Le Serpent noir/01

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Paul Adam
I
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I


On a soutenu que la Compagnie métropolitaine des Produits pharmaceutiques m’avait indiqué la découverte du docteur Goulven. Ce n’est pas exact. Ayant rencontré mes anciens condisciples de la Faculté des Sciences au congrès biologique de 1904, j’appris, moi-même, de leur bouche, la nouvelle : l’Académie de Médecine décidait qu’en séance publique serait lue la notice de notre ancien camarade. Là-dessus, chacun clabauda, niant l’importance de ses recherches, comme il sied à des collègues et des émules. « Nos amis nous pardonnent moins un succès net qu’un échec avilissant ! » a dit tel sage du New-Jersey. Pour fielleuses et injustes qu’elles me semblèrent d’abord, la plupart des critiques devinrent tellement acharnées que je sortis du Congrès en doutant que mon ami breton eût créé rien qui valût. C’était de la théorie pure, de la quintessence et de la transcendance : – ce qui ne se vend pas.

J’avais connu notre lauréat pendant un stage qu’il fit a Paris, avant de présenter sa thèse. Il avait alors, deux ou trois mois, fréquenté le laboratoire de chimie organique où je remplissais les fonctions de préparateur. Taciturne et doux, joli garçon, presque imberbe et les cheveux longs, il était souvent en butte à nos quolibets d’étudiants paillards pour la sévérité de ses mœurs « province », comme nous disions. Plusieurs fois il vint dans ma chambre, rue des Écoles, au cinquième, me demander le sens de certaines phrases grecques. Il étudiait la peste antique chez les auteurs hellènes et latins. Reçu docteur, il nous quitta. Je sus dans la suite qu’on l’avait embarqué sur un croiseur, comme médecin en second. Puis je me mariai, j’allai vivre en Flandre, dans la quincaillerie de mes beaux parents. J’engraissai. J’oubliai mon Goulven. Beau coup plus tard, environ dix-huit mois avant qu’on parlât de sa notice à l’Académie de Médecine, pendant un voyage d’affaires pour les iodes, je le retrouvai dans un café de Nantes. Il ne parut guère désireux de se lier davantage, et m’annonça seulement sa prochaine campagne dans le golfe du Mexique. Il espérait y recueillir des observations sur la fièvre jaune et le typhus. Je voulus l’emmener en aimable compagnie, dans un bon endroit. Il allégua qu’il était marié, ce qui fit éclater de rire mes gracieuses Nantaises. L’usure et la coupe démodée de ses vêtements me suggérèrent plutôt qu’il ne pouvait subvenir aux dépenses accessoires de la petite fête. Et je me souvins qu’à Paris il repoussait, par scrupule excessif de pauvre, les avances de celles qui voulaient chérir gratuitement sa belle figure de chevalier moyen âge, et sa jeune sveltesse. Je le laissai donc partir.

Telles étaient mes impressions de mémoire lorsque son nom fut prononcé avec tant de haine par ses anciens condisciples, au Congrès de Biologie. Cette animadversion générale m’incita bientôt à croire qu’il y avait quelque mérite insigne dans la notice. Une élite ne déteste rien tant qu’un de ses membres émerge de l’obscurité commune. Aussi, lorsque je dus entreprendre mon voyage semestriel en Bretagne, pour inspecter nos fabriques d’iode et vérifier les cours du goémon, des algues, sur toute la côte, je me fis assigner, par notre bureau, la tâche de m’enquérir du sérum Goulven. Je communiquai même à ces mes sieurs quelques passages de la fameuse notice, publiée dans la Revue de Thérapeutique. Ils s’intéressèrent à l’hypothèse, sans bien en pressentir toute la portée. Ils m’autorisèrent à voir le docteur. Mais ils m’enga gèrent à la prudence la plus méticuleuse, puisque la Commission des Comptes, au fort de sa lutte contre le Conseil d’administration, lui reprochait surtout, argument très sérieux auprès des actionnaires, cer taines largesses réparties entre quelques chimistes. De coûteuses expériences n’avaient pas abouti, malgré mille promesses, non moins alléchantes que chimé riques.

Ne voulant pas compromettre ma situation d’agent général par des audaces inutiles, je renonçai presque à mon dessein.

Un concours de circonstances très spéciales put seul me décider à la tentative. Ce fut d’abord le manque de l’argent nécessaire à un séjour dans la Haute-Engadine, où j’ai coutume de passer la saison chaude parmi les malades opulents et les médecins à la mode, clients de nos produits. Or, je venais de m’offrir une automobile de vingt-quatre chevaux à mille francs l’un, payés comptant. Dans mon manoir de Touraine, acquis tout récemment, contre une rente viagère d’une veuve assez phtisique, les entrepreneurs remettaient en état les décorations faites au temps des Valois. Or, ils s’avisèrent que les eaux du ciel, bues par la colline voisine, s’infiltraient dans les caves et menaçaient les assises. Je dus verser une provision inattendue et importante au maître puisatier du lieu qui était assez mal dans ses affaires. Démuni de mon argent, je résolus d’achever la saison dans l’économique Bretagne. Un pharmacien de Quimper, à qui je communiquai ce vœu, tout en réglant les comptes du Régénérateur Guichardot, me cita les personnes de ses relations qui habitaient les plages, et acceptaient des pensionnaires at home. Le nom du docteur Goulven fut prononcé. J’appris qu’il hébergeait, moyennant finance, des personnes honorables dans les appartements de Keryannic, son domaine de Belle-Île, sis au petit port de Sauzon : vue sur la rade et le détroit que fréquentent les pêcheurs de sardines en leurs milliers de barques ; passage constant de vapeurs ; proximité de la mer sauvage à la Pointe des Poulains, etc.

Si discrètement que se trahit cette sollicitation indirecte, je déplorai que Goulven en fût à tenir une manière d’hôtellerie, lorsqu’il ne naviguait pas sous le pavillon tricolore des croiseurs. Mon estime pour son caractère fléchit tout à coup. Un homme doit savoir tirer, de ses talents, les avantages matériels indispensables à ses goûts. De sa gêne, je déduisis que son invention pourrait être acquise à très bas prix. Mais valait-elle l’examen ? Importait-il de passer la mer et de mettre le nez dans les mixtures de Keryannic ? Je m’informai de Belle-Île. On m’assure que les routes, sauf une seule, détraquaient les automobiles. En ce moment-là, j’essayais les moteurs et les vitesses de ma Brazier à quatre cylindres. M’en séparer quarante-huit heures m’eût trop désolé. Aussi n’hésitai-je point à retarder l’excursion.

D’autre part, Goulven m’avait toujours marqué de la froideur. Il est de ceux qui somnolent au tic-tac de leur vertu. Mon énergie lui déplaît. Au quartier latin, il me reproche souvent de renchérir, lors du poker, si j’avais en mains les belles cartes, sans me préoccuper de nuire aux joueurs distraits ou pauvres. Je me rappelle encore ce blâme qu’il formulait, très calme, en souriant. Une fois il se permit d’ajouter que, dans la vie, j’agissais de même. Il ne me pardonnait pas d’avoir bruyamment invoqué mon titre de licencié ès sciences physiques et naturelles, pour supplanter l’ancien préparateur du laboratoire, vieil homme qui, simple bachelier, remplissait cette fonction, par tolérance, depuis des années fort nombreuses, et qui en subsistait platement. Moi, je voulais vivre aussi. C’est ce que tous les Goulven refusent de comprendre. Mais je n’ai jamais perdu mon temps à nourrir contre eux de la rancune. La vengeance est une occupation de rêveur et de paresseux. Peuple de lazzaroni, les Italiens sont vindicatifs. Des méfaits qui m’atteignent je tire un enseignement. Mon ennemi m’instruit de mes points vulnérables. Loin de le haïr, je le remercierais. Néanmoins je n’entends pas rendre le bien pour le mal. Ce serait reconnaître qu’on m’a réellement lésé. On ne me fait pas de mal. Personne ne m’a jamais fait de mal. Quelques—uns m’ont démontré mes faiblesses. Voilà tout. Je n’aurais pas voulu que Goulven s’imaginât recevoir de moi le bien pour le mal, si je lui proposais une somme d’argent inespérée en échange de la formule relative au sérum typhique.

Ce sentiment ne me domina pas moins que l’envie de mieux expérimenter autour de Quimper la puissance de mes quatre cylindres et le fonctionnement de mon carburateur. En sorte que je n’eusse point, de toute la saison, tenté la traversée de Quiberon à Belle-Ile. Mais survint le pardon de Sainte-Anne d’Auray. C’est la mode de juger pittoresque cette assemblée de paysans, et d’éterniser leurs attitudes sur les plaques photographiques. Il n’est point de touriste qui manque cette occasion.

Soucieux de manœuvrer ma machine au milieu d’une foule, afin d’éprouver la vigueur des freins et la souplesse de la direction, je ne voulus pas non plus manquer l’occasion sacramentelle. Par une pluie de mer, fine et pénétrante, que la bourrasque vous chassait au visage, la veille du pardon, je filai d’Auray vers Sainte-Anne. Le long de la route qui mène de la gare au bourg des miracles, j’exerçai mon adresse virtuose pour doubler les hauts tapecus trainés par de solides petits chevaux blonds et chargés de bonnes femmes. Sous des mouchoirs à carreaux, elles protégeaient leurs coiffes complexes, et, sous des parapluies extravagants, leurs robes à larges bretelles de velours noir. Je réussis à n’écraser aucun des mendiants qui, le postérieur dans la boue, exhibent des moignons gélatineux et mobiles, des épaules veuves de leurs bras, des cuisses amputées aux genoux, des chairs rouges desséchées le long de tibias trop courts, des pieds recroquevillés par la paralysie, des mains sans doigts, des faces sans nez, des paupières collées, pour toujours, sur des yeux purulents. Contre tous les murs, à l’abri des arbres ruisselants, culs-de-jatte, aveugles et borgnes, coxalgiques et bossus, mille monstres en vie, sautillaient, psalmodiaient, rampaient, hurlaient et agitaient leurs haillons sordides, requéraient, par leurs lamentations et par le spectacle d’ulcères uniques, la pitié, d’ailleurs impassible, des cultivateurs cossus qui fouettaient leurs attelages pour épargner de la pluie à leurs costumes d’opéra.

Pourtant je faillis renverser un macrobite à longs cheveux. Sous la paille de son chapeau détrempé, il récitait des orémus, en secouant un gobelet d’étain sale. J’eus le temps d’imprimer un quart de tour à la roue de direction. Mon pneumatique constella de fange le paletot verdâtre du bonhomme, si mal nanti de sensibilité qu’il ne cessa point, pour cela, d’invoquer le dieu des aumônes, tandis que son cornac, un avorton morveux, continuait stupidement à regarder les buveurs au seuil d’une ferme transformée en vide-bouteilles. D’ailleurs, les gars abritaient, dans tous les cabarets, leurs costumes collants, leurs courtes vestes à poches de velours, et les triples rubans noirs de leurs chapeaux à boucles d’acier. Mais beaucoup de vieux allaient, tête nue, sous l’averse, pas à pas, égrenant leurs chapelets en l’honneur d’un saint. Au passage de ma voiture, et malgré les appels furieux de la trompe, ils ne se dérangeaient point. Tels les fakirs, ils ne redoutaient guère la mort au cours de prières si ferventes. Et c’étaient, ma foi, de courageux rustauds. J’avouerai même qu’ils me causèrent du dépit. J’aime que, devant mon char de métal, les piétons se dispersent, se garent affolés, que la foule rompe ses groupes, et se réfugie vers les trottoirs. Le plaisir que dut savourer jadis le chevalier en armure, sur son destrier à capa raçon de fer, la lance en arrêt, au milieu des manants fugitifs, ce plaisir m’échoit à mon tour. J’ai la jouis sance de l’héroïsme ; car, en somme, pour une simple déviation de ma roue directrice, j’irais me fendre le crâne sur le premier obstacle, arbre, mur, talus, dans un parfait écrabouillement de moi-même et de ma monture. Le péril et le triomphe me prodiguent ensemble leurs généreux émois. Les braves gens m’ôtaient la seconde de mes sensations pour me laisser la première toute seule, outre l’appréhension de payer quelque rente viagère à leurs veuves et orphelins, au cas d’un accident trop possible. Ces figurants du moyen âge refusaient de reconnaître en moi le successeur terrible de leurs barons. Ils me tenaient pour un simple cocher d’omnibus obligé à les contourner avec art et politesse. J’y gagnai de croire à l’obéissance exacte de mes freins ; mais j’entrai furieux dans le déluge qui défonçait les piètres andrinoples tendues sur les perches des éventaires forains, qui noircissait les façades étroites de Sainte-Anne, et picotait la boue liquide où les sabots innom brables de la Bretagne clapotaient.

À l’instant d’aborder l’Hôtel de France, j’aperçus dans le vestibule, parmi la cohue de touristes affublés d’imperméables, une jeune femme en demi-deuil. Aux allures des messieurs qui se tournaient vers elle, tous, je devinai sa grâce. Elle ne se donnait aucune peine. D’un signe, elle montra seulement le sac de peau jaune et le rouleau de plaids à sa famille qui s’empressait. Si mélodieuse était sa voix qu’elle me fit déjà rire l’esprit, malgré le vacarme hostile à la perception des mots. Un voile d’argent masquait son visage, un long paletot de caoutchouc enfermait ses mouvements faciles. Je sautai à terre, heureux d’avoir endossé mon grand manteau de Berlin. Pareil à une cloche de cathédrale, il m’entoure. On admire généralement le confortable de ses poches obliques à pattes surpiquées, le chic de sa pélerine cousue contre le drap des épaules, et les goussets des parements rabattus sur les manches. La voyageuse ne put s’empêcher de porter son attention sur mon aspect majestueux que renforçaient mes bottines en cuir vert et ma casquette à couvre-nuque, du plus récent modèle allemand. L’automobile ne l’intéressa guère moins, quoique la boue eût encroûté les parois de chêne verni, moucheté les glaces du compartiment, et même souillé la galerie blanche qui, tout en haut, maintient la malle et les pneumatiques de rechange. Elle m’a dit plus tard que je lui étais apparu comme le crustacé fabuleux d’une planète autre, et qui avait le pouvoir de quitter sa carapace. Ainsi qualifie-t-elle ma « Brazier ».

Sous le porche de l’hôtel, je la frôlai pour avoir une raison de saluer et de murmurer :

— Pardon !

Elle m’adressa le plus aimable sourire. Je réclamai l’appartement retenu par mon télégramme. Pour affolées qu’e1les fussent au milieu des arrivants, des bonnes maladroites et des portefaix godiches, les deux vieilles filles aubergistes durent m’entendre, car j’ai coutume de m’interposer délibérément entre ceux que je veux entretenir et leurs interlocuteurs. Ma carrure, mes façons aident à me faire place. J’agis toujours ainsi dans les petites choses et les grandes. Il me parut que la jolie femme m’observait avec une impertinence flatteuse. J’en fus ravi, bien que j’aie pour principe d’écarter de mon existence les aventures sentimentales. Trop de belles courtisanes, expertes en leur art, nous accordent tout d’abord, pour un prix net, ce qu’un long flirt obtient seulement après des comédies ridicules, et les rengaines vulgarisées par tant de littératures. Aussi me suffit-il qu’aux regards des femmes je puisse lire tantôt leur haine moqueuse, signe de ma force qui choque leur sensibilité de faibles, tantôt leur peur nerveuse, signe de ma supériorité qui s’impose à leur âme d’esclaves. Dans les deux cas je me contente, et ne pousse guère plus avant. Il n’est qu’un point sur quoi je tienne à les détromper : leur illusion d’être en équivalence avec moi par les compensations du charme ou de la beauté. Cela, je ne le tolère point.

Du haut de sa belle taille, la voyageuse me considéra comme le personnage d’un tableau singulier, et de qui la réalité pouvait être douteuse. Cependant les deux sœurs aubergistes se démenaient en l’honneur de mes dépenses prochaines. Les brides en dentelles du bonnet noir s’envolaient sur la nuque de la plus mûre. La robe, troussée par des tirettes, se dandinait sur la croupe de la plus jeune. Toutes deux appelaient, en se trompant de noms, leurs servantes auxiliaires. Et les cornettes blanches battaient éperdument des ailes.

Fier d’avoir accaparé leurs bonnes grâces au détriment de mes rivaux, je montai dans ma chambre pour faire quelque toilette. Lorsque je redescendis, je croisai dans l’escalier une sorte de cycliste minable, agile et pâle. Autant que je pus les discerner dans la pénombre, cette figure anxieuse et toute rasée, ces cheveux presque longs étaient ceux du docteur Goulven. En effet, je le reconnus complètement dix minutes plus tard. Au fond de la salle à manger, couchant cinq des chaises contre la nappe, il marquait ses places à l’une des longues tables. Je m’avançai :

— Le docteur Goulven ?… Je suis Guichardot… tu te rappelles… Guichardot, du laboratoire de chimie organique… Guichardot… mais si !… Guichardot, l’Iode Guichardot… le Régénérateur Guichardot ?… Nous nous sommes rencontrés à Nantes, il y a deux ans…

Il joua quelques instants le rôle du niais à la mémoire courte. Évidemment, il se consultait avant de choisir une attitude.

— Vous êtes un peu changé, – me dit-il. – De là mon doute… Vous avez engraissé…

— Toi, tu as maigri, mon vieux ! Que d’os !… Enfin, ça ne te va pas mal… Alors tu es venu faire tes dévotions à Sainte-Anne d’Auray, en Breton d’image…

— Mon Dieu, oui…

Il se résolut à me fuir. Chose difficile. Planté au centre de la salle, entre les deux tables de cent couverts, j’écartai les jambes ; puis, les poings sur les hanches, je développai les pans de mon manteau de manière à fermer l’issue. Déjà, pour se faufiler avec les piles d’assiettes, les petites servantes devaient s’aplatir contre les files de sièges, et s’excuser. Mieux que des paroles adroites, les moyens matériels réussissent à seconder nos intentions.

— Je te félicite… L’Académie t’accorde les honneurs neurs de la lecture… Eh bien, mon vieux, qui aurait imaginé cela, tout de même, quand tu n’étais pas fichu de comprendre, à toi seul, les textes grecs sur la peste !… Tu te souviens ?… Tu venais me quérir dans mon cinquième… Tu me disais : « Mon petit Guichardot, fais-moi le plaisir de dîner avec moi au Boulant… » Moi, je m’attendais à une fête un peu corsée, avec des filles plaisantes, et un tour à Bullier pour finir !… Bonsoir ! Au dessert, tu tirais négligemment de ta poche une page arrachée au cœur de Thucydide ; et tu m’obligeais à te construire le mot à mot ! Grand sournois, va !… Ça durait jusqu’à neuf heures du soir. Puis au café, Galien et Stratonicos sortaient de ta poche ! Hippocrate de Cos entrait en jeu dès la première goutte de fine champagne. Je parlais, ton crayon marchait… Eh bien, non ! de ce temps-là, tu n’étais pas calé en grec !

Sur ces mots, je lui bourrai très amicalement la clavicule gauche…

— Eh bien, docteur ! – appela du vestibule la voix mélodieuse de la dame en demi-deuil.

— Je vous demande pardon, – dit-il, esquissant une dérobade.

Je ne me laissai point faire. D’un grand coup de casquette, je saluai la charmante créature, et questionnai tout haut :

— Madame Goulven, sans doute ?…

— Non pas… Madame est une parente de ma femme… Oui, ma cousine, les places sont marquées au bout de la table… J’ai commandé l’eau minérale… On sert à sept heures…

Il essaya de m’abandonner, en simulant des galanteries. Je ne le permis point :

— Tu veux bien que je couche une chaise auprès des tiennes ?…

Ainsi fis-je. En même temps je m’approchai de sa compagne, je m’inclinai :

— Présente-moi, mon cher !…

Force lui fut de m’obéir, sous peine de grossièreté. Une personne terne, en jaquette brune, était l’épouse du docteur. Une vieille dame à l’air viril, et qui maniait une trousse de vermeil, c’était madame La Revellière, mère du député centre gauche, feu La Revellière. La Parisienne admirable était madame Hélène, sa bru. Une fillette grave, au nœud Velasquez parmi la chevelure, était sa petite-fille. Dans le Nord, j’avais eu l’honneur, autrefois, d’assister à un festin d’agriculteurs protectionnistes que présidait La Revellière. Il appartenait à la célèbre famille parlementaire qui, depuis le Directoire, fournit deux sénateurs et quatre députés aux différents régimes. Je n’oubliai pas de rappeler cette circonstance en égalant la descendance de La Revellière-Lepeaux à celles des Carnot et des Casimir-Perier. Il est bon d’agiter tout d’abord les hochets de la flagornerie.

— Mais, — insinua Goulven, sur un ton d’impatience, — avant de dîner, nous voudrions faire quelques pas dehors.

— Ces dames souffriraient-elles que je les accompagne ?… J’ignore tout de ce pays. Toi seul peux m’initier aux pieux mystères de l’Armorique ! — suppliai-je avec une bonne humeur gentiment irrévérencieuse.

Innocemment Mme Goulven s’empressa de me convier. La magnificence de mon pardessus et la déférence de mes manières la séduisaient. Je compris qu’elle me serait protectrice, entre son mari vraiment hostile, madame Hélène narquoise, Mme La Revellière trop froide, et la petite Gilberte maussade. Preste, je me saisis du parapluie que la femme du docteur avait peine à déployer contre la bise, en relevant sa robe plate et en veillant sur une aumônière de velours taché. Je parvins à la protéger. Madame Hé lène engaina ses longues mains dans les fentes laté rales de son paletot, et fit face à la pluie cinglante. Gilberte sauta les flaques, soigneuse de ne pas tremper ses bottines. Mme La Revellière évita le contact de paysans qui flânaient au hasard, la tête en arrière. Et nous nous engageâmes au fort de la multitude dont les riflards dégouttaient, s’accrochaient, se chavi raient dans la rue, suite de la route, avant de remplir, sur la droite, la grande place encadrée par les boutiques de scapulaires, de chapelets, par le porche énorme de l’église, et, sur la gauche, la prairie spongieuse où s’érigent les deux escaliers de la Scala Sanctorum, ceux que l’on gravit à genoux, jusqu’au tabernacle de la Patronne.

Avec une érudition active, Mme Goulven, d’après les costumes, me nommait les pays d’où venaient les diverses familles de paysans. Ce grand chim panzé, montrant des yeux d’azur naïfs sous les brous sailles grises des sourcils, avait revêtu le matin, près de Pontivy, la courte veste de drap blanc aux poches de veloiurs noir tailladées en pointes, et placées sous les aisselles. Près des mêmes lieux, trois fermières s’étaient parées de tiares noires, qu’on eût dites chal déennes et que prolongeaient, sur le dos, les lourds voiles de drap angulaires. À Locronan, des laboureurs s’étaient enjolivés d’une veste bleu de roi, à parements de velours, « afin de se pavaner, sans doute, dans une toile de Watteau », supposa, derrière nous, madame Hélène. Le vent rebroussait les grandes dentelles qui cachaient les mains des filles arrivant d’Hennebont. Il secouait les fausses brides empesées et flottantes des coiffes qui sertissaient le chignon des Belliloises. Il bousculait les guipures raides cousues aux hennins de Beg-Meil. Il froissait les tabliers zinzolins, gorge de pigeon, bleu céleste, vert éteint, qui diapraient les robes noires plissées sur les vertugadins des grosses tailles. Il emportait les velours triples attachés aux chapeaux ronds des hommes, ou les rejetait contre les épaules, sur les encolures, sur les vingt boutons d’argent, orgueil des gilets. Il s’engouffrait dans les amples manches des femmes, dénudait, jusqu’au coude, leurs bras hâlés par les saisons. Il crispait les rides sur les visages tannés des pêcheurs. Il tourmentait la peluche des chaperons neufs. Il collait mieux aux longues jambes des garçons leurs étroits pantalons rayés. Il ébranlait les vastes collerettes plissées de Concarneau. Il poussait l’averse oblique sur les diadèmes en soie rose qu’arborent les coquettes de Pont-Aven.

Riche en anecdotes historiques et religieuses, ma conductrice s’ingéniait à faire paraître sous des couleurs curieuses tout ce peuple d’Armor qui nous coudoyait dans la place, parmi les marchandes de cierges, et celles qui exaltaient, en glapissant, les vertus des médailles et des chromolithographies bénites. Le prestige de mon élégance agissait parfaitement sur cette aimable provinciale, au corps et aux vêtements étriqués. Que, superbe et princier, possesseur d’une automobile coûteuse, je fusse respectueusement attentif pour la jaquette anglaise un peu blanchie aux coutures, pour les pieds en grosses bottines lacées, pour la maigre figure semée de rousseurs par-dessous le hâle, pour le chapeau de paille déteint et la chevelure incolore massée en catogan sur le col plat de la nuque fragile, cela l’émouvait, la grisait même un peu. De tout cœur, elle s’évertuait, à me distraire. Chaque visage famélique creusé par les affres du fanatisme, elle le comparait aux visages qu’avaient peints les Primitifs. Pendant son voyage de noces, qui semblait resplendir dans sa mémoire comme une lumière de félicité non pareille, elle avait salué les œuvres de ces vieux maîtres dans les villes bataves. flamandes et germaniques, enfin dans Paris. À retrouver sur les faces bretonnes l’âme parente de celles fixées jadis sur les triptyques des églises et des oratoires, par le pinceau des croyants, elle se persuadait davantage que l’Inspiration Éternelle dirige les esprits des nations pieuses et l’art de leurs imagiers. Sans qu’elle l’avouât, je le devinai. Tout aussitôt je lui dis, comme provenant de mon cru, ce que je soupçonnais être sa pensée profonde. Ce devait nous mettre d’accord. Utilisant ainsi ma sagacité psychologique, j’ai toujours réussi à me créer les sympathies nécessaires, du moins provisoirement. Mme Goulven possédait une âme simple que j’eus vite jaugée.

Certes il eût été malhabile de me travestir en dévot. Elle eût éventé la ruse. Mieux valait faire le sceptique tolérant que le dogme ne trouve pas agressif, et qui s’intéresse aux choses de la piété en observateur consciencieux, doué de vénération pour une force sociale capable, jusqu’ici, de tant de miracles historiques. Je feignis de demeurer confondu devant la sincérité des fermières qui, sous les parapluies, attendaient, les jupes retenues par les coudes, leur tour de grimper, marche à marche, l’un des deux escaliers menant au tabernacle de la sainte. Au-dessus de la foule priante et pataugeante, une petite fille, en jupon court et en chaussettes, restait immobile, les rotules nues contre la pierre d’un degré, jusqu’à ce que ses lèvres d’écolière eussent achevé les dix oraisons du chapelet ; puis, debout, elle récitait une autre dizaine, et s’agenouillait sur le degré suivant, entre les mères qu’édifiait sa ferveur. Beaucoup de laboureurs, aux petites blouses dures, balbutiaient aussi leurs patenôtres. Baisant la croix du rosaire, ils penchaient leurs fronts chauves. Ils s’élevaient ensemble le long de l’escalier par une sorte de mouvement général et vermiculaire. De toute cette masse prosternée les yeux demeuraient fixes vers l’image enclse derrière les grilles du tabernacle.

À voix basse, j’entretins Mme Goulven de ma jeunesse au quartier latin. Verlaine alors y était illustre. Étudiants, nous buvions de la bière avec les poètes smbolistes et néochrétiens. Je me rappelai, par hasard, quelques sonnets mystiques de cette pléiade. Je murmurai des vers. Ma compagne en fut charmée. Elle goûta les expressions rares. Elle apprécia les gloses que j’y sus joindre pour éclaircir les passages obscurs. Nous fûmes des amis. Avec discrétin je lui signifiai que j’aurais plaisir à nous lier mieux : cette province du moyen âge ; et je devinai que la femme de mon vieil ami Goulven me renseignerait merveilleusement sur les mœurs de la population singulière. Aussitôt elle me prodigua ses remarques. J’avisai un joint pour introduire une question relative à Keryannic et aux hôtes accueillis dans le domaine : le pharmacien de Quimper ne m’avait-il pas dit qu’on pouvait y prendre pension ? Mme Goulven s’empressa de m’inviter. Au second étage, deux chambres, avec balcon sur la mer, étaient libres. Aussitôt elle traita la question de prix, et avec peu de cupidité. Poliment, je feignis de me laisser tenter. Sans doute, la propriétaire appréhendait de savoir sa bourse vide, car elle se félicita vivement de sa chance. Je lui représentai cependant qu’il me fallait courir les routes, quelques jours encore, pour les intérêts de l’Iode Guichardot. Ensuite je profiterais probablement de cette bonne hospitalité. Avant toute décision, il m’importait d’apprendre mieux la valeur exacte des travaux poursuivis par le docteur.

Il pleuvait moins rudement. Une simple bruine effleurait nos manteaux et nos figures. Mme Goulven me quitta pour se joindre aux fidèles qui s’agenouillaient à la file sur les marches. Dès lors je pus entretenir le docteur sérieusement. Après quelques fantaisies de haute spéculation, son langage me parut moins chimérique. Nous revînmes vers la grande place. Je lui fis entendre que la Compagnie des Produits pharmaceutiques encourageait parfois les études sérieuses, avant même qu’elles eussent atteint la phase des résultats.

Il m’avait d’abord parlé brièvement, comme pour se débarrasser de mes questions, non toutefois sans céder à l’instinct de me convaincre. Il changea de ton dès que je lui eus fait entrevoir la possibilité d’un bénéfice. Précipitamment, il passa le bras sous le mien. Sa voix, devenue saccadée, m’expliqua les angoisses de ses recherches, tandis que la poudre d’eau nous mouillait un peu le visage. Madame Hélène acheta pour sa fille, à la devanture d’une baraque ruisselante, les photographies du pape refusées par Mme La Revellière aux instances de l’enfant. Je sentis sur mon avant-bras se contracter la main du docteur. Il chuchotait fiévreusement. Dans sa doctrine il avait foi, une foi semblable à celle que tant d’yeux nous révélaient sous les coiffes et les chapeaux de la foule muette. Il croyait conquérir la science, comme ces braves gens croyaient conquérir le ciel. J’eus quelque peine à dissimuler le sourire que cette comparaison mentale me mit aux lèvres. Goulven était ardent. Ses regards voulaient, au fond de mes regards, pénétrer ma raison, l’éblouir de leur propre éblouissement. Une si naïve extase transfigurait mon pasteur de microbes que je pensais à l’adoration des bergers devant la crèche.

Madame Hélène se rapprocha de nous pour l’écouter, tant il lui parut chaleureux. Je soupçonne encore qu’elle s’assimila très peu de notre discussion histologique sur l’action du virus altérant les tissus de l’intestin et des artères, sur la bataille des leucocytes et des bactéries envahisseuses ; néanmoins elle asservit son attention. Je fus flatté de cette politesse qui se continua même à l’hôtel. Mme Goulven ne rentra qu’après le potage. Nous occupions l’extrémité d’une table indéfinie qu’entouraient des prêtres timides et goinfres, des familles provinciales aux gestes rares et sévères, quelques touristes en élégant négligé de route, beaucoup d’écolières pâles : leurs tresses s’accrochaient constamment aux dossiers de leurs chaises. Un escadron de petites Bretonnes tonnes volait avec les ailes battantes de leurs coiffes et les pans de leurs tabliers à bavettes. Préservés par des manches de toile, leurs bras maigres coupaient les tranches de pain, présentaient les soupières fumantes, apportaient les bouteilles de cidre, d’eau minérale, sous la surveillance des sœurs aubergistes, autoritaires et criardes. La clarté de la lampe renforça la beauté de la veuve. Je m’empressai pour lui faire les honneurs du beurre breton, qui est excellent. Elle en apprécia la saveur crémeuse et salée. Sa belle-mère me taquina sur ce qu’elle devinait de ma gourmandise. Elle interdit à la petite fille d’imiter ma façon de composer, dans l’assiette, une sauce flamande au vinaigre et au vin rouge qui relève agréablement le goût du bœuf. Au contraire, Mme Goulven réclama, pour sa mixture, un hachis d’échalotes que je souhaitais. Madame Hélène m’avertit que cela rendait l’haleine un peu forte. Je ripostai galamment que l’inconvénient me gênerait à peine, puisque je n’avais pas l’espoir de l’embrasser. Cette plaisanterie hussarde la fit presque blêmir. Son joli nez se pinça. Elle haussa les épaules assez brutalement. J’étais assis à sa droite ; le docteur était à sa gauche ; Mme La Révellière, avec la grave Gilberte, nous faisait face ; Mme Goulven avait choisi sa place auprès de moi. Tout de suite elle affecta de sourire comme si ma parole n’était que joyeuse. J’observai qu’à ce signal la veuve dompta sa petite colère. Elle se contenta de railler au moyen d’une phrase trop élégante et trop subtile pour que je m’en souvienne. Enfin elle me pria de discuter avec le docteur le problème scientifique entamé dehors, et qu’elle ranima d’une question propice.

Évidemment fine, elle ne se méprenait guère sur l’importance de notre rencontre pour ses cousins ; et elle manœuvrait afin de m’intéresser davantage aux expériences de Keryannic. Docile, je répondis à l’interrogation. Goulven développa ses théories. À vrai dire, elles me semblèrent excellentes. En moi-même je résolus de prendre pension quelques semaines à Belle-Ile. La chose valait la peine d’être approfondie. De plus, et sans verser dans les bêtises de l’amour, je n’étais pas éloigne de vouloir mieux connaitre cette madame Hélène dont les gestes mesurés, la voix mélodieuse, les formes longues et souples me captivaient. Elle s’en aperçut, ne fut pas sans user de coquetterie. Moi j’entrepris, contre elle, ces hostilités verbales et franches qui me font incontinent détester par les unes, ou tolérer, puis aimer par les autres. Celles-ci me jugent comme un vainqueur et me décernent les sympathies dévolues, dans tous les siècles, au soldat ou au riche ; celles-là m’estiment butor, grossier, impudent, et m’excluent vite de leur commerce. Madame Hélène ne sembla point m’exclure. Au contraire, elle se plut à me découvrir l’âme, en me harcelant de propos aigus. Pendant tout le repas, elle fut la dame qui, de son ombrelle, agace le molosse enchaîné dans la niche des convenances.

Inutilement Mme La Revellière désapprouvait notre jeu par ses silences et sa moue. Avec l’air qu’ont les infantes, en leurs cadres de musées, Mme Gilberte me dédaignait, muette et timide, en chipotant les bribes de ragoût éparses dans son assiette. Elle feignit même de cligner des yeux et de ciller à plusieurs reprises, comme troublée par trop de vacarme, lorsque je houspillai la servante au petit châle. Pour la deuxième fois, cette génisse bretonne me rapportait de la salade insuffisamment assaisonnée, en dépit de mes objurgations légitimes et payantes. Mme La Revellière défendit la bonne qui avait « tant à faire » · et ne savait, la pauvre fille, où « donner de la tête ! » Moi, cependant, j’exigeais ma salade à point. Mon estomac s’accommode médiocrement de doses fantaisistes. Je représentai tout haut, prenant à témoin les convives des deux tables, que le fait de manger dans le Finistère, au milieu de pèlerins loyaux, n’impliquait pas la nécessité de mettre à mal nos organes, par esprit de mortification. La petite servante ne put s’empêcher de pleurer. Deux larmes vinrent voiler ses yeux niais, pendant que l’ainée barbue des sœurs aubergistes la poussait vers la cuisine en l’injuriant tout bas.

— Ne vous tenez pas en dehors de ce peuple, monsieur ! Vivez plutôt quelques heures la vie de ce peuple ! — me conseilla madame Hélène. — Sans quoi, vous perdrez la chance de vous accroître de ses goûts et de ses pensées.

— Mais oui ! — ajouta Mme Goulven. — Vous perdriez à juger nos Celtes selon votre esprit parisien. Ils méritent qu’on examine leurs âmes.

— Il est temps de pénétrer dans la basilique, — assura Jean Goulven, qui achevait sa portion de compote.

Déjà les prêtres, debout, faisaient le signe de croix en bredouillant les grâces. Une vieille dîneuse et deux adolescentes que couronnait la haute coiffe de Locronan s’attardaient seules à grignoter des amandes. De maigres mères avalaient en hâte le café sur lequel soufflaient leurs enfants pâlotes. Toute une famille américaine se levait, garçons aux jambes nues, filles robustes, déguisés en matelots et matelotes, avec des chevrons rouges sur leurs manches de toile bleue. Deux dames aux profils sioux boutonnaient leurs macfarlanes. Quelques paires de lunettes furent rajustées sur les nez germaniques de touristes en bas verts et en feutre tyrolien. Pansus, courts sur jambes, larges du dos, des Français, vêtus de gris, s’appelaient avec affectation, parlaient pour la galerie, dévisageaient les bonnes innocentes, bien trop affairées dans le branle-bas de la vaisselle qu’on changeait, des serviettes propres qu’on étalait : car une nouvelle série de convives humides et impatients était parquée dans le vestibule. Contre eux, qui se ruaient au couvert, je sus garantir, de ma corpulence et de mon manteau berlinois, madame Hélène et Mme Goulven. Je les fis sortir, à l’abri de ma personne imposante, tandis que l’on heurtait sans miséricorde l’infante, de qui le chapeau fut bouleversé, à la grande indignation de Mme La Revellière, cramoisie. Ce ne me fut pas désagréable : elles purent ainsi juger le prix de mon amitié.

