Le Septième centenaire de Bouvines

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Le Septième centenaire de Bouvines
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 22 (p. 621-648).
LE SEPTIÈME CENTENAIRE
DE
BOUVINES

La commémoration des événemens séculaires, depuis quelque temps, se multiplie de toutes parts avec une grandissante et singulière amplitude. On dirait que les générations et les races, anxieuses de l’avenir, aiment à chercher dans le passé, comme aliment d’épargne ou comme stimulant d’énergie, les appuis et les soutiens que réclame leur effort. Parmi ces motifs d’émotion, tous ne sont pas de même ordre. Les uns consolent, les autres exaltent. Il semble vraiment qu’il y ait plus de raisons de s’attacher à ceux-ci, qui peuplent de clartés glorieuses les chemins de notre histoire.

L’un d’eux, en ce moment, se propose à la mémoire nationale, sept fois centenaire, chargé de splendeurs et de leçons. ; Puisse-t-il apporter aux échos de France autre chose que le son, voilé de marches funèbres, et leur offrir quelques notes de fierté victorieuse et réfléchie !

Ainsi la pensée française a-t-elle compris cet anniversaire, avec plénitude et avec force. Parmi les hautes paroles qui viennent d’accompagner le rappel généreux de cet entraînant souvenir, il en est une qui a résumé tout le sentiment public, celui de l’élite comme celui de la masse. « Les plus belles victoires, » disait, il y a quelques jours, devant le monument de Bouvines, M. Etienne Lamy, célébrant la valeur du symbole érigé sur cette plaine, qu’il baptisait noblement un « reposoir de l’épée, » les plus belles victoires « sont surtout des berceaux, d’autant plus sacrés qu’ils enfantent plus d’avenir. »


Le 27 juillet 1214, auprès de Bouvines, entre Lille et Tournai, sur le plateau de terre rouge dont la petite rivière de la Marque découpe à l’Ouest une des faces, une partie se disputa, où se jouait la destinée de notre pays, au moins telle que les faits et les temps l’ont développée d’âge en âge. Les forces coalisées pour assaillir la France en voie de formation décisive, accablantes et résolues, menacent son existence propre. Pour l’Etat capétien, le péril est absolu. La défaite le ramène au néant. Pour ses adversaires, l’enjeu n’est pas comparable. De ce côté, des personnages aventurent leur couronne ou leur tête. Cependant le sort des nations qu’ils représentent n’est pas directement en cause. Au contraire, la mise de la France se trouve la plus forte, et démesurée : il s’agit, pour elle, non pas de gain possible ou de perte limitée, mais bien de sa vie même, ou de ce qui équivaut à la vie.

A Bouvines, certes, les risques n’étaient pas égaux.

L’empereur germanique, rival d’un compétiteur intérieur dont montait brillamment l’étoile, n’exposait dans l’entreprise, au point de vue de l’Allemagne, que son titre personnel et sa vocation aléatoire. L’Anglais n’y hasardait que le domaine continental des Plantagenets, dont un parti de plus en plus déterminé, dans l’île britannique, souhaitait au fond, pour d’ambitieuses raisons politiques, la coupure allégeante et le détachement final. Le Flamand, particulièrement, vassal osant attaquer son suzerain, savait qu’il pouvait perdre et son fief, et sa liberté, et plus encore peut-être : la terre de Flandre, néanmoins, demeurait hors de querelle. Les princes des Pays-Bas et du Rhin ne plaçaient sur leur chance que des troupes et de l’argent. Philippe-Auguste, lui, seul des combattans, se voyait contraint à défendre, non seulement sa qualité individuelle de roi, mais encore la substance nationale du pays dont il commandait l’armée.

Ainsi, sur le champ de bataille de 1214, se conditionnait la fortune. L’honneur, ce jour-là, d’avoir conquis la victoire et forcé le triomphe ne s’en affirme que plus net et plus éclatant., Essayons d’aborder l’esquisse générale de la journée de Bouvines. Sans la traiter en abstraction, entreprenons de faire saisir la réalité de ses causes, et d’évoquer ses acteurs, passionnés et combatifs. Tâchons de résumer le précis de ses phases et l’intérêt de ses fruits[1].


Philippe, auquel un usage établi continue à joindre le surnom d’Auguste, est celui de tous les chefs d’État français à qui la reconnaissance nationale, pratiquement, doit le plus.

Il hérite, à son avènement, d’un royaume dont le territoire domanial propre se limitait de Bourges à Senlis, s’arrêtait aux portes de Gisors et de Brie-Comte-Robert. Pas même, à la lettre, un port maritime. A Vernon commençait la Seine anglo-normande. Et la baie de Somme était au comte de Ponthieu, dont le comté de Boulogne, jusqu’aux dunes de la Flandre, prolongeait sans intervalle la marge côtière. A la fin de son règne de quarante-trois ans, la terre qu’il détient et occupe directement pour la nation qu’il gouverne s’étale des sources de l’Escaut jusqu’à l’estuaire avantageux de la Charente. C’est lui, en outre, qui a fait entrer l’Armorique dans le sillage capétien. Le souverain de France possède maintenant des rivages de mer et une marine, Picarde, Normande, et bientôt Rocheloise. Il a refoulé dans leur île les rois continentaux d’Angleterre. Il a brisé une agression allemande. Sans un malheureux divorce, qui l’a mis en froid avec Rome, il pouvait atteindre la couronne impériale, objet secret de ses rêves. C’est un chef, qui voit juste, qui profite de toute occasion pour faire mieux et grandir. En toutes circonstances, il prend, il saisit, il annexe. Toute contingence lui est bonne pour accroître son domaine et son bien, domaine et bien de la France. Le sens vrai de son surnom latin d’Auguste, le sens étymologique et foncier accueilli par ses contemporains, c’est celui de Philippe l’Augmenteur. On pourrait dire Philippe le Conquérant. Mais Philippe l’Augmenteur, malgré tout, semble plus expressif, plus savoureux et plus exact.

Philippe l’Augmenteur, roi de France à quinze ans, marié d’abord à Isabelle, fille de l’héritière de Flandre et d’un comte de Hainaut, jeune épouse qui vivra si peu, mais qui lui a dévolu en dot la belle terre d’Artois détachée du comté maternel ; Philippe, légataire inespéré de la grande feudataire qui détenait encore héréditairement les comtés de Valois, de Vermandois et d’Amiens, Philippe-Auguste, pour le nommer de son nom coutumier, d’abord Croisé de Palestine, puis rival plus ou moins heureux du Cœur de Lion, avait abordé résolument, à l’avènement de Jean sans Terre, la grande pensée et la grande œuvre de son règne, la prise de possession du domaine continental des Plantagenets et son transfert définitif au royaume Capétien dont il incarnait les destinées.

En deux ans bien remplis, l’essentiel de l’affaire était mené à bonne fin. La campagne contre le roi anglais, amorcée dans le ressort du duché d’Aquitaine, à l’occasion d’un acte de violence commis par lui, judiciairement fondée et suivie sur un appel collectif des barons poitevins adressé au roi de France, comme suzerain de leur seigneur, amplifiée bientôt par la mort mystérieuse du jeune Arthur, neveu de Jean sans Terre, avait été menée avec une méthode vigoureuse et fertile en résultats. Vingt-six mois après la sentence légale de confiscation des fiefs tenus par le souverain d’Angleterre, — la sentence fameuse d’avril 4202, — la Normandie était française, du Tréport à Granville. La Touraine, le Maine et l’Anjou suivent son sort. Le Poitou et les régions limitrophes tergiversent davantage. Tour à tour, les deux princes y pénètrent en armes et s’en expulsent l’un l’autre. Finalement, six ans plus tard, au Midi de la Loire comme au Nord, l’empire des Plantagenets a disparu. Il ne reste plus à Jean sans Terre que la Guyenne proprement dite, avec le port utilisable et momentanément conservé de la Rochelle.

Philippe-Auguste, alors, semble à l’apogée de sa fortune. Son rival d’outre-Manche, distancé, s’embourbe dans une lutte sans issue avec son baronage et son clergé. L’archevêque de Cantorbery dirige avec vigueur une opposition qui parle haut et qui menace. Rome s’en mêle. Voici l’Angleterre en interdit, son roi déposé par le Pape, et le Capétien chargé d’exécuter l’arrêt. Au printemps de 1213, le roi de France tient en main, à la fois, et le pouvoir du Saint-Siège, et la promesse d’adhésion d’une grosse part des barons britanniques. Une flotte française se masse dans les ports de Picardie. Des troupes d’invasion sont prêtes à embarquer. Philippe-Auguste, regardant la côte anglaise, crayeuse et verte sur l’autre bord du détroit, est campé dans son camp de Boulogne.

