Le Sens et la portée du Pari de Pascal

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Le Sens et la portée du Pari de Pascal
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 285-304).
LE
SENS ET LA PORTÉE DU PARI
DE PASCAL

L’étude qu’on va lire est le complément nécessaire de notre précédente étude sur le pyrrhonisme, le dogmatisme et la foi dans Pascal, où nous avons rappelé seulement, sans le discuter, son fameux pari touchant l’existence de Dieu. Considérer celle-ci comme aléatoire peut, au premier abord, sembler de sa part une concession au pyrrhonisme, une excessive défiance de la raison. Il nous importe donc d’analyser avec soin cet important fragment du recueil des Pensées, afin d’en dégager la vraie signification au point de vue de la certitude. Nous indiquerons ensuite l’application dont nous paraît susceptible l’idée fondamentale du pari de Pascal à l’état actuel des connaissances humaines.


I.

L’esprit humain ne perçoit, par la double observation interne et externe, qu’une part minime de la totalité des choses, du tout; il explique seulement une faible part de ce peu qu’il perçoit et il l’explique insuffisamment. Par exemple : dans la multitude innombrable des astres, il n’atteint encore que le système solaire assez distinctement pour en rendre intelligibles les mouvemens, et il n’éclaircit pas l’origine de la loi même qui les régit. A mesure que les sciences positives progressent, décroît la différence entre ce qu’il explique et ce qui lui reste à expliquer. C’est cette différence mystérieuse qui a fourni leur matière aux religions primitives ; aussi la région du divin a-t-elle décru dans l’imagination des peuples proportionnellement au progrès des sciences; le divin a été de plus en plus dégagé de ce que les superstitions y mêlaient. Mais, au regard de l’esprit, même de l’esprit le plus rigoureux et le plus froid, cette région n’est pas indéfiniment décroissante ; il y a dans le divin quelque chose d’irréductible aux sciences positives, un fond qu’elles ne peuvent s’assimiler et qui est le divin proprement dit. A supposer, en effet, que toutes les sciences positives, toutes les sciences spéciales, enfin reliées entre elles et unifiées, fussent parvenues à achever leur œuvre collective, le résultat final, formulé alors par une loi peut-être unique, n’en laisserait pas moins cette loi sans explication. Qu’est-ce, en effet, qu’une loi scientifique, sinon un fait général induit de faits particuliers que leur explication identifie, c’est-à-dire un fait encore, qui demeure problématique au même titre que tous les autres? Le divin entièrement éliminé de la physique universelle n’en serait que mieux désigné, il serait seulement rendu à lui-même, en un mot, devenu tout métaphysique. Or la métaphysique, ainsi définie, n’a pas besoin d’attendre l’achèvement du labeur scientifique pour légitimer son objet, puisque celui-ci est reconnu d’ores et déjà placé hors du domaine de la science positive et qu’il peut être défini tout de suite : ce qui manque à cette science, supposée achevée, pour satisfaire entièrement l’intelligence humaine. Pour celle-ci, le tout demeure inexpliqué, mais il serait, en outre, absurde s’il ne contenait rien qui pût exister sans le secours d’autre chose. Le divin proprement dit, celui qui subsiste après que la science, supposée achevée, l’a purgé de tous ses élémens idolâtriques et imaginaires, est précisément ce qui, dans le tout, existe par soi-même et contient l’explication entière du reste ; c’est donc le nécessaire, l’absolu, l’éternel, l’infini, le parfait, car toutes ces propriétés rentrent les unes dans les autres et dérivent de cette unique propriété d’exister par soi. Ainsi défini, le divin existe, puisque c’est la nécessité même de son existence qui en impose la définition, et l’esprit humain n’en ignore pas tout, puisqu’il ne peut se dispenser de lui attribuer la nécessité ; mais il n’en connaît rien de plus. Le cœur en pressent davantage : nous avons essayé, au cours d’une étude précédente, de découvrir dans le sens esthétique une fonction révélatrice d’un progrès vers un idéal divin, et nous avons, à cet égard, obtenu, sinon des certitudes, du moins des probabilités.

Si Pascal ne considérait que le divin proprement dit, il n’aurait donc personne à convertir et son fameux pari serait sans objet. Mais il l’appelle Dieu, et, par cela même, il substitue une définition de mot à une définition de chose, car ce qu’il met sous ce nom n’est pas identique à l’objet dont tous les esprits requièrent l’existence pour sauver le tout de l’absurdité et que nous avons désigné par le mot divin, en n’affirmant de sa nature que sa nécessité reconnue d’avance. Dieu, en effet, pour Pascal, c’est une partie du tout substantiellement distincte du reste, qui a fait l’homme à son image et le monde pour l’homme, de sorte que son essence implique les attributs humains à l’état d’infinité et de perfection et constitue une individualité, un créateur anthropomorphe, père et juge de ses créatures. C’est donc une détermination du divin sujette à controverse, si peu évidente qu’un acte spécial de la pensée, dans lequel la volonté et le cœur interviennent, l’acte de foi chrétien, en un mot, très différent de la pure adhésion intellectuelle, y a dû être affecté. Aussi Pascal se garde-t-il avec jalousie de subordonner à la raison la connaissance directe de son Dieu. Il n’arriverait, par ce moyen, qu’à servir la métaphysique ou même le déisme, qui est sa bête noire. Ce serait, à ses yeux, le pire service à rendre au genre humain. Quant à la révélation esthétique, nous avons vu, dans notre dernière étude, qu’il en faisait bénéficier la foi chrétienne exclusivement. Il ne se sert de la raison que pour établir une communication entre sa foi et l’esprit de l’incrédule, c’est-à-dire de celui qui ne la partage pas. Au début du morceau que nous allons examiner, du fragment qui concerne son fameux pari, il établit l’impuissance de la raison à prouver Dieu; son essence est hors de nos prises : «Nous ne connaissons ni l’existence, ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue, ni bornes. Mais, par la foi, nous connaissons son existence; par la gloire, nous connaîtrons sa nature... » — Il a, d’ailleurs, montré qu’on peut connaître la première indépendamment de la seconde : — « Or j’ai déjà montré qu’on peut bien connaître l’existence d’une chose sans connaître sa nature. » — Il ajoute : « Parlons maintenant selon les lumières naturelles. » — Quel usage va-t-il donc faire des lumières naturelles? L’usage qui sied à cette misérable clarté. Ce ne sont pas les chrétiens qui en ont besoin ; tout au contraire : «... C’est en manquant de preuves qu’ils ne manquent pas de sens, » — Car ils sacrifient un infime moyen de connaissance à la révélation immédiate des plus hautes vérités par la grâce et la foi; leur religion, au point de vue rationnel, est une folie, stultitia, ils s’en vantent par une ironie dédaigneuse : «... Notre religion est sage et folle!.. » dit ailleurs Pascal. Mais encore faut-il raisonner avec les. incrédules, puisqu’on ne les peut atteindre que par là, en procédant comme eux, et qu’ils se croiraient «inexcusables » de procéder autrement. Il faut, pour les obliger à la plus grave attention, une entrée en matière digne de leurs instincts naturels viciés par le péché originel, et la raison y suffit. Ce sont volontiers des joueurs que l’appât du gain détermine. On va leur démontrer qu’ils jouent forcément une terrible partie où leur bonheur, leur plus vital intérêt est engagé : « Dieu est ou il n’est pas. Mais de quel côté pencherons-nous? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos qui nous sépare. Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux... » — Mais la raison, du moins, peut peser les chances. L’incrédule en accepte les décisions, puisqu’elle a toute sa confiance. Elle lui suggère tout d’abord de ne pas parier : « Le juste est de ne point parier. » — « Oui, mais il faut parier : cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc? Voyons... »