Dehors, le vent continuait ses assauts dans la rue, sur la place, encombrée par la foire religieuse. Il jetait la pluie aux figures ridées, il soulevait les coiffes raides et les parapluies tendus, il soufflait dans les verres des lampes à pétrole qui fumaient partout, empestaient l’air, éclairaient par instants les métaux des médailles bénites, les grains des chapelets, les enluminures des saintes images suspendues aux ficelles des baraques branlantes. Il étouffait la voix des marchandes. Il appliquait aux croupes des paysannes leurs jupes épaisses. Il fripait sur leurs bras les larges manches à parements de velours. Il secouait les vitres des auvents mi-clos devant les vieilles boutiques de la place que fermait, au fond, l’église de Sainte-Anne, énorme, où des musiques sonnaient. Par de là. le porche ouvert et la foule obscure, mille lumières rousses, mille cierges révélaient les perspectives des piliers successifs, des arceaux, des clefs de voûtes, et les rangées étincelantes de tuyaux d’orgue, au fond du chœur, après la série des lampes liturgiques.

— Voyez, le vieux culte du feu, de l’Agni, du Pur, l’Agneau de Dieu, qui se perpétue à travers les religions ! — me dit Jean Goulven, cessant de m’endoctriner sur les merveilles de son sérum. — Voilà. pourquoi je suis heureux d’être catholique. Le rite demeure pareil à ceux des plus anciennes civilisations aryennes. Je veux ici penser comme les ancêtres lointains de mon esprit.

Et, fébrile, il me récita le credo banal de ces néochrétiens qui découvrent, sous les phrases de 1a Bible et des Évangiles, un sens imaginaire, grâce à. quoi la cosmogonie de nos modernes astronomes, les théories de Darwin sur l’origine des espèces. semblent prévus par le Pantateuque et Moïse ; grâce à quoi, Adam devient l’animalité en progrès ; Ève, la faculté d’évolution ; Abel, la force centrifuge ; Caïn, la force centripète ; Dieu le Père, l’Ensemble des Forces inconnues, causes de la vie ; le Fils, l’humanité savante devant ces Forces ; et le Saint-Esprit, le simple processus de la mentalité depuis la conscience de l’amibe jusqu’à la philosophie de Hegel ; cependant la Vierge—Mère symbolise l’identité des contraires, d’où naît l’Absolu ou le Messie, science future qui nous ôtera l'ignorance, c'est-à-dire le mal, la douleur et la crainte de la mort. La mort, sommeil transitoire, promesse de résurrection sous des formes neuves (microbes végétaux et animaux), afin que l'on se perpétue dans la vie éternelle... Ainsi soit-il!

J'avais trop souvent our les faux mystiques de ma génération donner dans ce travers de cabaret et de salon théosophique, pour préter beaucoup d'attention à de telles paroles. Il m'amusait que le docteur s'évertuât contre mon scepticisme, au milieu de la cohue fleurant le drap mouillé. Sur le seuil de l'église nous nous heurtâmes à la multitude compacte des pèlerins qui chantonnaient timidement les can- tiques psalmodiés, dans le choeur, par les voix claires et tendres des vierges. C'était un spectacle des vieux temps. La houle d'un peuple étrange, peut-être ressuscité, battait les colonnes de cette basilique trop neuve pour les hennins et les coiffes qui formaient l'écume de l'élément humain aux flots innombrables. Fluide, il coulait partout, se tassait dans tous les angles, s'agenouillait sur toutes les dalles s'ados- sait à toutes les grilles s'étalait, sur toutes les marches s'accroupissait dans tous les coins. La mer monte aussi dans les creux de la côte rocheuse. Là-bas flambaient les buissons de cierges. Les veilleuses, dans leurs godets écarlates, clignotaient au centre des couronnes planantes. A l'ombre des cornettes, 'mille faces sexagénaires et résignées, mille figures innocentes et timides marmonnaient perpétuellement, les yeux aux saints des niches. Des souliers à clous grinçaient. Venues de la côte, maintes paroisses assiégeaintles confessionnaux. Pour absoudre sans cesse, les prêtres se relayaient, las et hâves, malgré leurs teints saures de marins et leurs carrures rustiques. Un à un, les pénitents s’iniroduisaient dans les edicules de bois ; ils énuméraient leurs fautes, et, promptement, étaient pourvus du pardon sacramentel qui les renvoyait, sages, confus, rejoindre ceux prosternes en tas le long des balustrades.

D’abord nous ne pûmes avancer, tant était dense la masse des chrétiens. Mme Goulven prétendit atteindre le bénitier. Or le plus proche était bloqué par un bataillon d’hommes en vestes d’azur, aux cent boutons de métal. Nu·tête, le chapelet dans leurs mains énormes, poilues, honorées de cicatrices, ces gars ne se divisèrent pas pour faire place. Petritiés la, dans leur attitude dévote, ils regardaient l‘apparition de madame Hélène. Songeaient-ils qu’elle pouvait bien être Dahut, cette fille maudite du roi·Gralon, si belle et qui nage au—dessus de la ville pécheresse engloutie près le raz de Sein ‘? Du moins ce fut Fexplication que balbutia Mme Goulven, aimable pour sa jolie parente, même dans la maison de Dieu. Nous étonnions beaucoup les courtes femmes de l’Armor embeguinées dans leurs larges capelines a petites fleurs, et celles qui, assidues a leurs oraisons, contemplaient, cependant, mon fameux manteau, saluaient le docteur peureusement, s`écartaient sur les genoux, pour qu’il pût enün tremper les doigts dans la vasque. Ayant offert l’eau bénite aux siens, il ne manqua point de se signer. Comme il pensa faussement que j’en serais surpris, il se pencha contre mon oreille:

— ‘Au nom du Père et des Causes, du Fils et de l’Humanité qui les conçoit, du Saint—Esprit et de l’Evolution qui nous libère de l‘ignorance animale.

Quant a moi, qui me pique de courtoisie envers toutes les croyances, je me sîgnai franchement. Je ne partage pas le dédain de Nietzsche à l’égard du chris- tianisme. C’est une philosophie très saine, ala portée de tous, et qui vaut bien tant de métaphysiques obs-— cures et contradictoires. La vigueur de l‘Église domina l’occident du vieux monde, enfanta sa civilisation et celle des deux Amériques actuelles. Il est un peu bizarre de conclure que c`est la une religion de fai~ I bles. Moi, je ne considere que les faits quantifîables. Or, apres la civilisation sémitique d’lsis et l’hellénique de Zeus, celle du Christ a, ce me semble, accompli la plus énorme tâche de nos annales, en convertissant aux lois sociales les barbares des invasions. L’œuvre n’est pas moins considérable que celle du capital industriel, ce successeur du christianisme et qui transforme au- jourd’hui la vie du monde. Voyez-vous : les prêtres de Memphis, la légion romaine, le clergé catholique et h les trusteurs yankees, ce sontles quatre grandes élites qui ont réellement manié et qui manieront les sièclesl.;

Je m’exténuais a séduire l’intelligence de madame Hélène en lui chuchotant ces opinions,lorsque sa fille se blottit contre elle.-L’enfant_dét0urnait la tête ; elle s’effrayait d’une Bigoudine en oraisons. -Un morceau I de sparadrap remplaçait, au milieu de cette figure, ~ le nez qu’un chien ou qu’un abcès malencontreux avait dévoré. Chose fantastique, au reste, que cette svelte fille droite dans son corsage noir, aux hiéroglyphes de soie jaune, dans ses jupes ballonnées autour d’une taille ferme, et qui priait avec toute la ferveur de sa face, large, fauve, sans_ narines. Le contraste entre la vigueur du corps et l’horrible aspect du visage donnait à cette paysanne une singulière apparence 44 LE SERPENT Nom » de cauchemar. D'autres [illes llaccompagnaient. En haut de leurs fronts une étroite petite mitre de gui- purse cachait le point ou s’attache la chevelure relevée depuis la nuque, etlissée par dessus les passementeries orientales du bonnet. Goulven nous instruisit sur cette race de Penniarch, de Pont-l’Abbé, la plus an- cienne sans doute de l’Armorique; car elle garde en- core la vêture colportée par ses aïeux conquérants, aux âges des invasions celtiques, depuis les plateaux d'Asie ou l’on retrouve ces broderies sur les épaules de l’lnde et ces mitres sur les têtes de la Chine. Derrière ces ülles qui s'entTonçai·ent dans le peuple des fidèles, nous nous poussâmes, heurtantquelques vieilles écroulées entre leurs béquilles, quelques vieux ébaubis,ébranlés, qui dressaient leurs têtes du moyen âge, glabres etfaméliques, parmi les velours noirs de leurs eucolures. Faces maigres, couturées, rasées, membres lourds et carcasses décharnees en vestes de _ Céladons, en pantalons collants ou bien en culottes bouîfantes et guêtres espagnoles, ils allaient .à la file, Ie chapeau contre le ventre, le rosaire aux doigts gourds. Ils allaient vers les chants virginaux de 'l’autel, qui montaient jusqu'aux altitudes des voûtes successives. Ils allaient aux buissons de cierges in- cendies, vers les hautes croix d’argent queles diacres inclinaient pardessus les mouvements inûnis des · Goitles blanches, des tiares. noires, des bonnets a paillettes, des roides hennins, des petites mitres empe- sées. Au passage de madame Hélène les paysannesdé- féreutes et craintives, se reculèrent. Bientot M"" Goul- ven nous atfirma qu’elles la eomparaient elïectivement à Dahut. La sirène présente avait une toque de goémons et d’algues noirs parfaitement imités parles LE SERPENT Nom 45 artistes en modes ? La gaine de caoutchouc envelop- pait d’une peau squameuse, brillante, les formes de sa gorge, ·la souplesse de sa taille, les rondeurs de ses hanches, l’ondulation de sa traîne bruyante,. Entre les laideurs de ces gens ràpés par les sels de l’air et de la mer, sa beauté fme et maitresse triom- pha, tout a coup, de façon presque miraculeuse. Je regardai Goulven la contempler, à mon exem— z ple. Vraiment féerique et reine, elle glissait, entre ces dos trapus corsetés de velours, ces croupes accrues par les vertugadins d’autrefois et les plis cliastes des grosses robes, ces cous brunis parla longue imorsure des saisons agricoles, ces gestes d’esclaves, et ces pas ferrés. ' Je ne sais encore pourquoi, ni par quelle rare divination des faits à venir, je pensai tout a coup que cette_ créature superbe, riche à souhait, influente par ses_ alliances, aurait pu secourir la gêne mani- A feste du docteur, et le mettre en point de renouveler, jusqu’au succès, les expériences interrompues faute ·d’argent, comme il le laissait comprendre depuis une heure de dialogue. Animée par le plaisir de conce- voir cette foule si étrangère à nos mœurs de Paris, madame Hélène était radieuse, ravie, souriante, affable. Cent idées ingénieuses aftluaient dans ses paroles. _ Chaque type de Bretons, elle l’attribuait exactement t à l’art d’un Dürer, d’un Memling, d’un Cranach, d’un Cimabue, d’un Mantegna; et sa memoire impeccable décrivait les murs des pinacothèques ou elle avait salué d’abord les portraits de ces gens rudes et pieux. L’approuvant de bon cœur, avec innocence et foi, . M'" Goulven la renseignait à profusion sur les carac- tères des costumes; et elle répétait naïvement-: 3. 46 ms ssnvsmr mom — Ah! ah! tu l’aimes enfin ma Bretagne, toute ma Bretagne du moyen âge, toute ma Bretagne souffrante et croyante, toute ma sainte Bretagne... Vois-tu comme le vieiu: temps ressuscite ici? De fait, nous foulions aux pieds des familles qui s`arrangeaient sur les marches du chœur pour y passer la nuit, conformément au vœu. A croppetons, · des mères s’installaient en berçant les pleurs et les cris de leurs nourrissons effrayés par l`eclat des lumières et les rumeurs de la foule toujours plus A dense. Maintenant elle comblait les chapelles laté- rales, s’accoudait aux autels, s’assoupissait sur les prie-dieu, et s‘accotait contre le catafalque remise dans une encoignnre. Les malades geignaient dans les bras de leurs parents accroupis, silencieux. Les bambins jouaient, en sourdine, à se poursuivre autour dun pilier, sous le saint évangéliste qui levait deux doigts en plâtre. Mais leurs rires, brusqpement, s’évadaient de leurs bouches glaireuses, et brisaient l`harmonie du cantique psalmodié par une équipe de servantes très sages qui gardaient leurs missels ouverts dans leurs mains rouges. _M‘“° Goulven répétait parfois un vers de leur litanie, puis achevait la strophe avec elles. Alors elle ne diflérait pas beaucoup des choristes, tant sa physionomie était .passive et résîgnée. Son teint pâle, ses mains fines et gantées, sa chevelure terne nouée sous le chapeau brun, ne suffisaient pas à la rendre distincte. Je l’ima- ginai sous la cornette à brides roides, sous le petit châle amarante, plissé au bas de la nuque, et dans la bure noire à biais de velours. Comment cette pauvre femme timide aiderait-elle le génie de son époux à vaincre l’hostilité du sort et l’inditl`érencedes hommes ? · LE smnreur Nom 47 Ne préférerait·elle pas qu‘il fût un saint émacié des vitraux, les yeux heureuxau ciel, et le col tendu vers le glaive du tortionnaire? , « Si je m'appelais Goulven, — pensais-je, — je deviendrais l‘amant de madame Hélène qui me présen- terait à ses amis parlementaires, à la société des ministres. Alors je m’assurerais une clientèle opu- lente. Le sérum Goulven guérirait les fils des am- bassadeurs, les millionnaires, les boursiers, les 1 actrices... Ce serait une excellente publicité, meil- · leure que celle de la compagnie anonyme pour le lancement des produits pharmaceutiques!... » Je songeais à cela pendant que la veuve admirait le profil du docteur, ses cheveux à demi longs et plats, ses yeux purs de marin, son corps fagoté dans un costume de cycliste, ses grandes jambes guêtrées comme celles des vieux Bretons. Lui aussi tenait contre sa poitrine un chapeau rond cerné d'un velours, et un chapelet d’agate que sa femme lui avait mis aux doigts tout à l’heure. —- Est-il le Celte parmi les Celtes, hein, ma mère! — disait à M"' La Revellière sa bru en extase devant ce type de chouan maladif et mystique. -. Nous cheminàmes plus avant. J’aba11donnai ma supposition. Ou, plutôt, je la modifiai, m’adjugeant l’espoir de séduire la veuve et dfacquérir, par son entremise, les influences qui me font encore défaut ' dans le monde officiel. Aussi je me rapprochai de sa fille et de sa belle-mère tout occupées à se réjoui1·par· mi desenfants vêtus, comme les grandes personnes, ·de robes longues, de tabliers à bavettes, de mitres higoudines, de hennins, de tiares à la Pontivy, ou de .capelines lorientaises. * 48 LE sEm>ENrr· Nom « Quand, passé- les sacristie-s, nous parvînmes au cloître, madame Hélène resseutit de.l’enthousiasme, ainsi que devant une vieille eau-forte dénichée au milieu de cent images. vulgaires. De l’ancienne basi- lique, a laquelle fut substituée la bâtisse moderne de . style composite et laid, le cloître est demeuré tel qu’au xvu° siècle, avec sa galerie en quadrilatere, ses piliers trapus, ses arches un peu lourdes, les stations du chemin de croix encastrées dans les murailles, ."`les combles d’ardoises que surmonte un clocheton __ ' a jours, le calvaire au,centre de la cour. De suprêmes lueurs éclairaient mal les pèlerins qui grouillaient et pietinaient', chapeaux bas, le long du vieux mur_ suintant. Prosternées sur les dalles humides, i les aïeux, les pères, les meres, les tiancés, les écolieres et les patres ànonnaient les oraisons du rosaire devant les tableaux de la Passion. D’autres A allaient fort pieusement s’agenouiller sur les marches du calvaire. Avec précaution, les femmes retrous- saient leurs robesYpar—dessus leurs cottes de couleur, avant de prier,·de se signer, de piquer une·épingle, parmi cent autres, au socle de la croix, pour mar- _· quer leur vœu, selon la coutume. Toute une humble humanité s’ébahit de nous voir envahir son lieu de recueillement. Elle regarda la beaute de madame Hélène, la couronne d’algues noires. On respecta mon manteau considérable et mon aisance habituelle. On méprisa la vieille M"‘° La Revellière dont le face à main lorgnait impertinemment. La jeune Gilberte épelait at haute voix les inscriptions des ex-voto qui relataient les vies protégées par S—ainte—Anue au cours- de la campagne de la Chine, et celles arrachées a la U nier furieuse, ou sauvées de trépas divers. Agitant. LE SERPENT Nom 49 ? ses mains gautées de blanc, madame Hélène ampli- ‘ tiait la verve de. son érudition architecturale. Elle multiplie ses comparaisons entre les toiles illustres des musées et le spectacle réel de ces hennins, de ces pourpoints, de ces physionomies façonnées par les goûts et les pensées des siècles révolus. Il me plut fort qu’elle se piquàt de m’éblouir par l’origina— lité de ses .aperçus_ trop littéraires. . Je poussai les excla1nat·i0ns flatteuses attendues par sa vanité. Elle ne laissa point d’en être ravie. .Vattribuais à la dévotion hérétique, mais certaine, du docteur, le mécontentement, qu`il celait peu, de nous entendre ainsi disserter. Des vieillards inter- · rompirent leurs méditations. Des filles levaient sur nous leurs yeux de génisses. Des garçons se dissi- pèrent. Il nous ramena dans la basilique ou s'aff`ai— > raient de jeunes vicaires. Les uns vendaient des images. Les autres conduisaient leurs paroissiens aux ` confessionnaux assiégés. D’aucuns recevaient les cierges en offrande, et encaissaient les trente·sous d_es messes prochaines. Dans la sacristie pleine de monde, plusieurs burettes et des chasubles avaient été ou- bliées sur les bahuts. Assises partout, des meres allaitaient leurs enfants. Des ribambelles de grandes ' filles se suivaient, à demi recueillies à demi rieuses dans les ombres branlantes de leurs coiffes. La nef était comble. Contre la table de communion, beaucoup commençaient à dormir, la bouche béante, et le chapelet aux doigts. Sur le tapis du chœur, nombre de femmes s’installaient par compagnies, d’®u.ess:mtines noires peignées en bandeaux, et de Bigoudines brodées en jaune, passementées, pail- letées, rnitrées. Leurs paupières rougies par les vents du large, s’abaissaient somnolentes sur les gerçures des joues. Celle au nez de sparadrap vaguait. Elle guettait de l'œil, avec son amie, une place libre qu'on ne leur offrait pas. Le col ouvert, les mains pendantes, des vieilles ronflaient en tas, sur les bases des piliers. Aux âmes purifiées par ses absolutions le Christ envoyait la bienfaisance d’un sommeil réparateur. Quelques-uns, courageux, se remuaient. D'autel en autel, ils épuisaient toute leur mémoire des vêpres, des litanies et des psaumes. De nouveaux pèlerins faisaient irruption, par tous les tambours des portes latérales. Du coude, ils se frayaient passage dans la masse noire des pénitents. Les paroisses se ralliaient autour de chefs qui levaient leurs mains calleuses, leurs ongles difformes, et puis, de l’épaule, fendaient la foule. Ils se dirigeaient vers les édifices des châsses d'or, et vers les bouquets de cierges épanouis. Les yeux s’écarquillaient à l'espoir d’un dieu visible.

Et les cantiques montaient dans le vacarme mal contraint. Trois mille voix virginales chantaient leur espérance sous la nappe des coiffes candides qui s’étalait depuis le chœur jusqu'au portail béant vers la nuit pluvieuse. Dans son hallier de cierges flamboyants, le Crucifié d'or, au faîte de l’autel, éblouissait la foi de son peuple en extase.

Nous traversâmes difficilement ce peuple dont l’odeur champêtre emplissait la profondeur entière du vaisseau. Goulven nous démontra qu’il était impossible de percevoir, sur les cinq ou six mille figures glabres, d’autres signes que ceux d’une résignation confiante dans la miséricorde céleste. Hommes, femmes, enfants, ils allaient avec la même stupeur de se croire élus par le Supplicié divin pour absorber, puis devenir sa chair nouvelle et son sang de résurrection. Cela se déchiffrait sur tous les fronts têtus, sur tous les masques naïfs ou cruels, sur toutes les grimaces indélébiles façonnées par les bises âpres et les feux ardents du soleil, par les assauts des pluies obliques. Nulle âme ne se différenciait des âmes.

— Moi-même, — avoua le docteur, — moi-même, j’ai peine à résister. La foi de mes Bretons s’exhale matériellement. quoique invisiblement, d’eux—mêmes, pour me pénétrer, m’enivrer. Curieux phénomène de physiologie biologique! Quels éléments subtils, pareils à ceux des odeurs, s’échappent de tous ces corps, comme les parfums émanent des fleurs, pour transformer soudain mon esprit? L’épidémie de la foi m’atteint, à cette heure. Mes cellules se souviennent d’avoir été transmises en germes par le même sang qui battait dans les veines amoureuses de nos ancêtres communs. Chaque regard d'extase que j’observe me semble exprimer ce que j’éprouve. Mes organes se font plus légers, comme si l’air, tout à coup, recevait une décuple quantité d’oxygène. Mes poumons respirent, mon cœur bat de la même façon allègre que j’ai constatée lors de mes visites aux cimes du Mexique, sur l’0rizaba. Grâce à l'entraînement du laboratoire, je puis analyser cette brusque modification de mon être. Une force se dégage de ces hommes, et se loge dans mes cellules douées, pour elle, d'une réceptivité singulière. Je note cela, point à point. C’est extrêmement curieux.

Sa femme n’observait point, elle. De tout cœur elle se livrait aux influences. Ses yeux rayonnaient si elle achevait un cantique avec les filles du Ploemeur, si elle saluait l'autel avec une famille lorientaise. Tantôt elle semblait apercevoir le ciel à travers les arceaux, peut-être translucides pour l'imagination de sa race féconde en légendes ; tantôt elle narrait éloquemment des miracles anciens à la petite Gilberte émerveillée, qui finit par copier les génuflexions et tous les signes de croix, devant les autels, les châsses, les statues aux belles auréoles. La ferveur publique gagnait l'enfant. Elle marchait sur la pointe des pieds ; elle s'indigna des paroles profanes échangées par sa mère et son aïeule.

Dehors elle ne se permit d'être espiègle qu'au mo ment où nous eûmes quitté, la place et ses bouti- ques de chapelets, de médailles, de· scapulaires, pour longer, sur le flanc de la prairie, les bivouacs des arrivants. A des perches courbées, les gargotieres avaient ûxé de grosses toiles, en manière d’abri. La- , dessous, des bancs et des tables, improvisés aumoyen ` de planches disparates, accueillaient les buveurs, les buveuses, leurs marmailles. Des litres aux bols, le cidre coulait entre les chandelles fichées sur des clous qui perçaient le bois. Devant chacune de ces tentes, cinq ou six grosses pierres contenaient un feu de branches pétillantes et fumantes; une marmite . énorme y soufilait bruyamment sa vapeur. La mari- Iornc soulevait le couvercle, plongeait la cuiller pour remplir les écuelles de soupe auxechoux, de pain délayé, de viande bouillie. Sous leurs parapluies, les consommateurs s’empressaient autour des éven—‘ taires ou vacillaient les lueurs des lanternes. La, des ménagères du pays diivisaient en tranches de longues miches épaisses, partageaient le pâté gras encore ügé dans le poêlon. Ailleurs, des sardines ` LE SERPENT Nom q 53 '— grésillaient en plein vent; et leur fumée s’engouf- frait dans la coiffe de la cuisinière. La pluie piquait les sauces ensifflant. Des cabarets voisins‘jail·lissaient les rires et les cris de ceux qui fraternisaient devant Peau-de-vie du comptoir. Ils se serraient les mains. Ils se frappaient l’épaule. Ils s’expliquaient en cognant du doigt les rangées de _-boutons métalliques cousus aux broderies des vestes. Devant le seuil, on dételait les chevaux. L’eau dégouttait des crinières et des n queues blondcs. Il surgissait encore de hautes carrioles, pleines de bonnes femmes recroquevillées sous les riilards de coton, et que menaient des gaillards a la blouse ruis- selante. Les mouchoirs à carreaux protégeaient les coiffes d’apparat sur les têtes.d,es flàneuses troussées pour entendre, dans les flaques, la complainte des manchots. A tue-tête, les aveugles proclamaient leur ' infortune, tellement que nous crûmes d’abo1ïd à quel- ques vociférations de querelleurs. Guides par des enfants, ils se plaçaient sous les lueurs éventées des falots atin qu’on lut les inscriptions de leurs pan- cartes. Et leurs plaintes lugubrement hurlées se ma- rièrent aux exclamations de la foule déçue : on appre- nait que la procession aux flambeaux n’aurait pas lieu. Les prêtres ne promèneraient pas la statuc_de La Sainte sous la pluie ni dans la violence du vent marin., M='“° Goulven en fut très marrie quand une femme de Belle—Ile l’eut prévenue. Cependant le nouveau cha- noine chargé de Porganisation avait entrepris une neuvaine. Et §la paysanne suspecta la sainteté de ce dignitaire. Pareil mécompte n‘était jamais advenu du temps de son prédécesseur. Le ciel refusait evidem- ment la grâce. Mm Goulven réprimanda cette médi54 LE ssnrnwr Nom l sante. L’autre secouait la tète par—dessus les plis de son petitchâle à franges. Ses mains gantées de gris maintenaient le parapluie contre la rafale pour défendre la coiffe à jours, les bandeaux pommadés, le splendide tablier de lampas prune. Donc nous ne pûmes contempler la procession nocturne, pour laquelle nous étions tous là. Nous nous bornâmes à visiter encore une fois la basi- lique. Les foules s'y pressaient tant que le docteur put murmurer à madame Hélène : s ——- Voyez, il y a plus de tétes vivantes que de pierres immobiles dans cet édifice. Ces gens ne sont·ils pas comme celui dont le Christ a dit 1 « Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église »?... Et voyez encore ces attitudes d'0rient, ces femmes de Pontivy assises à terre, leurs fronts chargés de tiares assy— 4 riennes 2 leurs mains tâtent le chapelet avec le geste fatalîste des musulmans Iaccroupis sur le sol de la mosquée. J’ai longtemps admiré cette attitude et ce ' geste à Beyrouth... Sans me rendre bien compte, j’ouïs que la voix de madame Hélène se faisait; pour lui répondre, _plus melodieuse et plus tendre. .l’eus le premier soupçon d’une intimité secrète, peut·être dangereuse, entre eux. D’allleurs Goulven avait parlé tiévreusement, plus fiévreusement que ne l’exigeait la matiere assez banale de ses remarques. Je me dis que les mots n’étaient pas en rapport avec le sens des intlexions, sûrement voulues. Ce ne fut qu’un instant de sagacité. Aussitôt je_me persuadai que le veston défraîchi et les manchettes eftilochée de mon ami _Goulven ne pou- vaient convenir à l’élégance de sa parente, et qu’un homme de son espece ne songeait guère à tromper sa LE SERPENT_ Nom 55 femme. D’autant que M"·°- Goulven n’était point dif- ‘ forme, ni laide, mais un peu sévère d’aspect, un peu terne de peau, un peu neutre de manières. Mon im- pression calomnieuse ne persista point. De l’incident, je tirai cette conclusion simple : une jolie créature, avec une voix si mélodieuse, devait certainement ché- rir les exercices de la volupté. Je me prescrivis de lui faire la cour, à tout hasard, n`en dût—il résulter que d'être son ami, et d`obtenir, par la, mes entrées dans son monde. Une photographie de vieille personne étendue sur son lit de mort décorait ma chambre. Je me désha- billai, substituant a ce fâcheux emblème, dans mon _ esprit, l’image précieuse et riante de madame Hélène. En dépit de mon souhait, le sommeil n’évoq11a point ` ses charmes. Je dormissans reve, comme d`habi- tude. Le lendemain, au réveil, je proütai d'une lucidité parfaite pour me convaincre que les expériences du docteur et les mérites de cette belle dame justitïaient le voyage de Belle-Isle. Quand je l’eus rejointe a table, _l’éclat délicieux de sa ügure accorte, la joie de ses yeux clairs, l’aisance harmonieuse de ses gestes, les malices dont elle moqua mes manies de gourmand, tout acheva de me déterminer. J’avisai Goulven de mon intention. Je ne croyais pas inutile, en vérité, un séjour a Keryannic. Cela me permettrait de fournir a ma Compagnie une note pré- cise, complète, sur le sérum du typhus. Le morne visage de M"? Goulven s’illumina. Prête à communier, ` elle ne mangeait pas. Elle voulut savoir le jour, l‘heure de mon départ. Madame Hélène exagéra presque la satisfaction commune. Mais je démèlai que, si ma présence a Belle—lle semblait devoir lui être agréable, Fintention de procurer une commandite aux travaux du docteur lui semblait le plus louable de mes projets. Cousine ¤e.ce ménage à peu près pauvre, elle se réjouissait de l’aubaine possible. Étais-je ` autre chose, pour elle, que le porteur d’une nouvelle favorable a ses protégés ? Malgré ma prudence ordinaire, je laissai trop se développer, parmi mes commensaux, l’espoir du succès. Trempant leurs tartines dans le café au lait, ils me décernèrent mille éloges. Tout a coup, le docteur se rappela plusieurs aventures de notre jeunesse, au quartier latin, et les commenta de la meilleure façon pour ma gloire. A madame Hélène, il vante mes études dans le laboratoire de biologie dirige par le professeur Duvalon, aujourd’hui membre de l‘Institut. Il me fournit l’occasion de pérorer a mon avantage devant la veuve. Je plaignis la faiblesse de ce pauvre homme qui, la veille, s’ingéniait à me faire comprendre la froideur de ses sentiments a mon endroit, et qui, aujourd’hui, dans l’attente de quelque argent, s’efforçait de découvrir mes vertus les plus mystérieuses. Fallait—il que sa misère le harcelàt ! Même il amadoua M"^° La Revellière- en ma faveur. La jeune Gilberte daîgna me répondre et ajouter à ses monosyllabes plusieurs syllables en surcroît. Elle toléra mes avis sur la façon de mettre au point sa jumelle photographique. Elle finit par condescendre jusqu’à m’interroger sur le rôle de l’iris artificiel propre a modérer le jet de la lumiere contre la plaque sensible. Car le soleil, lentement, se dégageait des brumes. ll attirait hors des auberges les pèlerins. Devant les fenêtres de la salle ' rs saumur Nom 57 à manger, ils détilèrent, s‘appelèrent. Plus heureux, ils accueillirent les invites des marchandes qui éta- laient les couleurs et les métaux de leurs bagatelles sur les éventaires abrités de toile. L’écarlate de l’an— drinople brilla plus vivement aux frises des baraques. Gilberte oublia tout à coup sa mine offeusée, et demanda que l'on sortit. Déjà Mm Goulven nous avait — quittés pour la grand’messe. Filles vendeuses de cie~rges,·d’images et de chai pelets, monstres mendiants, aveugles hurleurs, man- chots brandissant leurs moignons, béquillards ten- . dant leurs chapeaux informes, pèlerins nu·tête, quel- ques-uns nu·pieds, conformément au vœu, dévotes aux somptueux tabliers d’azur et d’émeraude, d’aven- tuizîne, hommes aux longues jambes rayées et aux vestes rehaussées de velours, enfants vieillots et peureux tout le cours de la foule nous charria jusqu’à la Fontaine miraculeuse. Au sommet de la pyramide, ' s’élève, dans le ciel, la statue de la Vierge—Mèr et de sa vénérable éducatrice. _ Gilberte braqua l’objectif sur les Bretons, qui s’im— bibaient les yeux d’eau salutaire. Les aïeules, d’une main tremblante et rousse, se lavaient les rides. A genoux, un pere et une mere mouillaient, en priant, les.paupières de leur bébé blème, à demi·mort. Il les vexait un peu qu’on les examinàt. Le déclic de l’appareil les distrayaitde leurs oraisous. Continuant de les réciter, ils ne s’en intéressaient pas moins a cette fillette qui, court-vêtue de drap beige et campée sur les courbes de ses lines jambes en bas gris, fixait l’instant de leurs attitudes. Ils semblaient ne pas comprendre que leur acte fût rare et singulier, et que nous eussions des motifs pour en vouloir garder un se LÈ sunruivr nom ` souvenir perpétuel. Madame Hélène s’étonnait qu‘ils n’eussent pas de colère contre nous. Plutôt parais- · saient·ils admettre mal que nous prissions plaisir, ainsi que différents touristes, à les contempler, pieux et sincères. D’autres, arrivaient par groupes. Les hommes étaient leurs chapeaux pour remplir, s’étant ` signés, leurs bouteilles à cidre avec le liquide mer- veilleux. D’aucuns délaçaient leurs chaussures, et plongeaient dans le bassin leurs pieds tout recroque- villés, leurs ongles gibbeux, fendus ou incarnés. Trois jeunes ülles de Pontivy humaient la boisson d’une vasque en ayant soin d’écarter les guipures de leurs larges manchettes, et les voiles de leurs tiares neu- ves. Tour à tour, les familles se succédaient, piéti- nant la flaque de la piscine, buvant aux conques de pierre, recueillant le jet de la fontaine sur leur mou- choir pour humecter leurs ophtalmies. Simplement, elles accomplissaient le rite ancien avec des âmes de confiance et d’espoir. Je ne pus nfempêcher de dire que la publicite de notre Compagnie produisait des résultats moindres, et que le Régénérateur Guichardot devait etre avalé par les malades avec moins de foi. Pour guérir plus d’hommes, pour-sauver plus de vies, Goulven eut souhaité que le médecin fût revêtu d’un sacerdoce par la religion, et que, du haut de la chaire,il pût re- commander le miracle véritable, en rendant grâces aux Lois inconnues d’avoir nécessité ce phéno— mène bienfaisant de-la nature, en rendant gràces à leur esprit créateur, ce dieu que les peuples adorent sous les formes diverses inventées par les imagi- nations fertiles. N’eût-il été le mari d’une épouse exem- plaire, lui—même, au lendemain de sa découverte pro` LE SERPENT Nom 59 , ' chaine, une fois la réussite assurée, lui-même eût, vo- ( · lontiers, prononcé les vœux monastiques. Sa parole alorseût joint a l’eilicacité du sérum le prestige de la consécratio_n. Quelle aide apporte àla volonté de gué- rir l’énergie d’une ardente foi 1 .Dans les hôpitaux des L colonies, n’avait-il pas vu échapper aux pires iièvres des matelots qui jugeaient leur médecin savant et pa- ternel, tandis que périssaient en grand nombre ceux que le thaumaturge a trois galons n’avait pas su con- veincre de ses mérites, souvent réels? Au reste, les pénitents de Lourdes parviennent a se traiter excellemment par la seule force de l’auto-sugges-t tion, sans le secours de la pilule ni du cachet? Goulven nous certiiia qu’il recommandait a ses epi- leptiques de Belle-Ile les pèlerinages, l’assiduité aux pardons. Certes, il avait obtenu des cures heureuses par Yhydrothérapie et les bromures. Néanmoins, Sainte-Anne—d’Auray, Saint-Jean-du-Doigt, Sainte- Anne de La Palue avaient amendé l’état de pauvres I êtres en proie aux affections nerveuses, et rebelles aux injonctions de la pharmacopée. Aussi, par les deux méthodes combinées de la suggestion religieuse et la thérap‘eutique ordinaire, il traitait les maux du _ grand sympathique avec un succès notable. Il salua même une de ses malades. Entre la guimpe et l’épiderme de la nuque, elle s’appliquait un mouchoir abondamment mouillé. Le paradoxe mamusa, comme une affectation d’ironie drôle envers _ les doctrines officielles de la Faculté. Loin de mer la puissance parfois inespérée des remèdes que nous inventons les uns et les autres, nous n’ignorons pas, néanmoins,que leur effet demeure variable, pré- _ caire et, chose singulière, transitoire comme l’engouement qu’ils suscitent. `Madame Hélène, elle, prenait au sérieux cette collaboration magique du prêtre et du médecin. Elle ladefendait contre 1 scepticisme trop net et un peu borné de sa belle~mere, qui en était aux tournures d’espri·t ’introduites dans l'aristocratie bourgeoise par les disciples du positivisme. Goulven n’eut guère de peine à lui démontrer que si la fontaine miraculeuse de Sainte-Anne était véritablement inefficace, le peuple celte se fût lassé, en deux siècles, d’y venir puiser.

