte unique ; ils l’ont attribué en général à la connaissance locale fondée sur une longue observation. Une semblable théorie ne permet pas d’expliquer les faits que nous venons de citer. N’avons-nous pas montré que le sens du contre-pied guide l’animal toutes les fois qu’il s’éloigne du terrain connu, lui fait retrouver un gîte temporaire et le ramène parfois, après plusieurs mois d’absence, sur la terre natale ?
Il serait intéressant de savoir si la théorie que nous venons d’exposer est applicable à l’homme.
Les actions de l’animal sont toutes régies par la loi de conservation qui lui assigne impérativement un but, tout en lui laissant une liberté restreinte dans le choix des moyens. L’homme est bien sollicité par la même loi, mais l’instinct n’est pas la seule cause déterminante de ces actes ; il a aussi la raison. Tandis que l’instinct indique à l’animal une solution unique, la raison permet à l’homme d’envisager plusieurs solutions ; il choisit librement celle qui lui convient. Il peut même ne tenir aucun compte des sollicitations de l’instinct ; c’est ainsi que, par le suicide et les pratiques malthusiennes, il se met en révolte contre la loi de conservation de l’individu et de l’espèce.
Nous avons essayé de prouver que l’acte d’orientation lointaine repose uniquement sur le fonctionnement d’un organe : le sens de direction, qui agit en quelque sorte automatiquement. Si l’homme cherchant à s’orienter fait intervenir constamment la raison et l’observation, le sens de direction, ne s’exerçant plus, s’atrophie. Voilà pourquoi l’homme instruit qui calcule tout ce qu’il fait, s’oriente souvent moins bien qu’un individu dont la culture intellectuelle est limitée : il transforme en acte raisonné un acte qui devrait être en quelque sorte mécanique et impulsif. Il résulte de ces considérations que les peuples sauvages dépourvus d’instrumens perfectionnés et possédant des sens affinés peuvent nous fournir des faits plus intéressans que les peuples civilisés.
Un ancien attaché militaire à Pékin nous a raconté qu’effectuant de grands parcours à la chasse, il attachait à sa personne deux Mongols qui devaient, après plusieurs jours de voyage, le ramener à son point de départ. La confiance qu’il avait en ses guides n’a jamais été trompée : ceux-ci retrouvaient, au retour, la piste suivie à l’aller. Les Peaux-Rouges semblent, eux aussi, faire usage de la loi du contre-pied, quand, ayant chassé dans des territoires très lointains, ils regagnent leur pays après plusieurs semaines d’absence. Les nomades africains et asiatiques suivent dans leurs déplacemens des règles calquées en quelque sorte sur celles qui régissent les migrations des animaux.
Ces faits sont assurément très curieux, mais on ne saurait en tirer des conclusions rigoureuses : l’homme primitif sait, malgré son infériorité intellectuelle, raisonner ce qu’il fait. Il est, par suite, très difficile, en analysant un acte d’orientation, d’y discerner la part de la raison.
Nous avons vainement cherché dans les travaux des naturalistes une théorie qui expliquât d’une façon satisfaisante les actes d’orientation accomplis par les animaux. Beaucoup de remarques fort intéressantes ont été cependant faites sur leurs mœurs : la vie de certains d’entre eux n’a plus de secrets pour nous. Mais quand il s’est agi de remonter des effets aux causes, l’observateur a généralement fait fausse route. Se prenant, bien à tort, comme terme de comparaison, il s’est demandé comment il ferait pour accomplir tel ou tel acte instinctif constaté chez la bête. Or, si l’animal n’a pas la raison, il possède des sens dont la portée dépasse tout ce que nous pouvons imaginer.
On connaît cette expérience classique du paon de nuit femelle enfermé dans une boîte et exposé la nuit sur un balcon à Paris où on ne retrouverait guère de représentais de l’espèce. Le lendemain, trois ou quatre mâles venus sans doute des forêts voisines sont sur la boîte. Comment ont-ils pu savoir qu’à 20 kilomètres, ils trouveraient une femelle au milieu de Paris, où ils ne s’aventurent jamais ?