Brusquement, coup de théâtre. Jean sans Terre capitule devant Rome. Le légat pontifical, dans l’église des Templiers de Douvres, accueille sa déclaration d’obéissance, mieux encore, son geste officiel de vassalité. Le royaume anglais, spectacle inouï, devient fief de l’Eglise. En outre, par concessions et sermens d’avenir, le monarque aux abois désintéresse son baronage en mal d’indépendance politique. Dès lors, l’armement français devient sans but. Le Saint-Siège a joué Philippe-Auguste. Grâce au camp de Boulogne et à sa menace, Rome a pu obtenir l’humiliation de l’Angleterre. Mais une coalition furieuse, libre maintenant de ses actes, va s’attaquer à la France et combiner son dépècement.

Cette coalition, Bouvines la rompra. Mais il faudra Bouvines pour la briser. Et si d’aventure, à Bouvines, la manœuvre française tourne mal, cette coalition-là peut saccager l’effort du plus beau règne qui soit, et faire de Philippe-Auguste, de ce côté-ci de la Manche, un roi Philippe sans Terre.


Cette coalition, trois princes la conduisent, unis par l’activité, par les dons supérieurs, par la rancune fougueuse d’un homme fait pour les grands rôles et qui voulait se tailler une place, tel un Sforza du Nord rêvant de couronne à conquérir en même temps que d’injure à venger.

Jean sans Terre, le John Lackland des Anglais, possède une légende difficile à détruire. Le fils de Henri II Plantagenet et de l’ardente Aliénor d’Aquitaine est un des rois que l’opinion de leur temps, et surtout l’opinion de leurs propres sujets, a marqués de la plus dépréciante et plus détestable renommée. On peut dire de lui qu’il a eu la plus « mauvaise presse » de son siècle. L’Angleterre l’exécra. Elle le déteste encore.

C’était un Méridional, violent et sensuel, insouciant et fébrile, intelligent, lettré, brutal et faible tout ensemble vindicatif et capricieux.

On l’a chargé de tous les forfaits et de tous les vices. Peut-être faut-il à cet égard, néanmoins, garder quelque vraisemblance. Il dépouilla son neveu Arthur, fils de son frère aîné, qui devait légitimement succéder au Cœur de Lion. Mais l’histoire du sombre attentat manqué de la tour de Falaise demanderait à être confirmée. Quant à la scène meurtrière de Rouen, on voit mal un roi d’Angleterre, si noir d’âme qu’il puisse être, en chaloupe avec son neveu, la nuit, sur la Seine, le transperçant lui-même de sa dague et basculant son cadavre dans la rivière. En fait, quelques soupçons qui puissent planer sur un événement si profitable, le jeune prince, indignement captif et reclus, périt de mort incertaine, sans que son entourage, immédiatement au moins, en manifestât quelque émotion révélatrice. Il se peut qu’il soit mort de misère et d’étiolement dans une prison lâche. La Tour du Temple a vu pareille espèce écœurante de crimes.

Les Anglais d’alors, quelques griefs qu’ils eussent contre Heur roi, ne songèrent cependant guère à lui attribuer ce forfait. L’imputation ne commença du reste à circuler dans les écrits français, que dix à douze ans plus tard. Mais, aux habitans de l’Angleterre, John Lackland fut odieux pour d’autres causes, insulaires et britanniques.

Il gênait le goût de liberté qui s’était emparé de la noblesse anglaise. Il s’y opposa avec maladresse, entêtement, fourberie et fureur. Ses mœurs, par ailleurs, s’affichaient scandaleuses. Il séduisit, enleva ou mit a mal plus d’une de ses sujettes de marque. Ayant découvert un procédé pour répudier sa femme, Avise de Glocester, il porta ses vues, dans son domaine d’Aquitaine, sur la jolie et ambitieuse Isabelle d’Angoulême, accordée avec Hugues de Lusignan, fils du comte de la Marche. Il l’arracha à son fiancé et en fit une reine d’Angleterre. Ce fut l’origine de la plainte des barons poitevins au roi de France, acte judiciaire qui déclencha la procédure de confiscation des fiefs vassaux de la couronne de France et leur conquête par Philippe-Auguste. Tous les actes de John Lackland se développaient dans un sens directement contraire au caractère et aux intérêts d’outre-Manche. Les Anglais, peut-être surtout les modernes, ne lui ont jamais pardonné ces dommages-là. Sa tombe solitaire, dans la cathédrale de Worcester, semble attester leur aversion posthume. Leurs annales sont dures, plus injurieuses que les françaises, pour ce roi compromettant qui leur fait tort devant l’histoire.


Son allié, le comte de Flandre, représentait la coopération précieuse qui pouvait menacer le plus efficacement l’ascension capétienne.

La question flamande pesait de tout temps, et d’un poids singulièrement lourd, sur la politique des rois de Paris. Vassal direct des souverains de France, plus légalement français que Nancy, Grenoble ou Marseille, le comté de Flandre, riche et peuplé, dont un idiome germanique constituait le langage le plus parlé, composait certainement un Etat plus qu’un fief. L’Angleterre le surveillait de près. Le pacte occulte et impérieux de la Laine interdisait d’ailleurs aux deux pays de se passer l’un de l’autre. L’éleveur de moutons anglais vendait au tisseur flamand la matière nécessaire de son industrie. De tels associés ne pouvaient se nuire.

Depuis l’extinction relativement récente de la lignée masculine issue du gendre de Charles le Chauve, le titre comtal de Flandre passait de race en race. Marguerite d’Alsace, succédant aux droits de sa mère, avait porté la terre dans la maison de Hainaut, qui rendait hommage à l’Empire. Deux enfans nés de ce mariage furent Isabelle, première femme de Philippe-Auguste, et le rude conquérant qui fut comte à Valenciennes et à Lille avant d’aller prendre sur les rives du Bosphore la couronne orientale de Constantinople. Lorsque l’empereur Baudouin, premier successeur latin des Comnène, eut péri victime des Bulgares, après le désastre d’Andrinople, sa fille Jeanne, tout enfant, était devenue la dame convoitée du bel et double domaine qui s’étendait de Mons à Bruges. Elle grandissait à Paris, avec sa sœur puînée, sous la tutelle du roi de France. Il s’agissait de la marier à quelque prince influençable et docile. Philippe-Auguste crut avoir trouvé sa créature en la personne d’un étranger, rattaché par diverses alliances, dans une double garantie, et à la parenté de Marguerite d’Alsace, et à la maison de Castille d’où était sortie la princesse Blanche, femme de l’héritier du trône capétien. C’était Ferdinand de Portugal, fils cadet du roi Sanche le Populaire, protégé de sa tante Mahaud, comtesse douairière du comté flamand. Les noces se firent à Paris, l’hiver de 1212, dans la chapelle du palais de la Cité, comme des noces princières françaises.

Ferdinand de Portugal, devenu Ferrand, comte de Flandre, prenait possession d’un comté difficile. Déjà, trente ans plus tôt, le pays d’Artois, dot d’Isabelle, avait grossi le domaine du roi de France. Philippe-Auguste en avait donné l’administration à son fils Louis, représentant de sa mère. Maintenant, aux nouveaux et jeunes époux mariés au palais de Paris, il exigeait, comme courtage de leur union, la cession des villes de Saint-Omer et d’Aire, dépendances revendiquées de la terre dotale d’Arras. En passant leur frontière, en arrivant chez eux, Jeanne et Ferrand trouvent le prince Louis, mari de Blanche de Castille, installé déjà dans les deux places. Ils subissent ce dommage, sans l’oublier. Aussi lorsque Philippe, l’an suivant, prépare sa descente en Angleterre, Jean sans Terre, en quête d’appuis continentaux, trouve dans le comte de Flandre une rancune que l’offense prépare tout naturellement à l’action. Ils négociaient déjà depuis plusieurs mois, lorsque l’assemblée de Boulogne se précise. Appelé à y participer comme vassal du roi français, Ferrand se récuse publiquement et devant tous, si les villes d’Aire et de Saint-Omer ne lui sont restituées. Sommé de plus près, il s’obstine et se retire. Quand Philippe-Auguste l’aura attaqué dans son fief sans pouvoir l’en chasser, il offrira aux coalisés la Flandre et le Hainaut comme champ de manœuvre et de liaison.