Voici (nous résumons et interprétons) comment Pascal propose son pari : Que risquez-vous? Vous risquez d’abord de vous tromper. Mais c’est le cas de tout pari, et vous ne pouvez éviter de parier. Votre raison n’a donc pas à souffrir de le faire, elle a seulement à tâcher de parier en connaissance de cause, avec discernement. Ne nous préoccupons donc que de ce qui intéresse votre béatitude. Vous sacrifiez, il est vrai, tout de suite votre bonheur terrestre tel que vous l’entendez; mais, quel qu’il puisse être, ce bonheur, outre qu’il est fort exposé ici-bas, est borné dans son essence et dans sa durée, et il s’agit précisément de savoir s’il n’y a pas pour vous avantage à le sacrifier avec la chance, non-seulement d’en gagner un autre infini, mais encore d’éviter un malheur infini, les peines de l’enfer. Or, quand on est forcé de jouer, on serait insensé de garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini qui a autant de chances d’arriver que la perte d’un bonheur relativement nul. Sans doute vous risquez de perdre; vous engagez certainement, et il est incertain si vous gagnerez. Mais n’allez pas en conclure que votre gain aléatoire, si grand soit-il, est balancé par le sacrifice préalable et certain de ce que vous engagez, à cause de l’incertitude même de ce gain, laquelle serait « à une distance infinie » de la certitude du risque, autrement dit sans comparaison possible avec celle-ci. Cela n’est pas. Quand on parie, on risque toujours le certain pour l’incertain (n’oubliez pas que vous êtes forcé de jouer, que vous abstenir, ce n’est pas vous affranchir de risque, mais risquer à l’aveugle), et c’est même d’habitude pour gagner incertainement le fini qu’on hasarde certainement le fini ; et l’on ne pèche pas contre la raison, car l’incertitude du gain, bien loin d’être sans comparaison possible avec la certitude du risque, y est, au contraire, proportionnée comme la chance de gagner l’est à celle de perdre. C’est pourquoi, lorsque les chances sont égales de part et d’autre, on a d’autant plus d’avantage à parier que le gain aléatoire est supérieur à la valeur engagée. Quand donc, à chances égales, il y a l’infini à gagner en risquant le fini, il y a un avantage infini à parier. « Et ainsi, dit Pascal, notre proposition est dans une force infinie quand il y a le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte et l’infini à gagner. » — «... Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter.»

La forme dramatique du marché n’en sauve pas le caractère choquant, cyniquement intéressé. Remarquons en effet que, dans ces termes, parier que Dieu est, ce n’est pas juger son existence plus probable que sa non-existence ; c’est uniquement, à chances égales qu’il existe ou n’existe pas, s’assurer contre un risque inévitable par un sacrifice avantageux, et se ménager du même coup la chance d’un bonheur éternel et parfait. Il ne s’agit pas du tout, pour Pascal, de prouver à l’incrédule l’existence de Dieu par la raison : l’avoir convaincu rationnellement qu’il est intéressé à se conduire comme si Dieu existait, c’est avoir acquis sur sa créance un avantage des plus importans. En effet, il est dans la nasse. Dès l’instant qu’il s’incline à croire, il appartient à l’Église. Le reste n’est plus qu’une affaire de temps. « Suivez la manière par où ils (les croyans) ont commencé ; c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc.; naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c’est ce que je crains. — Et pourquoi? Qu’avez-vous à perdre? (la raison est si peu de chose)... Mais pour vous montrer que cela y mène, c’est que cela diminuera les passions, qui sont vos grands obstacles, etc. » On comprend très bien toute la confiance de Pascal dans le succès de sa manœuvre, quand on se rappelle les nombreux fragmens où il constate la toute-puissance de l’habitude. « Tant est grande la force de l’habitude, que de ceux que la nature n’a faits qu’hommes, on fait toutes les conditions des hommes... Elle contraint la nature. » — « La coutume est notre nature; qui s’accoutume à la foi, la croit... » — « Les preuves ne convainquent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense... C’est elle qui fait tant de chrétiens... » — « Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration... Il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume. » — « c’est une chose étrange que la coutume se mêle si fort de nos passions. » Et enfin cette pensée, qui résume si énergiquement les précédentes : « La nature de l’homme est toute nature, omne animal. Il n’y a rien qu’on ne rende naturel; il n’y a rien qu’on ne fasse perdre, » Ce n’est pas tout, Pascal enjôle son homme par une dernière considération irrésistible : « Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie, et que, à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude de gain, et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien donné. — Oh! ce discours me transporte, me ravit, etc. » Certes, le plus exigeant serait ravi à moins. Mais l’abêtissement, qui use les ressorts et anéantit les résistances de la raison, et qui permet à la foi de la supplanter par l’insinuation de l’habitude, est-il, même sans aucun esprit de sacrifice, sans l’amour, une préparation et un titre suffisans à cette faveur de la grâce? Pascal n’en doute pas ; il se flatte que le cœur, pénétré par la foi, sera transformé et gagné en même temps par la charité, et que l’espérance du gain, peu recommandable en soi, s’épurera pour y devenir la troisième vertu théologale. Malheureusement, tout le pieux machiavélisme de ses calculs menace, dès le début, d’avorter, car le pari qu’il propose à l’incrédule cache une pétition de principe dont celui-ci pourrait bien s’apercevoir avant de l’accepter. Pour que le Dieu de Pascal offre des chances d’exister, encore faut-il que son essence n’y répugne pas; une chose n’est éventuellement possible qu’à la condition préalable de l’être essentiellement. Or nous avons déjà fait observer que ce Dieu n’est pas identique au divin, dont l’essence même est de satisfaire aux suprêmes exigences de la raison et du cœur, dans l’acception métaphysique où nous avons pris le mot divin. L’incrédule est donc en droit d’examiner préalablement la définition de ce Dieu. Or, si elle le satisfait, il n’aura aucune raison de nier son existence, et le pari devient inutile; si elle ne le satisfait pas, il n’aura aucune raison de le préférer au divin qui répond à tous les plus hauts besoins de son âme. La proposition de Pascal lui semblera sans fondement comme sans intérêt ; il ne se sentira ni lié malgré lui ni sollicité par ce pari-là. Au fond, l’existence de la vraie divinité ne saurait être la condition aléatoire d’une gageure ; car, ou bien l’on n’en a aucune idée, et alors on ne sait même pas de quoi dépendent la perte et le gain du pari ; ou bien l’on en a quelque idée, et la moindre qu’on en ait, c’est qu’elle ne peut pas ne pas exister, la nécessité constituant son essence fondamentale, et dès lors la condition aléatoire disparaît.