La multitude augmentait encore. Les individus s”unissaient. Les familles se confondaient et s’embrassaient. Les groupes saggloméraient autour de personnages taciturnes qui marchaient, le parapluie sous un bras, la miche sous l’autre. Les paroisses se formaient pour un cortège. Les femmes ornées de coiffes pareilles, se rangeaient comme les hommes parés des mêmes vestes à la Watteau, noires, bleues ou blanches, couleurs gaëliques. Plus criardes, les marchandes offraient les pains, les scapulaires, les sardines grillées, les images saintes, les pâtés et les rosaires de leurs baraques. La masse en mouvement nous étreignit dans ses méandres. Choquée par le son de ses propres jaseries qui détonait dans le grave murmure du peuple en piété, madame Hélène interrompit ses remarques de dilettante. J'appreciai qu’elle rougit de son bavardage et s"en offensàt, mécontente d’elle~même. Elle eut un moment de beaute pudique tout a fait adorable, quand, sur le visage de Goulven, elle eut déchiffré un blâme moqueur. Ensuite, elle nous dit tout bas que cette nation pen- sait en dedans, et ne livrait rien de ses réflexions. Les seuls propos entendus autour de nous, depuis la LE SERPENT Nom 61 veille, n’étaient que des compliments de salutation ou des maximes relatives aux incartades fâcheuses du climat. De cette religion qui les attirait tous au ' parvis de Sainte-Anne les Bretons ne s’entretenaient guère. Leur prudente piété_semblait craindre d'être trahie par le langage. Nous retournions vers la basilique, entraînés par nos voisines aux larges dos et nos voisins aux coudes _ combatifs. Sur les marches du portail, les bannières de la_procession commençaient a luire. Bientôt les _ cuivres bosselés de la fanfare, la grosse caisse, un essaim d'abbés nu-tête et affairés, un peloton de jou- venceaux décorés d’un sacré-cœur en broderie, se précipitèrent, repoussèrent les enfants curieux. L’hymne grêle s’envola de la nef béante; et la pro- ` cession sortit entre les fidèles agenouillés sur les marches. Avide de voir la chasse et son baldaquin doré, la cohue nous bouscula. Moins haute que son parapluie, une petite fille se glissa devant madame Hé- lène et se olapit dans ses jupes. Je faisais îlot juste au milieu d’une famille ouessantine, dont les yeux ` clignaient, comme sous la brise de mer, au spectacle de la musique, des oriflammes, des chantres en surplis, de l’évêque mitré, de sa crosse orfèvrée, des ohanoines portant l’hermine, du deuxième évêque majestueux et corpulent, du troisième, bruni comme un marin, de toute la série de Bretons bai- sant leurs chapelets, croisant les bras, fermant les ` paupières sur le souveuir de la communion récente.- _ Immense et neuve, l’église élevait aux nues la _ statue géante de sainte Anne, qui regardait mugir à ses pieds la ferveur des chrétiens. Toute une nation _ de fermières noires aux coiffes blanches pullulait 4 62 LE sauveur Nom hors des colonnes et des murailles retentissantes, parmi les sons des bugles, les versets des chantres, le tonnerre des tambours, et les pointes des cierges ` éteints. Beaucoup bayèrent à la Sainte comme si le miracle devait se produire. Sans doute, ils attendaient · qu’elle s’animât, qu’elle descendit de là-haut, par le chemin des airs, avec la Vierge, pour les aimer de plus près, pour toucher les blessures des âmes et i prononcer les paroles qui guérissent toutes les peines ‘ secrètes, toutes les lassitudes enfouies derrière les figures ridées, les rictus douloureux. A mon côté, Goulven lui-même tourna la tète vers la statue cou- ronnée de soleil. Il demeura, quelques secondes, en _ extase, saisi par l’enthousiasme sourd et vigoureux de sa race devant l’espoir du ciel. S'observait-il, demi- ' _ croyant par la force des atavismes, et demi-sceptique par les conseils de la science? Madame Hélène l’exa- minait. Nous échangeâmes une idée muette en hochant la tête. Il nous parut loin de nous, reculé soudain au fond du passé sous la bénédiction épisco- pale de deux doigts hiératiques et rustiques, ornés J d’une améthyste. Je ne sais pourquoi, mais il ine sembla que je triomphais. Entre madame Hélène et ma sardonique personne venait de s’établir une com- plicité intime. Elle dura même. Car presque aussitôt nous aperçûmes, au nombre de celles qui suivaient la châsse et les chantres, l\l‘“° Goulven, plus pâle que de coutume, et transtigurée par la grâce de la communion. Elle s’avançait, le justaucorps sanglé sur ses formes de grande tillette, les cheveux blonds noués sous la nuque frêle, et les mains unies sur le livre d`heures. Son mari la contempla, nerveux, presque larmoyant. Ellele discerna parmi la cohue 1.E—sr:m>r~:N·r Nom 63 pieuse. Son œil pur afürma qu`elle l’ai1nait avec toute la force du dieu inclus dans_ sa chair. Encore une fois la même idée unit aux miens les regards expressifs de madame Hélène. En silence, et d’accord pourtant, nous mesurions cet amour vrai d‘une épouse chré- tienne pour l`élu de sa vie. Aujourd’hui je me rappelle très bien que l’évidence de cette affection troubla le teint de la belle veuve. Mais alors je m’assurai seulement qu’un sujet de confidence m’était échu. Grâce à cela, désormais, il me devenait loisible d’entretenir à l’écart, sans imper- tinence, celle que, du moins, je ·voulais feindre de séduire, si je ne pouvais la séduire. Parlant des · Goulven et de leurs sentiments, j'allais tenir le moyen de poursuivre ces dissertations équivoques sur l’amour qui ne_manquent jamais d`aifaiblir la vertu des imprudentes disposées à les entendre. Cela me satisût a l’extrême. Par un signe, je la tis complice de mes manœuvres en l'invitant a considérer les allures · du docteur qui s’écartait de nous. Madame Hélène s’étonna de laisser surprendre ses pensées secrètes, avant d’avoîr prononcé deux mots. Elle parut toute, gênée. Une superbe rougeur qui fardait ses joues, et jusqu’aux pétales de ses paupières, me décela son émotion de sentir son âme ainsi dénudée. Cela servait au mieux, mes intentions. Elle reconnaissait mon pouvoir de m’immiscer dans son esprit. [Vailleurs les élans de la foule nous bousculèrent et nous ôtèrent le loisir de la réflexion. Pour marcher non loin de la châsse, et pour aspirer Fatmosphère illuminée par sa dorure bénite, tous les fidèles se coudoyaient, se poussaient, se bourraient. Dans ce troupeau formidable et confus, le docteur 64 LE SERPENT NOIR plongea, complètement oublieux de nous. Malgré les résistances brutales de la foule, il s'obstina pour se maintenir en vue de sa femme qui lui souriait, pas a pas. Il subit les horions, il écarta brusquement un pâtissier et sa corbeille de brioches, deux garçons a roux obstinés a s’approcher de la relique, maintes filles empotées dans leurs gros jupons de drap. Nous eûmes toutes les peines à le suivre sur la place et dans la prairie, a contourner, derrière lui, les deux escaliers adverses de la Scala Sanctorum, et la tribune du reposoir tendue de pourpre; Nous pûmes enün le , . joindre quand la multitude se fut soudain ruée à genoux. _ Alors le geste presque impérieux de sa main nous 'contraignit à garder le silence. Debout au milieu _de mille fanatiques écroulés là, il se demandaitappa- remment-pourquoi l’influence mystique de sa race le ressaisissait plus fort. Ainsi 'que tous, il semblait attendre, à cette minute, un miracle promis.` M Hommes, femmes, enfants ouvraient largement leurs ^ . yeux, en répondant aux litanies des chautres. Et tous regardaient la chasse, comme si la statuette de la sainte devait tout à l’heure s’animer, étendre les bras, dire les paroles de pardon pour tous les péchés f connus et inconnus dont le remords avait torturé ces âmes timides et souffrantes, assommé ces corps lourds, raviné ces visages peureux, dégarni ces fronts de vieillards rachitiques, abruti ces faces rondes d’écoliers tondus. Et les lèvres se hâtaient `davantage pour multiplier les oraisons. Et les doigts égrenaient plus vite les chapelets d’os, les chapelets de buis, les chapelets de cuivre. Et, sous les milliers de coiffes éblouissantes, les paupières blêmes ou` LE saumur nom 65 ·tlétries battaient plus vite contre les regards anxieux de cette ch_ose divine attendue par tous les rêves, par tous les espoirs, au fond des campagnes, dans les chapelles, dans les 'églises. * v Madame Hélène dit à sa belle-mère que chacun de ces Bretons perdait, en ce moment, son âme indivi- duelle, qu`une âme totale, immense, une seule âme de foi émanait de tous ces rêves ivres, qu’ils étaient un seul esprit, sensible, sinon visible dans l’air vif secouant les brides empesées des coiffes et les longs velours des chapeaux. L’illusion se déterminait. Moi-même, je me plus a Faffermir. 'Je récitai à ces dames la maxime de Nietzsche: « Ce n’est qu'un préjugé moral de prétendre que le vrai a plus de valeur que l’apparence... Il n’y a point de contradiction essentielle entre le vrai et le faux... Ne suffit·il pas d’admettre des degrés dans l’apparence, en quelque sorte]: des ombres plus claires ou plus obscures..., des valeurs diverses _ pour parler le langage des peintres? Pourquoi le monde qui nous concerne ne serait—il pas une fic- tion?... Et, des lors, pourquoi chasser certaines fictions, introniser certaines autres?... » Et je louai le docteur de goûter la fiction religieuse jusqu’à pâlir, et jusqu’à s’incliner·très bas au passage du cor- tège. - M'“° La Revellière, en bonne républicaine, haussa les épaules. Elle réclama la vérité pure de Voltaire. Je lui répondis que c’était une chose bien délicate à définir entre tant d’autres vérités plus anciennes et plus nouvelles, entre celles d`hier et de demain, celle de Pascal, et celle de 'Darwin. Mais brusquement la foule, autour de nous, surgit, se rédressa, s‘élança . _ 4. G6 LE SERPENT Nom vers la procession remise en marche. Les flots nous le enlacèrent, nous portèrent, tarabustèrent le chapeau de M"· Gilberte indignée, puis me séparèrent de ma- dame Hélène, m`étoufl”èrent et m’enlevèrent, me reje- tèrent vers la chasse ou l'àme de la race affluait dans un formidable appétit de miracle,l’appétit des vivants, ` celui des morts qui s’exaspérait par les cœurs, qui ` s’em—pressait par les membres de leur descendance éperdue. Sous le soleil de midi radieux, cette humanité fré- nétique se poussa vers l’église, aux sons de la musique, a l’ombre de ses bannières rouges, de ses bannieres blanches, de ses oriflammes, de ses croix d`argent et d’or. Un assaut terrible nous charria vers les colonnes du portail. Précipités en avant, pétris ' par ces mille bras, écrasés contre les flancs des femmes, creusés par les poings des enfants, suffoqués par les odeurs du linge rance et du drap humide, tantôt immergés entre les dos de colosses, tantôt émergeant par-dessus les épaules de pygmées, nous fûmes crachés comme l’écu1ne d’une vague sur le roc de la muraille, près de la porte enfin atteinte par la chasse brillante, les évêques bénissants, et les cuivres qui retentissaient. Nous fûmes avalés par la nef béante que le tumulte remplit. Les enfants pleu- — raient. Foulées, cognées et piétinées, les vieilles braillèrent de leurs pauvres bouches édentées, de leurs lèvres violâtres, sans qu’eût pitié l‘élan du peuple hagard. Avec la Bigoudine au nez de spara- drap, la face livide du docteur Le Guenn apparut, E près de sa femme pâle qui voulait voir aussi le pro- ggge éclater. là-bas dans l’ombre mangeant la flamme des cierges, vers le maître autel où le dieu, sans doute, allait resplendir pour les douleurs des étouffés et des écloppés, des mendiants hurleurs, des manchots vigoureux, de toute la multitude hérissée sur les pierres saintes. · Il · Après quelques jours de visites utiles dans nos en- trepôts de goémon, dans nos fabriques d’iode et de- soude, je remisai mon automobile aVannes, et m’em- barquai sur le petit vapeur qui mène du continent à. Bolle—Ile. Mieux instruit des relations que madame Hélène cultive, j’étais devenu fort amoureux de son influence qui eut servi mes desseins ordinaires. Chacun aime à sa façon. Les uns admirentla beauté. Les autres convoitent les plaisirs voluptueux. Ceux—ci goûtent les malices de l’esprit. Ceux—là prisent l'élé— gance audacieuse ou raffinée. Moi, j’adore la puissance _ discrète qu’une femme a su conquérir et qu’elle détient. Autrement dit, mes hommages s’adressent à. la science diplomatique des courtisanes ou des mone daines. ' La beauté d’un corps me satisfait un instant comme celle d’une estampe, voilà tout. Je passe et j’emporte` un souvenir agréable, mais fugitif. Pour la volupté, j’en achète chez les marchandes de cette denrée, d’au- p tant meilleure, à mon goût, qu’elle est du commun. P LE SERPENT Nom I 69 Les malices de l’esprit me paraissent, en général, assez pauvres, et je u’approuve pas la méchanceté des calom11ies inutiles: c’est du temps perdu que. de juger i ~ ses contemporains; et il faut être bien sottement va- uiteux pour se croire équitable. A Pélégauce je n’attri- · bue qu’une valeur accessoire. ~ Trois passious qui, de vingt a quarante ans, trou- blèreut ma vie furent exclusivement suscitées par des femmes souveraiues dans leurs milieux. J ’ai sincère- ment aimé la fille d’un adjoint-au maire. Il me procu- -·ra le monopole de quelques fournitures municipales. Elle est ma femme, .l’ai fait deux ou trois bêtises, pour Clarisse Gaby, la coniédieune de l’Odéou, chez qui j’ai rencontré le baron Vogt. La charmante fille! Et quel eutregent! Vogt a pris cinq cent mille francs d’actious émises par notre Compagnie, et j’ai touché une jolie commission sur l’afi`aire. Clarisse eut ses épiugles, carj’étais fou d’elle. Enfin j’ai été l’assidu ' de M*¤° Rachel Roseuthal, qui mourut si tragique- ment, l’année dernière, quand son automobile eut fait panache, uou loin de Bourges. Toutes trois me témoi- gnereut de ces affections iudiscutables que les résul- tats, au moius, consacrent. Vous souriez? Vous'avez tort... Vous avez tort. Pourquoi juger moins noble l’amour qui crée une énergie, fût-ce sous la forme d’uue affaire? Pour- . quoi lui préférer la passion stérile eu idées, le triomphe tout uu d’uu sentiment obscur et, apres tout, animal? Pourquoi est-il plus généreux de trahir l’ami dont nous persuadons la femme, si nous le faisons afin de contenter uniquement nos instincts sexuels; et pour- quoi est-il moins généreux de le trahir si, de la, nous j ·tirous un moyeu dlassurer uotre actiou sur les 70 LE SERPENT Nom , hommes'! Apres chacune de mes amours, me suis trouvé en meilleur état d'augmenter mes entreprises qui fournissent à beaucoup de pauvres un travail ré- munérateur, et les dégagent de la misère. J`accomplis un bien dont se soucie peu celui qui s’en tient aux satisfactions désintéressées d‘un adultère roma- nesque, par exemple. Moi, je cherche a m’accroltre. Je veux étendre ma vue par dela les vues de la myopie publique. Ainsi, lorsque je faisais la cour à ma fiancée, ni son visage clair, ni son rire sain, ni sa promptitude à, gesticuler, ni sa parole sérieuse et probe ne me déterminèrent; mais plutôt les opinions de son entourage, le bon sens de ses parents, la philosophie docte et positive d’un - parrain a héritage, les enipressements de toute une société bourgeoise qui se groupait autour du magis- trat municipal, réputé pour l’excellence de son flair financier. Ces divers personnages me semblaient faire . partie de la jeune fille autant que son mérite indivi- duel, puisque sa volonté, secourue par un caractère affable, avait su les rendre dociles a ses fantaisies. Ils appartenaient à sa substance et a son esprit; ils etaient de sa nature; ils en étaient pour ainsi dire les modalités et comme les adjectifs. Leurs vigueurs, dont je savais maîtresse sa vertu, me décidèrent autant que ses charmes. De même, en Clarisse Gaby, j’adorai le pouvoir des gazetiers, l`inf1uence des artistes, la souveraineté des millionnaires que subjuguent sa malice, ,sa prestesse, l`harmonie de sa chair toujours adolescente, et de ses toilettes savamment élues. Le baron Vogt n’était pas moins attirant que les mains comédiennes de notre amie. Il dépendait un peu d’elle comme ces t LE sauveur Nom 71. membres délicats et animés. Si jolis que fussent les yeux divinateurs de Clarisse, je les aimai pour l'adresse qu’ils avaient eue de prévoir les âmes des chroniqueurs, d’après leurs physionomies, afin que, choyant leurs vices essentiels, elle les obligeât, par retour, à mieux affermir sa gloire d’actrice comme les millionnaires pourvoyaient à son luxe,comme les peintres et les sculpteurs meublaient sa galerie déja celèbre, demain opulente, comme les auteurs écri- vaient leurs pièces avec la seule intention de faire saillir ses talents particuliers, en des rôles victo- rieux. Certes Mme Rachel Rosenthal m‘a fort tenté par les splendeurs orientales de sa carnation mate, et par ses nonchalances de sultane coquette. Le langage alliciant de ses regards profonds aux lourdes paupières bistrées, me convainquit autant que ses paroles indolentes, riches de littérature, de philosophie, qu’elle s’assimilait et propageait sans prétention. Néanmoins les princes de la science, les jeunes docteurs qui fréquentaient chez elle, et qui aidèrent tant au succès de l’Iode Guichar- dot, me parurent toujours des facultés de son intelli- gence "large`} Et cette intelligence, exprimée par la bouche de Rachel, ou commentée par les discours de · ses amis, fut la vertu dont je me sentais féru complè~ — tement. Au total, quand j’aime un être, je ne sépare guère sa personne physique de sa puissance. J ’avouerai même que cette puissance sur les hommes est la qua- lité dont je m’éprends surtout, car elle prouve la sou- plesse avisée du caractère et le discernement, outre les forces attractives de la beauté. Sans doute celles-ci me paraissent—elles indispensables, par surcroît., Madqnie Hélène La Revellière possède justement, _ LES GUÉPES. Zîî BDÉLYKLÉCJN. Cela te ferait donc beaucoup de peine? P1-in.oi<i.1ëôN. Oui, car le Dieu m’a répondu, un jour où je consultais l’oracle de Delphœ, que si un accusé échappait de mes mains, je mourrais desséché. npétvicuèôu. Apollôn sauveur, quel oracle! P1-iitoiatêôu. Allons, je t’en conjure, laisse-moi sortir, de peur que I ` ye ne creve. t nuètvxniëôw. Non, par Poséidônlfhilokléôn, jamais. 4 1>n1r.oi<L·EôN. Je rongerai donc le Filet à belles dents. 1s¤éLY1<1.EôN. A belles dents? Mais tu n’en as pas. 1>x~i1Lox<LÉôN. Malheur! Infortuné que je suis. Comment faire pour te tuer? Comment? Donnez—moi une épée tout de suite, ou la tablette aux condamnations. nnéwxttôw. i Cet homme va faire quelque mauvais coup. rnitomèôn. Mais non, de par Zeus! Je veux aller vendre mon âne tout bâté: c’est la nouvelle lune. . · LE snnrsnrr nom 73 seau Fantôme. Bien qu’elle grandit progressivement ai mes yeux, la longue silhouette de Belle-Ile demeurait trouble dans ses vapeurs blanches et rousses tout illu- minées de soleil, comme les écumes de l‘eau, comme la voile brune gonflée à l’avant d’une lourde barque noire que cahotait la houle. A mesure que nous appre- chions, d’autres canots apparurent. La mer charriait une flottille d`épais bateaux nu- mérotés en blanc, et que poussaient mal les souf- fles enflant les misaines tannées, semblables à du cuir. Parmi les brumes _diaphanes il s’en profilait d’autres et d’autres, qui chevauchaient les flots suc- cessifs, qui grimpaient sur leurs cimes mousseuses, qui descendaient avec eux, repoussaient, du poitrail, la résistance des eaux creuses. Rien n’avait pu modi- fier les formes de ces nefs depuis les temps reculés du moyen-âge. Je m’imagine que les Northmans l durent, sur de petits bâtiments identiques, explorer les anses et les criques de l’Occident, afin de pénétrer les estuaires des fleuves, et de remonter jusqu`aux villes riches. Notre steamer côtoya l’une de cos em- barcations. Je pus, à loisir, examiner les faces rasees ` des pêcheurs, leurs mines rudes et saures, leurs gri- maces invetérées sous les assauts du grand soleil, du vent, de la pluie. Avec le béret, deux portaient encore de longs cheveux blancs. Plus sombres que le ‘ reste de l’étoffe décolorée par les lessives, des mor- ceaux neufs étaient cousus dans leurs courts surcots · de toile marron. Dix maniaient d’enormes rames aussi longues que leurs mats et·qui frappaient lentement les ondes. A la barre, le patron se tenait taciturnc, emprunté vraiment au tableau de tel vieux peintre qui · Hxa les traits des peuples chrétiens. _ ‘ D 74 LE SERPENT Nom Quand,à travers les vapeurs moins denses, la terre se révéla tout entière, allongée dans l’écume de l’Océan, la distance d’émeraude et d’argent liquide ne tarda plus a se rétrécir. Bientôt nous distinguames les cubes éclairés des maisons. Puis une ligne de sapins majestueux se dessina nettement au,sommet d’un plateau. En bas, deux tourelles blanches élèvent leurs phares au bout des môles. Ils embrassent le port empli de ces lourdes barques. Les mâts innom- brables cachent presque les maisons du boulevard maritime, les cheminées jaunes des vapeurs amarrés ` le long des quais, les roches où s’érigent les remparts · angulaires de la citadelle. Et de mêmes barques en foule se dirigeaient là. Notre hélice rejetait sur elles les flocons du remous que son mouvement produisait. Nous ralentîmes l’al- lure pour ne pas heurter leurs avirons lents, leurs coques sans beauprés, ni les basses vergues de leurs voiles pesantes. Dans chacune je reconnaissais les types entrevus parmi les pèlerins de Sainte-Anne- d’Auray, ces figures d’autrefois, ces visages glabres des croisades, ces têtes de routiers historiques à qui manquait seulement la cotte de mailles par-dessus les breves camisoles couleur de buiïleteries. Au moment de pénétrer dans le port, les voiles brunes s’abattaientle long des mâts. Toute cette flotte au moyen âge s‘entassait au cœur du Palais, ville pareille a celles de Flandre que Vauban fortiüa pour les mousquetaires du xv11° siècle. Ces matelots du x1v" envahirent la petite cité plantée d’arbres en ligne le long du canal. Je débarquai mo_i—même pour prendre place, avec mes bagages, dans une voiture a rideaux de cuir, dont le modèle primitif avait été inauguré LE SERPENT Nom ` 75 vers le temps des ligueurs et des huguenots. Cette succession d’images à l’antique, l’anachronisme même de leur melange me charmèrent comme le déc0r_de ces images anciennes, où, les époques étant confondues, on voit tantôt des soldats byzantins et florentins per- cer le flanc du Christ en croix, tantôt le prince de Troie faire visite au roi de France. ' Je me llattai de concevoir que le cadre était litté- raire à souhait pour y saluer une belle dame. Conduit par un croquant au chapeau galonné de velours lâches, cet équipage me transporta, selon le trot d`un cheval blond, dans une .campagne de bles verts et d`avoines mùrissantes. Un soleil amical se jouait sur la plaine,et faisait, à l’horizon, étinceler la mer. Nous gravîmes des côtes, nous nous enfonçàmes dans les chemins creux tapissés d’ajoncs et de ronces. Enün, passé un pont, se décoiîvrit, à gauche, le plus déli- cieux ensemble de maisonnettes roses penchées sur le bord d`une crique profonde. Au bout, derrière le phare trapu et deux brise-lames, la surface de la 1uer lumineuse montait au ciel pâle en frissonnant pour le plaisir des fenêtres ouvertes. Sur les quais, maints pêcheurs bleus sommeillaient devant leurs canots échouées à demi dans le reflux clapotant des eaux. Aux versants de la crique, des vaches paissaient la lande. Une colline déborde les toits de Sauzon et tend au zénith la croix d'un calvaire. Le bourg s’étage au flanc du_ terrain dodu. L’église neuve règne sur une place ombragée par quelques arbres séculaires, animée par le jeu des enfants. Les façades que nous longeâmes s’ornaient de roses trémières et de fleurs grimpantes. Nous gravîmed une pente semblable à un praticable de théâtre. Nous doublâmes le coin d`un 76 LE SERPENT Nom cabaret. Le croquant, après quelques tours de roue, arrêta son cheval contre une barriere de cottage. Par la claire-voie je vis resplendir, entre de jaunes tour- nesols épanouis, nombre de grands lis. Maison de grès, Keryannic brille comme le sel. Récemment blanchies, les lignes ou se joignaient les moellons lui donnaient un air de propreté ave- nante qu‘attestait aussi la peinture récente et rouge des volets, des portes. Une petite Bretonne accourut, la coiffe .au vent, et toute effarée, pour me crier que le docteur n`était pas la. -— Annoncez-lui monsieur Guichardot... oui, Gui- chardot... l’Iode Guichardot..à Il ne connaît que cela... Il me recevra;... jolie personne! — Monsieur le docteur n’est pas la... Il est au labo- ratoire... Elle tendit même le bras 'a demi couvert d’un tichu de popeline, aiin de me barrer le passage. Mais j`ai coutume de joindre mon but, sans me préoccuper des empéchements. Je traversai donc le jardin, sur le flanc de la maison, par la sente qui devait être le bon chemin, puisque ce geste me l’interdisait. La servante protestait. Elle marchaitareculons devant moi. Je m’en tins ala complimenter sur la soie puce de son tablier. Ainsi nous atteignîmes une terrasse étroite embar- rassée de parterres à cactus; elle en dominait une autre plus large, assise sur les rocs a pic que baignait l’oscillati0n du flot. La rade était pleine de barques a l’ancre. ` .]’avançais toujours , plaisantant la petite bonne empourprée par l‘indignation. — Qu’est—ce donc? — demanda la voix sévère du docteur. LE sznrrwr Nom 77 I Et il apparut, au fond dela terrasse,surle seuil d’une . cabane vitrée. A' la main il froissait un linge de toi- lette. En dépit de mes exclamations chaleureuses, il hésitait à me bien accueillir. Je ne suis pas de ceux qui s’en laissent imposer par un accueil froid. Je marchai vers lui, m’emparai de ses deux mains, de celle même qui gardait la serviette, et je ·les lui socouai vigoureusement. Je lui proclamai nia joie de le revoir dans une agréable maison, et par un temps si favorable, à la fois lumineux et frais. Je m'in— formai de ces dames,'de leur santé, de leurs plai- sirs, avec la meilleure volubilité. Lui melaissa dire, le front soucieux; puis, m’interrompant, il me fît remarquer : · — Je suis avec une malade... J ’avisai, parla porte ouverte, une paysanne empo- tée dans ses grosses jupes, et qui vint jusqu’à la bonne pour s’écrier en l’admirant : — Anne-Marie, tu te faistrop belle donc... Est—elle propre, ma fille! _ Et; du regard, elle exigeait que m'a mimique l’ap— prouvât. Je souris de telle sorte que la petite ne man- qua point de rougir, comme si je lui avais déja pro- posé le jeu défendu. Cependant je dis mon intention de séjourner au Keryannic en qualité de pensionnaire, puisque Mm° Goulven avait bien voulu l’autoriser.. ‘ Content de se pouvoir débarrasser, le docteur enjoi- gnit a la servante de me conduire au premier étage, et de montrer Fappartement libre. Puis il s’enferma ·brusquement avec sa patiente, non sans m’o|`frir quelques excuses à la fois camarades et bourrues. Ces dames étaient sorties. Dans l’escalier, m’appuyant sur la rampe en vieux bois sculpté et clouté de cuivre, j’assaillis de galants reproches la jeune fille. Elle me semblait agréable et fort représentative de la beauté bretonne, s’il en est une.

— Ma belle enfant, — lui disais-je, affectant un langage assez précieux, — avouez que-vous fûtes pour moi sans bienveillance. Ma physionomie ne vous revenait donc pas ? Avais—je l’air de ces courtiers importuns qui pénètrent, de force, chez les gens pour les contraindre d’acquérir une piece de vin ou une machine à coudre ?... Anne-Marie, que je suis desolé de vous avoir paru d’abord un fâcheux personnage ! Si nous devons passer ensemble, sous ce toit, quelques semaines, ah ! combien il m’eût plu de ne pas vous dégoûter à l’avance !

Anne-Marie restait silencieuse, mais elle souriait, le sang aux joues et les yeux sournois. Il est de règle qu’user de belles façons sert le séducteur aupres des caméristes, tandis que faire le butor le met en excellente posture auprès des mondaines. Je me suis rarement départi d’appliquer cette syntaxe infaillible de la grammaire transmise par les Don Juan. La jeune fille me tenta. Elle arborait la coiffe de Pont-Aven, sorte de diadème fait d’un ruban rose sur lequel se greffent plusieurs brides diverses empesees, recerclées d’une maniere élégante et saugrenue. De l’énorme collerette à plis minuscules se dégageait le brun de la nuque. Parmi·les cheveux chatains frisaient quelques bouclettes d’or. Je la considérai mieux que les deux chambres garnies dans le style breton du xvii° siècle. Les meubles en hêtre massif, patinés à la cire et armés de cuivrures, le balcon sur la rade, ne m’intéressèrent pas autant que la frimousse naïve, LE SERPENT Nom 79 lhâlée de ma conductrice, que son cou dénudé par la guimpe basse, que ses gestes nerveux._Bien en- tendu, je coutinuai de lui tenir des discours empreints d’une exquise politesse. Je n’ignore pas qu’elle en fut lravie. É ` Mais la bagatelle m’importait peu. Avant que Goul- veu eût le loisir d’0rganiser un trompe-l’œil, je desi- rais me rendre un compte exact des effets produits a par le sérum. Redescendu, je m’introduisis aussitôt dans la cabane ai vitrages qu’Anne—Marie nommait respectueusement « le laboratoire ». ` - Espérezl — répondit la paysanne ai une appré- _ _ hension de son médecin. - (ja passera, puisque je vais, que je viens. Depuis la Saint—.lean, est-ce que j’ai eu de mes étouf1"ements‘?... Que non, donc! Si je m’engourdis, vous me piquerez avec la petite serin-` gue, comme vous avez piqué ma fille, qu’el|e était si bas, si bas,... et que la voilà bien guérie du typhus! Avec Porgueil naïf du rustre qui sait une chose, elle m’adressait aussi les phrases, dans l’intention de m’iustruire. N’eût été mon débarquement im- promptu, j’auraîs pu soupçonner une adroite comé- die. D`ailleurs je demeurai sur mes gardes. Lui s’éplorait presque : · ‘ — Marie—.]eaune, je vous assure : il faut vous soi· gner. Ce n’est pas la lièvre typhoïde qui vous menace, vous. Mon sérum ne vous soulagerait pas. Vous étes tous les mêmes... Vous ne croyez a la maladie que le jour ou elle vous couche a terre... Voila le dynamo— mètre, serrez ferme... Il y a progrès, mais un tout petit progrès... Vous saisissez : un tout petit progres. Nous allons l’inscrire sur la courbe. -—Hé donc! monsieur Goulven, _il y a du progrès. 80 LE snurmr Nom Et Marie—Anne, se mettant à rire, découvrit ses gen- cives édentées parmi les rides de sa vieille face rugueuse. Debout dans sa robe aux galons de velours lépreux, elle hochait la tete et les banderoles de sa coiffe resplendissante. , ` Goulven simula l’étonnement de constater ma présence, alors qu`il ne m’avait pas convié. Je feignis s de ne pas comprendre. Je vantai bien haut la pro- preté de l’appartement, le balcon, le style du mobi- lier. Ensuite je'déclarai mon désir de louer au prix que Mm Goulven m’avait laissé entendre: quinze louis parmois. _ ` _ ' Il accepta tout de suite, mais sans joie évidente, malgré sa phrase de complaisance; et il invita la _ bonne à faire monter mes bagages. Je voulusposer la main sur le flacon qu’il me dé- signait comme de sérum nouveau. Son geste défensif m’écarta résolument. Il avait pu, nfexpliqua-t-il, en , fabriquer seulement tres peu, dans les conditions déplorables où il se trouvait, au fond de la Bretagne, et en possession d’un laboratoire mal organisé. J’avais déja supputé la gêne que dénonçait l'agencc- ment de cette ancienne buanderie. Plusieurs caisses d’emballage contenaient les` cobayes et les lapins d'expérience, qui ruminaient sur des carottes tlétries. — Il te faut acheter huit ou dix chevaux, les immu- niser et en tirer la quantité de sérum nécessaire à des expériences définitives; —— commandai—je. ` Il se contenta de secouer la tete et de faire la moue. Toutefois il voulut me donner le change. ` — Pour établir la théorie, la seule chose qui nous amuse, nous, ces bestioles me sutllsent. D’ailleurs', j’ai pu traiter quatre cas de typhus. J’ai 'guéri la lille us SERPENT Nom 81 de cette bonne dame, celle qui vous a montré les chambres. Les résultats sont plutôt encourageants. Voici les courbes. Regardez. _ Je jugeai les quatre courbes également satisfai- santes. A travers les cases du carton jaune, leurs lignes brisées zigzaguaient depuis les chiffres des températures hautes jusqu’a ceux des températures normales, avec des reprises lentes de la fièvre, puis` de soudaines rémissions, des que le sérum avait été administré, comme le signifiaient les gros points rouges. . - Il suffirait de trois cents observations pareilles, —— approuvai—je, -— pour que la théorie devint une création pratique,.. , -— Malheureusement, je ne puis encore fabriquer de sérum en quantité nécessaire... _ — Oui: je le vois bien... Il se laissa pâlir parce que mon regard inspectait les murs sales de la buanderie, son fourneau fêté, le secrétaire d’acajou démodé, taché, éraflé. Des tablettes ne sapin cru supportaiennt les bocaux et les bouteilles pharmaceutiques, les ·livres médicaux, les brochures en piles. Alors, pour cacher sa confu- sion,` il rédigea l’ordonnance de la paysanne et la lui È tendit : — Voici votre ordonnance, Marie-Anne... Vous boirez cette potion : une cuillerée, dix minutes avant chaque repas... Revenez apres—demain... ——— Oh! j'ai mes pommes de terre à arracher, apres- demain... Je ne peux pas venir avant dimanche, ` done! . — Vrai?... ll faut cependant que j’observe les effets de la médication... Eh bien, j’irai chez vous... Quinze kilomètres ! Et de mauvaises routes pour la bicyclette.

- Pas si mauvaises donc! `

— Ca ne fait rien, j’irai tout de même. Vous pourriez prendre un peu de fièvre. Je dois surveiller ça de près... Au revoir, Marie—Anne, embrassez vos petits pour moi.

— Merci donc, monsieur Goulven... Si je ne suis pas à la maison après-demain, je serai aux pommes de terre. Vous me trouverez bien toujours...

— Sans doute!...

- Je passe par la cuisine; je vais dire au revoir à ma fille...

_ Et la rustaude ramassa deux paniers, une paire de galoches, s’en fut au gré de sa démarche pareille a celle des canes, dans le roulis de ses grosses jupes. Je ne pus m’empècher de dire :

—- Tu en as, mon vieux, de la bonté !... Comment ! tu vas courir au diable, et dans les champs, pour tâter le pouls de cette dondon ‘! Elle se moque de toi, la bonne femme!... Je parie que tu vises a la députation, pour quand tu feras liquider ta pension de retraite ?

Il se récria. Certes non, il n’avait pas l'intention de négliger ses travaux pour se mêler aux manœuvres de lapolitique. Certes non, bien qu’il fût condamné sans doute a quitter la marine. Deux fois, il avait du renoncer a son tour d`embarquement. Une faiblesse générale l'affligeait, consécutive du typhus qu’il avait gagné dans les hôpitaux de la Vera—Cruz, en soignant les matelots du Surcouf. Le conseil de réforme ne finirait—il pas, quelque jour, par se prononcer sur le sort d’un marin incapable de servir à bord des croiseurs ?

Il m’interrogeait en savonnant ses mains dans une petite fontaine de zinc clouée au mur, avec sa cuvette et sa coquille.

— Mais alors, cela ne te vaut rien de courir la campagne à bicyclette par tous les temps ! Tu devrais d’abord guérir ta cachexie… Il y a des remèdes connus, sapristi !

Il ricana :

— Oui, cesser tout travail, un an ou deux. Séjourner sur les montagnes de l'Engadine. Promenades en voitures. Bannir les soucis. Abandonner toute préoccupation intellectuelle. Être végétagif, et millionnaire.

— Et il y a des sots pour prétendre que la fortune ne fait pas le bonheur !… D'abord elle procure la santé.

— Bah ! — fit-il en plaisantant, après un silence. — J’achèterai une bouteille de Régénérateur Guichardot ! Et je boirai la fin de mes misères… À propos, j’ai vu des affiches sur tous les murs de Nantes, de Quimper, de Lorient, de Vannes… Il y avait peinte dessus, une cocotte qui soulevait des haltères monumentales, tandis qu’un vieux monsieur retroussait la pointe de ses moustaches !