À cette association d’intérêts, à cette espèce de firme anglaise et flamande, Othon, empereur allemand, apportait le lustre de son titre et toutes les forces de la région rhénane, où il maintenait encore sa souveraineté contre les progrès de son adversaire germanique.

L’empereur Othon, que sa désignation habituelle et discutable désigne généralement sous le nom d’Othon de Brunswick, se trouve quelquefois représenté comme une façon de reître maudit de l’Eglise pour ses crimes. Ce point de vue demande à être sensiblement modifié.

Il était né en Normandie, au château d’Argentan, de Mathilde Plantagenet, fille d’Éléonore d’Aquitaine, et du roi d’Angleterre Henri II. Son père était le brillant et intrépide chevalier d’Allemagne, chef de la maison guelfe, Henri le Lion, rival des Hohenstaufen impériaux, dont les titres n’étaient j pas supérieurs à ceux de sa maison. Othon, fils de Mathilde, neveu de Richard d’Angleterre et affectionné par son oncle, avait porté quelque temps le titre de comte de Poitou, et même, peut-être, celui de duc d’Aquitaine. Et l’on racontait que Philippe-Auguste, un jour, lui avait dit en riant que s’il parvenait jamais à faire prévaloir ses droits à l’empire, il lui donnerait Paris, Etampes et Orléans.

C’était un prince de trente-deux ans, robuste et cultivé, disent les chroniques anglo-normandes, généreux, entêté, imprudent, plein de courage et de charme, un prince presque français.

La couronne impériale lui était venue, très jeune, comme chef de la race et de la faction des Guelfes. A la mort prématurée de Henri VI, fils de Barberousse, il avait été l’empereur du Saint-Siège et du « parti de Cologne, » tandis que Philippe de Hohenstaufen, excommunié, frère du souverain disparu, continuait avec vigueur la dynastie gibeline dans l’autre moitié des Allemagnes. A la disparition de Philippe, il s’était trouvé seul maître. Rome, sa protectrice, s’en était vite aperçue à la brusque rudesse de sa politique italienne. Alors, péripétie déconcertante, c’est contre le Guelfe que le Pape lance ses foudres, et un Gibelin qu’il va chercher en Sicile pour l’opposer à son pupille d’hier. Frédéric, fils de l’empereur Henri VI et de l’héritière de Naples, Frédéric de Hohenstaufen, le futur ennemi juré du nom romain, Frédéric II, pour tout dire, débute sur la scène du monde comme prétendant du pontife et comme défenseur de saint Pierre.

Gibelins d’Allemagne et d’Italie, comme aussi les purs partisans du Saint-Siège, lui assuraient déjà, au moment de l’entreprise de Boulogne, des chances prononcées, qui s’augmentaient chaque jour. Contre son rival Othon, neveu des Plantagenets, l’appui du Capétien lui était acquis d’avance. Sur la frontière du royaume et du Barrois lorrain, à l’automne de 1212, il avait rencontré le prince héritier de France. Le Hohenstaufen, attendu à Francfort pour la Diète, s’engage à ne pas traiter avec son compétiteur sans le consentement de son allié Philippe-Auguste. Ce pacte se concluait à Vaucouleurs. Le, Français, par ailleurs, payait au candidat impérial, pour frais électoraux, une somme de vingt mille marcs.

L’empereur Othon, l’élection faite, n’était plus qu’une moitié d’empereur. Mais l’ancien comte de Poitou, qui avait battu monnaie en Aquitaine, gardait Jean sans Terre pour oncle et demeurait le souverain du parti de Cologne, d’une Allemagne qui s’étendait d’Aix-la-Chapelle à ses domaines de Brunswick. Se joindre, avec sa valeur impériale, aux associés anglo-flamands, amener au roi d’Angleterre et à Ferrand, comte de Flandre et de Hainaut, les princes vassaux de l’empire encore fidèles à sa fortune, le duc de Lorraine, le duc de Brabant, le comte de Namur, le duc de Limbourg, le comte de Hollande et celui de Luxembourg, essayer d’écraser ensemble le Capétien, ressaisir sur la route de Paris la chance qui venait de l’abandonner à Francfort, tel était le plan que devait lui suggérer le caractère aventuré de sa position, tels étaient les desseins qu’il était logique et naturel de lui voir adopter et poursuivre d’un seul trait.


Pourtant le roi d’Angleterre, le comte de Flandre et l’empereur Othon n’auraient peut-être pas noué l’alliance offensive qui lança leurs triples forces sur le champ de bataille de Bouvines, si un homme ne s’était trouvé là, dont les facultés et l’ardeur se dépensèrent sans mesure pour les déterminer à unir leurs armes, pour les décider à coaliser leurs appétits communs contre la proie française, où sa convoitise, à lui, se réservait bien entendu de mordre une bonne part.

Ce personnage était Renaud, comte de Dammartin dans l’Ile-de-France, mari de la comtesse de Boulogne, Renaud de Dammartin, une des plus audacieuses figures d’un siècle fertile en témérités, une de ces énergies dont l’espèce enfante, au hasard des circonstances, les fondateurs de dynastie ou les coureurs d’aventures. Avec de la chance et des ressources, ils deviennent ducs de Milan. Quand la fortune les délaisse, ils finissent sous la hache ou dans la cage de pierre d’une forteresse.

Renaud de Dammartin fut de ceux-là. Son existence impressionne. Il rêva, pour lui, des choses suprêmes. Il se vit peut-être posant les bases d’un royaume. Il mourut prisonnier dans un château de la Basse-Seine, peut-être la tête fracassée contre les murs qui l’enfermaient depuis douze ans.

Il appartenait à cette race singulière des comtes de Dammartin, qui se disaient égaux des comtes de Paris, et tenir leur fief en franc alleu, avec hommage de pure déférence au Roi. Il avait passé sa jeunesse à la cour de France où la reine Isabelle, sa parente, et Philippe-Auguste, du même âge que lui, le traitaient en camarade. Avec la main de la belle Ide, dame du comté de Boulogne et cousine germaine de la Reine, conquise et épousée après mainte romanesque aventure, il avait acquis la possession de ce superbe territoire, vassal direct de Paris comme la Flandre, et qui commandait les enviables passages d’Angleterre. Pendant les guerres de Philippe-Auguste avec le Cœur de Lion, exaspéré d’une offense sanglante reçue à la cour française et dont il n’a pu obtenir justice, on l’a vu prendre et tenir quelque temps le parti du prince anglais. Mais il sait la façon de rentrer en grâce. Quand Philippe-Auguste a joué son jeu décisif contre Jean sans Terre, le comte de Boulogne a saisi l’occasion de fortune qui passait. Il s’est rangé sans ambage aux côtés du roi de France et a suivi toute sa chance.

Au siège de Château-Gaillard, avec Guillaume des Barres qu’il devait rencontrer comme adversaire à Bouvines, il avait sauvé le camp français, la nuit de la grande attaque des routiers anglais contre la presqu’île de Bernières et le pont de bois du Petit Andely. Toute la conquête du duché normand s’est faite avec lui. Il chevauche jusqu’en Touraine. Le voici capitaine de Chinon conquis sur les Plantagenets. Deux comtés de Normandie, celui de Mortain, celui d’Aumale deviennent sa récompense. En même temps, il fiance sa fille à un fils de Philippe-Auguste, né du mariage instable avec Agnès de Méranie., Son frère, Simon de Dammartin, épouse l’héritière du comté de Ponthieu, fille d’une sœur du Roi. De toutes parts, sa maison s’étaye d’alliances souveraines. Le Ponthieu joint la terre d’Aumale au Boulonnais. Mortain compose une importante valeur d’échange. Renaud de Dammartin devient feudataire supérieur et grand personnage féodal.

Il tient à Boulogne une cour qui marque. Elle a des trouvères et des conteurs. Le comte Renaud aime l’histoire. Il fait traduire en langue usuelle, sur le texte conservé à Saint-Denis, les chroniques de Turpin, riches en légendes carolingiennes. Le comte de Boulogne a la parole facile. C’est un cavalier vigoureux, les épaules larges et la taille encore mince. Sous le heaume orné d’un cimier, dont il inventa, paraît-il, la superstructure, sous les deux fanons de baleine qui se profilent au-dessus de son casque, pareils à deux antennes guerrières et pointant vers le ciel, il a grand air et fière allure de prince.