II.

L’existence du divin proprement dit, tel que nous l’avons défini, étant exigée par la nature même de la raison humaine pour en satisfaire la loi fondamentale, ne peut pas ne pas être admise par cette raison. Elle ne saurait donc, nous l’avons remarqué, servir de condition aléatoire à aucun pari imposé à l’homme dans le règlement de sa vie. Il est certain, cependant, que nous sommes tous engagés dans un pari forcé, où notre conduite prend parti malgré nous, et c’est ce que Pascal a bien senti. Seulement la condition aléatoire y est non l’existence du divin, mais ce que nous ignorons de son essence. Qu’il existe dans le tout quelque chose en soi et par soi, expliquant le reste, il ne nous est pas donné d’en pouvoir douter ; mais nous ne possédons aucune connaissance certaine des relations du monde phénoménal, du contingent avec ce fond nécessaire; nous ne savons même pas si le monde phénoménal, dont nous faisons partie, est contingent. Spinoza ne le conçoit que nécessaire comme sa cause, et les métaphysiciens sont partagés à l’infini sur cette question. S’il était prouvé, comme nous inclinons à le croire, que les émotions esthétiques et la voix de la conscience morale (le remords et la satisfaction du devoir accompli) fussent révélatrices du divin, ces révélations témoigneraient que le beau et le devoir ont une racine réelle dans l’absolu ; elles serviraient à la connaissance de ce que nous cherchons, à savoir du lien qui rattache l’homme au divin. Mais cette preuve n’a jamais été faite avec une solidité capable de forcer l’adhésion de tous les esprits, et les relations de la nature humaine avec le divin sont, par suite, encore indéterminées. Tous ceux que leur tempérament psychique n’a pas prédisposés à l’acceptation des doctrines traditionnelles et dont l’éducation n’a pas entamé l’indépendance intellectuelle et morale sont donc mis en demeure de se former leurs convictions eux-mêmes. La plupart renoncent à critiquer leur religion spontanée ; ils sont honnêtes par penchant, comme les artistes sont musiciens, peintres ou sculpteurs par aptitude; ils croient au divin par aspiration, comme ceux-ci. Le loisir ou la puissance cérébrale leur manque pour se confirmer dans leur foi innée par un examen réfléchi de leurs principes. Beaucoup d’autres laissent leurs appétits et leurs passions gouverner leur vie au mépris de leur sentiment du beau et du bien. Enfin, ceux, en petit nombre, qui veulent et peuvent critiquer l’objectivité de leurs aspirations et des sentimens qui règlent leurs mœurs, rencontrent dans cette entreprise des difficultés invincibles, et n’arrivent qu’à des inductions, des hypothèses ou des systèmes contestables et tous divergens. Cependant tous ces hommes vivent et agissent comme s’ils étaient en possession de maximes démontrées, avant d’en avoir établi aucune inébranlablement, et comme s’ils étaient fixés sur la nature du divin, qui est peut-être justicier, peut-être indifférent à l’agitation humaine, agitation nécessaire comme lui, bien qu’en apparence contingente et fibre. Cette situation est celle de parieurs forcés qui jouent sans savoir exactement ce qu’ils risquent et ce qu’ils ont chance de gagner, et la condition aléatoire du pari, c’est ce qu’il y a d’indéterminé pour l’intelligence humaine dans l’essence du divin. L’existence du divin est certaine, mais l’essence en est très incomplètement connue, car l’intelligence n’en conçoit que la nécessité et des attributs abstraits comparables à des cadres vides.

