Le Serment de Daalia/p2/ch15

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Éditions Jules Tallandier (p. 440-444).


CHAPITRE XV

LA PAGE DU DESTIN


Une musique lente, funèbre que rythment des tympanons, des gongs, des sonnailles et où pleurent la harpe à deux cordes et la genmamra, sorte de lyre, dont les cordes tendues sont mises en vibration par un archet de corne, et se répercute dans les profondeurs des cavernes sacrées.

Les prêtres sont là, drapés de langoutis rouges comme le sang, le chef surmonté de mitres noires à trois degrés superposés, sur chacun desquels se détache en blanc le squelette du lézard, symbole de la mort.

Un énorme cube de basalte se dresse en face des prêtres. Une statue étrange, colossale, surchargée d’ornements d’or, constellée de pierres précieuses, figurant, sur le corps du dieu, les plus fantastiques arabesques, domine le tout.

Ce dieu est M’Prahu, le père des Battas.

Ce cube est la pierre des sacrifices.

Les cavernes sacrées sont celles où commandent Myria-Outan, le grand prêtre, et Oraï, le sacrificateur.

Tout alentour, indistincts dans la pénombre, les Battas se pressent, s’étouffent. Tous semblent consternés, et parfois un gémissement hulule au-dessus de la foule, accentuant le caractère désolé de la musique.

Que se passe-t-il donc ?

— Amenez ceux qui ont demandé à être entendus de M’Prahu.

À ces paroles, prononcées par Myria-Outan, tout se tait, musique et peuple. On croirait que la vie s’est retirée de cette foule.

Mais des pas discrets glissent sur le sol. Du fond d’une galerie latérale s’avancent des torches. Elles se rapprochent, et l’on distingue les serviteurs du temple, uniformément vêtus de noirs langoutis, le visage caché par des masques noirs et blancs qui grimacent affreusement.

Ils s’arrêtent devant la statue du dieu.

Au milieu d’eux sont des Européens. Les torches sont fichées autour de ces hommes qui donnent l’impression de prisonniers et éclairent leurs visages pâles.

— François Gravelote, Albin !

Le père de Daalia, le fiancé de la jeune fille sont là. Leurs traits sont attristés ; leurs yeux expriment la douleur.

Et Myria-Outan leur parle :

— Hommes, que venez-vous faire dans ce temple ?

Que demandez-vous au tout-puissant M’Prahu ?

C’est Albin qui répond par ce seul mot :

— Justice !

Il y a un frisson dans la foule ; mais le grand prêtre lève la main.

— En quoi es-tu lésé ?

— En la personne du frère de mon père, François Gravelotte, ici présent ; en la personne de ma cousine Daalia…

— Qui va être égorgée sur l’autel des sacrifices.

La main de Myria-Outan s’appuie sur le cube de basalte.

— Précisément, reprend le jeune homme. Cette mort privera son père de la plus exquise des tendresses, et elle me privera, moi, d’une compagne à laquelle je souhaitais consacrer mes jours.

— Elle doit périr, car elle a trahi son serment à la divinité.

— Trahi, la pauvre enfant ! Non, d’autres ont pris ce soin. C’est de la bouche de Moralès que j’ai appris la vérité.

— Peux-tu le prouver ?

— Je le jure !

— Moralès a juré le contraire. Si tu n’as pas autre chose à dire, retire-toi et laisse s’accomplir le sacrifice.

Un sanglot interrompt le Batta. L’oncle François tend vers lui des mains suppliantes. Il balbutie :

— Grâce ! grâce !

Myria-Outan secoue la tête :

— Impossible, vieillard ! La loi est formelle. Le vœu non respecté ne peut être effacé que par la mort.

Il semble que l’air lui-même frémit à cette cruelle déclaration ; mais Albin relève le front, il a sur les lèvres un vague sourire ; puis, gravement :

— Prêtre, tu interprètes bien mal les volontés de ton dieu…

— Que dis-tu ? s’écrie l’interpellé, avec surprise.

— Je dis que M’Prahu ne veut pas que Daalia meure.

— Il ne le veut pas ?