Que se passa-t-il, au juste, entre Philippe-Auguste et lui, vers l’année 1211, avant le mariage de Jeanne de Flandre et de Ferdinand de Portugal ? Il est facile de parler de trahison préconçue, de manœuvres spontanées auprès de Jean sans Terre et d’Othon. Les textes probans, sur ces points, semblent bien faire défaut. Et puis, quel risque, pour un douteux profit ! Le seul fait tangible est le suivant. Une guerre privée éclate entre l’évêque de Beauvais, de la branche royale des comtes de Dreux, et la comtesse de Clermont, pour qui Renaud, son parent, prend violemment parti. Une vieille haine subsistait entre lui et tout le lignage de Dreux, auquel appartenait sa première femme répudiée pour la belle Ide. Des influences paraissent s’être exercées sur le Roi, sans doute indisposé de quelques imprudences dont on lui dénature la portée. Peut-être aussi, pour l’opération déjà prévue contre l’Angleterre, avait-il besoin des ports du Boulonnais, dont il pouvait soupçonner le comte de songera lui marchander l’usage. Le motif allégué pour la rupture, à savoir les travaux exagérés de fortification et de mise en armes exécutés par Renaud dans sa possession lointaine de Mortain, présente toute l’apparence d’un prétexte cherché. Ce qui tendrait à le prouver, c’est que le comte de Boulogne fut sommé de livrer la place par mandataire, en lui déniant la faculté de la remettre en personne. Sans doute redoutait-on, auprès de Philippe-Auguste, la persuasion de sa parole et de ses manières, comme aussi le rappel d’anciens souvenirs de jeunesse, si puissant sur les princes qui mûrissent. Quoi qu’il en soit, devant son refus d’opérer la remise de Mortain par d’autres mains que les siennes, devant son exigence obstinée d’un sauf-conduit préalable, lui permettant de pénétrer sur le domaine royal pour effectuer personnellement la livraison, ses fiefs sont saisis, Mortain d’abord, puis Dammartin, puis Aumale et le Boulonnais ; Renaud et la belle Ide s’enfuient chez le comte de Bar, leur parent. La cassure est maintenant définitive. Les deux anciens camarades de jeunesse, dans le plein de leur expérience, vont engager l’un contre l’autre une lutte sans merci.

C’est à ce moment, dans l’hiver de 1212, que la comtesse de Flandre et Ferdinand son époux, au lendemain de leur mariage, se voient frustrés d’Aire et de Saint-Omer. Le terrain se trouvait bon pour la semence. Tout de suite, ulcéré, menaçant, infatigable, Renaud de Dammartin commence son travail d’entremetteur.

De Bar-le-Duc où il s’est réfugié, il part, il circule, il accorde les ambitions et les rancunes de chacun. Il correspond avec Jean sans Terre. Autorisé par lui, il négocie, se porte fort, conclut des pactes. Il est le ferment qui fait lever et qui développe l’irritation du comte de Flandre et de Hainaut. Le futur comte de Ponthieu, son frère, lui est acquis. Il séduit le duc de Limbourg et le duc de Brabant, décide le comte de Hollande, se rend auprès de l’empereur Othon, se fait réciproquement donner par lui des lettres de créance. Quand il débarque en Angleterre, pour s’entendre plus à plain avec John Lackland menacé, il tient déjà dans ses mains les fils serrés de la coalition dont il s’est fait le propagateur et le courtier.

Renaud de Dammartin, en Angleterre, devient une individualité de premier plan. Il passe et repasse la mer. Il amène à Londres le comte de Hollande et le comte palatin du Rhin, frère de l’Empereur. En Aquitaine et en Poitou, par ailleurs, une noblesse capricieuse prépare une restauration des Plantagenets. Pendant que Philippe-Auguste, à Boulogne, apprête son armée navale contre Jean sans Terre dont il escompte la chute, Jean sans Terre, de son côté, résolu à l’humiliation prochaine qui le sauvera, prépare sa flotte et attend. Il sait la valeur dissimulée de l’offensive qu’il va pouvoir prendre. Le coup de théâtre de sa soumission romaine le libère subitement de toute crainte. Philippe-Auguste, en mai 1213, comptait attaquer son rival, avec le baronage anglais pour allié. Maintenant, c’est lui qui va porter le poids d’une coalition savante prête à l’assaillir sur deux fronts.

Tel était le fruit des gestes et des actes de Renaud de Dammartin, comte sans terre, proscrit nomade et tout-puissant. Le brillant mari de la belle Ide avait donné sa mesure. Il est quelquefois imprudent, pour les rois, de pousser à bout de tels hommes. Victorieux sur la route de Paris, ni remords, ni générosité, ni souvenirs, ni rien de ce qui avait pu toucher jadis un transfuge antique, hésitant aux portes de Rome, n’aurait su désormais arrêter, retenir ou émouvoir le Coriolan français.


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Un an plus tard, deux orages dont le tonnerre gronde au loin s’amoncellent en noirceur inquiétante contre le royaume capétien. Le printemps de 1214 les apporte et les pousse. L’un monte du Sud vers la Loire, l’autre grossit et envahit tout le ciel au-dessus de la frontière impériale et flamande. Tous deux tendent à se rejoindre et à fusionner leurs éclats.

Les mois qui précèdent ont accentué la crise et resserré la coalition. La Flandre d’abord conquise en huit jours, puis toute la force navale de France détruite par la flotte anglaise dans les bouches de l’Escaut, la Flandre même bientôt perdue, sauf Lille, Douai et Tournai, le comte Ferrand portant au roi d’Angleterre l’hommage de son fief, une armée britannique, en conséquence, installée en pays flamand, tels sont les événemens rapides et mouvementés qui se précipitent depuis la surprise de Boulogne. Au cours de l’hiver, au retour de la belle saison, les plans des alliés se sont étonnamment précisés. Il faut que Philippe-Auguste, accablé sur deux faces, soit au moins ramené aux (possessions étroites du début de son règne. Il conviendrait au besoin que l’Etat capétien, démesurément élargi par lui, disparaisse à son tour. Les coalisés ont prévu le morcellement et choisi d’avance leurs lots.

Vers la mi-février, Jean sans Terre débarque à La Rochelle. « Je vous amènerai de telles forces, » a-t-il écrit au vicomte de. Thouars, grand feudataire poitevin ouvertement acquis à sa cause, « que vous ne le croirez pas avant de les avoir vues. » Vers Pâques, il est installé à Limoges et à Angoulême, comme s’il en eût toujours été le souverain. En vain Philippe-Auguste, accouru de Paris pour lui faire tête, mais serré par le temps qui exige son retour, a-t-il essayé de le joindre et de le contraindre au combat, il s’est dérobé jusqu’aux abords de Bordeaux. Et le Capétien une fois remonté vers le Nord pour parer à de plus pressans dangers, il a repris son itinéraire vers la Loire. Le Poitou, maintenant, le reconnaît. Les Lusignan, ses ennemis personnels, auxquels voici quatorze ans il a ravi une fiancée, se déclarent ses hommes. Vers la Touraine, où le surveille le prince Louis qui se tient à Chinon, il occupe et conserve Moncontour. A la mi-juin, il passe la Loire à Ancenis, remonte le val du fleuve et se loge à Angers, alors sans remparts et démantelé.

Chemin faisant, sur la rive du Nord, au-dessous d’Angers, il a dû négliger en passant la forteresse de la Roche au Moine, clef du fleuve et de sa route, Château-Gaillard de la Basse Loire. D’Angers comme base, il en ordonne le siège. Le promontoire de schiste et d’ardoise qui porte la citadelle, comme la craie blanche de la Seine soutient la merveille normande, est bientôt encerclé de machines et de tentes. Quand la place sera prise, opération nécessaire, paraît-il, à la sécurité de la marche en avant vers Paris, le Plantagenet, traînant à sa suite tous les contingens de ses anciens domaines recouvrés, s’avancera à la rencontre de son allié impérial, dont les cavaliers et les fantassins, à cette heure même, se rapprochent de l’Escaut. Ainsi se développera le plan des coalisés et se réalisera leur effort.