Dans le pari de Pascal, c’est tout le contraire : le parieur doute si Dieu existe, mais s’il existe, il sait quelle est son essence avec une entière précision, car elle est constituée à son image avec un grandissement infini et l’élimination de sa malice, dévolue à l’essence du diable, dont la sienne participe également. Ce renversement des conditions dans les deux paris forcés y introduit des différences capitales. Dans le pari de Pascal, la condition aléatoire offre des chances égales de gain et de perte ; le calcul des probabilités, à cet égard, est aussi simple que possible. Le parieur n’a qu’à évaluer les avantages et les désavantages du choix entre les deux éventualités également probables. Dans le second pari, la discussion se complique : il faut d’abord établir la condition aléatoire elle-même. Le parieur doit examiner et préciser le plus possible le peu qu’il connaît du divin et de ses relations avec lui, car il laissera d’autant moins au hasard qu’il éclaircira davantage la signification des voix de la conscience morale et des émotions esthétiques. Moins il doutera qu’elles soient objectives, c’est-à-dire révélatrices du divin, plus se restreindra pour lui la condition aléatoire du pari. Il ne limite pas d’avance, ainsi que le fait le parieur de Pascal, l’usage de sa raison au seul calcul des valeurs qu’il expose et de celles qu’il peut gagner ; comme il se sent en communication avec le divin par ses penchans moraux et ses aspirations, il emploie sa raison à en discuter l’objectivité pour mesurer la foi qu’il y doit accorder. L’opinion plus ou moins précise qu’il se forme à cet égard rend, à ses yeux, plus ou moins aléatoire la condition du pari ; ses chances de gagner ou de perdre varient selon le degré de probabilité de cette opinion qui motivera son choix. Mis en demeure d’agir avant d’avoir pu fixer avec certitude les règles de sa conduite, il est bien obligé de renoncer à l’examen complet de la condition aléatoire, mais il trouve déjà dans la révélation spontanée et dans la critique, si imparfaite soit-elle, qu’il en a pu faire, de quoi influer utilement sur son choix. Il n’est pas contraint d’agir comme s’il croyait à ce dont il doute; il agit dans le sens de l’opinion qu’il s’est faite et dont la probabilité à ses yeux suffit à ne pas mettre en désaccord sa conduite avec sa pensée, tandis que le parieur de Pascal agit tout d’abord en chrétien qui croirait à l’existence de Dieu, bien qu’il en doute absolument. Le premier cherche avec désespoir la vérité ; le second ne s’en soucie pas, il se résigne à ne rien savoir et consent à agir comme s’il savait pour bénéficier de sa soumission. Le premier n’est pas plus désintéressé que le second, mais du moins il accepte la tâche imposée à l’intelligence et dont le salaire, bien faible (car la vérité est avare), est à coup sûr bien mérité. L’un n’abdique rien de la dignité humaine, il ne le peut, car le sentiment qu’il en a témoigne du lien qu’il cherche avec le divin et compte comme facteur très important dans le calcul des probabilités de son pari ; l’autre en fait bon marché, du moins au moment où il parie ; Pascal ne peut, en effet, exiger de lui que le simulacre de la moralité en attendant que la pratique habituelle du bien, l’observation machinale des commandemens de Dieu et de l’Église, lui en ait donné le goût et l’esprit.

Personne assurément ne prête à Pascal l’étroitesse de cœur qu’il prête lui-même à son incrédule ; le pari qu’il lui propose est le pis-aller de ses ressources contre l’endurcissement. La charité chrétienne le retient seule de le mépriser, car il sait bien, par son expérience personnelle, qu’il y a mieux à faire, pour adopter le christianisme, que de s’en remettre à un coup de dé : « Il y a trois sortes de personnes, dit-il ; les unes qui servent Dieu, l’ayant trouvé ; les autres qui s’emploient à le chercher, ne l’ayant pas trouvé ; les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux ; les derniers sont tous et malheureux ; ceux du milieu sont malheureux et raisonnables. » — « Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs et qui, n’épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations. » Parier, c’est faire tout le contraire, c’est faire du doute même le fondement de sa conduite et se débarrasser, d’un seul coup, du souci de la recherche. Et il ajoute : « Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs et d’examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d’elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère d’une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante ; c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour-propre ; il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnages les moins éclairés. » Comment secouer cette négligence monstrueuse ? En prouvant à l’indifférent qu’il néglige même son intérêt humain. Tout le morceau que nous citons est la préface naturelle du pari qu’il lui propose, et il convient de l’en rapprocher... «... Et comment se peut-il faire que ce raisonnement se passe dans un homme raisonnable?.. Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses, etc. » On connaît cet admirable tableau de l’incertitude de l’homme sur sa condition : «... Tout ce que je connais est que je dois mourir; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter... Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude... Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher... » Hé bien! si tu ne veux pas chercher, parie au moins ! Parie avec discernement, car il faut que tu choisisses, ta négligence même parie pour toi à l’aveugle. Voilà ce que Pascal pourrait lui dire, et c’est ce qu’il lui lait entendre, en effet, au début du morceau où il lui propose la gageure, en lui remontrant qu’elle est forcée.

Ce n’est pas le chrétien, remarquons-le, qui adresse à l’incrédule les paroles que nous venons de rappeler, c’est l’homme dégagé de « toute dévotion spirituelle, » de tout « zèle pieux, » l’homme dans sa misère et son isolement natifs sur un astre perdu au milieu de l’espace infini. Aussi ces paroles formulent-elles tout ce que la raison la plus indépendante peut opposer de plus fort à l’indifférence religieuse, qu’il s’agisse du christianisme ou de la religion naturelle. Mais l’inquiétude salutaire qu’elles font naître dans l’âme de l’indifférent ne le détermine point au même pari selon que c’est le chrétien ou que c’est le penseur abandonné à ses propres ressources qui le lui propose, qui plutôt le lui montre inévitable en l’éclairant sur le meilleur parti à prendre.


III.

Pascal est visiblement fier de son procédé de conversion, et sa fierté ne va pas sans une pointe de vanité pieusement émoussée : « Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu’il est fait par un homme qui s’est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet être infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire; et qu’ainsi la force s’accorde avec cette bassesse. » Mais quelle indulgence n’aurait-on pas pour l’orgueil de l’inventeur du calcul des probabilités! quelle admiration pour le sacrifice qu’il fait de son orgueil à la foi chrétienne, tout en la servant par sa découverte! Ceux qui le croient pyrrhonien ne sauraient pourtant, après avoir lu ce passage, admettre que sa propre intelligence ait été complice du doute de l’incrédule, et qu’il parie avec lui pour son propre compte. Une pareille supposition ne mériterait pas l’examen.

En résumé, la logique et la moralité du célèbre pari de Pascal, dans les termes où il l’a formulé, irréprochables aux yeux de ses amis et peut-être de tous ses contemporains, sont plus que suspectes aux nôtres : le fondement en est infirmé par une pétition de principes ; l’établissement mathématique en est même contesté par d’éminens géomètres ; il n’a fait appel qu’au plus étroit égoïsme. Mais la valeur esthétique de ce grand coup de dé en devait faire la fortune. Bien que le mobile auquel il s’adresse chez l’incrédule exclue toute élévation, la condition aléatoire et l’enjeu en sont grandioses, car les chances y dépendent de l’existence d’un Dieu et les risques sont ceux de la félicité humaine, qu’on sait bien n’être pas faite tout entière de désintéressement. En outre, ce moyen de conversion, qui force l’incrédule à aliéner au dogme chrétien sa conduite avant sa créance, eut tout le prestige d’une ruse de guerre ingénieuse et profonde ; en même temps, la hardiesse et la fière assurance d’une gageure si extraordinaire y prêtèrent le sublime d’un coup de génie. Ce dernier caractère y demeure à jamais attaché par l’émotion qu’éveille le spectacle de la sécurité dans le plus audacieux calcul. Mais il faut renoncer, devant le pari de Pascal, à frissonner de sympathie comme devant un acte de désespoir ; Pascal est parfaitement tranquille sur l’existence de son Dieu, et s’il la laisse indéterminée dans son pari, c’est que la raison ne la peut prouver ; ce qui, loin de le désespérer, lui rend plus chère et plus sacrée sa foi, qui la sent. Ne le plaignons pas.