— Un symbole, un pur symbole !…

Je flairai qu’en nommant le Régénérateur, il essayait d’apprendre si la Compagnie des Produits pharmaceutiques l’aiderait. Je crus devoir détourner la conversation :

— Perdrot, notre vieil ami Perdrot, tu te le rappelles : l’ingénieur en second des services sanitaires ? Oui… Perdrot m’a dit que ta belle-mère t’avait légué des immeubles. '· 84 LE SERPENT Nom — Cette maison, tout simplement, et quelques ar- · pents dans l’ile. Il réfléchit pendant que je bourrais ma pipn Nous nous promenions entre les fleurs de la terrasse. Sou- pirant, il confessa : _ — Je me suis marié jeune. J’avais une théorie... ` J'ai toujours aimé les théories... Donc, j’avais une théorie : je ne voulais pas épouser une grosse dot. Je ne voulais pas être de ceux que leurs femmes entretiennent,". moi 1 " ll me regarda iixement aux yeux. Pensait—il humi- lier ma conception positive de la vie ‘? Je me hâtai de le détromper : —— Quelle naïveté !... Et tu as imaginé qu’on t’en saurait gré ?... Ha ! ha ! la bonne blague ! v Je ris. Jelui frappai sur l’épaule. Son visage se crispa. - Oui, oui, — admit-il, —je sais: ces idées-la n’ont plus cours. Que voulez-vous! je fus l’élève de mon grand—oncle, le vice-amiral Goulven, un homme a principes, un homme de la Restauration, un catholi- que fervent qui avait lu toutefois Rousseau et Bernar- din de Saint·Pier1'e... -— Je vois ça d’ici... Une bonne tête d`ancétre l... Voilà ce qu’on appelle une solide éducation. Il t’a en- seigné à t’admirer noble et généreux... Il t’a accou- tumé à te voir debout, en bronze immortel, sur un socle définitif... Et toi, pour t’admirer noble et géné- reux, homme pourri d’orgueil, tu as gâché deux existences 2 celle de ta femme, la tienne. Mon pauvre vieux !... Elle en est à prendre des pensionnaires, ta femme... , . —— Nous en sommes à prendre des pensionnaires"., mais oui ! U LE SERPENT nom _, 85 ll me toisa de telle- sorte que je m’attendis à des injures. On ne m’intîmide pas. Nous étions arrêtés devant la porte-fenétre qui mène au salon de Keryan· nic..le le pris à la taille,avant de franchir le seuil, par _ un geste camarade qui lui lit frissonner le dos. Je sa- vourai le triomphe de penser : « Cet homme m’appar- tient, à moi, Guichardot. » Nous nous installàmes dans les fauteuils d’une salle Louis XIV qui ne manque pas de galbe. Goulven était tout menu dans le large meuble fait pour les ha- bits des mousquetaires et les perruques amples des courtisans qu’attira, dans ces lieux, la fortune légendaire du surintendant Fouquet. Mon hôte passa les mains sur sa figure, puis déclara d’une voix mépri- sante : · —— Il faudra bien que je lance aussi mon Régénéra- teur Guichardot. Ce sera le Sérum Goulven!... Voyons : ça peut t’intéresser, toi, l’agent des Pro- duits phailmaceutiquesn. _ Il daignait enlin me tutoyer. .le me carrai dans le meuble antique. Sur mon ge- nou droit, je ramenai ma jambe gauche pliée, en sai- sissant, pour l’empêcher de glisser, le bas de mon pantalon. Apres deux`ou trois bouffées de pipe, je i réduisis sentencieusement à peu de chose les illu- sions qu’il bâtissait sur sa trouvaille. Le conflit entre notre Commission des Comptes et notre Conseil d’ad- ministration m’obligeait à la réserve. -— Qu’un médicament soit bon ou mauvais, — lui représentai-je, — cela n’a qu’une importance relative. ` Avant tout, il est nécessaire que la fabrication ne 'coûte rien ou a peu pres, si l‘on entend gagner : les pharmaciens exigent des remises énormes. Toi, je te 86 LE; SERPENT Nom vois venir. Tu es un orgueilleux. Tu leur vendras un liquide composé avec des élements de choix. Et tu ne joindras pas les deux bouts... D’ailleurs, rien a_ faire sans publicité, Or, une chronique de réclame scientifique, dans un grand journal de Paris, se paie cinq ou six mille en première page, la seule dont le texte convainque le public;' trois mille en seconde, dont les articles ne valent que pour réveiller les son- venirs d’une clientèle préalablement avertie. Et il · convient de louer, à ce prix, les colonnes de six ou huit gazettes lues par le public riche et soucieux de ses maladies. — A quoi bon? — s’écria—t—il. ——— Les résultats de mes expériences seront prodigieux des que j'aurai pu fabriquer mon sérum en quantité convenable. —— Le monde ne s’occupera guere de tes résultats, mon petit, s’il les ignore. Et, sans publicité, il les ignorera. Tu inventerais l`eau de Jouvence : eh bien, sans publicité, ça ne rajeunirait pas dix vieilles cabo- `· tines. I ——- Pardon, pardon : l’Académie de médecine dis- cutera mes notices. J’en rédigerai trois. Et les pro- cès-verbaux seront communiqués aux publicistes. -— Les journaux les inséreront si tu paies. Si tu ne paies pas... bonsoir ! ` _ — Quand ils apprendront qu'il s`agit de sauver des existences par milliers... . — Des milliers de yies, qu’est-ce que ça fait aux ` administrateurs des quotidiens ?... Penses-—tu qu’ils vont gâcher leur affaire en recommandant un produit gratis l Des milliers de vies !...Al1lalà I ce qu’ils s’en moquent. . ~ Pourtant, ce ne sont pas des cannibales ! · LE suiamsnrr Nom 87 —— Ce sont deslcalculateurs !Ils possèdent un pros- « pectus. Ils en louent les colonnes au plus offrant. Ils ne veulent pas avilir leur marchandise en la donnant pour rien... Des milliers de vies ? Ah*!... S’ils sont très philanthropes, peut=être tolèreront-ils que l’on publie, la—dessus, dix lignes en troisieme page, entre une co11vocation de réservistes et les rabais concédés par le chemin de fer P.—L.—M. aux voyageurs qui · prennent des billets circulaires pour visiter les ré- gions du Midi. Personne ne lira ça... Vois—tu, mon vieux, pour lancer ton sérum, ça coûtera cent mille francs net. J — Je ne vous savais pas l’ami des exagérations. Il oubliait encore de me tutoyer. Je secouai la tête, puis j’analysai la somme, chiffre . a chiffre. Évidemment, a mes démonstrations il ajou- tait peu de foi. Elles Pattristèrent cependant. Il exa- mina les ongles de ses mains longues et impatientes. Soudain, il Ht le narquois, et me dit a brule·pour- point : ` — Je commence à me ügurer que tu n’es pas venu seulement ici pour respirer l’air du large, et renouer nos relations d’étudiants . .. Il entendait, parla, que je majorais le péril de l’en— treprise, aün de lui fire accepter les propositions de notre Compagnie, à son désavantage. Je me retran- chai derrière des réticences. -—- Tu es trop malin, toi !... Eh bien, non. En ce moment nous restreignons plutot le cercle de nos affaires... Quel est ce portrait? Je dovins obstinément curieux de connaître le nom d'un grave monsieur peint en uniforme. C’etait le père du'docteur, le capitaine de frégate Goulven, 88· » LE SERPENT Nom tué jadis par les Pavillons Noirs. Un autre, dont les épaulettes brillaient sur un fond de mer, avec vais- seaux de ligne làchant les feux de leurs bordées contre les fortifications d'un roc fumeux, c’était l’aïeul - maternel du docteur, le contre-amiral de Kerledan. Il assistait à la bataille de Navarin. ` _—— ljindépendancede la Grèce?... Oui... - rica- nai—je en me levant, —- de la politique d'opéra... Voila, mon petit!... Tu as trop de militaires dans l’ata— visme pour rien entendre aux affaires... Ainsi, n1oi . qui les réussis, on m’a réformé pour la vue. Tout a l'heure je vais prendre mon fusil et t’abattre, dans ce vol de mouettes, quatre betes sur cinq visées. Il se planta debout, les mains dans les poches de sa culotte de cycliste. ll me dévisagea, railleur et` rude: - Oui, tu es un homme de l’époque, toi... A présent, jevais te montrer la maison... Maintenant il me tutoyait sur un`ton d’impertinence. ·` Quand nous fûmes au vestibule qui s’ouvre vers le jardin et la route, nous rencontràmes Mm Goulven. Ses mains, gantées de ûloselle, contenaient des poireaux, une langouste et un livre d’heures. Elle sortait de Péglise. Sa joie fut extrême de me saluer. Elle fêta la venue d'un pensionnaire qui verserait quelque argent au ménage. Elle appela la jolie ser-- vante, l’embar1·assa de ses emplettes culinaires, déta- cha son chapeau en paillasson noir, et nous poussa dnns le salon. —- J’ose espérer que le pays vous plaira...;Que pensez-vous de notre vue? — Mais je n’ai pas encore bien regardé... C’était vrai. Le docteur et ses pauvres astuces LE snarnxr nom 89 m’avaient trop diverti pour que j’eusse pu contempler tranquillement le décor. .l’ai toujours préféré le spectacle des hommes et de leurs passions à celui des paysages sublimes. Seulement alors je remarquai la féerie. C’était le retour de la pêche. Aux cent mâts des barques ancrées sous la terrasse, se déployaient, se gonflaient les üns tissus bleus des ülets a sardines. Canevas diaphanes derrière quoi transparaissaient la mer d’émeraude laiteuse, et le cap abritant la rade pleine de ‘cris joyeux. Des pêcheurs s`appelaient, débarquaient, escaladaient les éboulis de rocs, avec leurs paniers de poissons luisarits. Aux balcons des maisonnettes roses, pourvues de jardinets, leurs femmes jet leurs ülles questionnaient sur la pêche. _ D’autres ülets d’azur étaient encore hissés vers les cimes des mâts, pour s’enfler au vent contre les clar- tés du ciel. On eût dit que cette flotte de théâtre allait tout a l’heure emmener, vers les îles légen- daires, des équipages de sylphes et d’ondines,si la brise soulllaît plus dans ces voiles translucides. Entre les nues de neige, le soleil se jouait, se `cachait, ressuscitait, animait, par des alternatives d’ombres douces et de lumières intenses, l'étendue variée des eaux et les ailes battantes des`goélands. 4- J’aîmerais beaucoup chasser de ces volatiles, madame, - souhaitai—je, oublieux du panorama, car leur essor encerclait la haute bouée rouge üxée sur un récif, a notre gauche.- Est—ce que votre mari tire bien? — Oh! nous n’aimons pas voir les oiseaux agoniser tout sanglants. — Moi, je ne m'occupe pas des oiseaux. Je m’occupe de mon adresse.

— Oui, ma chère, il s’occupe d’accroître son

adresse, sa force, sa personne, fût—ce au détriment de la vie universelle. · - Mais oui. La sensibilité atrophie la vigueur parce qu’elle limite les énergies de l’action. Elle nous rend pitoyables, peureux, inlirmes d’àme... N’est—ce pas votre avis? —— Non, _oh ! non, -— dit courageusement l\l*“° Goul- ven. — Je crains mon égoïsme. Je refuse de nuire f en lui obéissant. ` _ _ , —- Vous allez pourtant nuire à la langouste achetée par vous ce matin pour être cuite et 1nangée!... -— Nous cédons à la nécessité de nourrir notre corps... Ce n’est pas un meurtre inutile. ·' — Et moi, je cède a la nécessité d’accroître mon adresse, en l‘exerçant sur des bêtes dont la chair est insipide. Prouvez-moi donc, chère madame, qu’il est permis de nourrir le corps, cette humble matière, et non pas d`accroître son adresse, cette qualite spiri- tuelle. Vous donnez le pas à la matière sur 'l’esprit. Cequi reste discutable. — Vous raisonnez comme un diable logicienl —

répondit—elle en riant avec tristesse.

Mais elle se trouva sans riposte. Nous rentrâmes. Nous nous assîmes dans le salon. Son mari regardait mon fauteuil. Je nfaperçus de la cendre qui, tombée de ma pipe, souillait le lampas du siège. En chassant, par mes pichenettes, cette poussière de feu mal éteinte, je m’excusai : · — N’ai—je rien brûlé?... Non. Je serais navré. Cette étoffe vaut bien quarante francs le mètre. —·Cinquante, monsieur, ~— rectiiia M*“° Le Guenn. ·- Nous l`avons fait tisser autrefois dans une fabrique LE sunrianr Nom 91 de Lyon, tout expres, sur un vieux modèle breton. — C’est cher et trop précieux pour les fumeurs, —— décidai-je, agacé, car j’ai l’horreur d’un certain luxe qui contrarie nos aises par les soins qu’il exige. lilm Goulven perdit de sa gaieté. Doucement, elle m’avertit qu’à l’ordinaire le docteur fumait sur la terrasse. Je rabattis cette prétention de me le'faire imiter. Puisque je payais pension,- j’étais libre de choyer mes manies. Je répondis, assez brutalement, en homme qui veut dicter le ton de son protocole: -—- Moi, j’aime fumer a l’intérieur, dans un bon fauteuil ou l’on s’étale bien... Qa ne vous gêne pas? Les yeux effarés, elle m’autorisa. Je n’ai jamais consenti à modiüer mon caractère en abdiquant quelques—unes de mes habitudes_essentielles. Elles Fentretiennent en vigueur. Bien remplir un fauteuil la pipe en bouche, cela me confère, aupres des personnes timides, une majesté dont il est bon que je me Ilatte, si j’entends persévérer dans ma coniiance en moi. Voilà des regles auxquelles je ne saurais déroger, quelles que puissent être ma compassion et ma sympathie pour ceux qui souffrent de mes licences. Devant passer plusieurs semaines chez les Goul- ven, j’entendais, tout d’abord, établir les bases cer- tainesde nos relations. Il seyait qu’ils les approu- vassent en se résignant à ne les point critiquer. Ainsi j’avais su, durant cette première heure, dissuader l’un de me rabattre les oreilles avec son espoir de commandite, et démontrer a l’autre que je comptais jouir de mes commodités en son logis. Je tiens pour indispensable d’épargner tout avilissement, aux manières dont l’usage trempe nos facultés de victoire; cet avilissement fût—il commandé par la stricte cour99. LE sianmzxr Nom · toisie. Etre trop poli, c’est s'accoutumer à la conces- sion, à la lâcheté, à l’hypocrisie, a toutes les faiblesses qui, lentement, débilitent notre espritd’agression, de supériorité. Au contraire, l'arrogance impose à ceux obligés de la subir une avantageuse idée de nous, si véritables que soient leur haine secrète et leur rébel- lion contenue. Ma force réside en ceci que je sais ne m’apercevoir nullement des reproches insinués par voie d’allusi0n. ou masqués par un air facétieux. J`ai toujours affecté la sottise là-dessus. Je ne comprends rien, a demi-mot, de ce qui peut m’être hostile. Et, comme il y a peu de gens assez courageux, ou assez mal élevés, pour employer la colère, je demeure presque toujours maître du terrain. Déjà je l’étais à Keryannic. Ayant demandé la permission de faire quelque toilette avant le déjeuner dont je critiquai l`heure tardive, je montai dans mes appartements. Anne-Marie avait débouclé les valises. La chaleur était grande. J`hésitai à revêtir le pyjama dc soie bleue que j’endosse chez moi par de telles températures. Cela choquerait, sans doute, les dames. Mais ne convenait—il pas de les choquer aûn de leur découvrir combien je suis un mauvais esclave? M··*° Goulven ne se risquerait point a me froisser en me priant de changer mon costume, p`uîsqu'elle attendait de moi la manne de ma bourse. Espérant la commandite, le docteur réprimerait son irritation. Je pouvais me conduire en goujat impunément. Restait madame Hélène de qui les sympathies étaient à conquérir. Cette désinvolture lui semblerait-elle d’un maître, d’un homme simple, ou d’un malappris? A ma faconde de lui laisser la premiere de ces opinions. Il me plaît d’aborder l’obstacle difficile. Volontiers je 99. LE sianmzxr Nom · toisie. Etre trop poli, c’est s'accoutumer à la conces- sion, à la lâcheté, à l’hypocrisie, a toutes les faiblesses qui, lentement, débilitent notre espritd’agression, de supériorité. Au contraire, l'arrogance impose à ceux obligés de la subir une avantageuse idée de nous, si véritables que soient leur haine secrète et leur rébel- lion contenue. Ma force réside en ceci que je sais ne m’apercevoir nullement des reproches insinués par voie d’allusi0n. ou masqués par un air facétieux. J`ai toujours affecté la sottise là-dessus. Je ne comprends rien, a demi-mot, de ce qui peut m’être hostile. Et, comme il y a peu de gens assez courageux, ou assez mal élevés, pour employer la colère, je demeure presque toujours maître du terrain. Déjà je l’étais à Keryannic. Ayant demandé la permission de faire quelque toilette avant le déjeuner dont je critiquai l`heure tardive, je montai dans mes appartements. Anne-Marie avait débouclé les valises. La chaleur était grande. J`hésitai à revêtir le pyjama dc soie bleue que j’endosse chez moi par de telles températures. Cela choquerait, sans doute, les dames. Mais ne convenait—il pas de les choquer aûn de leur découvrir combien je suis un mauvais esclave? M··*° Goulven ne se risquerait point a me froisser en me priant de changer mon costume, p`uîsqu'elle attendait de moi la manne de ma bourse. Espérant la commandite, le docteur réprimerait son irritation. Je pouvais me conduire en goujat impunément. Restait madame Hélène de qui les sympathies étaient à conquérir. Cette désinvolture lui semblerait-elle d’un maître, d’un homme simple, ou d’un malappris? A ma faconde de lui laisser la premiere de ces opinions. Il me plaît d’aborder l’obstacle difficile. Volontiers je 94 LE sizurmnr Nom gences. Je tentai de surprendre l'assentiment de M"" Gilberte. Droite et osseuse dans un costume de flanelle beige, elle-même aussi roîde que Pempois de son col marin, elle finit par répondre que je ressem- blais aux Chinois des livres illustrés. Ce qui permit a M"‘° Goulven de convertir en plaisanteries la mau- . vaise impression. Son mari blémissait. Elle se hata de rétablir la conversation interrompue par mon entrée. La fillette avait lu quatre tomes de mémoires historiques depuis une semaine. Cela comblait d’ad- miration l’assistance. Madame Hélène remercia chaleu- reusement le docteur d’avoir inculqué le gout de la lecture aune enfant jusqu’alors trop peu curieuse des ouvrages graves. Et l\l“*° La Ptevellière, de sa voix virile, renchérit. Je me sentis presque gêné. Anne- Marie annonça que madame était servie. Nous pas- sàmes sur la terrasse, ou le couvert étincelait à l’ombre d'une tente. Pendant ces quelques minutes, j’avais seulement examiné les splendeurs physiques de M*“° Hélène. l.’air moqueur du visage trahissait la ruse perpétuelle de son génie. Les goguenardises de ses yeux malins signiiiaient : « ll veut nous étonner par son inso- lence! Tactique assez banalel » Au demeurant, je ne voulais pas souffrir de la chaleur. Je m’assis a la droite de M'“*‘ Goulven, qui me séparait de Gilberte. Devant moi, la jeune veuve s`installait a la gauche de notre hôte, M'“° La Rovellière occupant la place d’hon- neur. ' 011 commença de manger en silence. Je sentis que les convives étaient fort mécontents de moi. Pour rompre la glace, je rappelai que, jadis, j’avais eu Pavantage de souscrire à un banquet d’économistes présidé par feu M. La Revellière. Il venait d’obtenir alors que la Chambre prodiguât les primes au sucre exporté. Mme La Revellière se rengorgea, fière de son fils. Je m’évertuai dans mes louanges. Je démontrai comment, grâce à cette initiative, quelques-uns de nos raffineurs avaient empoché trois cent mille francs de bénéfice net, par année, en vendant leurs produits très cher ici, et à moitié prix sur les marchés des Iles-Britanniques. Aussi les Anglais avaient-ils, avec nos sucres picards et nos fruits normands, fabriqué des confitures et des compotes à bas prix. Importées en France, ces marchandises supplantaient naturellement celles de nos épiciers nationaux qui, preneurs de sucre cher, acquittaient, par cet achat, l’impôt indirect destiné au paiement des primes. Je m’étendis sur les procédés ingénieux de cette combinaison, où personne n’avait perdu que le populaire en sucrant son café et en mangeant sa gelée de groseille. Le docteur ne put s’abstenir de remarquer qu’en cette affaire la patrie avait moins gagné que les gros raffineurs du Nord.

— Et que leurs députés ! – ajoutai-je. – Nos braves industriels les firent constamment réélire par leurs ouvriers, par les cultivateurs, car les usines acceptaient ou refusaient les betteraves selon les votes soupçonnés. Aussi parlementaires et raffineurs avaient-ils organisé le banquet La Revellière, afin d’offrir au fils de Madame une médaille d’or… En ma qualité de chimiste expert, préposé à l’analyse des pulpes et des jus de betteraves, je faisais partie du comité. La médaille nous coûta trois cents francs au total. Je me souviens d’avoir versé vingt francs.

— Oh ! je puis vous les rendre ! – s’écria Mme La

Revellière, furieuse et feignant d’ouvrir la bourse de vermeil suspendue parmi les bibelots de sa trousse.

— Vous raillez, madame !... Vous raillez !

J’imitai le geste comique de celui qui, dans une scene de vaudeville, écarte les présents de quelque Artaxercès.

— N’oubliez pas, Hélène ! Monsieur a donné vingt francs...

— Oh! oh! monsieur a donné vingt francs — reprit Gilberte, pour la médaille qui est dans l’écrin violet ?... Oh ! oh !...

— Ah! monsieur, — sourit madame Hélène — voilà bien une chose dont je vous saurai un gré éternel... Touchez la.

Par·dessus les verres, elle me tendit sa main fluette, veinée, délicatement habillée de bagues légères, de perles, d’opales, de petits brillants. Je lui serrai le bout des ongles avec gentillesse. Ne lui avais-je pas prouvé que je méritais d’être craint ? J’ai toujours eu le triomphe jovial et point rageur. Évidemment, les deux veuves, la vieille et la jeune, pestaient contre mon audace. Au fond d’elles—mêmes pourtant, elles apprenaient qu’un maître vivait là.

Je continuai ce manège de m’imposer. Sans hardiesse, poli, concentré, amer, et toutefois bienveillant, Goulven n’était pas homme et m’indiquer la porte. Il n’ignorait pas ma réputation d’escrimeur, ni qu’une dispute eut entraîné des suites dangereuses, ou se fut prouvée, d’une façon plus objective encore, son infériorité devant moi. Je pus avancer mes affaires. D`ailleurs, mon art consiste à blesser pour marquer ma force, puis a répandre aussitôt sur la blessure, le baume de ma bonne humeur, afin que mon adversaire trouve une excuse d'être lâche, un prétexte de ne pas riposter.

Aussi je me mis à exalter la science de mon hôte, à rapporter les paroles élogieuses de la paysanne, en y applaudissant avec tous les bruits des adjectifs sonores. Je demandai a sa femme comment il avait sauvé la petite Anne—Marie; ce dont la fidèle épouse me fut reconnaissante, dans l’espoir d’aider, par son explication, au contrat de commandite. En même temps, je posai quelques jalons sur le chemin du vice ou je désirais que se promenât bientôt, en ma compagnie, la femme de chambre. Mes périodes les plus fleuries chantèrent sa figure, sa promptitude, l’intelligence de ses regards pour deviner ce qui manquait à chacun, puis sa dextérité afin d’y pourvoir. Le contraste entre la brutalité des phrases que je destinais aux convives et celles que je décernais à la servante l’enorgueillit. Elle se dit que, même devant le monde, je ne pouvais contenir l’exubérance de mes sentiments, tant ils étaient sincères.

Ensuite Gilberte reçut mes hommages. Je lui demandai trois de ses épreuves photographiques. Touchée de mes attentions, elle voulut bien articuler quelques sons. Plusieurs mots, une phrase même, furent substitués à ses monosyllabes des premiers moments. Elle alla jusqu’a me confier que le mieux réussi de ses clichés représentait sa mère, avec le docteur, en haut de la falaise, et toute la baie de Sauzon, toutes ses roches géantes, toutes ses anses, tous ses gouffres, jusqu’à la Pointe des Poulains… Je la félicitai, l’assurant que le plus difficile en photographie, est, a coup sûr, de tixer les delicatesses d’un paysage marin. Quant à Mme Goulven, pour la ravir, je lui rappelai la foule innocente et mystique de Sainte-Anne-(PAuray ; je discutai la date approximative qu’évoquent les barques lourdes, .les voiles semblables à du cuir, et les vêtements de toile tannée en usage parmi les pêcheurs.

Sans rien négliger de ces copieuses flatteries, je persévérai dans mon œuvre ide domination. A table, j’aime manger sans contrainte. Il m’est (désagréable de perdre quelque peu d’une bonne sauce. En dépit des règles, je pique la mie au bout de ma fourchette ; ÿéponge ainsi le fond de la’faïence avant d’engloutir la mouillette. Ce jour-la, des crevettes garnissaient un plat. Elles me parurent fraîches. Je m’en accordai beaucoup. J’accaparai le beurre, dont le morceau presque entier glissa dans mon assiette. Je malaxai les bestioles et la motte, sans pudeur, sous les regards outragés de l’assistance. Le face-à-main de ltlm” La Rewfellière se braqua sur mes manœuvres. J’e.ntendis Gilberte murmurer le nom de Gargantua.

— Les gourmets américains ne mangent pas les crevettes autrement, — déclarai-je. — Ils appellent ça : shrimp-to’ast. Madame, vous devriez faire comme moi. Parole d’honneur, c’est excellent ! On prend un bon morceau de beurre… Un bon morceau ! Et avec la fourchette on écrase les crevettes dedans, sans oter les têtes… Comme ça… Madame, faites comme moi : vous ufen direz des nouvelles !

— J’aime mieux non. Ça ne vous désoblige pas ?…

— me répondit madame Hélène impertinentè.

— Oh ! vous êtes libre ! Seulement, pardonnez moi : vous ne savez pas ce qui est bon. Avec une · LE sunrmar Nom ,. 99 tartine au fromage fondu saupoudré de chapelure, c’est l’ambroisie ! Madame La Revellière s’indigna tout à fait : -— Le fromage fondu l Mais ça empeste !... -—- Vous trouvez ‘?... Tant pis pour les nez fins... A Chicago, les pauvres diables déjeunent de ce par- fum, afla porte des bars, sans avoir besoin d'y entrer; je vous le jure !... Gilberte ne put s’empêcher de rire. Ce qui nous réconcilia. Nous parlâmes de la gastronomie chez les anciens et les modernes. On cita les lamproies engraissées avec des esclaves vivants : c’était obliga- -toire. De la sorte, mes goûts et mon individu furent exclusivement l’objet des propos durant ce premier repas. Apres le dessert, je voulus du café froid au lieu du café chaud que chacun humait. Ainsi fut—il nécessaire de s’occuper de moi, de me servir à part, de m’interroger sur cette bizarrerie. Je demeurai le personnage, tandis que ce pauvre savant de Goulven et les deux veuves parlementaires n’avaient qu’a m’entendre, a m’applaudir tout haut, à me blâmer tout bas. Rien ne vous donne de l’autorité sur les gens comme ces façons. Dans_ toute compagnie ou je suis ` inconnu, je commence par insister sur la particularité de mes habitudes gourmandes. Tantôt je retourne mon verre vide sur la nappe et je déclare a mes voi- sins, que je me prive de boisson, crainte de trop engraisser. Tantôt je refuse tous- les mets en accu- sant leurs sauces de provoquer la dyspepsie. Presque toujours je sollicite les domestiques de m’apporter une chose spéciale: tartines grillées, œufs, biscuits, quand les autres mangent du pain ordinaire, des 100 ma smwsxr Nom ragoûts ou des crèmes. Presente—t—on des fruits frais? Je prie qu’on me les échaude. Ces exigences agacent un peu mes hôtes, mais les obligent à me satisfaire. Je fais le monsieur qui se permet d’être impudent, et qui, sans doute, se le peut permettre, pour des rai- sons secrètes mais certaines. On attend que je révèle les mérites qui m’ont autorisé a me différencier du vulgaire, et a prendre la coutume de Pimportuner délibérément. Cela prépare les convives à la défé- rence envers moi. Le soin de paraître goujat ne peut dénoncer, chez celui qui s`en—targue, que l`habitude d’ètre assez puissant pour imposer a tous sa gros- sièreté. Si fine que soit madame Hélène je luien tisaccroire. A la lin du déjeuner, elle devint, pour moi, curieuse, attentive, malveillante et jalouse. Or la jalousie implique la reconnaissance d’une force supérieure. .l’étais, à son avis, une force détestable, mais supé- rieure. Elle estimait judicieux de me railler, en apparence, et de me craindre au fond. Le contraste entre ma désinvolture et mes élégances, entre les excès de mon sans—gêne et les ressources de mon savoir, I‘inquiétaient. Fatalenient elle pensait à moi. Tout l’après—midi, comme la chaleur empêchait la promenade, je parlai allègrement de Nietzsche, de sa doctrine, des méprises qu’elle suscite. Je multipliai les citations. Goulven, qui devait, jusqu`alors, régen- ter l’intelligence du groupe, fut réduit au silence. Il ignorait trop Nietzsche. Madame Hélène espéra s’ins- truire sur ce moraliste sans avoir à lire attentivement de lourds volumes germaniques. M’écouter lui plut. Je mc félicitai de la tenir près de moi, patiente et sage, dans un fauteuil d’osie·r, sur la terrasse. Brunie au soleil des plages, sa face n’en éclairait pas moins, sous le turban de cheveux châtains qui couronnait son front lisse, et se terminait, dans la nuque, par une torsade à reflets de cuivre.

J’assistai au spectacle de sa grâce multiple et une. Elle figura ce que, jusqu’àlors, je m’étais imaginé de Sémiramis, je ne sais pourquoi : une femme plutôt grande et de proportions nobles, embellie d’une taille longue, d’une gorge robuste, de hanches sèches et de jambes chasseresses. Bien que le temps normal de son deuil fût écoulé depuis un an, madame Hélène portait encore des robes simples et sombres que je comparais aux simarres violettes de cette reine illustre. Les colères brèves vite, réprimées, que lui valurent mes petites offenses, coloraient ses joues de brusques rougeurs délicieuses à voir, et qui rendaient ses yeux hardis. C’étaient des moments précieux pour un admirateur.

Je formai le dessein de lui paraître une sorte de barbare sarcastique, mais à demi policé, un cynique louable pour ses franchises téméraires. Cela durerait quelques semaines. Certain jour, à l’instant propice, au milieu d’une conversation banale, je me changerais, tout à coup, sans une phrase préparatoire, en conquérant subit, brutal et implacable, de son corps épouvanté. Dès lors, comment échapper à sa honte intime, si elle ne demeurait ma maîtresse ?

