Le Serment de Daalia/p2/ch12

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Éditions Jules Tallandier (p. 404-414).


CHAPITRE XII

LE SACRIFICATEUR


Oraï, lancé avec Moralès sur la traceé des fugitifs, était arrivé trop tard pour les empêcher de partir sur le Varyag.

Mais le prêtre de M’Prahu était un fanatique.

Certes, il ressentait pour Daalia, à raison de son origine batta, une tendresse véritable ; mais, de même qu’il avait fait tous ses efforts pour la sauver, alors qu’elle se renfermait dans les termes de son vœu à la farouche divinité, de même, il estimait à présent qu’elle devait mourir sur l’autel des sacrifices.

Albin Gravelotte connaissait le vœu, il y avait donc tricherie, injure, à l’égard de M’Prahu.

Et cela devait être puni.

C’est dans ces dispositions qu’il regagna Manille.

Là, un navire appela son attention.

C’était un bâtiment de guerre, un croiseur protégé, à la poupe duquel flottait le pavillon japonais. Ce vaisseau était entré dans le port la veille.

Les relations tendues entre les gouvernements du Tsar et du Mikado faisaient, depuis des semaines, l’objet des conversations sérieuses d’Extrême-Orient.

Le sacrificateur se dit que les Russes ayant sauvé sa victime, il pouvait peut-être se servir des Japonais pour la perdre.

Partant de ce raisonnement, il s’informa.

Le Nasaki, acheté par le Japon en Angleterre, était un marcheur de premier ordre. Après une croisière dans les mers de Chine, il allait reprendre la mer et regagner son port d’attache.

Un commis de la marine compléta même ces renseignements officiels, par des on-dit qui firent tressaillir d’aise le prêtre de M’Prahu.

On disait, en effet, que le Nasaki avait fait escale à vingt-quatre heures de distance, dans tous les ports où s’était arrêté le croiseur russe Varyag. On ajoutait que, selon toute probabilité, celui-là surveillait celui-ci ; que d’ailleurs les officiers nippons, dès leur arrivée, avaient couru au télégraphe, s’enquérant des relations de leur gouvernement avec la Russie ; qu’ils avaient paru fort mortifiés de ce que les hostilités n’avaient point commencé, et que l’un d’eux même avait laissé échapper cette phrase significative :

— Quel dommage ! Nous aurions eu un beau duel avec le Varyag, qui ne nous croit pas si près de lui.

Muni de ces renseignements, Oraï n’hésita plus.

Il se rendit sur le port, fit marché avec un batelier, et, d’accord avec l’indigène, prit place dans la barque en ordonnant au brave homme de le conduire au Nasaki, dont la carène élégante se distinguait au beau milieu du golfe de Manille.

Le croiseur nippon avait trouvé bon de ne pas accoster à quai.

Malais, Japonais, Chinois, ont la même âme jaune. Ils se devinent, se comprennent.

Oraï en fit la preuve. Il lui suffit d’affirmer qu’il était ennemi des Russes pour être reçu à bord du Nasaki.

Conduit en présence du commandant japonais, un petit homme à la tête ronde, aux yeux bridés, à la face énigmatique, qui répondait au nom de Kuroki, il lui exposa ses griefs contre le Varyag.

Sans hésiter, le Nippon répondit :

— Je ne puis l’attaquer ; mon maître, le Mikado, n’a pas encore permis aux fils de l’Empire du Soleil Levant de châtier les barbares des steppes glacées ; mais si ce navire russe rejoint Chemulpo…

— Il doit se diriger vers ce port de Corée. Son capitaine l’avait dit à Moralès.

— Alors, nous allons appareiller, et je lui créerai des difficultés telles avec les autorités de Chemulpo, qu’il te livrera ses passagers et que, peut-être…

L’homme jaune s’arrêta.

— Peut-être ? insista le sacrificateur.

— Je le punirai d’avoir protégé des blancs immondes contre la légitime colère de mes frères dorés par le soleil des Philippines et de Java.

Sur ce, l’officier japonais autorisa gracieusement le soumhadryen à prendre passage à son bord, l’avertissant seulement que l’on appareillerait dans deux heures.

— Mais, fit tout à coup Oraï, au moment de redescendre dans son canot, le Varyag aura douze heures d’avance sur nous.