D’autre part, l’empereur Othon, d’Aix-la-Chapelle, où il s’est établi en mars, a poussé vers la Meuse et la direction du Hainaut. A Pâques, il séjourne à Maëstricht. Il y prend femme. Il épouse en secondes noces Marie, fille du duc de Brabant, lequel, par parenthèse, était devenu l’an précédent, par un second mariage, le gendre de Philippe-Auguste. Le comte Ferrand l’y rejoint. Renaud de Dammartin vient sceller cette rencontre. L’armée anglaise, débarquée l’an précédent aux bouches de l’Escaut, se tient en Flandre. Les princes alliés se préparent à s’ébranler. Peut-être le duc de Lorraine est-il déjà présent. Les embarras d’une succession compliquée semblent avoir entravé le concours Luxembourgeois. Le rendez-vous général est fixé à Nivelle, en Brabant, pour le 12 juillet. De là, l’invasion prendra le chemin de Paris.


Une sorte de partage de la France est résolu. Les contemporains ont placé la scène à Valenciennes, dans la grande salle du palais comtal de Hainaut, à la veille de la bataille. Selon toute vraisemblance, les plans n’ont pas attendu jusque-là pour se dresser.

L’empereur Othon se réserve la Champagne et le duché de Bourgogne. Ainsi dédommagé des territoires que lui ravit à pareille heure le Hohenstaufen en Allemagne, il pourra continuer son règne. Jean sans Terre recouvre tout le domaine continental des Plantagenets, comme avant la sentence de 4202. ; Ferrand de Flandre retrouve au complet ses États, avec, naturellement, Aire et Saint-Omer, et l’Artois. Mais sa belle part, c’est le morceau qui va d’Amiens jusqu’au Louvre : Ferrand, dans l’attribution des dépouilles, doit obtenir la Picardie, l’Ile-de-France et Paris. Renaud va récupérer d’un seul coup, et son comté de Dammartin, et son comté de Boulogne, avec Aumale et Mortain : il s’annexera le comté de Guines, voisin : du Boulonnais : il gagnera de plus, de l’autre côté des États de Ferrand, le Vermandois tout entier. Puis viennent des portions de moindre taille. Le commandant des forces anglaises, Guillaume dit Longue-Epée, comte de Salisbury, frère naturel de Jean sans Terre, aura le comté de Dreux : Hugues de Boves, frère complaisant de la maîtresse de Renaud, le Beauvaisis. Deux comtes allemands d’Allemagne s’adjugeront deux régions inattendues. Gérard de Randerath prend le Gâtinais, Conrad de Dortmund, le Vexin. Une liquidation des biens d’église, beaucoup trop copieux en France, assurent les coalisés, satisfera les menus chevaliers. On ne parle pas du Languedoc : le comte de Toulouse, presque indépendant sur la Garonne, s’en chargera volontiers. Restent l’Orléanais et le Berri, qui pourraient, à tout prendre, composer pour le Capétien, s’il survit, quelque piteux royaume de Bourges.

Telles étaient les combinaisons qui se brassaient dans les conseils des alliés vers le début de l’été. Voici ce qui devait déjà se concerter au rendez-vous de Nivelle en Brabant, où l’on s’attendait à apprendre le résultat escompté de la campagne de Jean sans Terre et de sa marche victorieuse de la Loire vers la Seine.

Mais, le 2 juillet, un événement survient qui trouble tant soit peu ces plans. Ce jour-là brusquement, l’armée anglaise de ‘ la Loire s’est dissoute.

Louis, prince héritier de France, parti de Chinon avec des troupes trois fois moindres, l’a bousculée et mise en fuite devant la Roche au Moine. La noblesse poitevine, anxieuse d’un rôle rebelle imprudemment assumé, répugne à livrer combat contre un fils de suzerain légal, qui commande en personne, au nom de son père. Jean sans Terre, déconcerté, plie bagage en désordre et prend la route de La Rochelle. A l’automne, il s’y embarquera pour l’Angleterre. En tout cas, désormais, comme valeur offensive personnelle, il est hors de cause et de jeu.

Ainsi, et dans ces conditions, s’effectue la jonction des alliés à Nivelle. Dans cet instant même, au milieu de juillet, Philippe-Auguste, ayant levé depuis cinq semaines l’oriflamme à Saint-Denis, est cantonné à Péronne. De Nivelle, poussant au Sud vers l’Escaut, les coalisés vont s’établir à Valenciennes. Le heurt est imminent. Les dernières étapes sont faites. Il n’y a plus à attendre que la bataille et le corps à corps.


Péronne et Valenciennes, à quinze lieues de distance, abritent quelques jours durant les deux forces qui vont s’aborder avec fracas.

Les évaluer ? On s’y est évertué. L’exercice est aussi incertain que décevant. Il est pour ainsi dire impossible, à moins de circonstances particulières, de calculer l’effectif d’une armée féodale, où le compte s’établit non par hommes, mais par groupes, par petits groupemens que nous ignorons, pour parler franc, les moyens de recenser avec une précision quelconque. Pour les armées qui furent en présence à Bouvines, on saura seulement que certaines appréciations portent les troupes françaises, milices comprises, à 75 000 combattans, et les coalisées au double, tandis que d’autres hypothèses rabattent l’ost de Philippe-Auguste à 25 000 hommes, et celui des alliés au triple. Ce qui demeure avéré, c’est que les deux masses, dans les jours et les heures qui précèdent le choc, se montrent l’une comme l’autre parfaitement souples et maniables, constatation qui doit les ramener vers une supputation raisonnable. Ce qui demeure également acquis, c’est que la quantité envahissante était sensiblement plus fournie que le nombre opposé. Les Français, à Bouvines, combattirent au moins dans la proportion d’un contre deux.

Avant tout, c’est l’invasion, la marche vers Paris qui s’annonce immédiate et menaçante. Pour y parer, Philippe-Auguste et son conseil imaginent une offensive à revers. Par Douai, et laissant Lille à sa gauche, toute l’armée se porte de Péronne sur Tournai où elle atteint l’Escaut, en aval et bien au Nord de Valenciennes. En quatre jours, elle a franchi la distance. Le 23 juillet, elle est partie de Péronne et du val de Somme. Le 26, d’un gîte d’étape difficile à distinguer, elle a fourni sa dernière journée de route et vient se loger à Tournai.


Ce jour même, 26 juillet, les alliés, sortant de Valenciennes, repartent eux-mêmes vers le Nord. Ils s’arrêtent, descendant l’Escaut, au confluent du fleuve et de la Scarpe. An bec des deux cours d’eau, ils occupent la forte et inexpugnable position que leur offre le solide château de Mortagne. Dans la nuit même, à ce qu’il paraît bien, Philippe-Auguste en est informé et peut agir en conséquence. La partie se resserre et le champ d’action se limite. Mortagne, Tournai, Lille, la coulée traînante de l’Escaut et les eaux paresseuses qui viennent y affluer à leur tour, en commandent les lignes maîtresses et les accidens notoires.

De Valenciennes à Tournai, l’Escaut, qui sort de Cambrai et glisse lentement vers Gand, se dirige presque dans la direction du Sud au Nord. Par la gauche, la Scarpe, qui arrive » d’Arras et de Douai, le joint à Mortagne, et la Barge, plus ruisseau que rivière, un peu en amont de Tournai. D’autre part, à faible distance dans l’Ouest, la Lys, qui passe à l’Occident de Lille en serpentant vers Gand, commence à recueillir les eaux de plaine qui rayent la région de son bassin. À ce drainage, la Deule se prête, qui arrose Lille même, et va tomber dans la Lys au-dessous d’Armentières, la Deule que grossit elle-même, par la droite, la petite rivière de la Marque.

Celle-ci, dont la source est modeste près de la butte de Mons-en-Puelle, coule en venant du Midi jusqu’aux prolongemens des faubourgs de Roubaix, puis prend pour la fin de son cours la direction du couchant jusqu’à Marquette, où la Deule l’absorbe en aval de Lille. La Marque est franchie, presque à sa naissance même, à Pont-à-Marcq, par la route de Lille à Valenciennes, au milieu de son parcours, à Bouvines, par le chemin de Lille à Tournai, non loin de son embouchure enfin, par la voie qui rejoint Lille à Roubaix et Tourcoing. La Marque, à l’Est, vers Orchies et Tournai, délimite le petit pays de Pevèle, qui porte souvent le nom de Puelle. A l’Occident, vers Lille, elle borde le Mélantois et le Barœul.