En quarante-huit heures je m’assurai du prestige dans la maison. Le docteur fut le premier à s’accommoder de la chose. Qu’elles qu’eussent été ses répugnances à mon égard, il donna l’exemple de souffrir mes manières et ma faconde. Au reste, il se confina 102 LE sEm>ENr Nom dans la masurequi lui servait de laboratoire. M"‘° Goul- ven me supportait dans l’espoir de la commandite. Elle me jugea fort mal appris, mais capable d’étre amélioré, peut-être converti. J’eus beaucoup de ses conüdences. Ou plutôt, de ses propos naïfs, je pus déduire l’indispensable. Dix ans, le ménage avait, fraction par fraction, grignoté les quelque cent mille francs du patrimoine. TLa solde du médecin avait été trop minime pour satisfaire aux dépenses des nombreux voyages qui avaient rapproché les ` époux amoureux. Ensuite les expériences de chimie organique avaient absorbé l'argent d'emprunts hypo- thécaires garantis par les immeubles du bien dotal. ` Les Goulven se débattaient. L’ancien aspect d’ai— sance persistait cependant. Mais n’im·porte qui eût pu, moyennant peu de débours, acquérir la propriété du sérum en incubation, à Keryannic, dans les veines des cobayes et des lapins. Malgré le mauvais vouloir, malgré l’économie maladroite de la Commission des comptes, et si modiques que fussent nos ressources prévues par un budget avare, je calculai que l'affaire se · pourrait conclure. Grâce à l’influence déjà prise dans la maison, j`avais lieu de croire que mes avis seraient _accueillis par un savant aux abois, dénué d’esprit I pratique, et follement désireux de pousser à leur iin ses travaux. La place m’appartenait. La Compagnie générale des Produits pharmaceu- tiques aura donc à tenir compte de ces premières dis- ~ positions, lorsqu’elle jugera délinitivement mon ini- ` tiative et mes procédés. ` Veuillez noter que la Commission des comptes elle—même, en me renvoyant ai Belle-Isle mon pre- mier rapport sur la valeur probable du sérum , LE SERPENT Nom 103 — Goulven, et en y joignant les résultats d’investigations faites ai Paris, me pria tout d’abord de ne consentir nulle avance, sauf instructions spéciales. Par malheur, . l'opinion du monde médical était alors peu favorable J a mon ami. Les renseignements recueillis par l’agence de notre Société ne différaient pas sensiblement de ceux que je reçus à titre particulier. Goulven n`attire pas les sympathies, encore moins les amitiés. On peut l’admirer, le respecter, le plaindre; on n’est pas tenté de lui rendre service puisqu’on le sait incapable d’en rendre à son tour. Orgueilleux, il se refuse à · toute démarche. Il voudrait ne rien devoir qu’à son talent. Il voudrait que le monde fonctionnât selon les règles de l’abnégation chrétienne et du stoïcisme romain.·Et, comme le monde néglige de se conformer · à ces disciplines, il hausse les épaules, se détourne ` des hommes sans leur nuire, ni les trahir, ni même- les mépriser, mais en les oubliant. Seuls les auteurs de livres scientiliques, et les malades sur lesquels il étudie les effets de sa thérapeutique,_ lui semblent mériter qu`il garde la mémoire de leurs noms. Il ne se connaît pas de ces amis décidés ànous secourir parce qu’ils sont, avant tout, les complices de nos passions, et parce que nos vices ambitieux justifient le succès des leurs. u ' Quand j'interrogeais Goulven sur tel et tel de nos anciens camarades, sur ses collègues de la marine, il fouillait en vain dans ses souvenirs, ou me commu- niquait les avis de l’annuaire. Après vingt—quatre heures de séjour chez lui, je ne flairais même plus ses vagues répugnances trop évidentes lors de notre rencontre à Sainte-Anne-d’Auray. Il me subissait comme l’ardeur trop intense du soleil, ou la fraîcheur 'l04_ LE ssnvem Nom trop vive du soir; choses funestes mais inévitables, et devant lesquelles il s`agit, apres tout, de s’aguer- rir, l’humeur égale, pour ne point se laisser distraire de sa méditation. ' J`étais un inconvénient de sa pauvreté, le peu- sionnaire désagréable qu'on supporte à cause du rendement pécuniaire. Depuis que j’avais chassé de la conversation ses espoirs d'intéresser la Compagnie, il n’en soufflait plus mot. ']`out de suite il avait renoncé, sans plus de lutte. Et ses yeux uiaient à l’avance, lorsque sa femme, par des_allusions dis- cretes, essayait de me faire dire une parole encoura- geante. ' Mais, au laboratoire, il parlait surabondamment, . avec moi, de toutes les théories célèbres ou obscures. Il entendait m’éblouir de son savoir, d’ailleurs consi- dérable. Maniaque, il disposait les éprouvettes, les fourneaux`, les instruments, d'après une sorte de rituel. A ma deuxième visite dans sa buanderie, il voulut me faire comprendre un phénomène de putré- faction locale des tissus : il me saisit la tête et me contraignit, en pesant, de toute sa force, sur mon cou, a coller l'œil contre la lunette du microscope. Cette farce de collégien l’enehanta comme ses jeux avec Gilberte qu’il poursuivait, a la course, le. long des terrasses, ou'par les éboulis de rochers, lui plus agile, bien qu’apres l’avoir atteinte, il .lui arrivât de pâlir affreusement sous les rosées de la sueur. Un soir, il nous conduisit tous devant la conûserie de sardines proche de Keryannic. La lune illuminait la lande morne, les longues bâtisses blanches, la foule des travailleuses et des travailleurs au repos LE sanrsxr Nom 105 dans les ajoncs; elle plaquait une lueur rousse sur les frissons de la mer étreinte par les caps de l`anse abrupte et broussailleuse. Les Sardinieres, s’étant levées, clefripèrent leurs tabliers de couleur, rajustèrent leurs chi gnons dans la guipure de leurs étroits bonnets, et offrirent leurs mains pataudes aux mains gonflées des pêcheurs. Une farandole se forma, puis une ronde. Deux chœurs, l‘un de voix féminines et jeunes, l’autre de voix graves et mâles, se répondirent, répétant, a plusieurs reprises, chaque distique `d’une complainte. Au son des paroles, la chaine des bras se balançaiten mesure. Un flux de pas menait la ronde vers la gauche; un reflux de pas la ramenait vers la droite. On eût dit que le mouvement des eaux animait lui—même tous ces membres passifs. Son rythme, certes, guidait le ton de la mélopée triste et lente, fougueuse parfois : telle la course d'une vague lourde qui va s’écrouler dans ·la mer uniforme. Le murmure voisin de l`0céan était la musique de cet étrange bal. Dans l’ombre argentée, les apparences diverses des êtres se confon— p dirent, même les couleurs des tabliers. Le bruit cla- quant des sabots scandait, d’un même son, la joie sage des sauteurs. Les gars piétinaient le sol, et les ülles secouaient leurs jupons sur leurs larges hanches, selon les. plaintes de la chanson qui racontait le malheur de la fiancée, la tin de son matelot dans l’ab1me : Pleurez, pleurez, la belle : Les poissons l’ont mangé! Pleureg, pleurez, la belle : Les poissons Pont mangé!... 106 LE sEm>EN·r Noni Cent corps fredonnaient, allaient, venaient. De droite at gauche, la ronde oscillait comme, du large à la côte, oscille la masse de la mer. Pareilles aux fracas sourds du flot, les voix mâles et graves se lamentaient véritablement. Pareilles aux rumeurs lointaines des ondes, les voix féminines_et jeunes berçaient doucement le sort de l’héroïne. On eut dit que leurs accents ironiques acclamaient la malice des forces qui se jouent de leurs rêves, de leurs vies. Cependant le refrain plaignait des espoirs fragiles ct rompus, sur un 1node langoureux que scandaient la cadence funèbre des sabots, le balancement des bras mariés, le roulis de la danse, ai la lueur de la lune impassible reflétée dans le frisson de la petite rade. s En tournant, les sardinières ne quittaient pas du ` regard madame Hélène moulée parla brise dans un manteau noir. Elles murmuraient aussi : « Ahés, Dahut », lesnoms de la fille qui régna sur Ys avec le roi Gralon, et qui, sur la cité des vices, attira le courroux de Dieu, la vengeance de l’0céan déchaîné, ou tout fut englouti de la ville opulente, de ses cent églises, de ses rues aux boutiques pleines de trésors. Par sa beauté sévère et haute, drapée de deuil, notre a1nie leur paraissait un être légendaire, que leur envie de pauvres créatures accusait déja. M'" Goulven me montra que sa cousine s’était placée, le dos a la mer, sur un gros caillou, comme si elle venait d’en surgir. Celasufiisait pour que l’imagination bretonne, aussitot, créât. — En chacun de ces humbles cerveaux présente- ment, 1- me dit le docteur, -— toute l’histoire d’Ys se · retrace, miraculeuse et indubitable. Les plus naïves de ces ülles croiront, demain, avoir vu la superbe LE snnrnur Nom 407 Dahut admirer leurs danses, et répandre des larmes parce qu’elle ne pouvait s’y joindre, étant damnée. Évidemment, elles. rencontreront notre parente dans les rues du bourg, sur le port, à travers la lande, et la salueront: ce sera le réel. Mais, pour cette race, le réel a moins d’importance que l’illusoire. Et celles de leurs compagnes qui les entendront faire ce conte, loin de le démentir, aideront à le grossir de leur témoignage. Toutes finiront par se persuader que Dahut emprunte la forme de madame H élene pour errer autour de leurs plaisirs... Oui, le réel a moins de puis- sance que l’illusoire... Moi, souvent je peine, quand je poursuis mes travaux, aûn d’établir la différence entre les données de l’hypothese et les résultats objec- tifs de l’expérience. Ma foi en ceux-ci ne me semble point plus positive que ma foi en celles—là. C’est, pour un esprit scientifique, une fâcheuse disposition, tu _ peux m’en croire! ‘ — Mais — lui dis·je — on n’a jamais atteint la vérité que par l’entremîse de l’erreur, ou plutôt d‘erreurs sans cesse transformées jusqu’à la limite du positif. C’est le génie d’intuiti0n qui préside à presque toutes les découvertes notables. Quelques- unes seulement sont l’œuvre de la déduction. Le propre du talent soientiüque, c`est de construire des hypothèses. Il arrive que, de ces illusions premieres, l’une se transforme en fait tangible; et l’inventeur alors triomphe... ‘ —— Vraiment?... tu crois cela, toi aussi? — s’écria Goulven. — Vous aussi? — demanda sa femme anxieuse. —— Moi aussi! —— C’est que parfois je suis inquiet, — expliqua108 LE snnrzur Nom t—il. -— L’illusion me dompte. Avant que ces braves gens eussent prononcé le nom de Dabut, je songeais de la même façon qu’eux. Ce rayon de lune qui s’ecrase à la surface des eaux, n’est—ce pas la clarté d’une ville sous—marine, la clarté de la cathédrale flamboyante, centre d’Ys submergée, d’après les fables... Si l’on veut, on peut entendre aussi, dans les rumeurs de la marée, retentir l`appel des cloches... -· Ca... — dit M‘“° Goulvenn ~— on a toujours entendu les cloches sonner sous la mer... tout le long de la côte. Écoutez! Je prêtai 'l'oreille. Cbacun perçoit ce qu’il préfère dans la rumeur confuse de l'élén1ent. Je serais plutot enclin à me figurer qu’nn express roule contre un vent déchaîné dans un chemin creux, là—bas, ou bien qu’il franchit un pont métalliqne, par instants, lorsque le flot s’épanche et grince sur le galet. Pourtant `j’adoptai le sentiment de mes bôtes. A tout prendre, le son des cloches pouvait être discerné parmi les bruits de l’espace liquide. M'“° Goulven fut contente de mon adhésion. Son mari susurrait le refrain de la _ complainte. Il se dandinait un peu dans les sens alter- natifs de la ronde: ,Pleurez, pleurez, la belle, Les poissons l’ont mangé!... —— C’est bizarre : j’ai presque besoin d’entrer dans la danse, de_ saisir deux de ces mains difformes et grasses, de me laisser conduire par elles, de respirer cette odeur d’buile frite qui imprègne les jupes des femmes. Je voudrais que ma voix fût parmi celle des chœurs... Estece assez drôle, hein? LE sznriwr Nom A 109 _ Et il chanta tout haut, avec les sardinieres : Pleurez, pleurez, la belle, Les poissons l`ont mangé!... Tandis que, de ses souliers, il frappait le sol selon lacadenoedictée par le bruit des sabots claquants, M'" Goulven, de méme, fredonna le refrain, remua ses bottines. Vraiment ils résistaient mal ai leur lubie. Si Gilberte n’eût été trop écœurée par l'odeur de la sardinerie, si elle ne se fût plainte jusqu’à ce que l'emmenât sa grandïnere, je ne doute pas que ces deux Bretons ne se fussent livrés à l’obscure puis- sance. Le theme du choral leur conseillait trop de _ chanter la résignation de leurs vies brèves et pénibles; en se raillant un peu. _ ` Par delà le détroit, sur le continent, les phares clignaient leurs yeux de feu, leurs yeux d'or et leurs yeux de rubis pour voir les sardinières danser au fontl’ de l`anse rocheuse, selon le mouvement des eaux qui sautaient enfusées blanches dans les creux de ln falaise ruisselante. , 1 III L’araignée Scepticisme, comme dit Nietzsche, tis- sait donc sa toile dans le cerveau de Jean Goulven. Entre les croyances de ses ancêtres et les calculs précis de la science, il demeuraitrêveur, indécis, accueillant Y pour les uns et les autres. Breton imaginatif et sen- sible, il se disposait a la résignation parce que nulle opiniâtreté humaine n’a pu approfondir le mystère de l’0céan qui berce ou noie cette race, depuis tant de siècles, l’enricl1it ou la détruit, au gré d’une force capricieuse, tantôt riant avec l’éclat ensoleillé de ses vagues, tantôt hurlant avec lé ressac emprisonné dans les cavernes affreuses de la côte. Au lieu de lui four- nir, ainsi qu’à tant d’autres, mille raisons pour vivre selon la santé de ses instincts, le scepticisme faisait du docteur un passif et un nonchalant. Seules les idées, disparates et nombreuses, se reflétaient en lui comme en un miroir, et Poccupaient de leurs images. Il ne se proposait que d’agir sur elles, et non sur les hommes. Chose infiniment plus commode pour celui dont les vices paresseux, ayant perdu toute énergie, ' LE snnrss-T Nom Mi s’endorment au tic-tac d’une vertu patiente et lâche. Je portai sur lui ce jugement définitif, durant une promenade que nous fimes par un ciel tragique et _ sous les attaques du vent le plus rude. Madame Hélène avait résolu d’aller voir la tempête à la Pointe des Poulains. C`est un chaos de rochers majestueux et noirs qui termine l’ile, vers le nord-est, et bastionne une large baie granitique ouverte aux ruées du large. Madame Hélène qui se pique d’art et de littérature, prétendait ai quelques `satisfactions de paysagiste. Elle avait choisi le meilleur de ses appareils- photogra- phiques. Nous avions oublié, à la maison, iti'"`! Goul- ven: elle surveillait, pour le soir, une soupe aux poisy sons, la cautriadc. M“‘° la Revelliere que le vent· agace, et la petite Gilberte, sujette aux rhumes de cerveau, avaient décliné l’honneur de nous suivre la. A trois seulement, nous atfrontâmes l`effort de la bise qui salait nos levres, ébouriilait nos cheveux sous les 'casquettes. Notre compagne en avait une de ' velours, solidement épinglée au rouleau de ses che~ veux.' Les paroles' étaient enlevées au loin avant d’avoir été entendues. Aussi fallut-il renoncer vite ai nous communiquer nos impressions devant les prai- ries rebroussées, les buissons tordus, les blés versés. Au cours des siècles. pas un arbre n’avait subsiste. ` Sous la fureur des souffles, l’ile rase se blottissait, offaçait/son échine, ne vivait que dans le creux de ses vallons humides, oh, blanches et rousses, pais- ` saient les vaches indolentes. Sur les plateaux, quelques brebis noires tondaient la lande lépreuse, verte, parfois hérissée d’ajoncs rébarbatifs. Cesbêtes de sorcellerie nous`regardaient obliquement. Nous étions les seuls humains sur la t 112 _ ms ssnrnnr nom route qui, du sud-est au nord-ouest, partage la lon- gueur du pays. A mesure que nous avancions, _l'0céan sonnait davantage en s'abattant sur les dé- combres des promontoires. On eut dit d’une canon- nade voisine entre deux flottes invisibles. Le docteur résistait de son mieux aux rafales qui s'engoufI`raient dans sa pèlerine de bord. Collant à sa maigre rotule la culotte de cycliste usée, elles le faisaient paraitre chétif, bien que ses jambes, en bas épais, marquas- sent un effort souple. Quand nous arrivàmes 21 la Pointe des Poulains, devant les clartés des hautes lames giilant les pentes des blocs et les étages de schistes feuilletés, quand, apres un corps ai corps pénible avec Éole, nous eùmes gravi l’énorme éponge pétritiée que semble être la roche, quand nous fûmes exposés au délire des éléments qui · jetaient leurs clameurs et leurs bataillons liquides a î l’assaut de la côte noire, Jean Goulven me parut tout à fait pitoyable. Il avait voulu nous montrer un abîme qui se creuse depuis le sommet du cap, devant la maison du phare. Assez lestement il avait grimpé jusque—là, sur notre droite, et, fonçant de la tête, dans le vacarme, il avait atteint le bord` de la crevasse, lorsqu’un subit coup de vent lui arraclia sa casquette, l’écl1evela et le bouscula si brutalement qu’il fut retourné, rejeté sur nous au pas de course, comme une feuille saisie par l’orage d’automne. Il dut se_ cramponner à ma manche atin de pouvoir s’arrèter. ll, fallut tous trois opposer le dos à la force de la rafale, et nous arc-bouter les uns aux autres, étour- dis par le tumulte, Le froid, soudain, avait rendu violet le visage du docteur. Ses cheveux bruns secoués-.: · dans l’espace découvraient un front étroit, un front ogival de petite fille. Ses levres et son rire tremblaient. Les osselets de ses mains blafardes s’agriffaient à mon manteau de Berlin par un geste de détresse. En ses yeux presque hagards c’était l’effarement de se comprendre si faible, alors que madame Hélène et moi demeurions à peu pres fermes, parmi les claquements de nos habits.

Certes, il en était à s’apercevoir que sa maladie et sa mauvaise hygiène de savant, tantôt reclus avec les miasmes, tantôt exténué par des courses a bicyclette chez les malades lointains, avaient profondément miné sa vigueur normale. Je constatai qu’il essaya de lire sur ma physionomie. Je ne crus pas devoir lui cacher mon pronostic défavorable qu’une grimace de pitié contirma :

— Voilà — criai-je a notre amie — un marin qui n`a pas les jambes tres solides ! Nous autres gens de terre...

vociférations de l’air m’interrompirent. Nous nous retournâmes ensemble.

Devant nous, sous_Ies nuages opaques soulignés d’argent par le soleil qu`ils masquaient presque, la mer, en bonds immenses et furibonds, accourait dans l’arc abrupt de la baie. Elle y poussait les lignes de ses vagues galopantes qui sleffondraient en cascades, se reformaient en conques d’eau glauques et diaphanes, ressurgissaient, s’empanachaient d’écumes, sautaient les cailloux monstrueux, comblaient les trous des récifs envahis, s`épanohaient par les brèches, escaladaient les massifs de pierres vertes, redescendaient en torrents de _mousse, en rivières bruyantes, pour se rallier, mugir, s’unir et grandir, peuple innombrable de fantômes fluides qui, depuis M4 LE srznrznr Nom P · l’horizon, se ruait à nouveau contre les colossales murailles de granit, y montait, lançait vers le faîte ses bras d’eau rageuse, et retombait, en giclant, parmi les tourbillons confondusd’où s'envolait la neige des embruns. ~ ` Le docteur s’était mis derrière nous afin de se pro- téger contre la violence de l’ouragan. Si je m’écartais un peu, il chancelait en riant de soi. Plus amie, Mm Hélène se rapprochait, interposait la Statue de son corps et sa face voilée d’argent. Lui, maigre » silhouette aux rotules saillantos et au profil violacé; semblait tout éperdu de sentir sa chair résister moins que sa vaillance. Et je soupçonnai qu’a cette heure il croyait sa tin prochaine, pour la première fois. La tragédie de la nature en désordre, ne m’em· pêchait pas d’induire que, si les expériences préa· lables duraient encore plusieurs saisons, Jean Goul- ven mourrait trop tot. Son travail et les ennuis matériels ne le tuaient pas assez doucement. Il im- portait que la production du sérum en certaine quan— tité pût s’accomplir dans les six mois.Alors les pro- babilités de la réussite eussent convaincu la C·ompa~ gnie d’assurer ai ce lpauvre garçon le repos, la quiétude et la conquête d’une nouvelle santé. Sinon, la théorie du docteur Goulven ne deviendrait pas une ` certitude vériliée dans les hôpitaux par un nombre suffisant d’observations; et le remède, pour la Com- pagnie des Produits pharmaceutiques, ne semblerait pas un article de vente rémunératrice. Ce cerveau périrait sans doute avant d’avoir enfanté complète- ment le miracle capable de le guérir. _, Quels que soient ma fermeté et mon dédain logique des faibles, j'éprouvai de la compassion, autant dire Liz ssaruwr Nom M5 littéraire, pour ce malheureux qui tentait de se raidir. Le deuil de l‘espace, le hurlement de la mer dév0ra· trice, qui depuis tant de siècles ronge cette terre, me · parurent s’approprier d’avance aux funérailles de ce Breton sévère, épuisé par le typhus du Mexique, cou- pable davoir soigné trop consciencieusement ses marins _dans les entrepôts et dans les lazarets. La fatalité des forces roulait en ses volutes cette vertu solide, comme elle roule le granit éboulé des roches et le sable de ]a—lande. ` ‘ Madame Hélène parut s’inquiéter aussi. Elle parla de retour. Nos` derniers regards saluèrent l'0céan qui . coiffait de ses meutes blanc~hes et bouillonnantes les pyramides informes des rocs entassés dans la courbe de cette baie sauvag_e. Un essor de goélands lumineux s’y déploya. Des poussières d'eau s’élevaient des ~ gouffres, puis ülaient, au gré du vent, vers les landes monotones. Nous partîmes avec elles, chassés de même par la tempête rugîssante dont les chocs formi- dables heurtaient nos écbines, secouaient nos habits, arracbaient nos casquettes, cependant que tour- noyaient toujours les élans du flot fracassé au fond des cavernes. Le docteur ne tenta pas de converser lorsque nous eùmes regagné l’abri des vallons. Nos pas foulèrent les sentes des prairies, le long des buissons courbés. Nous écoutions notre compagne raconter ses pérégri- nations en Norvège, décrire les paysages, préciser les mœurs du Nord. Au moins, nous simulions des âmes attentives à ses dires. Moi, je 1116 récitais encore les passagesutiles des lettres que je recevais, chaque jour, de Paris, d’ailleurs, et relatives à notre ami. On le dénigrait généralement. Il avait du froisser maintes et maintes gens par son caractère oublieux, froid. Évidemment, ses émules s’évertueraient d’abord a critiquer le sérum Goulven, à le décrier partout avant l’heure de la publicité. Comment, des lors, en- gager dans une pareille affaire la Compagnie des Produits pharmaceutiques ?… Je surpris le malade qui se tâtait le cœur sous sa pèlerine d’ordonnance, et qui se mordait les lèvres ensuite.

Une pluie lourde nous cingla brusquement. La préoccupation de nous y soustraire et de hâter le pas n’évinça qu’à demi ces calculs sévères.

J’y songeais encore, lorsque nous nous assîmes autour du thé que Mme Goulven avait disposé dans le salon. Devant elle, le docteur fit bonne contenance. De sa chambre, il était redescendu peigné, réchauffé, quasi pimpant, pour lui baiser avec effusion les mains comme par jeu, a cause dune tarte imprévue. Cette effusion signifiait toute sa peine intérieure, tout le chagrin de craindre que sa femme ne restât bientôt sans appui, sans fortune. Ce geste décelait toute sa gratitude pour les soins qu’elle lui prodiguait simplement, comme les prières à leur dieu. Le rouge du plaisir et de la pudeur gagna le front de l’étroite personne, tandis que ses yeux riaient et s’ét0nnaient ai la fois. Elle ne devinait pas les raisons de cette caresse trop émue. Je la détournai d’une recherche qui aurait pu devenir une inquiétude, en réclamant mon jam- bon. Jamais je ne voyage sans mon jambon qu’on m’expédie de Cincinnati, directement. Anne-Marie le fut quérir.

Entre tous mes plaisirs, j’apprécie fort celui de voir arriver, devant ma faim, une superbe viande cuite a point sur un plat net. Je ne ressens pas de meilleure _ LE snnriam Nom UT satisfaction a l’aspect d’une jolie personne près de m’être affectueuse : , — Mademoiselle !... présentez—m0i la -pièce avant , de couper, je vous prie... Voilà qui est bien :`vous faites les choses avec une gràce!... Hein! a—t-ilbgnne mine, ce Yankee ! Ah ! les produits américains ! . `Voyez—moi le rose ferme de cette chair a tissu serré, la blancheur du lard qui l'entoure! Qu’en dites—v0us, Mesdames? A Je ne me rappelle guère avoir éprouvé un appétit plus sain qu’à cette heure-là. Mordre dans la masse succulente, la posséder avec mes dents féroces, ma langue caressante et les muqueuses habiles de mon palais, ce dèsir me valut des impatiences délicieuses · ·et passionnées. Le grand air m’avait mis en veine de gourmandise. La petite Anne-Marie, qu’amadouaient de plus en plus mes paroles élégantes, était presque aussi fraiche que -le cœur du jambon., Le cou jeune s’inclinait joliment dans l`échancrure de la large col- lerette. Craintive et claire, accrue de cheveux bruns, sa frimousse devenait anxieuse sous le diadème rose, sous les brides empesées et recercelées de la coiffe saugrenue. Le tablier de lampas a bavette contournait et marquait des formes adolescentes, Toute cette gentillesse m’inspirait autant de convoitise que le ·mets soigneusementsoutenu par ses mains pieuses, avec le flacon de sauce anglaise. J `en oubliai Goulven et ses malheurs. Mon être eût voulu goûter ensemble ia chair du porc et les levres de la servante. Je m’éva-u dais ainsi des ombres auxquelles mon énergie évite' de s’attarder. Penser pitoyablement aux faibles, c’est risquer de s’affaiblir aussi. ‘ Par-dessus la tasse ou elle buvait, madame Hélène, 1. tour à tour, regardait le jambon et mon âme. J’amusais som œil narquois. Peut-être estimait-elle inconvenant que je n’offrisse point ma friandise à la ronde Mme La Revellière et Gilberte pouvaient revenir, à l'instant, de leur visite chez l’institutrice. Il eût fallu les comprendre dans la distribution. Or je mesurai la brèche faite ai la pièce de Cincinnati, et je craignis d'être dépourvu avant la fin de mon séjour à Keryannic. `Voilà pourquoi je m’écriai :

— Anne—Marie, coupez légèrement .... coupez plus fin... plus fin, mon enfant l... Mesdames, en prendrez-vous ? Je n'ose insister... car la sauce est mauvaise... Sans sauce, ce n’est que du jambon... Vraiment, ce n’est que du jambon, un jambon indigne de de vous... Emportez ça, mon enfant !...`Vite, emportez ça !

Je sauvai de la sorte ma victuaille, tout en dévorant. Le docteur refusa les tartines grillées de sa femme. ll s’.excusa sur l’urgence de son travail : la moindre digestion alourdissait les manœuvres de son esprit. Ces dames le plaignirent. Il haussa les épaules, plaisanta, vanta le charme de ses études, et l'agrément d’analyser la psychologie des lapins, des cobayes, avant, apres les inoculations. Même il dit une chose subtile sur les ’invasions des bactéries dans les centres nerveux. Il développa toute une comparaison ingénieuse entre la stratégie des armées humaines et des armées microbiennes.