— Nous le rejoindrons et le dépasserons.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. D’abord le Nasaki est meilleur marcheur que le vapeur russe.

— Oui, mais douze heures…

— Ensuite le Nasaki est japonais et cette raison-là dispenserait de toute autre.

La faconde du pays des chrysanthèmes sonnait tout entière dans la voix de Kuroki. Cet homme pensait, comme tous ses compatriotes d’ailleurs, que la race jaune est supérieure aux autres, et que, dans la race jaune, les Nippons ont été marqués de toute éternité pour commander. 

Oraï n’insista pas.

Rentré à l’hôtel, il se nantit de ses bagages, adressa à Myria-Outan, grand prêtre des Battas, une longue dépêche en langage conventionnel, par laquelle il l’avisait des événements et l’assurait que lui, Oraï, ferait le possible pour ramener à la Pierre Noire des sacrifices l’infortunée Daalia.

Ces divers soins pris, le prêtre regagna le Nasaki, présenta ses devoirs au commandant et se retira dans la cabine mise à sa disposition.

Vingt minute après, sous petite vapeur, le croiseur japonais quittait le golfe de Manille, et, franchissant le goulet, s’élançait rapide dans la direction du nord.

Tout le reste du jour, toute la nuit suivante, le steamer marcha à une allure endiablée ; on eût cru voir un bâtiment exécutant des essais de vitesse.

Autant dans les autres marines, on est ménager de la machinerie, autant les officiers nippons la traitent sans façon. Il semble qu’à leurs yeux, elle doive se briser, ou bien donner, habituellement son maximum de rendement.

Il y a sans doute une providence pour les hommes jaunes, comme il en existe une pour les ivrognes. Les machines du Nasaki résistèrent à l’épreuve, et vers dix heures du matin, conduisirent le steamer en vue du Varyag.

À Oraï qui se promenait sur le pont, le commandant Kuroki montra le vapeur russe à peine perceptible à l’horizon.

— Vous voyez, mon frère malais, que je ne m’étais pas trop avancé.

Le sacrificateur s’inclina.

Et l’officier continua :

— Souvenez-vous de cela. Vous doutiez hier, je l’ai vu. Désormais vous saurez qu’un Nippon peut ce qu’il veut ; nous sommes quarante millions d’hommes qui voulons chasser les Faces-Blêmes de l’Asie. Nous les chasserons.

Le petit homme prononça ces paroles avec une sorte de mysticisme. On sentait palpiter en lui l’âme d’un peuple qui se croit appelé aux plus hautes destinées.

Oraï le regarda s’éloigner sans trouver un mot à lui répondre. Il hocha la tête à plusieurs reprises, puis pensif, il alla s’accouder sur le bastingage.

Oh ! cette fumée lointaine, restant dans l’air comme un sillage, trahissant la marche du Varyag, quelles réflexions elle faisait germer dans le cerveau du prêtre de M’Prahu.

Son visage sombre demeurait impassible ; mais à quelques légères contractions, au battement rapide des paupières, on pouvait deviner qu’en lui bouillonnait une émotion inaccoutumée.

Et de fait, Oraï était ému.

Comme tous ceux de la tribu batta, il ressentait une affection profonde pour Daalia. La jeunesse, la beauté de la jeune fille, sa fortune même étaient pour les soumhadryens un orgueil.

Elle était des leurs et elle trônait parmi les conquérants.

Tout ce qui est humainement possible, le sacrificateur l’avait fait pour arracher la pauvre enfant aux conséquences de son vœu funeste.

Mais maintenant, il ne serait plus le défenseur, il serait le bourreau.

Son fanatisme religieux ne lui permettait même pas d’hésiter. Daalia avait manqué à ses devoirs envers la divinité, elle serait égorgée sur les autels.

Il fut tiré de ses réflexions par la voix du commandant Kuroki.

— Eh bien, frère malais, avais-je tort ?

— Tort en quoi, capitaine ?

— En vous disant que mon navire marchait autrement que celui de ces barbares russes ?

— Non, certes.

Le Japonais se prit à rire.

— Et cela les blesse profondément.

L’affirmation amena sur les traits du sacrificateur, une expression d’étonnement.

— Comment le croyez-vous ?

— Je regarde. Faites de même et vous comprendrez.

Oraï obéit. Ses yeux se fixèrent sur le Varyag.