De Mortagne à Tournai, par la vieille route rectiligne qui se tient à la gauche de l’Escaut, on peut compter environ trois lieues. De Tournai à Lille, sept, dont quatre sont achevées, quand on franchit le pont de Bouvines. La Marque, en ce point de son cours, mince rivière entre des arbres et des prés, route sans vitesse entre deux inclinaisons peu saillantes qui forment sa vallée. Le pont touche au village, bâti sur la rive orientale et droite. Là commence la plaine ou le plateau nu qu’on peut nommer à bon droit le plateau de Bouvines. Libre de bâtisses et rural uniquement, il conserve encore aujourd’hui son aspect séculaire et maintenu. Un carré d’une lieue le délimite, sans plus, entre la Marque à l’Ouest, entre deux ruisseaux parallèles, ses minuscules affluens, qui passent au Sud et au Nord vers Gysoing et le Marais de Baisieux, entre la région plus brouillée qui s’étend vers l’Est, à partir de la frontière actuelle de Belgique et de France.

Pourquoi Philippe-Auguste, arrivé le 26 juillet à Tournai, en même temps que les alliés à Mortagne, en repart-il dès le lendemain, à la première heure, en ordre et en arroi, mai§ avec une précipitation si marquée ? Pourquoi, au lendemain d’une démonstration aussi résolument offensive, cette subite et déconcertante contremarche ? Toute précision à cet égard peut sembler difficile.

Certains ont voulu voir dans cette décision l’application d’un plan de stratégie consommée, tendant à entraîner l’ennemi, par une reculade feinte, sur le plateau de Bouvines, choisi d’avance comme lieu d’action souhaitable et particulièrement propre aux mouvemens de l’excellente cavalerie française. Cette fantaisie ne repose sur rien de sérieux.

La vérité doit être tout autre. Comprenant qu’il n’était pas en force pour attaquer les alliés à Mortagne, ne pouvant réaliser le dessein pour lequel il s’était avancé sur Tournai, se jugeant dès lors mal exposé, dangereusement « en l’air » dans la position qu’il était venu occuper, le roi de France bat en retraite, avec la meilleure ordonnance, mais promptement. Il reprend en sens inverse sa route de la veille, la route, ce jourd’hui, qui du pont de Bouvines, parle lieu de l’Hôtellerie, aux abords de. Fretin, doit le mener rejoindre le chemin de Lille à Douai, celui par lequel on peut revenir à Péronne en assurant la couverture de Paris.


En tout cas, le dimanche 27 juillet, au petit jour, il évacue Tournai.

Par quelle voie opère-t-il sa marche ? Évidemment par la seule qu’il pouvait alors prendre, la vieille route romaine encore actuellement reconnaissable, qui franchit la frontière sur le1 terroir français de Camphin-en-Pevèle, au lieu de La Brouette, puis se dirige en plaine sur les limites de Cysoing, coupe ensuite le chemin de Cysoing à Baisieux, la ligne ferrée de Somain à Roubaix, et enfin, par le calvaire de la Chapelle-aux-Arbres, atteint les premières maisons de Bouvines, l’église et le pont. En ce temps, il n’en existait pas d’autre. Il est captivant de la refaire, en pensée, pas à pas.

Les alliés sortent-ils de Mortagne à l’annonce de l’évacuation de Tournai, dans l’intention préétablie d’attaquer de biais la colonne française, dans son mouvement de Tournai sur le pont de Bouvines ? Ou bien cherchaient-ils, en principe, à assaillir Philippe-Auguste dans Tournai même, et s’aperçoivent-ils en cours d’étape seulement de son départ et de son itinéraire ? II est malaisé de prendre parti sur ce point.

Toujours est-il qu’au début de la matinée, ils défilent sur la route, si curieusement droite, qui du bec de Mortagne court au Nord vers Tournai, antique chemin dont le tracé, laissant délibérément l’Escaut au levant, franchit un pli de terrain dont la cense de la Longue-Saule et le bosquet de Taintignies, deux points de repère aujourd’hui situés sur le territoire de Belgique, marquent les saillans les plus en vue.

Or, à cette heure même, une reconnaissance française, détachée, vers le Sud, de la grande colonne qui pousse vers Bouvines, les observait s’avançant. Elle avait pour chef un homme d’action remarquable, dont le rôle, en cette journée, fut prépondérant et glorieux. C’était un ancien Hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, le frère ou le chevalier Guérin, récemment proposé comme évêque de Senlis et non encore intronisé, qui savait les choses de la guerre et le fit voir sans hésiter. Il fut, sous le roi Louis VIII, chancelier de France, et dort son dernier sommeil à Chaalis.

Cette marche des alliés lui parait de telle importance qu’il galope en hâte vers le Roi pour l’aviser de leur manœuvre. Ils sont en ordonnance de bataille, faisant route aussi rapide qu’ils peuvent. Leur intention de combattre paraît évidente. Que le Roi la prévienne et la devance. Qu’il ordonne une conversion, qu’il les attaque et les surprenne en flanc. S’ils ont le projet, d’un moment à l’autre, d’assaillir eux-mêmes ainsi les Français, leur plan sera déjoué. En tout cas, le Roi, s’il fait vite, peut profiter de l’heure qui passe et les écraser sur place.

A son arrivée, à son rapport, Philippe-Auguste tient conseil. Il n’est encore qu’à une lieue et demie de Tournai. L’avis général est de ne pas tenter l’affaire. D’abord, allègue-t-on, ce jour est jour de dimanche. Mais la véritable raison, c’est que le pont de Bouvines est le seul pont de retraite possible pour sortir du plateau, de ce plateau périlleux que ceinturent sur trois côtés les rivières, les ruisseaux, les marécages. Ce pont, il faut le passer, il faut au moins le tenir. Il le faut avant tout. D’ailleurs, un fait nouveau vient enlever à ce plan son caractère de nécessité défensive. Le vicomte de Melun, qui continue à observer l’ennemi, fait savoir que les alliés, décidément, paraissent simplement poursuivre leur étape vers Tournai.

Toute l’armée française, tout l’ost royal, donc, sans quitter sa direction, aborde la traversée du plateau qui se déroule vers la Marque. Les deux lieues et demie que l’on compte jusqu’au pont sont franchies sans encombre. Même l’infanterie des communes, qui compose l’avant-garde et marche sous l’oriflamme, passe la rivière, suivie des bagages, et s’établit sur l’autre berge. Le centre de la colonne, avec le Roi a fait halte dans Bouvines même et aux alentours. Le duc de Bourgogne et le comte de Champagne, avec les forces de l’arrière-garde, sont encore sur le plateau, assez loin sur la route.


Il est midi. Le soleil darde. La chaleur accable. Au centre du village de Bouvines, devant l’église paroissiale, à l’ombre d’un frêne, le Roi, désarmé, s’est assis. Il fait un repas sommaire, trempant dans une coupe de vin des morceaux de pain taillé.

Alors survient à toute bride, au seuil de l’ombre de l’arbre, un cavalier de marque. C’est la Truie, Gérard la Truie, chevalier connu et classé. « Sire, que faites-vous là ? » lui fait dire un récit du temps. — « Eh ! » répond le Roi, « mais je dîne. » — « Or, » continue l’arrivant, « les voilà, faites bataille. » — « La Truie, reprend Philippe, Dieu vous sauve ! Et les Flamands, viennent-ils aussi ? » — « Les voilà, Sire, Dieu vous garde ! armez-vous. »

Philippe-Auguste se fait habiller de fer. Il entre dans l’église et y prie un instant. Ces stations-là consacrent nationalement un temple.

Tout ce tableau, retracé par un témoin qui ne quittait pas le souverain, respire la vérité et la vie. On a renoncé depuis longtemps à deux légendes bizarres et sans fondement, qui s’appliquaient à cet instant de la journée. Jamais, ne fut hasardé entre les assistans, de simulacre de la sainte Cène : le Roi partageant le contenu de sa coupe avec ses chevaliers, et les bénissant ensuite. Jamais non plus, entre le prince et ses barons, n’est intervenu l’épisode fabuleux de l’oblation de la couronne : Philippe-Augusto, plein d’humilité et de scrupules, offrant son insigne royal au plus digne, s’il se croit mieux fait que lui pour commander les combattans. Le chef qui tenait ce jour-là en main les destinées françaises avait une autre notion de son rôle, de ses devoirs et de ses droits.