— Non, car, au moment où, elle et moi, nous nous engloutissions dans la mer, à Chemulpo, notre mort était assurée. Déjà, l’enfant avait perdu connaissance, ses deux yeux s’étaient fermés. Si ton dieu avait voulu sa mort, il n’aurait pas permis que la barque d’Oraï survint à cet instant et nous tirât de l’abîme. M’Prahu veut qu’elle vive.

Il y a comme un soupir joyeux parmi les assistants.

Les prêtres se regardent étonnés. L’explication donnée par Albin les trouble. Que croire ? Après tout, cet Européen dit peut-être la vérité ! Qui donc oserait affirmer que la volonté du dieu était absente lorsque la jeune fille a été tirée des eaux ? Enfin, Myria-Outah murmure :

— Il faudrait encore avoir recours au livre sacré.

— Oui, appuie Albin.

— Prends garde ! Les oracles sont parfois terribles, et celle que tu espères nous arracher va peut-être avoir à subir d’horribles tortures.

Mais le Français hausse les épaules :

— Elle n’est pas en jeu. La protection de M’Prahu l’a mise hors de cause.

À cette heure, il reste un doute dans l’esprit des prêtres.

— Que faut-il en ce cas ? Une victime pouvant subir l’oracle quel qu’il soit.

— Oui. Mais si Daalia n’est pas en jeu, où prends-tu la victime ?

— Où elle est.

— C’est-à-dire ?

— Dans mes habits.

— Toi ?

— En personne.

— Tu consens au supplice, si le livre sacré l’ordonne ?

— J’y consens.

Les bras de l’oncle François se nouent autour du cou du brave garçon.

— Mon fils, mon fils, gémit le planteur, laisse-moi affronter le danger. Qu’importe un vieillard dont l’existence touche à son terme !

— Non, mon père ! Souvenez-vous. Je suis parti de Paris pour vous sauver… laissez-moi accomplir la tâche que je me suis fixée.

Et, coupant court à de nouvelles objections, Albin se tourne vers Myria-Outan :

— Grand prêtre, je suis prêt.

— Qu’il soit fait ainsi que tu le souhaites ! répond le Batta plus ému qu’il ne voudrait le laisser paraître.

Dans la foule, tous les regards se fixent avec douceur sur le Français. Ils sont reconnaissants, ces gens de couleur, à ce blanc qui se sacrifie à l’une des leurs, à cette jolie Pangherana Gravelotte, qu’ils considèrent comme une fille de leur tribu.

Un nouveau cortège, escorté de serviteurs portant des torches, paraît. Daalia, Rana, Mable, Grace, Lisbeth, Morlaix, Fleck, Niclauss le composent. Tous ses compagnons de voyage ont suivi la fille de l’oncle François à Sumatra.

Tous tremblent pour elle.

— Jeune fille, lui dit Myria-Outan, celui-ci te remplace comme victime…

Il a désigné Albin.

Elle pousse un léger cri, mais le prêtre poursuit :

— Le livre sacré va t’être présenté. Toi-même, par la page choisie au hasard, décideras de ton sort.

Elle tremble. Elle voudrait résister, mais la voix, le geste, le regard d’Albin lui ordonnent d’obéir.

Dominée, elle étend la main vers le manuscrit qu’un prêtre du temple lui offre.

Les yeux dans les yeux de son fiancé, elle glisse son doigt entre deux feuillets.

Le prêtre ouvre à cette page et lit :

« Celui qui n’a point accompli sa promesse, tout en restant de bonne foi, en sera relevé le jour où il aura assuré le bonheur d’un de ses semblables. »

Une acclamation retentit dans la caverne.

Daalia tombe dans les bras de son fiancé.

Lisbeth, instinct d’imitation sans doute, choisit les bras de Morlaix.

— Homme, clame alors Myria-Outan, le peuple batta permettra ton mariage le jour où tu amèneras en sa présence l’être qui déclarera que tu as assuré son bonheur.

— Bon, c’est entendu.

Et le Parisien rit. Il se figure qu’il sera facile d’arriver à ce résultat.

Quant à Mrs. Doodee, elle frappe sur l’épaule rebondie de sa demoiselle de compagnie :

— Et nous, Mable, nous allons nous remettre en route à la recherche du quatre centième fiancé que mon cœur espère.

FIN