— Voyez-vous ? reprit le Nippon après un instant.

— Ma foi, non.

— Comment ? vous ne vous apercevez pas que, depuis un instant, la fumée du russe devient plus épaisse.

— Si, en effet, mais qu’est-ce que cela prouve ?

— Que les Russes ont chargé leurs soupapes, et qu’ils forcent les feux pour nous distancer.

Et se tournant vers l’officier de service sur la passerelle, Kuroki clama :

— Réglez la marche de façon à nous maintenir en ligne avec l’ennemi.

L’ennemi. Déjà, pour tous les fils du Japon, la Russie était l’ennemie.

Oraï écoutait.

Les cheminées du Nasaki se couronnèrent d’un panache de fumée plus épaisse, l’hélice donna vingt tours de plus à la minute, et le croiseur, obéissant à l’impulsion, accéléra sa vitesse.

— Commandant, le barbare gouverne sur nous.

C’était vrai ; le Varyag évoluait et se dirigeait sur le croiseur japonais.

Un éclat de rire du capitaine Kuroki accueillit la manœuvre.

— Prenez chasse devant lui, ordonna-t-il.

Et ainsi durant tout le jour, le vaisseau nippon régla sa marche, sa direction, sur celles du steamer russe, parvenant, grâce à sa supériorité comme marcheur, à se maintenir toujours à la même distance de son… ennemi.

À bord, tout cela était suivi par l’équipage avec un intérêt passionné.

Les petits hommes jaunes se délectaient du spectacle que leur donnait leur chef. Ils triomphaient de la « plaisanterie » que Kuroki faisait aux barbares d’Europe. Les efforts du Varyag pour distancer leur navire, pour le rejoindre, leur avaient appris, d’une part, qu’ils agaçaient le russe, d’autre part, que leur vapeur était absolument supérieur.

Deux raisons, dont une seule eût suffi à mettre en joie les « Nippons ».

Puis le Varyag sembla avoir renoncé à atteindre son adversaire. La fumée cessa de se précipiter à flots pressés par les cheminées trop étroites, et la route vers le nord fut reprise, comme si le voisinage du Nasaki fût devenu indifférent au bâtiment du tsar.

— Il renonce, murmura Oraï à un instant où le commandant Kuroki était revenu auprès de lui.

— Peut-être, murmura le Japonais.

— Quoi ? cela ne vous paraît pas évident ?

— Ils attendent l’obscurité pour tenter de me surprendre. Cela est possible à tout le moins, et je me tiendrai sur mes gardes… au début de la nuit.

— Au début seulement ?

— Oui, car à la fin ce sera inutile.

— Inutile.

— Nous aurons souhaité le bonsoir à ce lent croiseur et, à toute vitesse, nous filerons, hors de ses vues, vers la Corée.

Le jour s’éteignit, les ténèbres couvrirent la mer de leur suaire. Au loin, les fanaux du Varyag s’allumèrent. Le Nasaki alluma les siens.

Puis le Varyag masqua ses cheminées ; le bateau japonais fit de même. Seulement à la minute où la position des fanaux indiqua que le bâtiment russe changeait de direction et marchait sur le Nasaki, les feux de celui-ci s’éteignirent et Kuroki commanda :

— Vitesse maxima, droit au nord.

Oraï était près de lui, passionné à son tour par cette chasse à la surface de l’Océan.

— Regardez-le bien, ce russe, dit Kuroki, car demain nous l’aurons laissé loin en arrière.

L’hélice tournait avec rage, les pistons précipitaient leur mouvement. Ainsi qu’un cheval de sang, auquel on rend la main, le Nasaki prit une allure endiablée.

Durant deux heures, il aperçut encore les feux du croiseur russe, errant sur les eaux, puis ces lueurs s’atténuèrent, disparurent, et Oraï regagna sa cabine, certain à présent qu’il atteindrait Chemulpo bien avant Daalia ; certain aussi que la victime réclamée par le terrible M’Prahu n’échapperait point à son sort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D’abord resserrée entre deux promontoires rocheux, la rade de Chemulpo s’élargit en un lac, tout au fond duquel une baie profonde et étroite se termine par le port, bordé par les habitations de la ville coréenne.

Port primitif, aux quais de bois, aux maisons basses, agrémentées de toitures recourbées à a chinoise.