Il a souffert, certes, et cruellement, mais il a puisé dans sa foi un réconfort que sans doute peu d’hommes, aussi éprouvés que lui, ont obtenu de la philosophie ou, au même degré, de la religion. Il a pu étouffer dans son corps malade les rébellions de la douleur et la forcer à se taire devant son imperturbable confiance en la bonté divine. Il a pu, sans y sentir aucun sacrifice, mépriser son plus haut titre de gloire terrestre, l’étonnante puissance de sa raison, et abîmer son orgueil de savant dans son humble reconnaissance envers cette bonté qui lui accordait la contemplation des seules vérités chères au chrétien. S’il a connu sur terre les joies de l’amour, il a pu sans regret ne faire que les traverser pour aller à Dieu, source même du bonheur, et, si elles lui ont été ici-bas refusées, il a trouvé dans l’appel du Christ, plus sûr que celui d’Eve, la force de les attendre uniquement du ciel, purifiées et mille fois plus délicieuses. Pour soutenir tout ensemble un tel renoncement et un si ambitieux espoir, quelles ne devaient pas être la constance et l’ardeur de sa foi ! Quelle satisfaction parfaite n’y devait-il pas rencontrer aux besoins et aux vœux les plus intimes de son être! Ah! combien, en dépit de ses tourmens, son sort pourrait tenter ceux qui, non moins affamés que lui de vérité, de justice et d’amour, désespèrent de s’en jamais rassasier; qui, sans soupirer après ces biens suprêmes, se contenteraient d’en jouir durant leur court passage ici-bas, dans la seule mesure que comportent la condition terrestre et la vie naturelle de l’homme (ni ange, ni bête), et qui sont condamnés par le progrès même et la sévérité de la science à ne pouvoir savourer aucune illusion consolante ! Et pourtant ceux-là, quelque séduisans que leur paraissent les avantages de sa croyance, n’osent la lui envier. Ils se demandent s’ils pourraient, sans déchoir, y revenir par une imaginaire abolition de leur doute anxieux, accepter, par exemple, de s’endormir et de rêver qu’ils croient. Ils sentent qu’ils perdraient quelque chose de leur qualité d’hommes, d’êtres pensans, en implorant de l’illusion la sécurité intellectuelle et morale, au lieu de l’acheter par une conquête patiente et laborieuse de la pensée sur l’inconnu. Ils sentiraient, comme Pascal, qu’il est impossible à l’homme de ne pas désirer le bonheur et y tendre, mais, non plus que Pascal, ils ne le concevraient possible pour l’homme hors de la dignité; c’est au nom de ses propres principes qu’ils préféreraient chercher encore, et il les approuverait. Ne dit-il pas, à propos de l’indifférence des incrédules : « Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie... » Malheureusement, la recherche n’aboutit pas aujourd’hui à la doctrine que lui dictait la foi sur l’origine et la destinée de l’univers et de l’homme. Son admirable sincérité eût été mise cruellement à l’épreuve, s’il eût pu connaître le dernier état des sciences actuelles. Au prix de quelle abdication ou de quelle torture son génie eût il maintenu la prédominance de la foi dans son âme? Il ne savait pas biaiser, il eût laissé à d’autres l’entreprise délicate de mouler sur les textes bibliques les théories astronomiques et géologiques et celle de la formation des espèces ; les démentis de la nature au dogme, en se multipliant, l’eussent peut-être, à la fin, rendu fou, à moins qu’ils ne l’eussent contraint à s’abêtir au-delà de ses plus fanatiques espérances. Mais cette tragique épreuve lui a été épargnée ; dans un temps où un esprit tel que le sien pouvait encore sans ridicule ni scandale suspendre son adhésion à la théorie du mouvement de la terre, il ne croyait pas rencontrer dans la nature un trop brutal refus d’obéir aux injonctions de la sainte Écriture, ni contre lui-même, le grand physicien, une trop formelle accusation de trahison.


IV.

Nous avons signalé les différences essentielles qui distinguent le pari de Pascal de celui du penseur livré aux seules ressources de sa raison et de sa conscience. Dans l’état actuel des connaissances humaines, voici, très sommairement, en quels termes il nous semble que le second pourrait être établi ; cet aperçu sera le complément naturel et la conclusion de notre étude sur le problème suscité par Pascal.

La raison humaine exige, pour être satisfaite, qu’il y ait dans le Tout quelque chose qui ne dépende de rien, qui existe par soi et d’où procède le reste; c’est le divin, le vrai Dieu dont nous ne savons rien de plus. Nous procédons et dépendons de lui, comme tout ce qui n’existe pas par soi-même. Mais de quelle nature est notre dépendance? Quels sont les liens qui nous rattachent à lui? Pouvons-nous agir sans que nos actes retentissent jusqu’à notre cause première et y déterminent une réaction importante pour nous? ou bien nos actes s’effacent-ils dans l’immensité du Tout, comme les ondes expirantes produites par un caillou jeté dans la mer? Et si nous avons affaire à notre cause, au divin, est-ce uniquement pendant la durée de notre apparition sur la terre, ou bien quelque part ailleurs, au-delà et dans l’avenir? Car s’il n’est pas démontré que notre essence échappe en partie à la mort, il ne l’est pas davantage qu’elle soit tout entière anéantie avec notre corps. La virtualité complexe, quelle qu’elle soit, qui provoque et façonne l’assemblage des atomes puisés au dehors pour constituer notre corps, et qui impose à nos organes leur structure et leur usage, virtualité à la fois plastique et fonctionnelle et, en outre, susceptible de conscience, de sensibilité, d’intelligence et de volonté, existait bien avant nous, chez nos ancêtres les plus reculés, de qui nous la tenons héréditairement par une suite ininterrompue de générations; elle a maintes fois renouvelé avant nous, chez nos ascendans, et renouvelle en nous-mêmes les matériaux fournis par les alimens tirés de l’air et du sol. Puisqu’elle a subsisté et subsiste sous tant de formes corporelles successivement revêtues et dépouillées, nous ne sommes pas autorisés à affirmer qu’après avoir dépouillé la nôtre elle s’anéantira avec elle. Nous en ignorons complètement la nature, qui est bien merveilleuse, car chaque individu pubère de la série ancestrale montre en lui cette virtualité répétée et multipliée en une infinité d’exemplaires dont chacun eût suffi et dont un, au moins, a servi à le reproduire en le modifiant par l’appropriation d’une autre virtualité de sexe et d’origine différens. En présence d’un pareil prodige, ne serait-il pas, dans l’état actuel de nos connaissances, bien téméraire de se croire, sur ce point, en possession de la vérité et d’affirmer que l’individu périt tout entier avec son corps? Cependant, rien ne nous importe plus que d’être fixés à cet égard. Pascal le sent, et l’exprime avec une singulière vigueur : « L’immortalité de l’âme (du moins sa survivance) est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non (c’est le chrétien qui parle ; mais il suffit qu’il puisse y avoir une autre vie et des comptes à rendre), qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet. Ainsi, notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d’où dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi, entre ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, à ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser, »