Les communes, cependant, déjà de l’autre côté du pont, peut-être installées à la halte de midi, sont rappelées en toute hâte avec l’oriflamme. Toute cette infanterie fait volte-face et va prendre position. Le Roi et le centre sont déjà sur la route, poussant ferme au secours du corps d’arriêre-garde déjà vivement pressé par l’ennemi.

C’est l’armée ennemie tout entière, en effet, qui mord en vitesse sur le plateau de Bouvines. Elle n’est pas entrée à Tournai. Elle n’a pas même abordé les faubourgs de la ville. Elle a quitté le chemin venant de Mortagne, elle a biaisé par des voies secondaires, elle a passé le ruisseau de la Barge et rejoint la route de Tournai à Bouvines sur les talons de l’arrière-garde française. Elle continue maintenant vers le pont, en suivant la ligne générale de cette route, et en refoulant par attaques successives la troupe tenace et manœuvrante qui essaye de faire tête et de l’arrêter.

Quand le Roi et les communes, marchant en sens contraire, s’alignent sur le plateau, les formations de combat se prennent de part et d’autre. Il semble bien que les Français, renseignés sur la situation et sachant clairement ce qu’ils voulaient faire, aient été prêts les premiers.

Le corps du duc de Bourgogne, qui naguère protégeait la retraite, ayant opéré un changement de front complet sur le plateau même, se trouve constituer l’aile droite de l’armée capétienne. Le Roi, arrivant d’un trait de Bouvines, avec la masse qu’il amène, s’appuie sur elle, et forme le centre, en déployant l’aile gauche vers le Nord-Ouest.

Les alliés étaient fondés à croire qu’après l’écrasement du duc de Bourgogne et du comte de Champagne, ils allaient trouver, aux approches du pont, le gros des colonnes françaises, encore en mouvement rétrograde et leur présentant le dos, ou bien dans le désordre brusqué d’une formation défensive, en tout cas vouées d’avance à la défaite. Détrompés à l’aspect de l’ordonnance des forces qu’ils trouvent devant eux, ils sont contraints de s’aligner à leur tour, en façonnant à l’improviste leurs dispositions de batailles et leurs fronts.

Le comte de Flandre et les Flamands, ceux dont s’inquiétait spécialement Philippe-Auguste, grosse division qui sans doute s’avançait en tête de l’armée coalisée et sur qui elle avait pivoté en changeant de direction, forment sur place l’aile gauche des alliés : ils sont déjà aux prises avec le duc de Bourgogne. ! L’Empereur, obliquant au Nord-Ouest, vient composer le centre avec les Allemands, face au roi de France. Plus au Nord-Ouest encore se développent les Anglais du comte de Salisbury, aile droite des coalisés. Renaud de Dammartin prend place à côté d’eux. Ils s’opposent à l’aile gauche des Français, où figurent les princes de la maison de Dreux.

Ainsi, sur le plateau découvert, se préparent et s’étalent, aux environs de deux heures, les deux armées adverses, avec la route de Tournai à Bouvines les traversant de biais. La direction générale des lignes semble bien celle du Sud-Est au Nord-Ouest, presque symétriquement de part et d’autre du grand chemin.

L’ordre de bataille se trouve même établi avec un certain symbolisme impressionnant.

Aux deux centres, les deux chefs d’Etat. Philippe-Auguste, auprès de lui, entre autres, range ce qu’on pourrait appeler la « maison du Roi, » les « sergens » de sa garde et les « chevaliers » de sa suite personnelle. Parmi ces combattans divers, le sire de Coucy, Guillaume des Barres, le héros du pont de Château-Gaillard, réputé l’athlète le meilleur de son temps, et Gérard la Truie, le cavalier bien monté qui était apparu au galop devant l’église de Bouvines, au seuil de l’ombre du frêne. Les communes, accourues en hâte de l’autre rive de la Marque, ont leur place, réglée par la coutume, au-devant du poste du roi de France. Avec elles, selon l’usage et le rite, se tient l’oriflamme. L’Empereur a groupé autour de lui ses Guelfes, avec quatre comtes allemands, Conrad de Dortmund, le futur comte du Voxin, Gérard de Randerath, possesseur désigné du Gàtinais, Bernard de Hortsmar et Othon de Tecklenburg. Le duc de Lorraine et les princes des Pays-Bas sont là. Par-devant, s’allonge et s’épaissit une profondeur d’infanterie, les fantassins d’Allemagne, et l’admirable infanterie brabançonne, la plus solide de l’Europe. Enfin, dominant le tout, l’enseigne impériale. Porté sur un chariot que traîne un robuste attelage, c’est un grand dragon doré que surmonte, fixé au sommet d’une longue tige, un aigle de métal étincelant. L’oiseau belliqueux parait planer sur le champ de bataille, les ailes éployées, le rostre et les serres menaçans. Il regarde devant lui, flottant au bout de sa hampe, le rectangle rouge et les pointes découpées de l’oriflamme.


L’Empereur est surpris. Il croyait trouver une longue colonne en retraite, où sa chevalerie n’aurait qu’à frapper. Et voici qu’il rencontre une formation robuste et achevée, sur un emplacement qui la favorise, le chef de nation à son poste. « Mais que me racontiez-vous donc, » dit-il en substance, à certain groupe de conseillers, « que le roi de France ne ferait pas tête, qu’il se sauvait à Péronne ? Maintenant, le voilà devant nous, prêt à combattre, et qui m’attend ! » Et sans doute, à présent, l’empereur Othon commençait-il à penser que Renaud de Dammartin voyait juste, quand, le matin même, au moment où s’était décidée la marche offensive contre l’armée capétienne supposée fuyante et cherchant son salut vers le pont de la Marque, le comte de Boulogne, Coriolan si l’on veut, mais Français connaissant les Français, avait en vain essayé de le dissuader d’engager une bataille de cette sorte, improvisée sur le terrain, où la souplesse connue de la manœuvre de l’adversaire apporterait de rudes surprises à l’imprudence entêtée de l’assaillant.

Deux heures après-midi. L’action générale s’engage. Peut-être, vers le Sud-Est, entre le duc de Bourgogne et les Flamands contenus, le combat n’a-t-il pas cessé. Au centre et au Nord-Ouest, il se déchaîne avec violence.

On a beaucoup disserté sur l’art militaire au Moyen âge. Et à propos de Bouvines, notamment, des précisions se sont quelquefois affirmées, qui comporteraient peut-être moins d’assurance.

Toute action guerrière de ce temps se livre et se poursuit, en somme, dans un désordre éblouissant. Quand la cavalerie lourde, reine du choc en certains cas, s’ébranle et se lance au jeu, les duels individuels, dégénérant en duels de groupes, prennent une importance extrême. De simples auxiliaires, souvent à pied, servans ou valets, s’introduisent dans la mêlée, secondent le cavalier dont ils suivent la fortune, l’assistent pour maîtriser un prisonnier, accabler un adversaire, apporter montures fraîches ou armes neuves. Pour définir une bataille du Moyen âge, je hasarde cette formule : des combattans, plus qu’un combat.

A Bouvines, les récits de la journée suivent des hommes, des héros des deux camps, chargeant, taillant, trouant, eux et le groupe qui les suit, les lignes adverses défoncées, traversées et recoupées. Les épisodes abondent. Ils sont glorieux et personnels. Dans ce chaos, néanmoins, quelques clartés apparaissent, et certaines directions générales peuvent être malgré tout reconnues.

Contre les Flamands, vers le Sud-Est du plateau, des attaques répétées de cavalerie se succèdent. Ferrand de Portugal se défend longuement. Mais son corps d’armée se disloque. Arraché de son cheval et blessé, il se rend prisonnier. L’action, de ce côté, conduite par l’élu de Senlis, est simple et continue. Le vicomte de Melun et le comte de Saint-Pol y figurent. C’est là que Mathieu, sire de Montmorency, enlève les douze étendards ennemis, qui lui donneront droit, comme le veut la légende, aux douze alérions nouveaux dont il meublera les cantons de son écu.