Madame Hélène prêtait l’oreille dévotement. Elle posa, dans le calice de ses longues mains, son menton pur, puis admira le causeur. Enfin elle scanda cette longue phrase, évidemment préparée durant le dis- cours de notre hôte: LE sauveur Nom M 119 — Elles doivent être sans égales, les heures que vous passez dans votre laboratoire, accoudé devant les coupelles ou s’élabore l’essence de la vie. Quelle angoisse rare et sublime l Comme je voudrais être moins ignorante, aün de participer aux sensations de ces moments—là l... Et sa voix, pour ainsi dire, se solüait. Goulven écoutait, avec" une félicité visible, tinter les mots élogieux. Sa femme hocha la tète. De son`doigt, elle lissait la nappe à thé : —— Moi, je les ai longtemps partagées, ces heures- la... Oui, ce sont des instants inoubliables. Nous espé- rons tant sauver des milliers et des milliers d‘exis-· tences ! C’est a cela que nous avons consacre beau- r coup de notre fortune.C’est pour cela qu’il fuit toutes les distractions, qu’il ne se permet même pas de lec- tures, son délassement d’autrefois... Car il faut bien, puisqu’on le pourra, sauver des milliers et des mil- liers de vies I ll faut bien... Mais il les sauvera... Il les sauvera... Cîést absolument sur. On ne peut plus douter. —— Tu ne doutes plus, n’est-ce pas, Yvonne ‘? —— de- , manda madame Hélène confiante. · -—- Mais je n’ai jamais douté, ma chérie, jamais ! — C’est vrai, — appuyà. Goulven en souriant : — jamais elle n’a douté, elle! ` —‘Elle aime trop pour douter, —— objectaî-je: Il se renfrogna. Nous regardàmes, un instant, la mer d’ètain livide et ses bavures d’argent mousseux. Il pleuvait sur les voiles brunes qui chevauchaient les mâts abattus et couchés dans la longueur des bar- ques noires. A l’abri deces tentes improvisées, les pécheurs attendaient l’embellie sur la rade houleuse, 120 \ LE snmusxr Nom Derrière l`averse oblique, le cap, ses landes désertes u et vallonnées, ses éboulis de roches grises, étaient lugubres. . . En silencepmes hôtes sollicitaient de moi la parole assurant que je ne doutais pas non plus. Je fus tenté de leur complaire. Mais l’humanité ne doit pas être une boutique de déchets. Il eût été làche d’encou·- rager des illusions que je savais déja¢vaines.Je devais avoir l’audace d’encourir leur rancune plutot que de travestir la véritable apparence des faits : —-— Tu devrais pousser les choses, —— conseillai—je au docteur. — Tu devrais élargir tout de suite le · champ de tes investigations. Au lieu d`immuniser quatre lapins de choux, et dc soigner avec six gouttes de sérum, parcimonieusement, deux ou trois petites paysannes perdues dans les hameaux de la côte, il est temps d’immuniser des chevaux et de recueillir assez de leu1· sérum pour agir dans les hôpitaux. —— Tu as raison, mon cher ami l_ — murmura Goulven ; ·- tu as raison... Trois cents cas de guérison me paraissent a moi-même indispensables pour dé- montrer... ` -— Acheter des chevaux vivants ? —— gémit M'"' Goul- ven. — Et les nourrir?... Et pendant combien de temps ‘? - Ah l ça, je n’en sais rien, ——· avoua le docteur. — Plusieurs années peut-être... Le sang d’un cheval peut ne s’immuniser entièrement et ne rendre un sé- rum parfait qu’au bout de quatre, cinq, six ans, huit ans même. .. —- Huit ans l -— pleura M'" Goulven. -— Huit ans!... Ah diable l — grognai-je a mon ` tour, et de façon très significative. LE sauveur Nom \ 124. La bourasque ébranla les fenêtres. D’un corridor voi- sin, le Noroît sfengouffrait dans la maison. Une porte _ claqua rudement là—haut. Nous nous tûmes. Je tendis ma tasse pour une seconde libation de thé. Je pinçai deux morceaux de sucre. Madame Hélène se leva, fut à la vitre, et revint pour s’indigner, les mains vives : _ — Dire qu’il s’en faut d’un peu d’argent, de cet argent que tant d’imbéciles prodiguent à des book- makers et à des filles! ` _ -ç- Il ne s`en faut que de cela pour sauver tant de vies humaines... Ah! c’est comique! —~ ricana M"" Goulven. , — Oh! oui, c'est comique! -— renehérit sa belle parente. L’accent damertume sincère et violent me surprit, plus sincère peut-être, plus violent a coup sûr que l’accent de l’épouse elle—même. Et, comme je les regardais avec une stupéfaction curieuse, la jeune veuve s’avança vers moi : —— Enfin, monsieîir, expliquez-nous donc pourquoi une Société comme la votre ne s`intéresserait pas aux travaux du docteur? —- Mais, — répondisçje prudemment,afîn de ne pas lui déplaire, — on y a pensé... ' -— Ah! monsieur, comme je vous remercierais! Les deux époux s'échauffaient déjà. Je jugeai bon de faire intervenir la douche : A —· — Ne me remerciez pas : il n’y a rien de fait... —— Bien entendu! — conceda Madame Hélène, sur le ton d'une personne qui sait comment on feint de tergiverser, avant de conclure une affaire cer- laine. Je souris de son optimisme. Elle pensa que c’était 122 LE SERPENT Nom une_ manière d’aquiescement: et, dans sa liesse, arrosa mon thé de, vieux rhum, très abondamment. — Halte-là! — priai-je, — pas tant d’alcool... Il n'en faut pas plus dans le thé que d’ennemis dans Fexistence. Un peu, c’est bien : ils font parler de vous.'.. Trop, ça nuit... Hein, G0ulven?... A ll protesta qu’il ne se connaissait pas d’ennemis. Les deux femmes trouvèrent ma supposition bizarre. ‘ Elles raillèrent : V ‘ — Des ennemis? X -— Des rivaux, des émules, des amis, si vous pré- férez 2 c’estla même chose, — affirmai—je. — Nietzsche n’a—t—il pas écrit : « En son ami on doit voir son meilleur ennemi... » et : « Il faut honorer l'ennemi dans l’ami »?... Madame Hélène goûte. les aphorismes. Mais Goulven exigea les noms de ses adversaires. Je lui citai ceux d’anciens camarades que nous avions connus au laboratoire,qui avaient joué au poker avec nous,dans les brasseries, rue de Médicis, et qui, depuis, suivaient leur carrière. Je désignai plusieurs médecins à-deux et trois galons qui servaient alors sur les escadres, `ou dans les ports militaires _de la Bretagne. Goulven écarquillait les yeux. Les femmes lîaussaient les épaules et sïmpatientaient. + Que leur ai—je fait? —— questionna-t·il de l’air le plus naïf. _ — Une notice que l’Académie discute! —— répliquai- je tout de suite. _ —- De l’envie, alors? — ricana Madame Hélène. Les Goulven l’écoutèrent conseiller le mépris à l’éga.rd de ces malfaisants et piètres personnages. ‘ — "Vraiment, continua-t-elle, T- ce ne sont pas les ` LE summer Nom 123 l. ennemis que je redoute pour un caractère de votre vigueur, qui a tôt fait de s’allier les sympathies des- honnétes gens. Le rouge de la colère ennoblissait encore les joues de celle que je voulais séduire. Insoucieuse de son maintien, à l’ordinaire mystérieux et pudique, elle ` marchait délibérément, se révélait comme une per- sonne robuste, et de tournure presque mâle. Ce- ` changement m’ébahit. Il dénonçait la fougue de ses sentiments, et le degré de son trouble. C'était. décider ment une cousine dévouée. A détruire les chimères du savant, je risquais de contredire cette femme exquise de qui mes ambitionsattendaient beaucoup. Déjà. son esprit assez perspicace me comptait pour- i une manière d’homme barbare et téméraire, mais- débarrassé de sottise comme d’hypocrisie. Loin. de me détester; ai l’exemple de sa belle—mère, loi_n de me vénérer et de me craindre, à l’exemple de M“‘° Goul- venn, loin de me négliger,_à l’exemple du docteur, loin de dédaigner mes façons à l’exemple de la petite Gilberte, elle étudiait mes allures et mes paroles avec l’application d’une personne qui se pique de dé- mêler, en toute âme, les simulacres des réalités., 'Vaniteuse jusqu’a vouloir qu’on prisât les efforts- de sa famille même, elle m’eût volontiers taxé de- jalousie. Déjà Mm Goulven, forte de cette connivence, haussait les épaules à toutes mes déclarations, bien que son mari m’approuvàt de ses gestes et de ses sourires pénibles, bientôt résignés. Cependant je ne reculai point, et leur tis un tableau 'assez fâcheux de la situation. Les émules de Goulven ne lui pardonnaient pas de s’étre mis tout à coup sur _ le chemin de leur succès. Il barrait brusquement la H4 ” ma Sl3Rl"ENT Nom rp I route suivie par eux, avec astuce ct obstination, _ · depuis des années. Au Congrès de Biologie, brusque- ment, avait éclaté la mauvaise humeur des pharma- A ciens, chimistes, entomologistes, histologistes, phy- siologistes, toute la séquelle en « iste ». Je dépeignis copieusement la scène. Nous bavardions les uns et les autres lorsque courut la nouvelle : l`Académie discuterait en séance publique la notice du docteur Goulven, sur les métamorphoses du bàcille d‘Ehberdt ` dans les affections typhiques. Ce fut un tollé : « Goul- ven! notre vieux Goulven, cebon garçon de Goulven, qui jusqu’alors ne gênait personne, Goulven médecin de marine, à fond de cale, quelque part .dans les mers v de la Sonde, ou sur les côtes de la Patagonie, Goul- ven allait avoir sa notice commentée publiquement par l’Académie! Ah! mais, voyez-vous ça 2 ce Bas- Breton qui décroche, à l’improviste, le succes con- voité par tous!... D’un élan il dépasse les camarades ·de l’internat! Le voilà tout installé au gîte de l’étape, ou nous espérions d’abord loger nos vanités légiti- mes... Ah mais!... Ah mais!... ——... Et chacun de se rebiffer aigrement.Moi-même, Guichardot, je me suis rebilfé tout comme un autre,. Mais oui... —- Il faut remarquer que M.`Guichardot ne s’em· barrasse pas d’hypocrisie! — nota fort durement Madame Hélène. ' — Tout cela est naturel, tout cela est humain! - acceptait le docteur, qui tambourina, des ongles, sur la table. i _ Je crois bien qu’à ce moment je l’eusse écrasé du talon comme une chenille, tant sa lâcheté chrétienne me révolta. Il en fut autrement de sa femme, qui, LE sauveur Nom e 425 des regards, l`adora, puis se répandit en indignations _ puériles : —— Ces gens-là ne peuvent donc pas accepter que l’un d’eux mène au triomphe leur idée, l’idée de leur génération?". Car c’est la théorie chèreà toute sa génération que mon mari conürme par sa découverte! —— Et vous faisiez chorus avec ses détracteurs?... Je dus rejeter mon buste sur le dossier du fru- teuil : vraiment, la veuve s’approchait de moi pour m’invectiver. Elle etait d’ailleurs superbe dans sa robe collante et sombre. — Non pas! — m’ecriai-je : ——— je l’ai défendu! —- Bien sûr?... — Sûr : j’avais flairé l’affaire du sérum Goulven pour ma Société! ` -ï·C’est juste!,.. — dit en riant Madame Hélène. Et, sur sa figure, passa comme une lumiere d’ap— probation pour la logique de mon caractère. Je suis certain qu’a cette seconde elle m`eût aimé, si... Mais il ne sied pas d’antieiper, car elle tit tout aussitôt i une réserve impertinente : _ — C’est vrai, on peut compter sur vous en certaines ' occurrences... Et, dans le cas contraire, qu`elle eût été votre attitude ‘?... - .l’aurais rugi comme les autres! —— déclarai·je loyalement, sur le ton d’hilarité que j’emploie sou- vent pour faire admettre en gaieté les rigueurs de ma morale. — Charmant! — Ah! monsieur!... —— protesta M'^° Goulven, pâle et rouge alternativement. — Vous êtes magnifiques!". ·—répliquai-je, en me levant et en marchant. —— "Vous êtes magnifiques!". · 126 LE searaivr Nom Vous vous imaginez qu’on laisse un concurrent·s’em— parer d’une chance, sans la lui disputer, sans hurler! — Vous n’aviez pas tous, cependant, écrit sur le se- rumdu typhus, voyons ! —fit observer M adame H élene. Le docteur lui répondit fort sérieusement que chacun choye, en secret, sa foi dans une invention particuliere, et l’estime `par·dessus toutes les autres. ll ajouta que, si on l'avait toléré, lui, dans le rang, il , pouvait etre juste qu’on n’en voulut pas en tête. Du reste, l'année précédente, on s’était servi de ses , observations sur le sang déübriné, après leur publi- cation dans la [femm d’Histolog·ic, pour avilir, par des comparaisons a son avantage, la doctrine du pro- fesseur Courte], lequel, vers cc temps—là, s’appro— chait de la première place. Ne semblait-il pas dans _ l‘ordre des choses qu'à son tour Goulven fût jeté bas par ceux de sa génération, prestement. — _0ui, — achevai-je ;— puisque, gràce a la compli- cité naïve de nos louanges émises, non [pas en ta faveur, mais contre le succès de Courtel, c’est toi qui einportes la place! Avouc que c’est vexant... On enrage, mesdames, vous comprenez! _ —- C’est du propre! — condamna·Madame Hélène irritée. — C'est écoeurant! — osa dire sa cousine. Auparavant, je n’eusse point soupçonné que cette dame neutre, maigre et flexible pût tout- ai coup se métamorphoser en être de combat. Ses mains os- seuses se crispaient. Les saillies de ses omoplates tressaillaient dans sa blouse de mousseline ai fleurs. Les taches rousses de son teint vivaient comme des yeux pour accroître, en sa physionomie contractée, l’air de menace, et l’indéniable expression de dégoût. LE sisnreur Nom 127 Cependant Madame Hélene, ayant pris une chaise, la traînavers moi, s’assit, me tit rasseoir. Ensuite,face à face,. elle me somma, dans une extraordinaire surexcitation, de lui démontrer comment « toutes ces ,infamies » pouvaient nuire au succès du docteur. Elle posait la question pratique. _ Qu'elle fût plus acharnée que sa cousine, cela m’abasourdit. Toutes deux me parurent à demi folles, tant elles s’exaltaient, .contrairement à leurs habi- tudes d’élégance, d’éducation et ·de_piété. Si cette attitude se justifiait encore chez l’épouse par une hypertrophie du sentiment conjugal, la parente était moins autorisée, parla logique naturelle,ase départir d’un calme hienséant. Dès cette heure, je supposai qu’elle aimait beaucoup sa cousine Yvonne, qu’elle voulait éperdument lui épargner la déception, donc me convaincre de subventionner les travaux du mari. · , J'eus de la peine à dissimuler ma surprise. Néanmoins, j’expliquai que les adversaires de notre ami se coaliseraient, sans aucun doute, pour détruire, par leurs critiques, les effets de toute publicité, fût- elle considérable._ Dans ces conditions, il était a craindre que la Compagnie Métropolitaine des Pro- duits pharmaceutiques refusât le concours de ses capitaux. — Mais personne n’ignore, ——- s’écria brutalement madame Hélène, - que jamais des valets n'ont jeté bas l’œuvre de leur maitre! t Elle se dressa, repoussa la chaise et se démena É prodigieusement. Le docteur la remerciait d’un_geste humble, en baissant les épaules, Il s’étonnait lui- même, autant que je pus croire, de cette turbulente 128 LE snarismr som plaidoirie. Sa femme s’enipêtra parmi les développe- ments de théories médicales abstruses, afin de me démontrer la magnificence du génie inclus dans ce pauvre homme enculotte usée, en bas de laine re- prises. Il nous souriait indolemment, spectateur déjà las d’une trop longue dispute. Et ceci m'intrigua. ` Les deux femmes vantaient `surtout la suprématie intellectuelle du docteur. Elles méprisaient tous ses confrères, tous les savants. A sa mentalité seule elles vouaient leurs éloges, et non a sa vie probe, héroïque, laborieuse. Elles oubliaient le médecin du lazaret de Santa—Cruz, pour n’admirer que le pen- seur tatillon de l’ancienne buanderie transformée en lab'orat0ire, à gauche de la terrasse. Or cela, c·’était Paveuglement lyrique de la passion. M'“° Goulven aimait son mari passionnément, et elle avait enrôlé dans sa folie limagination littéraire de sa cousine. _ L’une· et l`autre attestaient que l`électro-magnétisme du sang, découverte premiere de Goulven, est un fait positif indiscutable, « un fait qui s`analyse, qui se dose, qui se chitlre ». Elles récitaient ensemble les vingt lignes bibliographiques ecri'tes.dans la lïavzm des Annales médicales par le chirurgien des La Revel- liere, pour affirmer que nulle des nouvelles hypo- thèses sur les altérations du sang n’égalait celle du docteur. Les envieux nieraient—ils l’évidence, enfin'! ltlmv Goulven en vint a planter ses mains sur ses hanches. Madame Hélène dut rattacher son turban de cheveux déséquilibré par les mouvements de persua- sion. L’une et l`autre perdaicnt le sens de leur dignité. Goulven semblait ne _les avoir jamais aperçues dans cet état, et vouloir me le dire. Quant ai moi, j’adoptai les formes conciliantes. Je prétendis que, - LE srznritwr Noni 429 sans nier les avantages de la découverte, nos adver- saires l’attaqueraient certainement. Bien entendu, ils se garderaient d’en méconnaître les mérites sûrs. Mais il mettraient en lumière les points encore fai- · bles. Ces points accessoires, ils les présenteraient comme essentiels. Le docteur convint qu‘ils exagére- raient ses détlauts et qu’ils passeraient sous silence ses qualités originales. — Perdrot, là, notre ami Perdrot, tu sais bien, Yvonne... Perdrotll. Il m’a déjà reproché certaines imperfections inhérentes à l’état actuel de la science et qu’il n'a` jamais reprochées, par exemple, à Pasteur _ ou à Berthelot. t Les cousines ne se rendirent a aucune raison.` Elles pensaient que rien de ces manigances ne réussirait a prévaloir. Classer la sérumthérapie Goulvens au . nombre des expériences de laboratoire sans portée pratique, affirmer que les inconvénients de l’applica- tion Pemporteraient sur les avantages de la thèse, employer ai ces allégations l’art supérieur d’hommes tres intelligents mais aigris par l`insucces, l’ingrati- V tude du sort', et la misère, toutesces manœuvres pro- chaines, nos deux amiesles tenaient pournégligeables. · .|e finis par taquiner une sympathie aussi chaleureuse. Là-dessus, madame ·Hélène cessa brusquement de pérorer, tandis que le docteur affectait de rire à mes facéties. Bientôt elle m’interrompit.'rappelant que, jusqu’au dernier jour, il avait soigné M. La Revel- lière, apres avoir prolonge, plus de deux ans, une maladie mortelle, d`ordinaire foudroyante. La mère et la veuve du député n’oublieraient jamais les déli- catesses d'une aide touchante, désintéressée, noble. Je m’incl inai. Goulven prononça des paroles modestes. \ ., , s 130 ` LÉ SERPENT Nom ' En —cherchant mon étui à cigares dans la poche de mon veston, je ramenai le paquet de lettres hos- tiles qué j’avais eu soin de descendre. Madame Hélène plaisanta l’epaisseur de ces documents. Du tout je me contentai d’extraire deux missives signées Per- · drot, notre ancien camarade, et d’en lire certains pas- sages à 1\["*° Goulven, pour exemple de la perüdie com- `mune. La premiére lettre était datée`du l6 avril 1901, avant que l’Académie de médecine eût accueilli la ‘ notice. Elle contenait ceci : « Quant a_Goulven, c’est 4 vraiment quelqu’un. Le panier de provisions est léger a son bras, je veux dire que son érudition— ne l’embarrasse pas, qu’elle ne le détourne pas dela voie directe, qu’il emploie aisément toutes ses con- ·naissances dans le dessein unique et precis de vérifier son électro—magnétisme, Cela le designe comme un cerveau parfaitement aménagé par un labeur scrupu- leux, etc... » La deuxieme était datée du ‘20juin 1904, aprés la décision honoriüque de l’Académie : « Et Goulven!... Quel silence ass0m·dissant.'... Il n’est ques—· tion que de lui, mais il ne produit rien, rien, rien!... Quand accouchera-t-il, ce bel· esprit en gésine‘?... Dans ses communications a la Faculté, il loge toutes, · ses lectures mal digérées. Ce nlest pas du Goulven, c’est du Tout le Monde, depuis Hippocrate jusqu'à KOCh... » I ` ` — Mais n’est-il pas nécessaire que je cite des auto- rités à l’appui de mes raisonnements?". Sans cela, Perdrot me reprocherait de construire en l’air des= a postulats! Goulven, cette fois,. s’irritait un peu contre des phrases déterminées, contre un nom et un personLE sauveur mom 131 nage objectif. Allait-il enfin s’enflammer, luire de — haine et de vaillance? Je l’observai. — Vous ne me ferez pas croire que tous sont in- fàmes! -— proféra madame Hélène, qui devint plus pâle, et frémit._ _ — Perdrot a tort. Je cite son état d’esprit parce qu’il estcelui de la plupart. Ainsi Davenon, le jeune prodige de l’0bstétrique, Davenon 's'eu va partout criant que Goulven n’est qu’un beau cas de klepto— manie. « Le kleptomane Goulven », dit-il sans cesse en éreintant ta brochure! I Le docteur se taisait dans son coin. A peine sa bouche fut-elle déformée par une moue. Peut-être se désintéressait-il parce qu’une heure plus tot il avait constaté sa faiblesse maladive, et nettement appré- hendé sa fin. Si nettement qu’il avait, au retour, cherché un refuge d'enfant douloureux dans l’amour. en baisant avec effusion les mains de Mm Goulven. Peut-être aussi,: par adresse, abandonnait-il aux femmes le soin de plaider. Mais, à entendre l\1'“° Goul- ven soutenir que les grands professeurs le défen- draient, il fronça les sourcils pour blâmer le mauvais goût de cette insistance. Ses regards trahirent son _ ennui lorsque madame Hélene eut adopté cet argu- ment, eut riposte a mes objections avec l’insolence d’un amour-propre qui ne tolérait guère d'ètre contredit. t Or, moi, je voulais, dans cette épreuve, la séduire par mon acharnement a la dompter. Pour ardente que fût mon ambition de la conquérir, et pour certaine que fût mon intention de l’aimer, splendide, vivante, robuste, superbement opiniàtre, je luttais, de toutes mes forces, afin de ne pas céder au désir de lui plaire par ma soumission. _ 439 ` LE SERPENT NOIR « L’homme est quelque chose qui doit se dépas- ser! » répétai—je entre mes dents, chaque fois que ses ‘ paroles se ruaient vers moi, chaque fois que sa mimique, naturellement coquette, offraitle troc men- songer de ses complaisances en échange de mon adhésion aux espoirs de ses cousins. Je résistai. Je soutins que les professeurs de la Faculté. aussi bien que nous, redoutentl`inimitié de leurs disciples.En dénigrant les cours, en proclamant les· erreurs quoti- diennement commises dans les cliniques, une élite médicale peut au moins discréditer les maitres, amoindrir leur autorité, partant leur clientèle de finan-' ciers, d’archiducs, de ministres et d`actrices, celle qui paie Fopération dix mille francs, et davantage. De plus, les maîtres hésitent à sfentliousiasmer pour les découvertes qui s’accomplissent loin de leur inspi— ration... · - Enfin, — terminai-je, — Goulven a fait des gaffes! Madame Hélène (it éclater un rire sardonique 1 — Lui, l’homme de tact par excellence!... Ha! ha! que c’est drôle !... Elle insultait à ma bonne foi. Toutes ses jolies gri- maces me signitiaient brutalement qu’entre elle et moi rien n’était possible, sinon les conséquences de sa rancune._Le docteur la contemplait, stupide, et les , paupieres clignotantes. Une légère rougeur, sur_·ses pommettes, indiquaitala foissa honte d’être défendu tumultueusement, et son plaisirde l’être par une telle— amie. , ' U Nous en arrivions à une de ces minutes dramatiques ou plusieurs personnes, ayant fini de s’instruire reci- proquement sur leur compte, jugent la conjoncture - LE §ERl'·'EN'I` Nom 133 opportune pour se révéler dans leur quasi-vérité. Au bout de ces quelques jours passés ensemble, nous estimions nécessaire d’oter nos masques de courtoi- sie, de nous éclairer mutuellement sur nos carac- tères et sur nos convictions. Nous allions devenir intimes. Ennemis ou amis, mais intimes. . —- Des gafi`es!... -— répétait l\I"*° Goulven. ·- Ah! Seigneur! des gail`es!... Le mot outrageait sa parfaite éducation. Elle nc sai- sissait pas le sens indulgent de cet argot parisien. Elle le traduisait par : « inconvenance »; elle en etait vexée. -— Oui, des gaffes... Ainsi, lorsque vous êtes venus à Paris tous les deux, après la nouvelle du succes · obtenu par la notice, votre mari ne vous a pas con- duite chez M“‘° de Parr, ou le docteur Prostet aime a recevoir sa pléiade. Or, vous deviez bien cela tous deux à celui qui avait partout colporté le texte de la com- , munication, et particulierement dans les couloirs de Ylnstitutbîologique, ou les académiciens la connurent. —- Madame de Parr n`est-elle pas une ancienne ' fille entretenue? —— questionna M““° La Revellière, jusqu’alors silencieuse, en me regardant de haut. — Les honnêtes femmes ne peuvent voir ces sortes de personnes! -— déclara péremptoi1·ementM“‘° Goul- ven, ct elle étala dans l’air ses deux mains horizon- tales. —· C’est la première règle des convenances. —— Oui, en province. Non, à Paris! Voila des nuances importantes. · ' ’ lgn'0raient—elles que M"" de Parr avait accueilli le docteur Prostet quand il n’etait qu’un petit extcrnc de l’Hotel-Dieu, traînant des bottines éculées, sous des paletots verdis, que la dame galante l`avait trouve · 8 I i3/4 LE snnrsur Nom gentil, très intelligent, qu’elle lui avait d’abord livré le reste, puis bons soupers, bon gîte, jusqu’à ce qu’il recrutât une clientèle parmi les amis nombreux et riches de sa bienfaitrice? .Ignoraient—elles que Prostet se_pique de gratitude et de franchise? Il exige qu’on encensela chère apôtre de ses talents. Goulven avait profondément blessé cette vieille amoureuse, en omettant de lui pre`senter sa femme. Sur le ton le plus impérial, madame Hélène décida qu’il serait approuvé de tous les braves gens. — Certes, — rétorquaiéje, — les braves gens l’ap- prouveront. Mais `ils ne le commanditeront pas. Les braves gens ne commanditent jamais! Laparisienne ne put s’empêcher de sourire avec moi 1 " ` — C`est malheureusement vrai... — Voyez—vous, madame, — ajoutai-je, — le_ vice est téméraire, mais la vertu est lache... Oui, le vice gambade sur les tréteaux; mais la vertu sommeille au fond de ses a1coves... et de ses provinces... Quoi de pire, le tréteau ou l’alcôve? Autant dire, la vie ou la torpeur? — Oh! oh!... En tout.cas,je ne regrette pas notre bévue! ~— dit Mm Goulven. — Jean ne me place pas au rang des femmes à vendre. Il me respecte... — M‘“· Guichardot est moins respectée de moi... car elle fait visite à Mm de Parr. Aussi, dans les ser- vices de Prostet, l’I0de Guichardot est en usage. « Je gagne en me déshonorant. » Cest ma devise et je la confesse. Bien plus! M. et M"‘° Perd_rot dînent chez M'“° de Parr. Soyez sûr que Prostet ne réfutera pas les critiques de notre ami Perdrot sur le sérum Goulven. — Et les autres professeurs imiteront, sans doute, LE snaruwr Nom 135 _ la conduite de Prostet, dont ils vénèrent à bon droit le génie! — Probablement! — répondis-je au docteur dont Vignoble résignation m’exaspérait. Ma rude logique révoltait la belle veuve en la per- suadant. 'Mm Goulven ne croyait guère a mes fâcheuses prédictions. Elle épluchait sa robe, sur laquelle le chat avait semé des poils blancs, et niait de la tête. · l La migraine plissait déja le front de sa figure vieil- lotte, incapable de suivre un débat si neuf pour elle, et contraire aux traditions de sa morale. J e continuai mes reproches après avoir jeté un coup d’œil sur les lettres éparses de mes correspondants. Goulven s’était exempté de paraître aux banquets de l’Association de Biologie. Il avait simplement expé- dié des télégrammes enthousiastes. Autre tort!... Madame Hélène se rangea, sur ce point, amon avis. .De son vivant, M. La Revelliere assistait à tous les festins électoraux, économiques et mutualistes. Elle me concéda que nul des présidents ne pardonnerait a notre hôte ces absences qu’ils relèveraient comme des marques de dédain. J ’additionnai : — C’est‘encore sept ou huit ennemis puissants que- tu t'es fabriqués la! Déjà la cousine se repentait de m’avoir donné rai- “ son une seconde; elle s’écria : — Allons, docteur, empiffrez-vous... si vous tenez à ce que la Faculté s’occupe de sauver la vie des J hommes en utilisant votre science! Goulven en était a se recréer de notre discussion. Il me considérait comme un acteur de vaudeville, · un diseur de monologues hilarants. Son fatalismc de matelot le consolait de tout ce déboire. Qa le réjouis136 LE sauveur mom sait que madame Hélène se passionnât a la manière _ des comédiennes. Seule la peine de sa femme le navrait. `— Il n’a cependant pas les moyens de courir ai Paris, banqueter toutes les semaines! —- pleura M“‘” Goulven avec un visage de détresse. ‘ Et elle examina le costume délabré de son mari. Je me gardai de répondre directement, et continuai l’analyse de mes lettres. Pourquoi avait-il décliné l`honneur de prendre quelques abonnements à la ` Iîevue d’Hist0logie pratique, à la Revue de T hérapeu- ·Liquc nouvelle, aux Annales de Biologie, à d’autres périodiques dirigés par sept ou huit de nos anciens amis qui se croyaient en droit de compter sur son aide, comme ils avaient usé de la mienne ?'Ces revues, qui font foi chez tous les médecins de province, consacreraient peu de paragraphes à ses essais. Madame Hélène fut encore obligée d’avouer que M. La Revelliere avait soin de souscrire a toutes les obscures revues politiques démunies de lecteurs, aün de prouver que les élucubrations de ses collègues ne . le laissaient pas indifférent. ~ — Mais, — supplia M'"° Goulven, -— nous n’avons plus les moyens de nous abonner a tant de publica- tions! Je balançai la tete, en signe de doute, comme si je n’ajoutais nulle foi a la pauvreté de mes hotes. Impla- cablement, j’exposai la série des griefs. Le docteur n'avait pas envoyé son obole pour l’érection d’une autre statue à Claude Bernard, dont l’Institut de Chimie organique avait assumé l’initiative. Faute de pécune, le monument n'avait pu être construit. Le oamouflet avait sé1·ieusement atteint les organisaLE SERPENT Nom 137 teurs; ils inscrivaient les noms de ceux qui n’avaient pas répondu à leur appel. —— Mais nous n’avons plus,les moyens! — assura n ·M'“° Goulven. · Je l’interrompis d’un petit geste, et persévérai. Douze lettres émanaient de médecins et de pharma- ciens de province: ils protestaient en termes aigres contre l’insolence du docteur, qui n’avait pas satisfait a leurs demandes d’éclaircissements complémentaires sur l'électro·magnétisme du` sang. Autant d’enuemis. Mm Goulven jura que la poste lui coûtait cinquante francs, chaque mois. Elle ne pouvait, sur ce chapitre du budget, accroître la dépense. t — Décidément, — ricana· sa cousine, en science, c’est comme en politique. Le docteur commence à être célèbre : il faut qu’il paie la fanfare! — La pauvreté est le vice qu’cn excuse le moins, -— énonçai-je sentencieusement. —— Parmi les gens d`affaires, oui; mais parmi les gens dïntelligeuce? — Si vous voulez, la richesse est la vertu qu’ils prisent le plus! — C’est faux, c’est faux! ——— s‘écria M°*= Goulven. ·-— Est-ce que Jean n’a pas donné publiquement son avis sur les travaux de Robertson, malgréla renommée ‘ de ce charlatan millionnaire?... ——- Autre gaffe! Tous ceux à qui Robertson prète de ` Yargent, tous ceux qui rencontrentà sa table des person- nages utiles, tous ceux qui flirteut avec sa trop jolie ` femme, seront les ennemis naturels de votre mari. — On ne lui saura donc aucun gré de dire coura- geusement la vérité, même aux puissants?... Vous me faites rire, monsieur! p > R. . 138 LE SERPENT Nom ' ’ J Madame Hélène rageait. Veritablement, elle rageait, ainsi qu’une enfant volontaire. Quelque chose mouilla ses yeux pàlis. Elle rattachait encore une fois son rouleau de cheveux à son chignon branlant; et ses longs bras gracieux etaient splendides à voir. L’hési- tation de son esprit, tour à tour, execrait et saluait mon imperturbable logique. C’étaient alors des trans- formations successives et superbes de sa physiono- mie, tantôt haineuse comme un masque d'e tragédie antique, tantôt détendue par l’aise de goûter l‘à- propos de mes raisons : ` -0n lui sait gré par·dessous; mais, par—dessus, et pour ne pas encourir les représailles de la coterie Robertson, chacun accusera Goulven d’envie,de jalou- sie, comme vous accuserez d’envie et de jalousie ceux qui vont l’attaquer, chere madame... — Vous êtes presque de ceux-là! - Mem,. , · Et je croisai les jambes, l’air gai, tandis que j’allu- mais un cigare. —— Mais oui, — rugit·elle, — vous étes comme les autres... Cela vous gêne, vous, les gens de Paris qu’un honnête homme vive, avec son goût de science et de dévouement à Fhumanité, dans le fin fond d’une province, sans se mêler à tous les trafics et à tous les calculs de ces infâmes coteries!... — Sans mener sa 'femme chez des personnes perdues de réputation!". Goulven se contraignît ii rire pour excuser leur incartade. C’était inutile. Rien ne peut me froisser. Je ` considère que rien ne vaut la peine que je me vexe. Je m'estime supérieur à toutes les insultes, surtout quand elles proviennent de jeunes dames exaspérées par l’étalage cynique de mes thèses. Aussi, pour rassurer le docteur, sans désobliger mes ardentes interlocutrices, je m’inclinai devant elles en manière d’adieu, puis :

— Mais je supporte, nous supportons très bien que Goulven demeure dans sa chère Bretagne, en travailleur héroïque et silencieux. Quand il aura soixante ans, le monde reconnaîtra la valeur de son génie jus- qu’alors obscur!... D’abord, pourquoi veux-tu triompher tout de suite?

- Pour sauver des milliers de vies que le typhus dévore à. toute heure! — prêcha Mme Goulven.

- Ca n’intéresse que fort peu de gens, cette sensibilité-là.... ·Mais oui, fort peu... Sauf les malades... Et puisqu’ils ignorent ton remède!...

— C’est a vous, monsieur, qu’appartient la mission... — ânonna timidement la femme du docteur.

— Je ne me charge pas d’une mission. Je n’ai pas l’étofTe d’un apôtre, moi. Je suis un humble courtier. J’examine les chances d’une affaire. Or, les chances- de réussite sont diminuées par toutes ces antipathies.

— Eh bien! — gémit Goulven, — je ne me savais

pas redoutable au point de mettre en émoi tant d’adversaires...

Il se leva, s’étira, puis fut regarder la mer, qui cahotait les lourdes barques, leurs voiles transformées en abris, contre l’averse persistante. Le vent ébranla les portes et les vitres de la maison.

— Mais enfin, monsieur Guichardot, dites-moi : il n’y aura donc point d`honnétes gens pour le defendre- contre cette cabale?