Peuple ignorant et sale, aux vêtements sordides que ni la lessive ni la brosse ne débarrassent jamais de la graisse, des poussières qui s’y accumulent, s’y agglomèrent en arabesques répugnantes et fantaisistes.

Le Malais, accoutumé à la propreté de ses compatriotes, à l’aspect féerique de ses îles natales, éprouva un dégoût à la vue de cette localité coréenne. Cité et habitants lui apparurent immondes.

Toutefois, il descendit à terre avec le commandant Kuroki.

Tous deux se rendirent chez le mandarin gouverneur, lequel s’empressa de les recevoir.

Dans une salle basse, sur un cadre de bois recouvert d’une tenture sale, ce fonctionnaire se tenait assis, drapé dans trois robes superposées qui, à l’origine, avaient dû être blanches, mais qu’un long usage avait recouvertes d’une teinte indécise, intermédiaire entre le gris et le marron.

La figure large, le nez épaté du personnage, étaient coupés de maculatures de suie, de poussière ; on eût dit un charbonnier à demi débarbouillé, et ce Coréen trônait majestueusement, inconscient d’une malpropreté qui semble la caractéristique de tous ses concitoyens.

— Mandarin, je te salue, commença le Japonais.

— Je te salue, illustre Samouraï (titre de noblesse militaire), répondit le gouverneur. Que désires-tu de ton esclave ?

Kuroki sourit à Oraï.

Il avait l’air de lui dire :

— Tu vois combien nous autres, Japonais, sommes considérés en ce pays. Tu vois que nous sommes les maîtres et les chefs.

Puis gravement :

— Mandarin, digne de la Plume de Paon et de la Casaque Jaune[1], je te présente un de nos frères de Malaisie qui aura besoin de ton concours.

— De mon concours. Que pourrais-je, moi, faible fonctionnaire, pour ce frère qui a déjà ta toute-puissante protection.

— Tu pourras faire ce qu’il te demandera.

Le Coréen eut un soubresaut.

Sa tête s’agita lentement. Une expression de défiance rusée se peignit sur ses traits.

— Et que souhaite-t-il, car enfin, Confucius l’a dit, avant de promettre, le sage doit réfléchir, il doit avoir pesé la difficulté qu’il s’engage à aplanir, il doit…

Toute la diplomatie jaune apparaissait dans ces paroles. Pour les extrêmes orientaux, en effet, deux mots symbolisent l’habileté : atermoyer, surprendre.

Mais l’officier nippon arrêta le discours commencé.

— Le Sage, fit-il d’une voix ferme, doit songer qu’avant peu le mikado sera maître ici ; et alors, un simple raisonnement guidera ses actions. S’il résiste, il sera privé de ses fonctions, chose réparable, mais probablement aussi de la tête, ce qui ne saurait se réparer.

Le mandarin avait pâli.

— De la tête, seigneur Samouraï ?

— Ma foi, oui. Tandis que s’il est obéissant et fidèle, il obtiendra titres, honneurs, félicités de toute espèce, sans compter qu’après sa mort, notre Boudha vénéré le récompensera du bien qu’il aura fait aux hommes à peau de safran, lesquels sont les plus intelligents, les plus braves, les plus aimés des dix mille Boudhas dont la pagode est à Péking, dont le glaive est aux mains des Nippons.

— Sans aucun doute, le gouverneur comprit la nécessité de la soumission, car son accent se fit obséquieux.

— Qu’ordonne ton ami, seigneur ?

Kuroki fit un signe de tête approbatif, et d’un organe adouci :

— Les blancs sont les ennemis des jaunes.

— Oh ! oui, appuya le Coréen d’un ton pénétré.

— Ils prétendent nous subjuguer, nous courber sous leurs lois, nous imposer leurs coutumes, leur religion grossière, leurs mœurs barbares.

— Cela est vrai.

— Tout homme de notre race est tenu de les haïr.

— Ainsi parlent nos bonzes… mais les blancs sont puissants.

— Leur puissance va être abattue par les guerriers de l’Empire du Soleil Levant.

La figure du Coréen s’épanouit.

— C’est donc la guerre que tu annonces, seigneur ?

— C’est la guerre.

— Les Nippons chasseront les Ourousses (Russes) ?

— Comme le vent chasse devant lui les feuilles sèches.