Attendrons-nous donc que la science positive nous instruise de ce que nous sommes à un si haut point intéressés à connaître tout de suite pour le règlement de notre vie ? Ce serait attendre longtemps, car, dans l’ordre des sciences, la psychologie est la dernière qui doive être organisée; ses assises reposent sur le couronnement de la physiologie, à peine encore fondée. Voyons donc si, à défaut de lumières acquises, toute révélation spontanée nous est refusée sur notre essence psychique et ses relations avec le divin.

Le contentement de soi par le sacrifice, par la victoire de la volonté sur les appétits, par l’effort au service d’autrui ; le remords, l’indignation, la pudeur, l’estime et le mépris; la fierté et le sentiment de l’humiliation; l’admiration, l’enthousiasme et l’aspiration extatique éveillée par le beau; tous ces états de l’âme relèvent et dérivent d’un même sentiment auquel il est aisé de les ramener tous, qui échappe à l’analyse et dont la portée est peut-être considérable. Chaque homme se sent de la valeur, d’abord une valeur spécifique en tant qu’il appartient à l’espèce humaine comparée à tout le reste de la population terrestre, puis une valeur individuelle par la comparaison qu’il fait de ses dons naturels, de ses qualités acquises et de ce qu’il appelle son mérite, avec ceux des autres hommes. Cette double valeur lui est révélée par sa conscience, par la joie et la tristesse toutes spéciales qui accompagnent les actes de sa volonté. Il la sent variable en lui, susceptible de croître par l’âge et l’effort ; il reconnaît, en outre, dans la valeur des êtres organisés sur la terre, une progression dont l’homme est le terme le plus élevé; il éprouve enfin, en présence du beau, une sorte d’appel de l’infini à un degré supérieur encore, où il ne peut que tendre et ne saurait pleinement atteindre qu’en dépassant la sphère terrestre. Il sent qu’il participe en tant qu’homme et peut s’associer individuellement à un essor universel vers le mieux, c’est-à-dire vers ce qui vaut toujours davantage. Cette ascension de la vie identifie la morale et l’esthétique. En effet, la perception de la beauté plastique ou musicale est accompagnée du sentiment grave et délicieux de quelque existence plus haute dont le charme s’exprime par cette beauté et dont l’élévation ne se conçoit que comme un accroissement de valeur, accroissement qui est la beauté morale, la dignité. La conscience morale, cette intime promulgation d’une loi imposée à la conduite, avertit l’homme de la nécessité où il est d’obéir à cette loi ou de déchoir, de diminuer de valeur ; le caractère obligatoire du devoir n’est pas autre chose que cette alternative. Au fond, l’impératif catégorique est la loi du processus universel vers l’organisation de plus en plus complexe pour le progrès de la dignité des espèces, et ce qu’il y a d’impératif dans cette loi, c’est la mise en demeure de se mouvoir dans le sens de ce progrès sous peine de perdre en dignité. A mesure que la conscience s’éveille chez les êtres de la série ascensionnelle, dont chaque échelon est un degré supérieur de dignité, la direction du mouvement passe de l’instinct et de l’appétit à l’intelligence et à la volonté, et la conscience morale naît pour indiquer à celles-ci dans quel sens elles doivent agir. La vie et la dignité sont dans un rapport si étroit que déchoir c’est moins vivre, c’est redescendre quelques échelons de la vie; de là vient que, chez les êtres qui ont le sentiment de leur dignité entière, l’obligation morale par le à la conscience aussi impérieusement que l’instinct de conservation.

Mais tout cela n’est-il pas illusoire et chimérique? Ces divers états moraux sont-ils révélateurs, comme nous sommes tentés de le croire, sont-ils objectifs? Ou bien, de ce qu’ils sont innés, irréductibles, ne devons-nous pas plutôt inférer qu’ils sont de simples legs accrus par une longue hérédité, de simples dépôts séculaires de préjugés utiles à la conservation des sociétés et d’impressions faites par le mystère, alors entier, de l’univers sur le cerveau vierge de nos premiers ancêtres? L’interprétation que nous en avons proposée ou telle autre qu’on en peut donner, si séduisante qu’elle soit, est-elle à un certain degré admissible? Dans quelle mesure approche-t-elle de la vérité, a-t-elle chance d’être vraie? C’est là précisément la condition aléatoire du pari forcé; le doute, à cet égard, varie d’un homme à un autre selon la race, l’éducation, la réflexion personnelle, la prédisposition mentale et affective à croire et à craindre. Selon que nous nous formerons une idée plus ou moins vraisemblable de la signification de ces états moraux, nous préciserons plus ou moins la probabilité de la condition aléatoire et les chances favorables ou contraires du parti que nous adopterons.