— Il y en aura, Mme Goulven, il y en aura. Seulement, ceux que vous appelez les honnêtes gens n’ont MO ‘ LE ssxirizvr Nom M · pas d’inIluence. Je vous l"ai déjà dit, ce sont des timides. Ils s'indigne_nt à l`ombre, dans leur coin, prudemment. Ils aiment leur repos et ils laissent les audacieux vaincre. — C’est si vrai, cela! ——- fit Goulven. Il était de mon avis sur tous les points, lui! M'“° Goul-, ven, immobile dans son fauteuil, devait sans doute adresser au Seigneur une priere afin qu’il m’inspirat de lui faire verser une avance par la Compagnie des Produits pharmaceutiques. Madame Helene accep- tait que la 'conversation déviât vers des généralités philosophiques touchant le Bien et le Mal. Je ramassai _ les lettres éparses sur la table et les repliai soigneu· sement. · A La bataille était finie. Nous nous sentions près de la limite ou la fâcherie eût succédé fatalement à nos escarmouches. Nous devisâmes mollement une demi- heure. Anne-Marie entra. On venait de Goulphar chercher le docteur. Un éclat de fer rouge avait sauté de l’en- clume et blessé à la tête le maréchal ferrant. Son fils était là, suppliant qu’on portât secours... Le docteur demanda sa trousse. _ — Un éclat de fer dans le crâne, ça ne peut pas attendre... Mais huit kilometres par ce vent... et vent debout... Diable! La bicyclette est sous le hangar?... - Prends ton caoutchouc ?— commande, l\I"‘° Goul- ven dont les yeux se bridèrent. Je surpris le murmure par lequel il réclamait ses pilules de strychnine. M_“‘° Goulven s’efl`ara: .—· Encore de la strychnine!...' Tu es donc plus malade?... —— Non, vous savez bien, c`est une précaution. LE sEm>E1·:·1: Nom _ Mt La pauvre épouse se précipita derrièrelui, et l’ac- _ cabla de questions. Ils sortirent. Jeinotai que ma- · dame Hélène esquissa, pour les suivre, un mouve- ment. Elle raisonna même avant d’admettre ses motifs` de rester. Cela lui coûta certainement; car, dans son impatience et sa distraction, elle dut se rattacher en- core les cheveux par un geste fébrile et machinal. Voulant approfondir le sens de cette émotion très visible, j`0bservai que, si Goulven prenait de la ' strychnine, c’était qu’il avait lecœur affaibli. Les- vitesses de la bicyclette accélèrent fâcheusement le · jeu de cet organe, et l’épuisent. Il eût été `préférable que le docteur fît ses visites en voiture, surtout par la tempete. —- Il serait préférable, en effet, —me répondit-elle avec colère, —— il serait préférable que toute sa vie changeât !... · Je tlairai que son but était de rouvrir la discussion. · Je m’y fusse montré trop à. mon désavantage, pour ne point perdre auprès d’elle le reste de mon prestige. Aussi je me souvins de ma correspondance en retard, et je fus dans mon appartement. ’ " - N’oubliez pas votre Compagnie,... du moins! Et parlez de lui! ' Elle renforça la valeur de ce pronom par la ten- dresse la plus mélodieuse de sa voix. En montant l’escalier, je me permis de croire qu’elle pourrait, un jour, aimer le mari de sa cousine, et que ce sournois l’avait émue. Mais, de ma fenêtre, j’aperçus, au milieu de la route, l’épouse immobile, à quelque cent metres de. la maison. Elle regardait, sous la pluie qui recom- mença, la fuite du cycliste, le long du port a sec, M2 _ LÈ sE1=u>EN·r Nom fange immonde encombrée de flaques, de tessons et de vieilles boîtes en métal rouillé. Sans doute, la pauvre ne se doutait pas que l’averse détériorait sa - robe déjà piteuse, et collait sur son cou les mèches "de sa coiffure défaite à demi. Car elle était là nu-tête, les yeux grossis, dans l'attitude rigide propre aux mania- ques uffligés d’une idée fixe. Une femme dou ée d’une telle hypertrophie_ des forces nerveuses devait inconsciemment agir sur celles de son entourage. Ma premiere conjecture demeurait la bonne. Madame Hélène subissait cette influence, et, avec une sensibilité plus vive, un tem- pérament plus passionné, une intelligence plus élo- quente, elle semblait plus anxieuse du destin qui se déterminerait entre les murs granitiques de ce Ke- ryannic dont la rafale secouaît les portes, dont le grain fouettait les fenêtres, dont la mer baveuse masquait l’horizon habituel. . IV Dans la nuit qui finissait, plusieurs voix se répon- _ dirent entre les bruits de la mer ruisselante. Par les ruelles sablonneuses de Sauzon, les groupes des pêcheurs degringolaient vite, gagnaient leurs barques. Les sabots claquerent sur les dalles du quai. De mon lit, j’enten`dais les joies et les querelles. Une corde cria dans sa poulie : on hissait les vergues. Sur les bor- dages, grincèrent atrccement les chaînes des ancres. Il fallut renoncer au sommeil. Ce fut un démenti à ma volonté, qui me déplut. Je n’aime pas que ma journée commence par un échec. Que faire?Des rires, des appels animaient l’air dont la fraîcheur péné- trait la fenêtre b,éa.nte de ma chambre. J’aurais du fermer, la veille, mes persiennes, et abdiquer ainsi mon plaisir de respirer l’0céan, au cours de mes scngse. Mais abdiquer nfindigne. Je n’avais pas voulu céderà mes craintes du tumulte. Et il me fallait main- tenant tout subir. _ Dans le phare trapu, le fanal écarlate s’éteignit. Les astres nocturnes s’éclipsaient aussi parmi les pâleurs M4 LE sauveur Nom l naissantes de l’aube. En face, au delà de la rade qui clapotait sous les rames, plusieurs rochers commen- cèrent à saillir de l’obscur. A la pointe du cap, le for· tin en ruines se profîla. Déja s’accomplissait la méta- morphose du firmament. Il devenait une lueur d`opale immense pareille aux eaux etales dont le flot languis— sant psalmodiait en sourdine. Et, tel qu’en la pierre d’opalo, un feu d’or rose essayait de transparaître sur l’horizon bleuàtre. Là—bas, du continent breton, le soleil allait surgir pour resplendir sur le détroit et jusqu’à la côte de Belle·Isle. · Je voulus me dérober au réveil. Je somnolais, l’ame lourde. Mais la puissance de la lumière composa le décor du vaste espace qu’irisèrent toutes les 'nuances fines. Cette force triompha de ma torpeur. L’admira- tion pou1· ce qui me vainc a toujours tempéré les ennuis de mes défaites. Je renonçai au sommeil, et fus a la fenêtre, pour contempler du moins la superbe de mon ennemi. Du port, une à. une, glisserent les embarcations entre les brise-lames. Successivement elles dépassèrent, a ma droite, la tour du phare; elles longèrent le flanc granitique du cap, dans son ombre. Enfin la proue du premier canot fendit le clair de l`étendue, les moires d`opale, d’émeraude et d'argent fluides que coupa la cadence des avirons, que vinrent tacher les silhouettes angulaires des voiles encore noires, que troublèrent les propos et les rires des équipages, que refoulèrent les élans de 'la flottille montant, au gré de la brise, vers la raie d’incendie. Majestueuse, la sphère en feu émergea des lointains. Son reflet tremble sur une traînée de vagues ver- meilles et scintillantesï e. De ces impressions matinales je suis parfois avide. s DE SERFENT nom M5 Il me semble qu’alors s`éveille toute la santé de mon animal, que ma poitrine aspire le souille vigoureux de l’univers. Sainement, j’assistai à cette lente ascension des barques. Leur essaim s’éparpilla, s’éloigna, emporta les refrains, les cris du travail, les courbes des focs entlés, et s’amoindrit sur la perspective inîinie des ondes en ru·meur. Net et pourpre, le soleil teignait maintenant, de lueurs roses, les petites vagues par- _ tout étincelantes. Il révéla les arêtes des récifs au pied du promontoire, le champ`d’avoine éventé la-bas sur la falaise, et l’entrée de notre calme rade, et la bouée flottante, et les contreforts herbeux de notre, rive; il dessina les lis de notre terrasse, la blanche margelle de la citerne, le vol oblique des hirondelles, les marches du perron, et le corps parfait de madame Hélène qui vint fredonner la plainte d`Yseult, sur son balcon, en massant, à la hâte, sa chevelure. Ce matin-là, j`eus la conviction que du bien sûre- ment devait m’échoir devant le miracle de cette aube et de cette belle femme qu’unissait la magie des coïn- cidences. Même je .ne doutai pas que la nature ne témoignât ainsi de son penchant à se faire complice de mes projets sur la veuve. Je fus très conüant. Ma voisine interrompit SDH chant. Sa voix joueuse vanta le spectacle. En bas, sur la terrasse, le docteur la saluait. Je m’aperçus qu’il avait une mine satisfaite. Ses yeux celtes, perles grises et vivaces, signiüaient sa gloire de respirer là, près de la jeune femme élo- quente. Pourquoi leurs deux etres me semblerent—ils les cariatides nécessaires de ce décor? Les lignes de leurs formes, les évidcnces de leurs sentiments réci- proques complétaient. l’harmonie du monde ii tel 9 146 LE sauveur nom y point que la splendeur du paysage grandissait étran- gement depuis que je les regardais se rire dans cette aube.Leur attitude me parut semblable à un emblème de religion. Je pensai vaguement que rien ne se mue- rait plus du soleil, ni de l’0céan, ni dexl`éther, ni de leur geste, assemblés par le génie des Causes, alin de créer ce mirage imprévu. N’était-ce pas leur attrait mutuel et fatal que la nature divulguait ainsi en les situant parmi ces prestiges inoubliables? Le destin, à ce que je conclus, m’avertissait que ces deux per- sonnes allaient se chérir. ‘Je n’avais que faire dans leur aventure. Mordue par le dépit, toute ma chair se 4 révolta. Mes espérances devinrent agressives. A parler raisonnablement, l’illusion ne dura point. Presque aussitôt, ces personnages me furent une gra- cieuse dameenveloppée dans un peignoir de soie V souple, un monsieur tout simple dans son pauvre veston, et qui,l’une avecl’autre , s’amusaient à l`éch ange de phrases trop pompeuses. D’aillenrs le ciel s’azurait ' platement. Le soleil perdait son 1`ard d’incendie. La mer se reposait d’avoir été rare, en adoptant ses tons gris et glauques les plus quotidiens. Je n’en demeurai pas moins sur de ma déconvenue. C’était_ le rival, cet homme appuyé contre le mur bas qui limitait la ter- rasse et le maigre jardin dc cactus rébarbatifs, de tamarins atrophiés, de sveltes lis héraldiques, cet homme qui se caressait les joues en écoutant les beaux discours de madame Helene. Rien d’autre, pourtant, ne dénonçait qu,’il y eut, entre eux, du mystere. Tous les jours, a cette heure précise, le docteur traversait ainsi la terrasse de Keryannic pour s’enfoncer dans- le laboratoire de l‘ancienne buanderie. Sa peau brune et fauve n’était ` LE sauveur Nom M7 pas, à l'ordinaire, moins dorée, ni ses yeux moins fiévreux dans les cavités de leurs orbites. Sa taille mince, son échine nerveuse se cambraient dans ce même costume décoloré, gonflé aux genoux et aux · coudes, fripé aux manches, relevé du col sur une che- mise de laine bleue. Le docteur avait, aux pieds, les mêmes chaussures de toile bise. Sur les cheveux noirs, épais et plats, la même casquette d’ordonnancc, aux galons dédorés par l’atmospherc marine, ne rehaussait guère le reste de la tenue. Ce n’était pas p l~'équipage d’un galant. Quant aux propos de ma voi- ' sine et de notre hôte, ils ne fournirent pas d’indices. Inutilement j’analyse» mes apprehensions d’alors ~ pour démêler les motifs qui me décidèrent au soup- ' çon. Quoique les événements l’aient bientôt justifie, je m’assure encore que seul mfavertit l’aspect insigne de ce couple en sympathie, dans un moment magni- fique. Une semaine de vacances déja s’était écoulée sur cette plage. Je mangeais à la table commune. Je_ suivais madame Hélène et notre hôte dans leurs e`x- r cursions. Ils m’accompagnaient dans les miennes. Je participais à toutes leurs causeries, car ils n’en avaient pas, que je susse nique je sache, de secrètes ni d’intimes. Leurs paroles étaient choisies, cordiales,_ comme il seyait a deux intelligences, éclairées, l’une par la pratique de la science, l‘autre parle goût des arts, a deux amis qui s’appréciaient de longue date et qu’une alliance avait même apparentés, dix ans plus tot. Je voyais, de plus en plus clairement, qu’ils sc _ complaisaient a Pexamen de leurs convictions mo- ’ raies; mais sans pouvoir discerner si Paccroissement - de leur esprit était le but de ces entretiens chaleu- ` reux, ou bien si tous deux souhaitaient, en se révéM8 LE SEÈPENT Nom I lant les qualités particulières de leurs emotions, ~se persuader de leur franchise, de leur contïance et, par suite, de leur mutuel consentement à se livrer leurs âmes, avant leurs corps. Cela ne suffisait point à. confirmer mon jugement I téméraire. Toutefois je ne l’écartai plus. Encore que je fusse debout derriere une fenêtre du deuxieme · jztage, les causeurs, tout occupés d’e11x—mêmes, ne songeaient point à la présence possible d’11n tiers. Je i pensai quelques secondes, que, si la passion les pos-- sedait, ils se fussent déüés d'un auditeur, et eussent, au préalable, exploré, du moins, la hauteur médiocre ` de la façade. Donc ils n’étaient pas amants... A moins qu’ils feignissent de ne pas m’apercevoir pour me donner le change sur les anxiétés de leur vice... Je restai perplexe. ' _ Le docteur finit par me découvrir. Il me dit bonjour très joyeusement, en homme loyal que nulle indis- crétion ne gene. Je saluai notre amie. Son 'étonne- ment ne trahit ni confusion ni déconvenue. Du pre-` . mier étage, son iief, elle continua de vanter l’aube, en " affectant le langage que les critiques d’art utilisent. Frottis, pleine pâte, valeurs, mélanges sur palette et mélanges optiques, cent autres mots analogues lui servirent à commenter' l’œuvre des Forces. Désireuse de nous ravir par les excentricités un _peu naïves de sa conversation dilettante; elle fut bien aise de_ nous avouer, sur le ton le plus naturel,- avec sa voix gaie : E A . — Le couchant est trop emphatique pour moi. C’est le déballage d`un tapissier ofliciel, de quelque Belloir ' qui cloue rapidement l’écarlate et l’or sur les planches A brutes de l’estrade, vingt minutes avant`l’arrivée du '· `LE SERPENT Nom 149 »' ministre. On attend les discours de messieurs négli- gés, et l’exécution de la Marseillaise par les musiques ` militaires... Tandis que l’aube,·ah!... C’est.toujours . la naissance de Vénus au centre des mondes recueil- . lis, et en adoration` devant ses appar’ences... ` Inclinant son profil rectiligne, elle épia l’approba- tion sur ma physionomi_e. Dans la réponse de mon sourire, je ne pus dissimuler une ironie indulgente. L’hiver précédent, aux salons parisiens, des phrases 'pareilles étaient sorties, en trop grande abondance, des lèvres féminines. Au contraire, Jean Goulven • manifestait une admiration sincère. Ce qu’il y a dc factice et d’apprêté dans ces sortes de déclarations esthétiques, mon provincial ne le discernait pas. J’en conclus alors qu’il était l’amoureux aveugle. Moi, je trouvais madame Hélène charmante à cause de ce défaut, de quelques autres qui dénoncent une âme cabotine et divertissante. Lui,` prenait ces faiblesses pour des mérites. Je me suis renduscompte plus tard de cette divergence entre nos logiques. · _ Le docteur courut dans son laboratoire retrouver ses cobayes inoculés, ses cobayes témoins, ses bouil- lons de culture. J ’attendais que ma voisine quittât le balcon. Son'galant une fois- parti, elle n`avait qu’y faire. « Si elle ne se retire pas tout de suite, pensai- , _ je, c’est qu’en prolongeant la conversation, elle vou- dra me persuader que le docteur et moi l’intéressons de mème, qu’il ne lui est de rien. Machiavélisme d’ailleurs ingénu! J’en garderai la certitude qu’elle s’occupe de flirter avec lui... Mais qu’après trois bana- " lités polies, à mon adresse, elle aille_ se recoucher, · etjel’accuse àcoupsùr : car elle aura fallacieusement joué le rôle de celle qui ne songe même pas que je l50 A LE SERPENT Nom puisse, une minute, me douter de cette liaison. Et, par là, elle aura cru détruire ce doute méme. Autre macbiavélisme, et nonlc moins sagace,. Quoi qu’elle _ décide, j’ai mes raisons de suspecter la franchise de . ses actes. » • Prcsser le vendeur et l’acheteur de questions insi- dieuses, les acculer, par toutes les arguties, à l’aveu de la valeur qu’ils peuvent m’offrir, c’est une habitude qui me doue d’une implacable perspicacité. On ne me trompe guère. Madame Hélène y serait parvenue si je n’avais rigoureusement résisté aux suggestions de mon amour-propre, qui préférait mes suprématies physiques et sociales aux appas de Jean Goulven, et qui supposait a toute femme une semblable préfé· rence. _ . La veuve se conduisit adroitement. Elle n’éternisa point la station a sa fenêtre. Ayant, apres maints au- teurs, comparé la flottille éparse ai un essaim de papil- lons posés sur une soie liquide, elle protégea, de la main, ses yeux contre fintcnsité de la lumière, puis, la voix basse, loua l’énergie de notre hôte qui s'en- fermait dans son laboratoire, dès cette heure, avant de visiter les malades du bourg et des hameaux. Je dis que l’Académie de médecine lui décernait, en somme, un très bel honneur. Le sens pratique de madame Hélene intervint aussitot. ll eût fallu joindre à cet honneur, prétendit—elle, un bénéfice objectif: soit un grade supérieur dans la marine, soit un poste dans les hôpitaux de Paris. A ses yeux, rien n’était valable _que ne consacrait pas la renommée de la capitale. En cela, elle se montrait femme à la mode, pour qui le succès, fût—ce d’un crime, ne gloritie son homme qu’a la condition de nourrir les propos des LE sauveur Nom _ 15*1 flâneurs logés entre l’Étoile et le Bois de Boulogne. Enfin elle plaignit gentiment sa cousine, dont elle respectait le courage, la vertu sévère, la piété sans hypocrisie, les calculs d’économie domestique. Un sort ingrat payait mal tant de sacrifices au devoir. Très' affectueusement, et sous la forme la plus dis- crète, elle tit allusion à cette vie difficile, m’expliqua .' certains détails d’un mariage trop noble. Jean Goulven avait épousé sa cousine Yvonne Larvor parce qu’elle (s’était trouvée brusquement, orpheline, sans appui, sans autre fortune que ce petit domaine de Keryannic, la maison de grès à terrasses, les dix hectares de landes, un troupeau de moutons noirs, un de juments _ blondes et de poulains élevés dans le vent des falaises, qui tous avaient été vendus a la remonte de cava— ‘ lerie. Madame Hélène laissait entendre que les hypo- thèques grevaient le revenu, qu’elle payait pension comme moi durant cette villégiature, et que cela était indispensable aux Goulven. Cette commisération bienveillante dissimulait au mieux les autres sen- timents de la belle dame. Je souris du manège. Lorsqu’elle crut avoir sufüsammeut dépisté mes soupçons, elle bâilla, s’excusa d`être reconquise par le sommeil, et s’en fut. Malgré cette retraite, qui donnait peu de prise a la malignité, tant Yartitice en était bien choisi, je per-» - sistai dans mes suppositions. Toutefois j'exige des événements, pour en tirer une certitude, cette sorte de' preuves matérielles sans quoi nous ne pouvons exactement condamner. . Loin de cesser mon flirt auprès de la jolie veuve je résolus, au contraire, de mettre en usage quelques i52 LE SERPENT Nom audaces. Jaloux, le docteur me confierait ou sa convoiI.ise ou son triomphe. J`accordai tout aussitôt. à ma toilette des soins minutieux. Un linge d’été mauve, a rayures blanches, sous un costume de drap beige, vêtit ma carrure et mes jambes que chaus- sèrent des bottines en daim gris. Ayant sav·onné copieusement mes cheveuxgdont la quantité décroît, j’obtins qu’ils parussent nombreux en bouffant autour de ma tête. Cette coquetterie, ai-je besoin de le dire, était moins au service de ma luxure que de mes ambitions. Vainement essayai-je de lire, d’écrire. La · sévérité des vieux meubles en bois ciré ne m’inspira · que peu de calme. Des panneaux anciens, ajustés aux faces du lit, offraient le relief d’un cortège nup- — tial. Deux personnages gonflaient, du souffle, la panse d’un biniou. La mariée en coiffe haute et biscornue, ses compagnes dansantes, les gens tapant du sabot m’agacèrent comme s’ils eussent été les spectateurs importuns de mon déboire. Je leur tournai le dos, m’eufouis dans une bergère profonde, pour contem- pler les pentes bleuâtres et chatoyantes de la mer, l’horizon enfumé par la course d’un vapeur, et, la- bas, la côte de Quiberon ou brillait leblanc de quel- ques façades éparses. Déjà, sur le cap voisin, les carriers, à coups de pioche, èntamaient le roc. Tout en regardant leurs efforts, je n1e rappelai que la médisance seconde fort bien ceux qu’elle désigne ala curiosité publique. En notre temps, comme en tous les temps, les mérites de l`intelligence et de l’activité n’aident qu’à demi. Bien ne vous rend notoire comme l'impudeur, puisque les propos de tous les salons et de tous les fumoirs s’évertuent exclusivement ài commenter les liaisons illicites. ` _ LE sauveur Nom 153 ' Madame Hélène porte le nom d’une famille illustre, dans la société républicaine, comme celui des Carnot · et des Perier. Une faiblesse de· cette personne élé—. gante, riche, et qui passe pour spirituelle, preterait un theme a tous les entretiens de son monde. La cé- lébrité de son ami serait immédiate et constante dans J les lieux mêmes où se trament les petits complots pour organiser les adjudications officielles. D’ou la_ gloire probable de mes talents jusqu’alors méconnus. A force de m’entendre nommer comme le héros de cette aventure, les députés se piqueraient d’apprendre si je suis un imbécile on un iinancier dlimportance, si j’ai de Fentregent et du bonheur. Rival heureux, le docteur ne me privait pas seule- , ,ment d’une amusette. Il annihilait cette chance de parcourir ma carrière avec le secours de comméra— ges et de calomnies extrêmement utiles. C’était mon destin qu‘il entravait. Très graves étaient, par consé- quent,,les intérêts en jeu. Il me parut obligatoire de tirer les choses au clair. Je me résolus a l’action. ` Dès neuf heures, j’attendais madame Hélène dans le salon de Keryannic. Nerveux, j’inspectai la pièce longue et tendue d’étol1"e amarante, selon la nuance du xvn“ siècle. Je palpai le chêne des bahuts, leurs cuivres étincelants. J ’essayai tous les fauteuils monu- J mentaux et roides où durent s’asseoir les amis de Fouquet, marquis de·Belle—Isle, ses traitants, ses ^ courtiers, ses débiteurs. J’imaginai leurs perruques . faslueuses qui s’étalerent sur les dossiers de lampas, leurs habits à grands pans, leurs hauts-de—chausses à canons de Hollande; j’arpentai leslosanges du parquet ou sonnerent les lourds éperons des bottes à entonnoir. Je· tapotai, de mes ongles, la table massive et polie v _ 9. 152 LE sisiirnivr Nom par les ans, ou furent déposés les largesbaudriers de cuir, les épées pesantes comme des glaives, les porte- feuilles à fermoirs armoriés, les chapeaux a galons. .l’interrogeai le surintendant qui, sur la hotte de la cheminée, parade dans son cadre. Il a une calotte noire au sommet de l’occiput, d’où s’épauche sa chevelure jusque sur le col de toile carrée, le pourpoint de velours bis, les manches bouffantes. Ses yeux considèrent en paix le spectacle de la mer, et la côte du pays royal. Sa moustache étroite, ai demi rasée le long de la lèvre, n’amende pas la grosseur du nez courbe, mais rajeunit la finesse du sourire mince et gentil, évidemment gracieux pour M"° de La Valliere et Brébeuf, pour M“·> de Scudéry et Pellisson, pour l\lm° de Sévigné et le bon La Fontaine, pour Saint- Évremond, pour ses nombreux clients, tous ceux qui le défendirent lors de son procès, puis rimèrent des suppliques en demandant la grâce du captif. ..l’admirai que, de son air avenant et paisible, l’image de ce fameux concussionnaire examinàt la mine grincheuse du vice-amiral, grand-oncle du docteur, lequel, chamarré d’or, de décorations, commande encore à la vile humanité par ses petits yeux coléri- ques, trop intenses sous les sourcils blancs hérisses. Je m‘intéressai m`al aux rouets, aux quenouilles, ornés de devises celtiques et d'attributs religieux, aux plats, aux vieilles faïences illustrées de maximes et de personnages, au biniou d’honneur brodé de soies multicolores, au modèle délicat et compliqué de quel- ques vaisseaux historiques, dont le Vengcwn Dans les - fenêtres, l’Océan, pareil et monotone, était en torpeur. ` La brise traînait mollement les barques sur cette surface pailletée de soleil. .l'en étais a entr’ouvrir les » LE s1·;m>EN·1· Nom 155 livres de médecine sur les dressoirs anciens convertis en bibliotheques. 1\t·¤* Goulven rentra de l’église. - Elle souriait, quoique ses dents fussent les unes jaunes, les autres bleuâtres. Trop insoucieuse de coquetterie, elle ne s’était pas encore aperçue, a trente ans, qu’il lui seyait de sourire aveebeaucoup - de réserve. Elle dépouilla sa jaquette, ses gants noirs eraillés, son chapeau de grosse paille a ruban de cuir, «pour apparaître en blouse ct en robe -de serge bleue decolorée par les lessives de la teinturerie. Évidem- ment, le docteur ne pouvait, si sauvage qu’il fût, préférer a madame Hélène cette personne neutre. Je résolus, non pas d’avertir M'" Goulven, ce` qui eut été dangereux pour le futur, mais pourtant d’attirer son attention indirectement sur les périls qui mena- çaient, peut-être, son bonheur conjugal. Morose et active, elle raugeait des factures, des traites. Elle s’excusa d’écrire au notaire. Je me dis que tout, dans le ménage, subsistait par le miracle de cette énergie, le mari s’obStinant à ne rien savoir de leurs diflicultés budgétaires. i — Le docteur — commençai-je après quelques préliminairesde politesse - écoute les charmantes divagations de madame Hélène avec une patience!... Je suis moins héroïque, moi!... ll arrive qu’elle me fatigue. ` — Quel homme sévère vous faites! — s‘écria-t—elle, un peu fàchée. —— Depuis la mort de M. La. Revelliere, nia cousine évite la vie mondaine, Elle veut parfaite- ment éduquer sa fille. Elle sîoblige a lui nourrir la mémoire de faits et de 'sentiments exemplaires, puis d’idées instructives. Dans les propos les plus ` simples et les plus neutres _de la vie courante,'_elle 156 LE ssiwuirr Nom veut que la petite Gilberte glane inconsciemment de la science et de la morale. C’est une tentative qu’il faut approuver, en un temps ou l’éducation des en— fants est bien faussée, ou ils sont élevés a la ma- nière des malfaiteurs, sous prétexte de laisser agir la nature... Elle continua l’apologie. J_’estimai l’instant peu A propice a mes suggestions. La belle-mère de ma- V dame Hélène survint. Elle guidait les salutations dei · » l’enfant qui se montra revêche a mon égard.'J’ignore pourquoi cette petite péronnelle court vêtue m’a tou- jours craint. Seule avec moi, elle prend l’air'maus- sade, se perche sur une chaise, et feint de feuilleter les vieux in-folio a gravures du xv11° siècle. Inutile- ment j’use de jovialité ou de pédantisme: elle demeure triste, gênée, sournoise. -Aussi bien je n’ai que faire de son amitié. A—t-elle deviné` que j’entreprends de séduire sa mère? lies iillettes ont de ces intuitions précooes. Peut—être est—elle jalouse, soit des atten- tions que mad_ame Hélène me témoigne, soit des bons jugements qu’a mon insu l’on porte sur moi dans l’apparteme·nt`du premier‘?... A moins que la vieille dame n’y déblatère sur mon compte au point de me rendre odieux à cette jeune pimbêche! Quelle que fût son antipathie pour moi, M"" La Revellière l’obligeait, d’ailleurs, a me marquer de la déférence. Aussi j’ai, pour cette dame, pour son . visage sanguin et sa perruque de cheveux gris, calamistrés, ondulés à Vaméricaine, une indulgence qui va s’augmentant chaque jour. Vieille Parisienne, elle ne sourit pas moins que moi, lorsque sa bru, par des phrases de sonnet, étonne les Goulven. Ce matin- là, malgré mon grand désir de plaire définitivement ii ` · LE snnrmvr Nom 157 madame Hélène, nous nous regardâmes, et nous ne pûmes refrener notre moquerie, dans le moment ou la jeune femme, arrivée en retard, comme toujours, disait à sa cousine : , . — J’adore ton jardin de la terrasse, ma chérie! Je ne veux être regardée que par des fleurs simples. Les zaiutres me semblent pétrios de vices... Tes lis, tes __«' qnensées me sont des amis, maintenant... J’ai en iqëflàorreur les petits chiffons des roses, les dahlias I. clgurtauds et apoplectiques, les gueules-de-lion pareil- É "lesà des jouets de bazars. Mais les lis purs et sveltes me suggèrent le désir de noblesse et de droiture. Les pensées violettes qui ont un cœur jaune, c’est la grave méditation, la science, dont les résultats illuminent discrètement notre sensibilité. La droiture et la science, c’est bien la mon Yvonne et son Jean. ' Le dernier nom propre fut prononcé sur un ton qui me déplut: lentement, langoureusement, dirais—je. Et, là-dessus, Jean lui-même nous rejoignit. Ses mains savonnées, lavées sans cesse dans les anti- septiques, il me les tendit, un peu reches sur l’épi— derme. Gilberte lui santa brutalement au cou. ce manque de retenue, chez une lille déja grandelette, _me choqua. Il la détacha de ses épaules et la déposa sur le sol sans lui rendre le baiser. Sa pudeur le gêna. Du rouge montait à ses pommettes. Je ne sais pourquoi, je compris son appréhension de choyer cet être qui était un peu de m_adame Helene. Autant que ma psychologie ile put pressentir, il se fût accusé de savourer sur les joues de l’enfant une odeur de chair pareille à celle de la mére, et de voler ainsi ce qui ne lui était sans doute que promis. Sinon, il eût em- brassé franchement la fillette. Il est vrai qu’alors je 158 LE ssmmivr Nom l’eusse soupçonné de vouloir, par ce geste audacieux, révéler a madame Hélène comment il ehargeait l’en— fant d’une affection qu’il n’0sait offrir a la mere. En tout cas, il n’était pas une de leurs attitudes qui ne les convainquît. _ Rien ne me sembla moins sage que de construire une hypothese sur des bases aussi fragiles. Mon esprit, plutôt positif, se fût donné tort, si je n’av:1is, auparavant et maintes fois, constaté l’étrange accord survenu entre des intuitions apparemment chimé- riques et la réalité d’événements consécutifs. Encore embryonnaire, latente et souvent fallacieuse, dans l’état présent de la mentalité, notre faculté de prévi—« sion se révèle seulement, lorsque surgissent telaspect soudain des choses, telle attitude instantanée de cer- — taines personnes, en une seconde ou la destinée ins- crit la une évidence bien claire, mais impossible à démontrer selon les regles de notre pauvre logique. , Le lendemain, à mes questions, Mm Goulven répondit que son mari, peut—étre, se détachait un peu de leurs anciennes préférences pour le sol breton, pour ses annales, pour sa physionomie de jadis. Elle seule aimait encore les hennins des bonnes femmes, les vieilles façades en bois couvert d`ardoises angevines, les. statues ` naïves sculptées dans 'les pilastres de Quimper, les fileuses de quenouilles assises au seuil des maisons humbles, les moutons noirs, solitaires et rétifs dans les déserts de la lande, les mélancolies des refrains interminables où la mer dévore tant de gars, les ossements humains qui percent laverdure des cimetieres, et les cris de cette histoire farouche dont les échos rotentissent sur les LE SERPENT Nom 159 parvis des `cathédrales usées, aux carrefours des ~ forêts, dans les buissons des chemins creux. · -4 Dieum’a frappée, monsieur, en lui envoyant les ilèvres a la Vera-Cruz, en l’obligeant a ce long repos, sans qu’il pût reprendre de service a la mer. Depuis lors, il s’épuise sur les livres; il respire les miasmes de sa buanderie, tous ces microbes qu’il cultive et dontil étudie lesvenins..., tous ces intimes serviteurs du démon Belzébuth, seigneur des insectes immon- des !...Et celale détourne de ce qui fut notre bonheur... Avant, il chérissait la terre d’ici, il se faisait archéo- logue. Que de fois nous avons entrepris ·des fouilles autour des menhirs pour déterrerles bijoux de bronze et les haches de silex, les bracelets d’os!... Il voulait apprendre comment .1a race asiatique des Bigoudens ‘ est venue dans la région de Pont—l’Abbé, avec les faces et le costume, les broderies de la Chine, les petites mitres que se mettent les femmes sur leurs têtes aplaties, les hiéroglyphes jaunes de leurs manches, de _, leurs gilets solaires. Il étudiait, dans les rites des I Pardons, la survivanee des coutumes orientales et païennes... Maintenant il délaisse tout ce qui, huitans, nous plut, tout ce qui tit la joie de notre existence... . Je sais bien: il veut sauver les _mille et mille vies que sacrifie le typhus, sur tous les points du monde. llçherche le sérum qui sauvera les mille et mille vies..; Les mille et mille vies!... · ` Ayant répété plusieurs fois cette expression, elle cessa de parler, regarda les frissons de la mer. Une douleur lourde gonflait son cœur. — Je voudrais tant- reprit—elle — qu’il revint a _ nos études, a nos recherches!. . Ah! quand'il rassem- blait ici tous ces meubles des siecles bretons, quand il furetait dans les chaumières des campagnes pour découvrir une faïence, quelques sculptures d’armoires, un livre aux armes du surintendant Fouquet!... Ce furent les bonnes années!... Voila pourquoi je remercie, chaque heure, ma cousine Hélène, qui le détermine à l'accompagner, à l’instruire de nos coutumes. J’espere que la première âme de Jean ressuscitera. Voyez—vous : il se tue a respirer tous les poisons de cette étuve qui sent le fade… Peut-être - eût-il mieux valu qu’il continuât de soigner bonnement ses malades sans vouloir sauver tant de vies ! L’orgueil nous perd..., un orgueil intérieur qu’on ne montre pas, que ne trahissent pas les manières accueillantes, ni l’humeur égale, mais qui nous domine et qui nous a, tous les deux, asservis.

Elle cousait, en écoutant sa plainte m’avertir. Pour la première fois, se révélait alors son intelligence des menaces sourdes et subtiles qui naissaient autour d’elle. Confiante en madame Hélène, elle devait pourtant redouter la faiblesse du docteur, puisqu’e1le m’expliquait les raisons de sa tolérance devant les intimités de sa cousine et de son mari. Avant cette heure, je la classais comme une bonne dame, pas jolie, simple, courageuse, dévote et sans esprit, sauf pour veiller a la succulence de nos repas, à la propreté de la coiffe qui, de ses ailes, ombrait le minois plaisant de la petite servante. Mme Goulven m`apparut soudain comme une personne de grande sagesse. Je l’interrogeai plus habilement. Elle laissa poindre l’ambition de ramener vers la foi son mari qui s’en écartait toujours davantage. A ses yeux, le soin de faire son salut était la seule préoccupation qui pût consoler de tout: — Vous dirai—je que mon véritable bonheur consiste a nfimaginer les délices du paradis, si mala- droite que je sache cette méditation?". Je cultive mes _ petites qualités musicales parce que, d’apres tous les théologiens, l’extase procurée par la mélodie est ce qui s’éloigne le moins des félicités angéliquesa. La-dessus elle essaya toute une évocation des béatitudes célestes qui ne manquait pas de réminiscences. Elle avait lu les mystiques avec précaution. Les principaux passages des œuvres visionnaires me furent parfaitement récités. Plusieurs miracles me furent ensuite contés avec une verve de Bretonne que le merveilleux sollicite perpétuellement devant les mystères de l‘étei1due océanique, dans les plaintes bizarres des vents, et parmi lestradrtions fantastiques de la veillée. A sa race religieuse, songeuse et dolente, Mme Yvonne Goulven appartenait tout entière.

Je ramenai la conversation sur les mérites du docteur. Loin de les amoindrir, elle les exalta. Néanmoins, la foi lui semblant indispensable à la félicité, elle souhaitait, par amour de son mari, qu’il récupérât surtout les croyances du catéchisme.

Le dimanche, après déjeuner, nous passàmes les heures dans le calme. Chacun de nous avait choisi un livre. Tout en contemplant la variation de la mer déserte, le vol des mouettes, nous feuilletions nos chapitres. Sous le mur de la terrasse, en haut de la falaise, serpente un étroit chemin. Deux à deux, les filles du pays s’y promenaient, saintes et paisibles, parées de leurs fichus amarante ou zinzolin, de leurs tabliers en moire, de leurs bonnets en linon ajouré, 162 · LE ssiwnmr Nom brides ballantes. Ces dames se rendirent a vêpres. Le _ docteur nfecouta diffamer quelques couples pari- siens, puis il détourna la conversation sur les ana- lyses qu’il avait faites du sang. ‘ —— Souvent, —— dit—il, — quand je relis mes notes, je 1n’imagine accomplir un travail historique, et non _ pas une œuvre pathologique. La guerre entre les leu— · «cocytes etles bacilles envahisseurs, se déroule comme une véritable calamité humaine. Autour du foie, ré- gion stratégique principale, des combinaisons géniales sont tentées par les états-majors des deux nations. Leurs brigades ardentes et tumultueuses se font char- rier par les cours de sang. Elles occupent les veines, défendent l’accès des artères, se ravitaillent par les capillaires, s’agitent dans la lymphe, assiègent les cen- · tres nerveux. Je prodigue les munitions ames leu- cocytes par des convois de quinine, d'antipyrine et de pyramidon, qui leur arrivent en` suivant le tube di- gestif. Si, trop las, ils s’engourdissent, je stimule leur énergie par une légère addition de strychnine...

  1. Alors mes défenseurs reprennent courage. La bataille

recommence. On l’emporte sur les intrus, qui vont se tapir dans les recoins, jusqu’a la prochaine expan- sion de leur vigueur... Pour moins pâtir de ces attaques, il faudrait se montrer d’abord hospitalier et, si j’ose dire, cosmopolite au point d’appeler chez soi Fetranger, l’accueillir dans le domaine organique, lui donner des terres, un foyer, le nourrir, le combler de biens, le faire citoyen en notre chair. Alors il dépouillerait son appareil hostile, il deviendrait un brave colon de nos tissus. Reconnaissant, il défen- drait sa nouvelle patrie, au lieu de la saccager... Mais, ponrcela, il importe que j’introduise dans mon corps LE suiwnivr nous 163 les étrangers du caractere le moins agressif. Il faut · que je leur ôte, avant de les faire pénétrer chez moi, leur esprit de combat, leur barbarie. Il convient que je modifie, pendant plusieurs générations de leurs · familles, l’âme de mes ennemis, en les éduquant, en affaihlissant leur énergie mortelle. Voila pourquoi je fais recueillir sur les typhiques des hopitaux mari- times quelques-uns de ces terribles vainqueurs, pourquoi je les caserne dans les tissus des cobayes, des lapins et des chiens. Là, par une bonne pédago- gie, je les transforme de classe en classe, je veux dire de lapin en lapin. Ils deviennent moins nocifs. _Ils tuent de plus en plus lentement l’être ou ils s’éduqu·ent, Puis ils cessent de le mettre a mort. Ils finissent par ne lui valoir que des malaises. Bien- tôt ils ne minent plus l’organe essentiel : ils évoluent, mais leurs œuvres ne menacent plus les sources de la santé; ils s’arrangent des existences normales dans des viscères capables de les subir sans s’altérer. Enûn ils aiment le sol assez pour s’opposer aux ra- vages d’autres invasions, si j’introduis nombre de leurs tribus encore sauvages... Devenus propriétaires — dans- leur pays d’adopti0n, sans doute les sédentaires convertissent à la religion de la'fraternité, de la u pitié, du travail, leurs parents belliqueux; car l’animal dont le sang fut préalablement visité, puis colonisé par ces apôtres, résiste parfaitement à l’as— saut des microbes incultes... Voila ce qui m’inté- resse passionnément. Je m’astreins a faire l’éducation progressive des bactéries typhoïdiques, en cultivant quelques générations successives, en amendant leurs conceptions. en les faisant passer de l’etat guerrier a l’état rustique. Quand je serai parvenu à me garantir 164 LE srsnrmwjr Nom contre toute erreur dans cette pédagogie, quand les règles en seront indiscutables, je pourrai sûrement_ préserver les hommes du typhus. Ce sera par mil- liers que mon sérum sauvera les vies, sous les tro- piques, en Europe ou les marins et les voyageurs rapportent l’infection, ou les eaux la transmettent. Ne trouvez-vous pas étrange l’analogie entre l’exposé de mon plan et l’histoire d'un peuple, qui évolue de la conquête à la production?..-. V Il attendait ma louange. Nul ne m’exaspère comme ces médecins. folâtres qui travestissent la science positive en rêveries de ri- meur ou de métaphysicien. C’est la vraiment une sorte de manie très absurde parmi les innombrables démences de ce temps. Je comprenais, tout a coup, pourquoi les imaginations de ce bon thaumaturge sé- duisaient l’esthétique imtempérante de madame Hé- lène. Avec leur petit savoir ils fabriquaient, l’un et l’autre, les prestiges de leurs bavardages poétiques, dont ils s’éprenaient. ` ‘ Lorsque vint .l’heure du thé, mon impatience et ma fureur internes étaient au paroxysme. Ces dames ren- trèrent, l’infante en avant, et qui me présenta, de la plus mauvaise grâce, deux ros_es cueillies au jardin du presbytère, puis me tourna son dos menu, balayé par une chevelure ostentatoire. Madame Hélèneavait _ chaud. Elle oublia de discourir sur la belle simplicité des vêpres rustiques, ct réclama le' nécessaire pour ' boire frais. Silencieuse, elle me fut malheureusement trop admirable. La chaleuravait coloré ses joues à miracle. Au ·lieu de se darder et de s’assombrir alter- nativement,l’éclat de ses yeux persistait pour decouLE sEm·i;1vr`No1u 165 i vrir, dans le vague, quelque image irréelle, mais triomphale. Une légère fatigue amollissait plus ses gestes nonchalants et voluptueux. Elle s'adossait au coussin du fauteuil. Sa main éleva le cristal d’un verre tout embu. Ses jambes longues se croisèrent un peu virilement. Celane révélait-ilpas que son être assumait, a cette minute, une détermination courageuse ? Sous . la jupe, la bottine blanche se balança; les aiguillettes du ruban luisaient, puis s’éteignaient. Le charme extrême de cette attitude était plus sen- sible encore par l'0pposition que fournissait M“‘° Goul- i ven, si terne dans sa robe plate, dans ses escarpins `de toile, dans sablouse de coton. Bien que fins, les doigts hâlês de notre hôtesse firent paraitre plus étin- celantes les mains nacrées de madame Hélène, quand elles tripotèrent ensemble le vieil argent bossu de la théière, du sucrier, du pot a lait, quand elles rem- plirent les faïences bariolées de nos tasses. Tout en rivalisant de théories sur les gourman- dises diverses, - la flamande, la bretonne, la pari- sienne et la tourangelle, fort connue de Mm La Revel- liëre, - nous applaudissions secrètement a cette di- vinité radieuse de la jeune veuve. Ce fut a regret que le docteur dut sortir pour consoler une petite diphtérique dans un hameau sis a plusieurs kilomè- tres de Sauzon. Nous vîmes le vol de sa bicyclette tourner le coin de la rue encombrée par les pêcheurs _ · badauds, qui s’ennuyaient d’être inactifs, ce diman- che, dans leurs costumes neufs et bleus, autour du phare trapu, Bientôt MM La Revellière et M¤=° Goulven i consentirent a faire le domino de Gilberte qui l’exi- geait. Au bord de la terrasse, nous nous installàmes, la belle veuve et moi. Je ne me soucie pas de traduire ici mes émotions. Elles furent banales; tous les romans les ont décrites. Il serait également oiseux de relater les tactiques de langage que j’employai pour réussir dans mes sollicitations amoureuses. Je dirai seulement que je fus aidé en cela par un incident. Derrière le cap barrant la rade, fut chantée l`une de ces ballades bretonnes à répons et a refrain quïnterminablement les voix reprennent sur un mode plaintif. La proue d’une barque dépassa la pointe. Des rubans avec un bouquet tricolore paraient le mât et la voile rosée. En simples jupes grises, debout à l’avant, se tenait un chœur de jeunes filles aussi pures de lignes que de nuances. La brise secouait un peu leurs tabliers de moire, les brides roides et libres de leurs coiffes. L’une riait franchement. Dans le canot, les garçons glorieux maniaient les cordages. Ils gouvernaient pour faire, dans la rade, une entrée digne de la victoire remportée par ceux de Sauzon aux régates de l’Ile, comme nous l’apprit la petite servante. Sur les goémons glauques des roches que découvrait le reflux, les pêcheurs bleus glissaient, dégringolaient, acclamaient leurs camarades, jetaient au ciel leurs bérets en signe de liesse. ’

Cette apparition d’un bateau rempli d’amoureux, dans la belle vesprée, me permit de célébrer les avantages de la passion, sur un mode ala fois sceptique et tronblant que j’avais d’abord étudié. Madame Hélène ` essaya de dériver mon exaltation vers les merveilles naturelles, en ne laissant la la barque de fête qu’une’ - importance décorative. Elle l‘estima toute égalée par les petits rochers insulaires perdus au milieu de l`eau comme ceux peints sur les tableaux de Mantegna. v ` LE SERPENT Nou; 16`î Elle montra le cap et ses ajoncs verts, et ses bruyères .violettes. Pour ses regards ,de personne étendue sur un rockiug chair, les lis roses des belladones conte- ' naient, entre leurs tiges, toute la mer, la côte blonde ' lointaine, la ville aux murailles éclatantes, quelques pays de nuages- pourpres, en marche vers nous... Je souris dédaigneusement de cette phraséologie intem- pestive. Madame Helene s’en aperçut et me dit, les yeux dans les yeux : —— Je ne m’explique pas qu’on fasse la cour aux femmes... Quepeut espérer, à· ce jeu, un homme intelligent ?... Connaitre mieux notre être, partager ses intimes sensations? Moi, je dis tout à quiconque ‘ m’approche. Je ne cache rien de mes pensées. Le docteur, vous, Yvonne Goulven ne m’ignorez pas plus que ne m’ignorent ma lille et ma belle-mere. Celui qui deviendrait l’amant d’une femme de ma sorte n’y gagnerait rien, sauf ce que peut lui procurer, pour quelque argent, n’importe quelle tlllede luxe. Encore cette marchande déploierait-elle, apparem- ment, toute une virtuosité dont je n’ai pas su m’en- quérir... Je ne possede pas de secrets. .l’agis dans le cristal. Suis-je la seule ainsi? Je ne le crois guère. A notre époque, la plupart des femmes ont abandonné les façons mystérieuses parce qu’on nous contraint beaucoup moins. Notre orgueil s’est amé- lioré. Nous voulons que nos mérites Pemportentdans _ la lutte, au milieu de tous les mérites concurrents ' Nous les affichons aussitôt sans y joindre l’attrait fac- tice du clandestin. Je vous assure qu’auprès de ces femmes-là, don Juan ne recevrait pas le salaire de sa peine. La victoire ne lui donnerait rien qu’il n’eût, au ` préalable, possédé... _Que `font les amants, dans les i68 » J un sauveur Noni I livres ? Ils se parlent avec franchise et conliance ;ils se communiquent leurs idées sur les choses, les êtres et l’univers. Mais n’est-ce pas la ce que je fais, ce que font aussi les amis, les convives d‘une même table, les habitués d’un même salon, les hôtes d’une même maison, pourvu qu`ils se soient plu quelques heures? Alors que gagnerait-on si l'on mélait a cela ce que les sots nomment l’amour ? Moins que rien... De pau- vres caresses vulgaires etinutiles, des sentiments ar- titiciels et déclamatoires, les rengaines de tous les ri-. ° meurs, moins de réserve l’un devant l’autre, par- tant plus de grosssièretén. Ne le croyez-vous pas aussi? Je la supposai en humeur de séduire, tant elle dis- courait avec gràce, tant elle appuyait ses paroles de gestes choisis et délicats. Elle avait ôté -sa capeline de dentelle et masse longuement le poids de sa cheve- lure au faite de son visage linéaire. Était-il possible que tant d’art fût employé sans vouloir me tenter ‘? Je ne le pensai pas. Si nous eussions été seuls, elle et moi, j‘aurais pris mon élan et l’eusse proprement terrassée. A lire cette envie dans ma mine, elle sourit et s'attrista. —-· L’am0ur... — affirma-t-elle, apres un silence ou nous mesurions la portée de ce que nous allions dire, —- l’amour n’ajoute a l'amitié que si les deux êtres . peuvent passer leurs existences ensemble, unis, ma- riés. Alors, ils essayent de perpétuer leurs âmes, de- venues leur ame, dans une descendance qu’ils édu- quent selon leur 'idéal. C’est une œuvre. Ils construi- sent ainsi l’avenir a leur image, comme Dieu fit le monde... Mais aucune autre combinaison n’assure aux partenaires des joies qui compensent l’ennui de — LE sauveur Nom 16*3 · mentir et de susciter le scandale, la honte de corrom- —` pre, par l’exemple, .les vertus qui nous entourent, « celles si précieuses de nos enfants... Une fille peut-elle ~' admettre la nécessité d’ètre loyale, si elle s’aperçoit que sa mere abuse leur famille au bénéfice d’une liai- . son? (Pest donc toute la vie de sa fille que la mere condamne à la ruse et a la bassesse, quand elle—meme s’embarrasse de ruses et de bassesses. Voilà 'de ces ·· responsabilités qu’on ne peut prendre à moins d’étre une créature vile. Ã après ces mots prononcés fermement, elle se leva,

fut voir le jeu de Gilberte etde M·*·= La Bevelliere.

Je demeurai seul, devant la splendeur de l’0céan ou serpentaient, plus clairs, les courants pareils à des chemins d’azur tracés pour les pieds de ces prophètes qui marchent légèrement ala surface des mers mira- culeuses.—De la nef galante, les jeunes ülles sautaient sur les dalles du débarcadere. Serrés contre leurs bustes,,noués étroitement derrière leurs tailles, les châles de couleur les signalaient encore parmi les — groupes de matelots qui les entraînaient vers le petit phare trapu. Un garçon agita le bouquet de la vic- toire en gambadant. ‘ _ Je m’étonne que ces images toutes physiques se soient imposées en moi dans le _moment ou s‘effon- drait le principal dessein de mon voyage. Elles gar- derent leur magnificence en dépit de la rage que j`avais peine à contenir, et qui me fit alors empoi- gner frénétiquement les bras de mon rocking chair. , ‘ Tant, pour soulager ma colère subite, il me fallait ` meurtrir une chose, a défaut d'un etre!... Jamais je ne m’étais autant convaincu de ma faiblesse. Parce qu’une coquette différait l’heure de se plaire a 10 170 LE SERPENT Nom . avances, je doutais tout a coup de moi, de mes talents, de mon avenir. L’homme est ainsi fait: un petit ' déboire le navre autant que la pire aventure, et l’in- cite il méconnaître les plus réelles de ses facultés., du moins pendant une seconde. 4 i Je me dois certainement d’avouer que·cette dépres- sion dura peu. Les raisons d’tlélène, après tout, ne me semblèrent pas si fausses. Quelques filles deluxe, probablement, fourniraient ce que je réclamais de sa camaraderie. Mais fallait—il renoncer a l’avantage d`être cité dans les propos du monde politique comme l’in- time de la belle M'" La Revellière-Lepeaux? Fallait-il · renoncer a l’avantage d’attirer ainsi Pattention sur moi, sur mes affaires? Fallait-il abdiquer cette pre- tention? Cela me coûtait. ` J’ai pour règle de ne pas m’obstiner dans les tenta- tives trop difficiles. On y perd le temps le plus pré- i cieux. Vous risquez un insucces capable de vous diminuer devant l’opinion : elle ne se préoccupe pas de savoir si le but est inaccessible; elle constate la chute afin de se gausser de vous, et de faire baisser le , cours de votre notoriété. Aupom de mes principes je résolus de ne pas fatiguer madame Hélène par des récidives aussi vaines qu’absurdes. Puisqu’ellc me proposait le refuge de son amitié, il semblait adroit·de m`y établir, puis de transformer, dans la suite, cet honnête asile en un palais de joie, s’il se présentait une de ces occasions propres à faire céder le rigo- risme d’une femme aimable: forage qui surexcite, les rires d’une conversation scabreuse qui persuadent tout à coup. .l’attendrais patiemment le hasard de ‘ l’orage, ou tout autre. . · Aün de prouver la décision de ma sagesse, je ter- minai la conquête, jusqu’alors retardée, de la petite Anne—Marie. Cette lille était trop touchée de mes manières et de mon langage pour ne pas ressentir, comme ses pareilles, en un tel cas, une vive amitié at mon égard. J’avais élu, pour sujet de notre conversation quoti- dienne, sa maladie et les soins du docteur : je me renseignais sur la thérapeutique du sérum. A me parler de soi, sans que je parusse me lasser, l'enfant ne se déüait plus. Aussi me sufüt—il de consacrer une heure à la ruse, en lui contant des histoires licen- cieuses, ·cinq minutes "au simulacre de jouer avec elle en la chatouillant, et deux_ minutes à la violence, pour qu’elle devint, bon gré mal gré, ma- maîtresse d’abord fâchée, puis contente. D’abord elle me- fut une servante affectueuse, câline, docile à souhait, pas importuue, car Mm" Goulven l’appelait fort sou- vent. Je·n’en eus que de la satisfaction pendant la premiere semaine. Elle se levait de bonne heure, at l’aube, pour me réjouir avec l'ardente curiosité de l’adolescence. Dans le jour, elle dissimulait maladroitement les signes de notre furtive intelligence, tant elle était avide de mes attentions, prix de ses œillades téméraires. Madame Hélène ne tarda point a remarquer le manège. Des lors elle se dispensa de craindre ma poursuite, et nous adoptâmes des façons très franches d’être amis.