— Alors, promit solennellement le fonctionnaire, en se levant à demi, parle, tes ordres seront religieusement exécutés par ton serviteur Hao-Kin.

Il n’y avait pas à se méprendre sur la sincérité du gouverneur de Chemulpo. Il ne parlait plus avec l’accent traînard, papelard que les populations mongoles et mandchoues semblent avoir adopté lorsqu’elles s’entretiennent avec les Européens.

Sa voix sonnait nette, précise, avec un cliquetis de bataille.

Son regard ne fuyait plus sournoisement ; il se fixait franchement sur les visiteurs.

— Bien, reprit Kuroki, tu exprimes ton cœur (tu parles loyalement). Écoute donc ce que notre frère malais attend de toi.

Le Coréen s’inclina.

— Un navire russe, le Varyag, entrera bientôt dans le port de Chemulpo.

— Encore un.

— Pourquoi cette exclamation ?

— C’est que deux bâtiments déjà, la canonnière Koreietz et le transport Soungari, salissent les eaux de notre port.

Un sourire énigmatique passa sur les lèvres du Japonais.

— Eh ! Eh ! Cela fait trois navires ! Cela vaudrait la peine…

— Que signifient tes paroles ?

— Rien pour toi, beaucoup pour moi. Mais je reviens à notre affaire. À bord du Varyag, se trouve une jeune fille…

— Blanche ?

Kuroki hésita une minute, puis prenant son parti :

— La fille chérie d’un de ces Européens qui se croient nos maîtres.

— Bien, seigneur, continue, gronda le gouverneur avec un éclair sinistre dans les yeux.

— Sur le bâtiment russe personne ne peut rien contre elle ; mais une fois à terre, elle est justiciable de ton autorité.

— Je comprends. Elle débarquera ?

— Oui.

— Et mes toupous (agents de police) l’enlèveront.

— C’est cela ; mais sans lui faire aucun mal.

— Sans mal ?

— Car elle doit être remise saine et sauve à mon frère Oraï, ici présent, qui, lui, l’immolera, sur les autels du Boudha des Malais, que cette audacieuse a insulté.

Un large rire distendit les lèvres du Coréen. Pas plus que la Chine, la Corée ne connaît la foi profonde. La religion est une grimace, quand elle n’est pas un moyen. Cependant il répondit :

— Ce sera fait, je te le jure sur le Dragon. Puis par réflexion.

— Comment la reconnaîtrai-je ?

— Oraï restera près de toi.

— Et toi, seigneur ?

— Avec mon navire, je vais stationner à Chefou, où se concentre l’escadre de notre amiral Uriu.

S’il se produisait quelque imprévu ; si, par exemple, les Russes manifestaient l’intention de quitter le port…

— Eh bien ?…

— La ligne télégraphique relie Chemulpo à Chefou ?

— Oui, seigneur.

— Un télégramme pour m’avertir.

— Ce sera fait, Samouraï.

— J’y compte.

Sur ce, le commandant se tourna vers le sacrificateur :

— Tu as entendu, frère ?

— J’ai entendu, et je prie M’Prahu de semer les bénédictions sur ta tête.

— Que Boudha te les rende, frère. Tu es l’hôte d’Hao-Kin ; moi je vais où est mon devoir.

Accompagné jusqu’au seuil du Yamen (palais) du gouvernement, l’officier s’éloigna.

Il regagna le quai.

Son canot l’y attendait. Il y prit place, se fit reconduire à ton bord. Une demi-heure plus tard, le Nasaki sortait du bassin et reprenait le chemin de la haute mer.

Dans sa marche, le croiseur passa à quelques brasses de plusieurs vaisseaux européens amarrés dans le port. Son équipage put lire sur les tableaux d’arrière, les noms du croiseur français Pascal, du croiseur américain Wicksburg, de la canonnière russe Koreietz et du transport Soungari, sur le pont desquels les équipages se pressaient, étonnés du départ si prompt du bâtiment nippon.

Tous se perdaient en conjectures sur les motifs de la venue du navire japonais. Mais aucun ne vit là une menace pour l’avenir.

Et cependant, juché sur la passerelle, le commandant Kuroki couvrait les deux steamers russes d’un regard cruel, et tout bas, il murmurait :

— Nous reviendrons.

  1. Honneurs suprêmes dans tous les pays chinois et coréens.