Pour l’Européen moderne et pour tout homme de souche européenne, en dépit de ses efforts pour se soustraire aux pièges de l’illusion, il est bien difficile de suspecter le témoignage de la conscience morale et même celui du sens esthétique, de destituer les mots valeur morale, mérite, responsabilité, devoir, etc., de toute portée objective. Le doute sur l’origine transcendante de ces notions intuitives est, en réalité, plutôt verbal que réel; ce que le philosophe n’ose affirmer dans ses spéculations par prudence intellectuelle, l’homme, le père de famille, le citoyen l’affirme résolument dans sa conduite ; celui-ci ne tient pas compte des précautions de celui-là; il se sent obligé à la bonne foi, à la justice, en un mot à la vertu, impérieusement, non pas par goût, par une sorte de haut dilettantisme, parce que cela lui plaît, mais indépendamment de sa volonté, c’est-à-dire par une injonction externe et supérieure, par un impératif catégorique où il reconnaît plus ou moins expressément et clairement son lien le plus profond avec sa cause première et souveraine, avec le divin. Aussi est-il enclin à parier pour l’existence d’un divin dont l’action sur sa destinée n’est pas à négliger; si la passion l’emporte chez lui sur son penchant à parier ainsi et met sa conduite en opposition avec son suprême intérêt,- il se le reproche et s’en veut. Il désirerait que sa vie présente ne compromît pas son avenir d’outre-tombe, avenir inconnu, incertain, mais qui pourrait bien être une autre vie réparatrice (rémunératrice ou expiatoire) de la première, car il n’est pas évadent que l’essence du divin ne répugne pas à l’égal anéantissement du malfaiteur impuni sur la terre et de sa victime non dédommagée, de l’homme bienfaisant méconnu et de l’ingrat épargné. Nous sentons qu’une pareille indifférence pour le sort de la sensibilité aurait quelque chose d’irrationnel, comme de révoltant chez le principe même de la vie sensible.

Nous ne saurions toutefois nous dissimuler que le scandale ne nous est guère épargné dans le spectacle du monde où nous vivons. La lutte aveuglément féroce pour l’existence en paraît être la loi; les espèces ne subsistent que par le sacrifice continuel des faibles aux besoins des forts. Aucune pitié n’a place dans cette concurrence effrénée des appétits brutaux. L’altruisme ne s’y révèle qu’entre individus de la même espèce et uniquement dans l’intérêt de la conservation de celle-ci ; l’amour maternel expire aussitôt que le petit est devenu capable de lutter à son tour pour défendre et entretenir sa vie. Il semble qu’il n’y ait d’ailleurs absolument rien de commun entre les idées humaines de justice et de bonté et le plan de la création, du moins sur la terre jusqu’à l’apparition de l’homme. Pour prêter au divin la bonté et la justice, il semble qu’il faille le concevoir, sans fondement, à l’image du type humain; et lors même que cette assimilation pourrait être légitime, encore ces qualités devraient-elles, pour revêtir un caractère divin, être absolues, sans conditions qui pussent les borner, et par conséquent accomplies, parfaites. Or si la bonté et la justice humaines sont bien compatibles avec l’existence de la douleur, puisqu’elles ont pour objet principal de la prévenir ou de la compenser, il n’en est pas de même d’une bonté et d’une justice divines ; celles-ci, en tant que parfaites, ne seraient pas seulement tenues de corriger les effets du mal, elles seraient par essence même tenues d’exclure éternellement la douleur, et de créer et répartir éternellement dans l’univers la félicité la plus complète ; mais toute l’histoire biologique de notre planète proteste, hélas ! contre l’attribution de ces qualités humaines au divin. Il en résulte une antinomie cruelle entre les constatations de l’expérience et les intuitions optimistes sur lesquelles se fondent notre morale et notre esthétique. Après avoir relevé toutes les chances favorables à l’objectivité de ces intuitions, nous sommes donc contraints d’y opposer des chances, à peu près égales, qui y sont contraires. Si d’une part nous inclinons, sur la foi de nos suggestions intimes, à parier pour une existence ultérieure où notre besoin de justice, d’amour et de béatitude serait satisfait, d’autre part nous sommes sollicités par l’évidente immoralité des lois naturelles qui sont autour de nous l’expression du divin, à ne point sacrifier la satisfaction présente de nos appétits dans une gageure dont la condition aléatoire ne nous promet aucune compensation à ce sacrifice, puisque nous ne pourrions espérer d’en être dédommagés que par un acte de bonté ou, tout au moins, de justice divine. Nous sommes portés à perdre toute confiance, toute espérance dans nos relations avec le divin.