Quand, dans les Pyrénées, les chasseurs dépouillent un isard, ils ont beau dissimuler les entrailles sous un buisson ou dans un trou, les vautours apparaissent de tous côtés, alors qu’on n’en voyait pas un seul à l’horizon quelques instans auparavant.
De semblables faits sont inexplicables par ce que nous savons des sens — des nôtres surtout. Les actes d’orientation ne sont pas moins extraordinaires ; aussi les observateurs qui les constatent sont-ils tentés, pour les expliquer, de prêter à la bête les calculs et les raisonnemens que nous ferions à sa place.
C’est ainsi que quelques colombophiles attribuent le retour du pigeon voyageur à une merveilleuse mémoire locale. Dans ses ébats quotidiens, l’animal s’élevant au-dessus du colombier, noterait les accidens remarquables du sol, étudierait leur situation respective et les repérerait par rapport à sa demeure, traçant ainsi une véritable triangulation sur la contrée qu’il habite. Suivant les autres, l’animal acquerrait avec le temps une connaissance approfondie des courans magnétiques locaux. Une semblable hypothèse explique un fait mystérieux par d’autres faits plus mystérieux encore. On a même écrit que le pigeon s’orientait d’après le cours des astres.
Nous pensons que ces théories fantaisistes doivent être rejetées : l’animal ne saurait être mathématicien, géomètre, électricien, astronome ; et on a eu tort de chercher une manifestation intellectuelle dans un acte matériel qui met simplement en jeu un organe très perfectionné. Les animaux les mieux doués au point de vue de l’orientation lointaine ne sont pas, en effet, les plus intelligens, mais ceux qui possèdent les moyens de locomotion les plus puissans.
Telle est l’idée dont nous nous sommes inspiré en étudiant le mécanisme de l’orientation. Nous avons formulé une série de propositions très simples, fondées sur l’observation et expliquant une quantité des faits acquis depuis longtemps. Il a été possible de tirer de notre théorie d’intéressantes conséquences que la pratique est venue confirmer. En exprimant notre opinion dans cette question si controversée, nous espérons provoquer la discussion et de nouvelles recherches, qui nous conduiront sans doute à la connaissance complète de la vérité.
G. REYNAUD.
- ↑ L’animal est routinier par nature ; surpris par le chasseur, il n’improvise pas un plan de fuite, il se sert des pistes précédemment pratiquées.
- ↑ Les pigeons volent rarement à plus de 300 mètres au-dessus du sol. Mis en liberté en ballon à plus de 2 000 mètres, ils descendent avec une rapidité vertigineuse, se laissent tomber, et ne reprennent leur vol que dans le voisinage du sol.
- ↑ Le puceron a, lui aussi, plusieurs modes de reproduction.
- ↑ " Si la vue était le principal moyen d’orientation chez le pigeon, les habitans des colombiers du quartier de Grenelle seraient singulièrement favorisés depuis la construction de la tour Eiffel. Celle-ci est un point de repère précieux, facile à apercevoir dans un rayon de 200 kilomètres autour de Paris. Or, d’après une enquête que nous avons faite à ce sujet, le pour cent des pertes éprouvées dans la saison d’entraînement par les colombiers situés auprès du Champ-de-Mars est absolument le même aujourd’hui qu’avant la construction de la tour.
- ↑ Quand, un jour de marché, des paysans égarent le chien qu’ils ont amené en ville, ils vont le chercher aux différens points où leur voiture a stationné et le retrouvent toujours.
- ↑ Nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs aux recherches de M. Bonnier sur l’Oreille (collection Léauté), et à une communication récente à la Société de Biologie sur le Sens de l’Orientation (11 décembre 1897).
- ↑ Nos expériences ont permis de fixer un point, intéressant. D’après M. Dareste, les œufs agités avec une certaine violence pendant un temps prolongé n’arrivent pas à l’éclosion. Nous avons constaté que le roulement sur les routes, sur le pavé ou en chemin de fer, quand la voiture était embarquée, ne modifiait en rien les conditions de l’éclosion. Il est juste d’ajouter qu’au colombier mobile les pigeons couvent avec la même régularité mie leurs congénères des colombiers ordinaires.