Entre les souverains, au centre, des péripéties se succèdent. L’infanterie des communes a pris place, avec inexpérience et courage, à son rang réglementaire, en première ligne du corps où commande le Roi. Mais elle ne peut tenir devant l’infanterie de métier, la brabançonne et l’allemande. Cependant la chevalerie du corps royal, attaquant par ailleurs, cherche à percer vers Othon. La masse des fantassins impériaux, de son côté, pousse de plus en plus vers Philippe-Auguste, qu’elle atteint. Le roi de France entouré, pressé, désarçonné, connaît l’injure de l’arme ignoble, du crochet de pique ou de fauchart qui harponne et cloue à terre. La chevalerie déjà engagée revient sur la ligne où il se débat furieusement, se lance à la rescousse et le désempêtre. Pierre Tristan, féal sans reproche, lui passe sa monture. Le Roi se remet en selle, reprend aisance, et rétablit le combat. Maintenant, la chance tourne. C’est l’Empereur, serré de près, que menacent Les Français. Le cheval d’Othon, l’œil crevé d’un coup de dague, emporte son impérial cavalier, s’abat et le fait rouler sur le sol. Bernard de Horstmar fait comme Pierre Tristan. Il donne, lui aussi, sa monture. L’Allemand et le Français, rivaux en dévouement, sauvent chacun leur prince. Le coursier de Horstmar emporte le prince guelfe, à côté de qui galope Guillaume des Barres, une poigne vigoureuse crispée sur la nuque impériale. Plus heureux que Richard III, son royaume d’Angleterre en vain offert pour un cheval, Othon, comte de Poitou, roi des Romains et empereur du Saint-Empire d’Allemagne, enfin dégagé de l’étreinte qui l’opprime, quitte le champ de bataille jonché de morts et disparaît à toute allure, entouré de quelques fidèles, vers le bord de l’horizon.

Le dragon d’or et l’aigle au vol éployé gisent à terre, sur les débris du char qui les portait. Autour de l’emblème, les quatre comtes allemands ont résisté jusqu’au bout : ils sont pris en combattant. Les princes alliés ont tiré au large à la suite de l’Empereur.


Le jour s’avance. Vers le Nord-Ouest, cependant, la lutte persiste encore, à la gauche des Français, à la droite des alliés-t Assez tôt, de ce côté, la grosse masse des Anglais a été mise hors de cause et le comte de Salisbury capturé. Mais Renaud de Dammartin reste debout et combattant toujours.

Il connaît maintenant sa fortune. Le brillant comte de Boulogne, le futur comte de Vermandois qui rêvait une couronne, se débat à présent sans espoir. Avec une bande d’infanterie qui manœuvre comme elle peut, il a formé une sorte d’enceinte, ronde et basse, une tour vivante au centre de laquelle il se tient. De temps en temps, les hommes qui en font les pierres s’écartent comme une brèche animée. Renaud et six hommes à cheval passent en trombe, courent une charge, et rentrent épuisés dans leur fort. Intraitable et haletant, le comte de Boulogne frappe et frappe encore. Les grandes antennes de son casque, tailladées et retombantes, le désignent aux regards et aux coups. Enfin son cheval éventré l’écrase captif a terre. Il se rend. On l’entraîne, trophée supérieur à tous, vers le Roi qu’il espérait vaincre et chasser de Paris comme un intrus.

Quand six cents fantassins brabançons, débris du centre impérial, refusant de se rendre et cernés, eurent péri jusqu’au dernier, la plaine fut nette. Les Français, à un contre deux, tenaient leur journée franche. L’affaire était resplendissante. Le soleil qui tombait sur Lille et l’oriflamme victorieuse qui flottait au vent du soir pouvaient se contempler face à face, tous les deux, sur le plateau de Bouvines.


Le trajet de retour, de Bouvines-en-Puelle à Paris, fut triomphal. En n’acceptant que pour moitié l’intensité des descriptions qui en demeurent, il reste qu’un accès d’enthousiasme, qui ressemblait à une joie nationale, transporta les villes, les bourgs et les campagnes.

C’était l’été, la saison des longs jours, sous le ciel picard et de l’Ile-de-France. L’armée qui rentrait avec le Roi défila de village en village, entre des branches vertes et des étoffes tendues, entre des clameurs et des chants. Renaud de Dammartin ne dépassa pas Péronne. Il y fut laissé prisonnier dans la grosse tour, celle où un comte de Vermandois, jadis, avait tenu enfermé le roi Charles le Simple. Ferrand de Flandre suivait son vainqueur, traîné dans un char à barreaux de métal. En approchant de Paris, on put apercevoir, au sortir des bois, sur la droite, la hauteur de Dammartin. Et l’oriflamme revit Saint-Denis, où le Roi, deux mois plutôt, comme comte français du Vexin, avait levé le traditionnel étendard. A Paris, un accueil éclatant : les étudians, les métiers, la foule. Un sentiment commun relie décidément les hommes de France qui vivent à l’abri de l’ordre capétien.

Lorsque Ferrand de Flandre, qui comptait posséder le Louvre, y fut entré chargé de chaînes, lorsque Jean sans Terre eut signé la paix de Chinon, lorsque Frédéric de Hohenstaufen, quittant la retraite expectante où il a attendu la fin de la lutte, eut été couronné solennellement à Aix-la-Chapelle, les résultats de la victoire se dessinent et se développent.

Le danger d’un dépècement de l’Etat capétien est totalement écarté. La France telle que l’a réalisée Philippe-Auguste, avec l’annexion du domaine continental des Plantagenets, est désormais une France faite.

L’empereur Othon, Cologne perdue après Aix-la-Chapelle, réduit à la portion de ses États propres qui lui demeurent en Brunswick, y rentre sans gloire pour y mourir quatre ans plus tard. Alors Frédéric de Hohenstaufen, créature du Saint-Siège, devient seul maître de l’empire, comme Barberousse son aïeul. Il va bientôt faire comprendre au successeur de saint Pierre ses facultés d’évolution. Son ingratitude étonnera le monde. Il sera l’Antéchrist gibelin de son siècle. Mais ce sont les armes françaises, en jetant bas le dragon d’or de son rival, qui l’auront fait empereur sur le plateau de Bouvines.

Jean sans Terre rentrait à Londres en vaincu détesté. Il retrouvait, dans l’archevêque de Cantorbery, le chef d’opposition qu’il avait laissé au départ, successeur de Thomas Becket, aux allures de Mirabeau. Maintenant, la fédération du baronage d’Angleterre est proche, et aussi la démonstration fameuse qui va faire signer la Grande Charte, l’an d’après, dans la prairie gazonnée de Runnymede, au pied d’une colline boisée de la forêt de Windsor. À ce point de vue, la journée de Bouvines peut se croire et se dire, sans paradoxe, la mère de la Constitution anglaise et de tous les Parlemens du globe.

En France, en tout cas, indéniable et positif, elle comporte un résultat supérieur, la formation irréductible du sens national. Le grand réalisateur que fut Philippe-Auguste trouve dans le fait de Bouvines son expression personnelle la plus vraie et la plus haute.

Loin des chevauchées stériles et entraînantes, il a concentré son effort et sa volonté sur un point, la fabrication de l’Etat dont il se trouve le chef. Il y a réussi pleinement. Avec lui, le petit royaume capétien devient la France, la France organisée, terrienne et maritime, la France forte, la France une. A Bouvines, tout cela se décide en puissance. Dans la journée du 27 juillet 1214, sur le plateau de plaine que borde la rivière de la Marque, on peut dire qu’une nation en éveil, dans le tumulte et le fracas des armes, a senti battre initialement son cœur.


GERMAIN LEFEVRE-PONTALIS.

  1. Chronique de Rigord, La Philippide de Guillaume le Breton, éd. H.-Pr. Delaborde. — Anonyme de Béthune, fragment publié par Léopold Delisle. — Chronique rimée de Philippe Mouskés, éd. de Reiffenberg. — Lebon, Mémoire sur la bataille de Bouvines. — Henri Malo, Renaud de Dammartin. — Petit-Dutaillis, Étude sur la vie et le règne de Louis VIII. — Bémont, De la condamnation de Jean sans Terre, — Guilhiermoz, Les deux condamnations de Jean sans Terre. — Winkelmann, Philipp von Schwaben und Otto IV von Braunsckweig ; Geschichte Friedrichs des Zweiten. — Hortzschansky, Die Schtacht an der Brüicke von Bouvines.— Ballhausen, Die Schlacht bei Bouvines. — Delpech, La Tactique au XIIIe siècle.