Cèderons-nous donc à la tentation de renier, comme fallacieuses, les voix de la conscience, d’étouffer comme stériles nos vœux et nos espérances d’ascension supra-terrestre, de refouler comme décevantes nos aspirations vers l’idéal exprimé par la beauté? Nous rejetterons-nous désespérément en arrière dans les étroites limites de la vie animale ? Dans ce cas nous imposerions à nos facultés proprement humaines un sacrifice plus grand encore que celui qu’exigerait de nos appétits sensuels le parti contraire. Il faut donc à tout prix essayer de concilier par une recherche opiniâtre les indications spontanées que nous trouvons au fond de notre cœur avec les données contraires en apparence de l’expérience externe. Mais cette recherche doit être prompte et bornée à des probabilités, sinon elle serait inutile, car autant vaudrait laisser au lent progrès de la science positive la tâche de résoudre les difficultés qu’il s’agit de vaincre. N’oublions pas, en effet, que nous voulons devancer ce progrès, parce qu’il nous faut vivre avant de connaître le secret de la vie ; nous ne demandons à la réflexion que des résultats approximatifs qui nous permettent de parier avec des chances suffisantes de gain ; la science positive ne nous fournit pas encore des règles de conduite assurées, et nous ne sommes obligés de parier que parce qu’elle n’est pas en état de substituer en nous la certitude au doute. Résignons-nous donc à déterminer seulement ce qu’il nous importe de savoir pour faire pencher, si peu que ce soit, la balance de notre choix. Or, si l’odieux spectacle auquel nous assistons de la lutte pour l’existence entre toutes les espèces terrestres nous scandalise, s’il offense en nous la conscience morale, en revanche le triomphe de la force aboutit à l’excellence de l’organisme révélée par la beauté de la forme, et notre sens esthétique y trouve son compte et vient réviser notre jugement moral et suspendre au moins notre indignation. L’harmonie dans les proportions n’est qu’un signe; elle annonce un progrès de la vie; la complexité et le concert des organes imposent à la forme entière du corps cette variété dans l’unité qui est une condition de la grâce; la démarche, le geste, traduisent les mouvemens de l’instinct et de la volonté ; chez les espèces supérieures, la fonction de la physionomie se dégage de toutes les autres, et elle apparaît entièrement distincte et spécialisée dans l’homme. L’homme, en outre, est doué de la plus grande aptitude à l’interprétation des formes ; son sens esthétique s’exerce, non-seulement sur les formes des êtres réels qui l’entourent, mais sur celles qu’il est capable de créer et dont les types lui sont indiqués, non fournis, par la réalité ; son imagination dépasse le réel et tend vers un échelon de la vie supérieur à celui qu’il occupe. Il n’y a pas de raison pour que la série ascensionnelle des êtres vivans s’arrête et se termine à lui; il est donc bien probable que son aspiration au mieux est objective au même titre que son interprétation de telle ou telle forme expressive revêtue par un être vivant sur la terre. L’astronomie et la géologie nous attestent que, depuis un temps incalculable, la nature en travail fait œuvre de vie, et nous la voyons élaborer encore ses productions pour réaliser quelque idéal obscur, mais indéniable; nous nous sentons entraînés dans cet élan gigantesque vers un but sublime. Ce n’est qu’en faisant violence à toutes les sollicitations de notre essence que nous y résistons; le remords nous avertit de nos déchéances, et aucune considération philosophique ne le fait taire ; une intime joie nous avertit de la valeur que nous donnent nos efforts dans cette direction du mouvement universel ; l’admiration nous fait saluer chez autrui toute victoire de la volonté sur l’appétit rétrograde, et de l’amour sur l’égoïsme pour le service de cette cause sacrée : l’épanouissement et l’amélioration de la vie. Valoir toujours davantage, telle est la règle de conduite gravée dans la conscience humaine par le divin promoteur de l’évolution générale. C’est du moins assez probable pour que le plus sûr pour nous soit d’agir comme si c’était certain, car en abandonnant la chance de valoir et de conquérir le rang que nous assignerait notre mérite dans la série ascendante des créatures, nous risquerions d’en redescendre les degrés et nous sacrifierions l’éventualité possible, l’espoir fondé de satisfaire nos plus hautes aspirations, à la crainte de sacrifier les jouissances présentes, mais fort inférieures et fort troublées, d’une vie dégradée. Si l’existence de la douleur nous inspire des doutes sérieux sur la bienveillance divine à l’égard de la création et spécialement de l’humanité, toujours est-il que la valeur morale qui fait notre fierté et à laquelle nous devons la plus humaine joie serait impossible sans la douleur. La suppression de cette espèce de joie, commune peut-être à tout ce qui, dans l’univers, prend conscience de la vie et aspire, serait-elle préférable ? La vie paie-t-elle trop cher le sentiment de la dignité ? Sans doute tous les hommes ne feront pas la même réponse à cette question. Les héros et les martyrs sont rares, mais ils représentent l’élite du genre humain, ce qu’une sélection laborieuse et lente en a extrait de plus achevé et précisément de plus digne. Nous nous résignerions difficilement à les rayer de la nature pour leur substituer les plus ingénieuses machines à jouissances ; nous n’aurions, du reste, pas le droit de le faire sans les avoir consultés, et le silence des tombeaux nous oblige au respect de la loi mystérieuse qui nous y pousse. La vie terrestre est évidemment une mêlée horrible où le cœur saigne à la fois des coups qu’il reçoit et de ceux qu’il voit porter. Rien ne ressemble moins à la tendresse paternelle que l’inexorable rigueur qui préside à cette boucherie. Et pourtant, s’il n’y a de vaincus que les fuyards, si la victoire est féconde, s’il en doit sortir plus qu’un baume, un laurier pour chaque blessure, nous pouvons encore affronter la bataille ; elle est d’ailleurs engagée et nous sommes, bon gré mal gré, enrôlés ; s’y dérober c’est la perdre, l’accepter c’est déjà la gagner. Parions donc pour la véracité du verbe obscur et cependant si impératif qui, dans les plus intimes profondeurs de notre être, nous intime l’ordre de valoir en collaborant à l’œuvre d’universelle ascension vers l’idéal mystérieux de la nature. En face du terrible problème que le mutisme du monde extérieur impose à la volonté humaine, adoptons la solution que nous propose la voix intérieure de la conscience. Nous admettons l’utilité de l’instinct chez les bêtes : admettons l’intérêt, par conséquent l’objectivité du sens moral et du sens esthétique chez l’homme, puisque sans cette révélation spontanée l’homme n’est pas plus capable d’agir en homme que l’animal sans l’instinct ne le serait d’agir conformément à sa propre essence, de vivre, en un mot. Si l’animal trouve en lui-même l’impulsion directrice qui lui permet de subsister, il n’est pas vraisemblable que l’homme seul entre tous les vivans de la terre soit dépourvu de toute indication pour sa conduite ; or l’indication de ses appétits ne lui suffit évidemment pas, puisqu’elle ne le distingue pas de la bête ; il est donc naturel qu’il cherche en lui-même une règle de conduite plus élevée, spécialement humaine, et il n’est pas moins naturel qu’il la trouve dans sa conscience. Ce qu’il engage et risque de perdre en s’y fiant, ce n’est, à proprement parler, rien d’humain, car c’est la part de bonheur qu’il a en commun avec les espèces inférieures ; s’il veut être réellement homme, il ne saurait y attacher un prix comparable à l’avantage que lui offre la grande probabilité d’accomplir sa vraie destinée en sacrifiant cette part grossière de bonheur à la chance d’une félicité digne de lui.

Ajoutons toutefois que ce pari forcé peut rester indifférent à un grand nombre d’individus. En suivant leurs appétits, ils parient à leur gré, quoique à leur insu, s’ils occupent dans l’échelle des races humaines un degré assez voisin de l’animalité pour que leur conscience ne leur suggère presque aucun discernement du bien et du mal, aucune aspiration vers le mieux. Dans les races supérieures mêmes, il existe beaucoup d’individus qui, par une sorte d’atavisme, sont demeurés en arrière sur le progrès moral de leurs ascendans. Ceux-là non plus ne se sentent pas intéressés à prendre parti dans le pari ; ils y restent engagés inconsciemment et sans le moindre souci d’un avenir ultra-terrestre. Il n’y a d’intéressés à en examiner les chances que ceux qui se reconnaissent assez de dignité pour risquer d’y perdre par une aveugle conduite.

Ce que nous venons de dire des conditions du jeu imposé à tout homme par la nécessité où il est de vivre avant de savoir avec certitude comment il doit vivre n’est qu’un énoncé très sommaire de la question. Nous n’avons eu pour but que de faire sentir la portée de la pensée de Pascal, si discutable que puisse être, d’ailleurs, l’application qu’il en a faite. La valeur morale d’un individu, c’est-à-dire le degré où chez lui l’homme s’est dégagé de la brute, peut se mesurer à la conscience qu’il a des risques qu’il court dans cette terrible partie, car il n’en court qu’autant qu’il s’est rendu responsable de son choix en contractant les caractères essentiels de l’humanité.


SULLY PRUDHOMME.