Ce que les gens lâches ou timides nomment ma « brutalité » continua de la distraire. Aux promenades, nous causions familièrement de nos hôtes et de leur sort. J’attendais de la Compagnie métropolitaine une réponse à mon deuxieme rapport touchant l`invention. J’y avais décrit la cure d’Anne-Marie; et je m’étais abstenu de mentionner les fâcheuses dispositions des professionnels pour leur émule. Ne croyez pas que ce fut la un effet de sotte compassion. Durant mes séances au laboratoire j’avais acquis la foi que justifient maintenant les succès du docteur O. Quelques- uns me reprochent de ne pas avoir renseigné la Compagnie. Mes rapports sont aux archives. Libre a tous de les consulter. Naturellement, il me fallut la prévenir que l'échéance des applications pratiques n’était pas immédiate. Pouvais-je agir autrement? Fut-ce ma faute si la Commission des comptes s’empara de ce prétexte pour refuser officieusement, a l’avance, de sanctionner les « largesses » du Conseil d’administration ? A plusieurs reprises, j’asSurai madame Hélène que l’affaire était bonne. Elle me sut gré de cette déclaration. N'ignorant point mes principes de véracité, elle encouragea les espoirs de sa cousine; et nous supputions les chances.

Ayant échoué par les moyens de vice qui donnent LE SERPENT Nom 173 une influence exclusive et supérieure sur une femme, force me fut de conquérir les sympathiesde la fillette et de la belle-mère aün qu’elles ne nfaliénassent point ' - la bienveillance de madame Hélène. Tout cela me coû- . tait bien du tracas, d’autant que je prétendais ne rien retrancher à ce qu`il y avait d’insolite et de choquant, pour_elle, dans mes procédés ordinaires. Grâce au . bésigue chinois, je réussis à me faire" tolérer par M“*° La Révellière. Gilberte tinit par admirer mes épreuves photographiques, et mon agilité pour des- cendre, puis escalader les roches, en la préservant des chutes. Entin je lui tuai quelques mouettes et cormo- rans dont les ailes ornèrent ses chapeaux, tant que le permirent les vents de la mer. Mais, de toutes les _ prévenances, celle qui leur agréait le mieux fut`, sans contredit, mon indulgence pour le talent du docteur. Le chœur de ces dames l’adorait. Croyant son avenir dans mes mains, elles respectaient ma puissance. Avec Anne-Marie même, il n’était question que` - · du docteur. Elle répétait, sur un ton de mélodrame,' s qu’elle lui devait la vie; ce qui d`ailleurs était juste'. Sans le sérum des cobayes immunisés, aucun malade atteint sigravement nïeût guéri. Anne-Marie avait de la gratitude. Je ne me flatte guère en pensant qu’elle me prodigua ses complaisances parce que ses maî- tres attendaient, de ma seule entremise, leur salut. · Aussi me choyait-elle obstinément, jusqu’à me gêner. -7 Pour manifester sa tendresse, elle découvrait, atout — boul; de champ, un grain de poussière sur mon cos-_. tume, ou quelques souillures sur mes bottines. Et î d'accourir alors, la brosse en main, puis de me 'rendre net, en me caressant. Si personne·n’était la, elle me tendait les lèvres. ll arriva que son zèle, armé 10. 174 LE SERPENT mem d’un torchon noirci par le contact du fourneau, tacha mes souliers de daim, à l`heure du départ. Je me fàchai. Rien ne me désoblige comme l’incident qui me fait paraître en public sans im air de supréma- tie a peu près indiscutable. Anne—Marie ne supporta V point l’aspect de mon visage eonvulsé par la colere. Une moue _tordit sa bouche puérile. Des larmes se précipitèrent le long de ses joues. Deuxième ennui. On pouvait venir. Il fallaitla consoler vite et jovia- lement: ` ` ——— Arréte le déluge!... Où donc est mon arche de Noé?... e , - _ Je feignis de chercher cet ustensile biblique, avant de la saisir. Furibonde, elle se débattit, m’échappa. J’observai la résurrection d’une certaine rancune, fort bien contenue depuis mon brusque triomphe sur sa pudeur. Elle commença par geindre en rajustant son ample collerette, qu’avait passablement chiffonnée _mon embrassade paciiicatrice. — Monsieur est trop méchant avec moi... —— Anne, ici`! —-— criai-je, en imitant, de façon bur- lesque, l’accent impérieux du chasseur qui appelle son chien. Elle regimbait; Ses yeux ·séchèrent... Elle me consi- déra, des pieds a la tête, avec une affectation de dégoût. Je devenais déja tel que son remords me redoutait: un maître exigeant, au lieu d’un amant attendri. En effet, de l’aventure, j’avais voulu tirer ‘ ncette assurance de l’emporter en toutes choses futiles . ou graves, cette assurance que nous confirme la plus mince victoire sur la'vertu de nos voisines, et sur la volonté de nos voisins. C’est· là un exercice qu’il importe de ne pas négliger, si l’on souhaite la force ~ ` LE sunrnur Nom 175 indispensable pour surmonter son indolence morale. La preuve faite, peu m’importait cette rustaude passive et affublée? 'Iloutefois il était interessant de convaincre une jeune Bretonne de mes raisons. J’y songeai durantses récriminations véhémentes. Dans un verbiage de feuilleton, elle me reprocha d’avoir vilainement profité de son innocence, d’avoir perdu sa vie, que sais—je encore?...

— Anne-Marie vous êtes inique, ma chère!... En vous aimant, je vous lis un grand plaisir, — m’ecriai-je. - Avouez-le, dites la vérité!... Vous n’osiez pas me demander, par la parole, ce que sollicitaient les malices de vos regards. Si vous fîtes mine de résister, ce fut pour rendre plus piquante votre défaite !

— Vous avez agi avec moi comme une brute... une· brute! Mais oui!... Laissez-moi!

Les bandelettes empesées et reeercelées de sa q coiffe, son diadème de soie rose, tout branlait avec les mouvements de sa jeune face pleurnicheuse... Elle menaça de se plaindre au docteur, de me dénoncer.

Je me renversai dans mon fauteuil, j’aflectai de sourire charitablement. Mon aisance et ma quiétude la surprirent. Elle arrêta net son réquisitoire.

— Ma petite chérie, lui dis-je, — vous n’en ferez rien. Et pourquoi? Parce que l’on vous demanderait quels motifs vous empêcherent de vous dérober ou d’appeler à l’aide, lors de mes entreprises... Parce que le docteur et Mm Goulven, la cuisinière, vos amies, vos connaissances, vos parents eux-memes . apprendraient la chose... Cela detruirait votre répu- . tation sans me punir beaucoup. Que peut le docteur contre moi? Rien qu’un sermon, et j’ai de quoi 176 I LE simremr Now . riposter... D’ailleurs, jamais homme de mon espece ne fut tourmenté sérieusement pour de semblables bagatelles. La police, même bretonne, respecte un notable commerçant: On vous rira au nez, mon enfant!... Et, si vous faites du bruit, on vous accu- sera de vice. Pensez donczune femme de chambre!... On a des opinions sur ces vertus·là, des opinions toutes faites. Chacun dira que vous n’avez pas demandé mieux... Ce que je pense, au reste! ——'Vous ne le pensez pas... Je n’ai pas été assez forte pour vous résister, voilà tout... — Mais depuis, ma petite Anne, vous ne résistez guère, il me semble... P Elle baissa les yeux... Je lui empoignai les mains. ·Elle détournait ingénument la tête vers la ·mer coquette, et les filets bleus qui s’enflaient, diaphanes, le long des mâts nombreux, puis s’ail`aissaient selon les souffles de la brise. P -— J e devais me marier, a la Noël... avec quelqu’un, gémit-elle. A ——— Eh bien?... Votre iiance n’a rien à savoir, et vous n’avez rien à lui dire... , , — C’est ça!... .l’irais tromper un brave garçon?". Non-da?... P ·- En nous dénonçant,Anne-Marie, vousle chagrine— rez, s’il vous aime... C’est mal de chagrinerles gens qui nous veulent du bien... Tenez—vous à le désespérer?". « Elle haussa les épaules, essuyant sa frimousse, et marmonna de vagues menaces. Pour naturel qu’il fût, son joli teint ressemblait au fard des anciens portraits. Elle avait la taille souple dans le corsagc garni de larges velours, et sous la bavette du tablier mauve à fleursbrochées. ` · LE SERPENT Nom H7 — Il est marin, n'est-ce pas ‘?... ll navigue? ` . Un signe des paupières me répondit affirmative- ç ment. Anneïlllarie jugeait sa faute. Comme elle s’avouait criminelle à l’égard de son fiancé, elle eut plus d’indulgence a l’égard de son amant. Bou- deuse opiniatre, elle m’écouta qui lui représentais _ combienil serait dur d’ôtera'ce malheureux, lorsqu’il débarquerait, toutes ses illusions du long cours. Était-elle sûre qu’aux, escales il n`eût pas lui—même taquiné les mulâtresses des Antilles? Et pourquoi siérait—il d`accorder plus 'd’importance a notre jeu qu’au sien? Je ne comptais ni plus ni moins qu’une mulâtresse, dans leur vie. J’étais un accident ou un incident, voilà tout. --— Vous avez fait de moi une fille perdue!...Et—sans m’aimer seulement! Je le vois bien, a présent. Vous vous moquez de moi,. Vous vous êtes moqué de moi! —— Mais non, petite bête!... · ,

Mm six...

Elle tapa du pied et se lança dans mille récrimina- tions inutiles sur mon égoïsme, ma méchanceté, l’absence de mes remords et·de-ma passion, le tout dans un langage naïf d’écoliere façonnée, a la fois, par la leçon des choses, le catéchisme et la morale des feuilletons populaires. Les petits journaux a un sou avaient dû lui communiquer ses principales notions de la vie réelle. Tout d’un trait, elle me conta qu’elle voulait ouvrir boutique apres la noce; car elle avait du goût- Elle aurait vendu des étoffes, des lingeries. Elle me cita telle et telle qui gagnaient beaucoup. -Elle s’apercevait déjà commerçante, vénérée par les femmes de pêcheurs et les sardinières... Soudain_,' cette chance lui parut impossible,ipuisqu’elle avait '

178 nr; smzrmvr. Nom

péché! Dc nouveau, les larmes mouillerent ses cils. De petits sanglots grognerent dans sa gorge maigre... Je lui ils observer que mon exploit ne semblait pas. avoir été le premier qu’elle eût subi, et que ce péché- là succédait à d’autres. -4- ll aurait fallu être sans cœur, pour me refuser ii mon amoureux quand il est parti a la'mer!... Sait-on · s’ils reviendront, eux? ——— C’est juste! approuvai—je. ~ —— Vous vous moquez de moi! -—— Mais non, petite chérie... mais non.., .le n"ignore pas que l’existcnce de chacun est fragile.., que le mieux est de prendre le plaisir du moment,.. comme des bonnes bêtes simples, et aussi sincères que leur instincts... Ne crois-tu pas, petite chérie?... Va, ne gémis plus... Viens! V p Je lui tendis les bras; puis, ayant attrapé le pan de son tablier mauve,' je l`attirai, lourde et maussade, mais sans qu’elle résistât trop : ’ 4 Monsieur est sans cœur!... Monsieur est sans cœur!... ’ -— Anne-Marie, tu sais bien que non... . Je pus l’asseoir sur mes genoux. Elle permit à `mes caresses de la faire sourire... Brusquement, elle `se débarrassa de mes mains : — Voilà du monde... - Z >— Qu'importe! ` — Laissez-moi, je vous dis! ' Elle s’enfuyait déjà, les brides au vent... ' —— Ah! petite, petite... tu n’as pas le courage dc tes opinions... — criai-je, pour madame Hélène qui, les 'mains au ciel, et de la malice plein les yeux, nous surprenaits . - ‘ LE SERPENT Nom HE) — Oh! soyez tranquille : je n’ai rien vu! — Mais je ne me cache pas!... Mes intentions étaient remplies. Désormais la veuve ne craindrait plus que je ne lui lisse la cour. Mon cynisme l’amusa. < Alors, vous agacez la femme de chambre? Narquoise et charmante, elle s’appuyait a la table, pour contenir sa joie de belle fée. . Je me défendis de nourrir des passions ancillaires exclusivement; et j’expliquai mon cas. Des que j’arrive dans un pays, je goûte au vin du · cru, aux pâtisseries indigenes, aux plats régionaux; je tue et mange son gibier. De même, je recherche les complaisances de ses filles. Elles m’informent de la race. Par leur langage, leurs gestes, leurs mœurs . et leurs manieres d’aimer, elles me laissent une impression vive de peuple autochtone. L’impression demeure. Auparavant,j’ai interrogé quelque encyclo- · pédie sur la constitution géologique de la province, son aspect montagneux ou plat, sur le régime des e'aux, les productions agricoles et industrielles, sur l’histoire locale. Le souvenir d’une amoureuse m’est un excellent moyen mnémotechnique pour fixer en moi toutes ces notions nécessaires au déploîment de · mes négoces. Ainsi jegarderai mieux la mém oire de _ce que j’appris sur les Celtes, parce que ces études se trouvent associées dans ma cervelle aux plai- sirs qu’Anne-Marie me permit de prendre avec elle... Que j’oublie le chiffre de la production an- nuelle du sarrasin, chose bonne a. savoir, je mo dirai : « Anne-Marie, le joli teint pareil a du fard, le sourire bien plisse, les taches de roussour au= tour des yeux profonds, la nuque hâlée par le 180 LE sunruum Nom ` vent de la mer : 3,875,921 hectolitres de sarrasin! » ——- Ah! que vous êtes _ donc ingénieuxl —— Ht madame Helene. Vous tirez parti de cela même qui semble, par nature, opposé a tout bénétice... Elle se pique de me vexer habilement. Je me hâtai de lui répondre : — ·— N’est-ce pas que je suis ingénieux?". C’est ma force... Du varech, du goémon, mes usines extraient la soude, l'iode.' Avant l`installation des fabriques Guichardot, on laissait perdre sur cette côte le varech et le goémon.'Aujourd’hui mes remèdes guérissent parfois les gens; et huit cents ouvrieis vivent mieux . que de la pêche... ' · - Bien répondu! — conceda notre amie. —- Mais oui: on se fait des idées fausses sur les gens, sur leurs facultés... Par exemple, quoi qu’on en dise, la Bretonne, outre sa peau très douce... — Je 11`en doute pas! ——- De quoi?.,. ——— Je ne doute pas que vous n’ayez l’intention de me dire des inconvenancesa. Je n’y tiens pas!,,. _` ` —— Peuh! Vous êtes sortie du couvent. Vous avez déjà consommé un mari, n’est-ce pas 9.-.. On peut cau- ser, je pense!... _ , , — On ne peut rien! - signiiia très impérieusement ' madame Hélène, encore qu’un sourire adoucît la sévé- rité de son accentl -—,l’ai hor1·eur de ces histoires-là : elles semblent établir tout de suite, entre celui qui les conte fet celle qui les écoute, une complicité préa- lable pour un vice prochain... — Eh! — répliquai-je. —— La posture dans laquelle vous m`avez surpris doit prouver que je ne me pro- pose plus de vous faire la cour! _ LE sEm>isN1· NOIR I 18i — Aussi n’avez-vous aucun droit aux privautés. - Quêteriez-vous, madame, une déclaration... qui vous donnerait le droit, à vous, de me rabrouer ensuite?... Pas si bête! Guichardot n’est pas si bête,chère madame! · Elle me nargua de l’œil avec l’air de me dire que les raisins étaient trop verts... Je n’aime point qu’on me tance, même gentiment, ni qu’on me déclare en infériorité. Aussi je lui portai vite le coup droit de mon soupçon : — Guichardot n’est pas si bête... chère madame! Il sent que la place est prise... Eh! oui. Jouez l’étonnement.. Demandez-moi le nom avec une voix ironique, qui vous prêlera l’air de croire à une plaisanterie... Vous riez! C’est mieux! · — Il faut que je rie, à moins de me fâcher... Vous êtes comique!... _Je haussai les épaules. La dame était manifestement touchée. La pâleur de l’émotion chassait l’incarnat de ses pommettes. En même temps, une lueur de colere illuminases yeux. Elle me détesta. Le coin gauche de ses lèvres, plus retroussé qu’a l’ordinaire, tremblait convulsivement sur le sourire impuissant aime duper — Je suis `positif, -ajoutai-je.- C’est ma force...auprès des femmes elles-mêmes. Adreite, elle se hâta de détourner la conversation en simulant l'indiférence devant mon attaque. — Alors on ne vous résiste pas? Je lui montrai les muscles de mes bras, en lui certifiant que la violence m’avait toujours réussi. Elle se récria : -— Et les pères, les maris, les gendarmes? 189. ` LE sauveur Nom J ’énumerai mes diplômes obtenus dans les concours de boxe, de tir et d’escrime. C’était la de quoi calmor · les époux, les parents. Peu d'entre eux aiment à recevoir un horion, outre l’ennui d’être ridiculisé par leur femme, leur lille, leur sœur. Et les pécores se gardent bien d’étendre le scandale en invitant la jus- tice à vérifier leur agréable infortune. D’ailleurs, la plupart simulent la passion après la défaite de leur vertu. Elles évitent ainsi l’aveu de leur humiliation. Car il est moins pénible d’être tenue pour une créa- ture libertine que pour une pauvre personne dont le passant, à sa guise, bouscule et s’a.pproprie le corps. _ Anne—Marie s’obligeait a me chérir afin de ne pas confesser que sa faute s’était accomplie sans la parti- cipation de l'amour. La romance lui eût trop manqué. Madame Hélène m`accusa de jouer les fanfarons de vicet A me conduire de la sorte, j’eusse évidemment, prétendit—elle, fatigué Vindulgence de mes amis et perdu mes relations. ll n’en est rien. Nami d’inIluence électorale dans les arrondissements de mes ilsines, — puisque les ouvriers et les contremaîtres aehètent les _ poissons des pêcheurs, la farine des meuniers, les œufs, le lait, le beurre des paysans, ·— je suis le gou· verneur d'intérêts trop certains pour n‘être pas redou- table, et, par conséquent, respecté, voire adulé. En outre, je dispcnselargont de notre société connue pour la solidité de son crédit. Je suis tout de même une petite puissance a peu près invulnérable, sauf dans le sein même de notre administration. Pendant que je démontrais cela, la belle veuve accueillait chaque argument comme une injure per- sonnelle. Elle sentit que mon pouvoir restreignait son pouvoir dans l’atmosphère de Keryannic, que moi u ms siznrizm Nom it;3 seul y dominais, en tin de compte; que la vie des Goulven, le destin d’Anne-Marie, et sa propre pudeur, ai elle, madame Hélène La Revellière, que tout cela ‘ dépendait de mon caprice... Si l'on peut dire caprice; car notre fantaisie la plus apparemment délurée ne fait que choisir entre les quatre ou cinq lois inéluc- tables auxquelles il nous demeure loisible de nous asservir, sous le commandement de notre caractere, de notre atavisme et de la fatalité! Néanmoins les sentiments de madame Helene se traduisirent par cette phrase : - — Vous n’etes pas heureux, parce que ce n’est pas le bonheur que_d’être haï... · Elle me haïssait donc. Je ripostai que, s’il est un bonheur, il réside dans le sens du triomphe. — Ohl — conclut—elle —- pour être heureux, il faut se sentir aimé l... Je lui décochai promptement : — Est—ce pour cela que vous êtes heureuse ? e — Ai—je dit que j’étais heureuse? . Je soutins qu’elle me semblait, ai tout instant, pres de crier sa joie secrète. Malgré son astuce, elle vint a rougir. Vivement j’ajoutai : ' — Goulven ne vous regardepas ; ilvous contemple !.. — Il contemple aussi le vide, le ciel, ce fauteuil, cette bibliothèque., Il a l’œil du marin habitué à l’exploration des espaces. ‘ Puis elle s’embarrassa dans un discours sur les particularités de l’optique marine. J’estimai suffisante mon expérience, et ne la poussai guère plus avant. Le nom du docteur troublait la jeune femme. Sûre de n’avoir plus à me craindre comme rival de Goulven elle ne rejetait mes insinuations'qu’à, demi. É si `I LE suiwmxr Nom à ’ R sa Gi 'erteleptraïzognme u'ne;petite folle, giaie, par hasa fet M` % tiseutraîna dehors. Le venttl’é3b_ouriffait;

  agsurait-elle, manœuyràielglt à lil

Pointe É°«i>.._`is=3E· :. . Elle voulait Hxer leurwimage sur- les plaqu, www ` 'Je îî ' ”a canne, et nous suivîmes la fil- lette par là ‘r0hc'é ·s1;10n¤euSe, entre les ajoucs des talus que surmontait la perspective mouvante de la mer. Gilberte nfimpatienta. Elle s’agitait. Une courte jupe rouge collaita ses jeunes formes, ne recouvrait pas ses genoux, ni,ses jambes hàlées on chaussettes et en espadrilles. Éès· son chapeau de toile attaché sous le menton, une mèche dorée s’échappait et tlottait, selon la brise, contre le front, contre les yeux, tour ai tour espiègles et joyeux. Elle gambadait furieusement, l’appareil en sautoir. Son épagneul la devançait. Peu docile, il inquiéta lesmoutons noirs au piquet, de—ci de-la, qui paissaient la lande lépreuse. · — Domino! Domino!... Oh! oh! quel chien —- . gémissait·elle, quand il faisait la sourde oreille ai ses appels, quand il pourchassait une brebis de sabbat qui tournait éperdumentau bout de sa longe tendue. Sans hâte, il revenait vers sa jeune maitresse en ilairant les mottes. Puis il se precipitait à la pour- suite des courlis, dont les bandes volaient au ras du sol. A la grande frayeur de l’enfant, il galopait sur la corniche de la falaise,- ou même .déboulait le long de ses parois abruptes, avec les masses de sable, les touffes d’herbe et les graviers, jusqu’aux roches amon- celées en bas, dans les vagues mousseuses que les · oiseaux frôlaient obliqnement de jleurs ailes. Alors il les accompagnait. ll suivait le (lot sur les petites grèves de cailloux ; il piétinait les marbrures des eaux qui l'éclaboussaient, qui se retiraientme}fo_gicu_Sep1ent, qui revenaient en conques‘ glauqîitqs ’panchgenget baigner ses pattes. L’essaim triangulaii `sigcourlis chatoyait, allait par—dessus l’écu.nieÉi sl, it et s’il- luminait, se redressait et s’a~sfsom;brissa`î’t, s’engageait dans les vallons mobiles dé l'Océan, les,traversait, puis francliissaitles crêtes liqui‘d=e’s·d.es grosses lames, pour virer de bord et atl,errir·derriei,é\les blocs géants. Domino s’empressait de les, rejiôindre; il culbutait sur les franges des goémons visqueux.

Gilberte, en s’essoufflant,·s`évertuait à ne pas le perdre de vue. Étourdi par l’instinct de son espece, il n’obeissait plus anos voix. Taché de noir et de blanc, il disparaissait dans le chaos des cailloux, reparais— , sait tres loin, sur les granits humides et assiégés par les élans do la mer. Un moment, Gilberte s’imagina qu’il allait être noyé. Elle proféra des cris nerveux, et, malgré sa mère, dévala par une piste très roide vers l’anse échancrée au fond de l’abîme. Nous surplombions de quarante mètres environ les eaux bruyantes. J’eus la certitude q`ue cette petite fille bientôt glisserait, roulerait hors de la sente mal tracée par les sabots des pêcheurs, et qu’elle finirait par s’abattre sur les énormes galets sombres, au pied de la falaise en ruines. Mme Helene ne sembla point d’abord s’effrayer. Vainement elle rappelait, sa fille, mais s’amusait plutôt de la désobéissance :

— Quelle sotte! Le docteur a fini par la rendre trop audacieuse, vraiment. A Paris, elle n’ose pas traverser la rue sans que l’institutrice lui donne la main... Voyez-moi çal... Voyez donc, à présent!...

La courte jupe rouge flottait derrière les jambes brunes au galop. Dans leurs manches blanches, les deux bras fréles étendus faisaient l’ofïice d’un balancier douteux; puis ils s’agriffaient aux saillies des rocs, aux tiges des ronces, les _lâchaient des que les pieds étaient descendus d’un degré par cette route de lézards. Nous regardions anxieusement le chapeau de toile s’agiter au flanc du terrain presque concave. Dans sa course, la petite semblait rebondir comme une pierre lancée pour des ricochets. Elle ne buttait pas. Cependant elle poussa des cris plus aigus, des cris de peur. ` `

Nous l’appelàmes de nouveau sévèrement. Elle continua sa dégringolade sans nous répondre. J’estimai nécessaire de me risquer a la secourir, si je ne voulais pas être taxé de froideur par la veuve, et si je prétendais au titre de son ami. ])’ailleurs, pour un gymnaste, c’était une occasion merveilleuse d’obtenir sa reconnaissance ou d’augmenter, en tout cas, sa confiance. Je m’engageai sur la piste, m’accrochant aux plantes, me calant sur le plat de mes semelles, tantôt le corps en arriere pour retenir mon poids trop vite t attiré, tantôt laissant la pesanteur m’aspirer vers les éblouis du fond, vers les remous des petites vagues captives entre les cubes de granit noir. Il me fallut glisser, assis. Debout, j’oscillais trop: le moindre écart de mon pied eût déterminé ma chute dans Ie `cirque des blocs disparates ou mes os se fussent rompus. Gilberte y prit pied. A la racine de la falaise, le chapeau de toile noué sous le menton n’était plus qu’un point pâle sautillant d’aspérité en aspérité avec la courte jupe rouge appliquée par le vent sur les formes minces et alertes. Les petits bras en manches blanches devinrent deux des quatre pattes sur lesquelles l’enfant se traînait avec prudence au bord d’un roc ` LE saarem Nom 187 · équarri par le hasard: elle cherchait le moyen ide ` gagner une table inférieure toute ruisselante d'eau. Mais elle dut renoncer. Elle se releva, jeta le nom de son chien, trop lidele aux courlis; puis elle de- meura toute droite, fine et haute sur ses jambes bru- nes. Alors elle battit l’air de ses poings crispés; et` de véritables hurlements sortirent de sa poitrine. Je me üs entendre; mais elle n’y prit garde. Ses ' épaules étroites étaient secouées par les sanglots. Elle trépignait avec rage. Elle pleurait. Enfin je l’at- teignis en tombant, parmi des graviers, des mottes et des galets plats, sur la plate-forme qui l’isolait. ·— Qu’avez-vous,Gilberte, et pourquoi vous désoler ainsi? Sous la mèche dorée, ébouriffée, et sous l’évasure du chapeau, le jeune visage, entre les ruisselle- ments des larmes, grimaça. Des .rfils de salive reliaient les lèvres béantes. Je Pinterrogeai sans qu’elle me gratifiàt d’une parole. Elle me tourna le dos. Sa veste de piqué blanc était verdie par les ` herbes et jaunie. par la terre. Je lui touchai la manche : elle se dégagea brusquement. -— Oh! Gilberte, vous n’etes pas aimable. J’ai failli me casser le cou pour vous aider a sortir d`ici... Et voilà comment vous me recevez!... Voyez la-haut, sur le bord de la falaise, votre maman qui nous fait des signes... Domino n’est pas perdu, il joue... Je le vois d’ici courir, en agitant le panache de sa queue. — Comment remontera-t-il, maintenant?... Vous savez bien qu’il ne peut pas remonter! ` Elle indiqua, du regard, la muraille de terre et de granit qui s’érigeait, inaccessible, depuis les décom- bres jusqu’au ciel. . , — Mais si!

— Non, je vous dis!... Il ne pourra pas... Il ne pourra pas... Domino! Domino!..; Oh! quel chien!...

Et la convulsion des pleurs bouleversa la petite figure, tandis que l’enfant trépignait encore, serrait ses poings hâlés, collait, de toutes ses forces, les coudes aux hanches. Je lui remontrai doucement la. sottise de son désespoir. Comment une grande jeune fille pouvait·elle se livrer à de pareilles colères ?

— Je veux que- Domino m’obéisse, à la ünl... C’est trop fort! —- gémit—elle entre ses sanglots; —— tout le monde me martyrise ici,... même le chien!

Elle délira... Sa fureur était bête, inperturbable et incoerciblc. Ca l'humiliait que Domino ne voulut point l’entendrc quand il chassait les oiseaux des grèves, et ça Pépouvantait qu’il s’introduisît entre les rochers, dans les trous, pendant que la mer gagnait du terrain..’. D’une part, son affection pour cet animal s’alarmait outre mesure. D’autre part, son orgueil souffrait à l’extrême du ridicule qu’il y avait à vitupérer Domino sans qu’il s’inquiétàt de ces injonctions. Elle voulait à la fois le battre du fouet qu’elle tenait à la main, et mourir avec lui, plutôt que de l’abandonner au péril de la marée.

—- Si je pouvais descendre de là! — gémit-elle, — je courrais... je l’attrapperais... .

- A moins que les courlis ne s’envolent, et qu’il ne les suive!.,.

— Ils sont fatigués... ils ne bougent plus.

— Gilberte, votre, mère vous demande, Allons auprès d’elle. Domino saura bien nous rejoindre.

— Oh! non,.. ils ssmmntr Nom 189 .l’essayai de la diriger. Elle se débattit. Elle poussa de nouveaux cris déchirants. Je lâchai ses doigts. Il m’eut déplu qu’elle pût conserver un souvenir tres désagréable de notre contact sur ce roc. Adorée par ces dames La Revelliere, elle pouvait, en me détestant, les influencer de la pire façon. J ’y réfléchis, en la regardant se moucher dans un tout petit fou- lard que le vent essayait de lui ravir, pour comble d’infortune t... Là—haut, madame Hélène n’était qu’une silhouette de perfection interposée entre le soleil et mes yeux. L’accent de sa voix nous parvenait confus; je ne distinguais pas ses mots; mais je l’avertis, du geste, que j’al1ais, avec sa fille, quérir Domino. —· Voyons, Gilberte,`est—ce là ce que vous désirez? Je vais vous aider à descendre. , — —— Vrai? ' -—- La preuve... i Déjà je m’étais assis ·sur l’extrême bord de notre formidable piédestal, et je m’apprêtais à me laisser choir plus bas en fléchissant les jarrets. Ce que je fis sans peine. La, je cherchai quelque saillie en bonne place afin de me rehisser vers Gilberte et lui offrir les échelons _de mes bras, de mes épaules, de mon dos... Elle nie regardait agir, muette, en reniflant et ravalant ses sanglots. Lorsque je lui tendis les mains pour qu’el|e y posàt les pieds, elle eut une répu- gnance visible à me confier le bout de sa précieuse personne. Son air habituel reparut, grave et dégoûté du monde. Pourtant, elle daigna se risquer sur l’étrier que lui présenta le nœud de mes mains, et sauter ainsi vers l`assise inférieure. De là, sans m’attendre, elle dégringola, par les degrés énormes, convertsde goémons humides. Elle franchit leurs M. 190 1:; sumœivr Nom intervalles où pénétrait l’eau du flux argenté, puis s’enfonça jusqu’aux chevilles dans le fin gravier noirci par le contact du flot, mais qui, plus loin, s’étalait, sec et gris, au fond des cavernes béantes. — Domino! Domino!... Ici!... Ici... Domino! _ Comme je l’avais prévu, les courlis, a notre appa- rition, quittèrent leur refuge. L'essor de la bande s’abaissa jusqu’a frôler la cavalerie ecumante du triple flot qui se précipitait contre notre droite, assie- geait les forteresses de granit, projetait des escadrons liquides dans les creux, des pelotons furieux sur les cimes, et puis s’éc0ulait par mille issues, pour se rallier en arrière avec un grand bruit frémissant. Le chien préféra son gibier. ll s`en fut loin devant nous. Égosillée par ses appels, Gilberte s’efforça de courir. Sa voix rapidement s’altéra, devint rauque. Je marchais derrière elle ai distance, car, dans ce gravier mou, je prévis que son élan aurait bientôt _ faibli. Domino disparut apres avoir contourné un amas de rocs. Et nous demeurûmes seuls ai côté de l’Océan : il charriait, entre le continent et l’île, deux steamers suivis de leurs longues fumées, maintes barques éparses sous leurs voiles brunes inclinées par la brise, éclairées par le soleil, bercées par les boules tumultueuses qui affluaient au rivage avec le souffle violent de l’espace. Gilberte espérait le retour des courlis et que Domino les serrerait de pres.Il n’en fut rien.Quelques minutes s'écoulèrent dans l’attente, puis elle gri- maça, silencieuse. Des larmes se détachèrent des cils. Les poings minuscules et osseux se crispèrent dans une sorte de convulsion qui secouait a plusieurs reprises les bras, qui pliait brusquement les coudes. . ' LE smzrnlvr mom 191 Sans résultat, je l’invitai`a prendre une vue de la flottille de pêche. Se détournant avec fureur, elle - refusa même de me prêter son appareil qu’elle avait en bandoulière. D`en haut, par bonheur, madame Helene me héla : » près d’elle était la sihouette du terrible chien qui nous examinait, la langue pendante, et les oreilles dressées par l’attention. Gilberte cessa de pleurer, de frémir. Alors il fallut regagner la corniche. Nous escaladâmes assez preste- ment les énormes caillous aux franges visqueuses, les éboulis des roches sèches, puis l’avalanche figée des blocs. Je gravissais d’abord. J’attirais ensuite l’enfant par ses deux mains, lluettes et moites. Malgré quelques écorchures a ses genoux nus, elle finit par se divertir des difficultés. Nous nous trou- vàmes, un instant, perchés sur une étroite motte de terre. Grain à, grain, le vent l'avait sans doute fixée, parmi les herbes, dans l’interstice de deux blocs lisses, l’un qui plongeait dans la mer, l’autre élevé de trois mètres environ par delà ma main tendue. Au centre de cette motte, large comme une selle de cheval, un pécheur avait planté deux chevilles à quoi se pouvaient retenir momentanémentnos pieds. _ Soudain je m’aperçus de notre fâcheuse position. Mal retenus au milieu d’une muraille granitique qui tombait à pic dans les eaux, nous ne découvrions, au—dessus de nous, nulle aspérité ou s’agrifTer pour atteindre le faîte. Retourner nous était impossi- ble. J`avais pu faire grimper l’enfant sur une pente roide et polie, mais la faire redescendre me sembla tres dangereux : le vertige aurait pu s’emparer de cette fillette malade, qu’inquiétait déjà trop ma re492 LE ssiwsntr Nom cherche d’un `point d’appui dans le bloc supérieur. Seule était visible une petite anfractuosité capable, à — la rigueur, de recevoir l'extrême pointe de ma chaus- sure. C’était l’unique aide. Il me fallait donc intro- duire le bout du pied dans cette minime ouverture placée a hauteur de mon estomac, puis, nfagrippant, de l’orteil, au bord de ce trou, me lancer pour attein- dre la crête. Si je manquais mon élan, je m’abîmais en arrière, et j’allais me fracasser sur les roches à fleur d’eau. » Comme je pesais mes chances, je sentis la motte s’al`faisser sous notre poids. Du sable s’en détacha, que jïentendis couler le long du granit. Avant peu de secondes, ce pan d’herbes et de terre se désagrege— rait. Nous serions tués. Bien que ma logique le certi- ûàt, ma volonté s’elTorça de la démentir. .Je connus alors toutes les allres du couard. Mes tempes se glacerent. De crainte qu’e|le ne devinât l’angoisse de mes hésitations, je n'osais pas regarder ma petite compagne. Pourtant, je vis trembler ses genoux écorchés sous la courte jupe rouge. Dans 1na main, ses doigts chauds tressaillirent. Je voulus les aban- donner, pour une première tentative d’élan. Elle se cramponna. Ses ongles perçaient ma peau, à. travers ses mitaines de fil et mes gants de Suède. Je uaissai les yeux vers son visage : il était livide et ha- ga1·d. Contre le roc, elle s’aplatissait. Je la priai de me lâcher. Elle refusa. Le « non » fut étranglé dans sa gorge. Sous l’évasure du chapeau de toile, la mèche dorée se mouilla de sueur. La poitrine osseuse hale- tait dans la batiste .de la chemisette... J’entendis couler de nouveau le sable de la motte qui tléchissait davantage. _ LE SERPENT Nom 193 —— Gilberte, — dis·je assez fermement. — il faut me lâcher la main. Je vais mettre le pied dans ce trou ; je sauterai; j’attraperai la crete ; j’exécuterai un rétablissement, et, de la—haut, je vous pêcherai. Ne hougez pas... ——J’ai peur... _ Elle ràlait. Son petit visage se décomposa. Elle allait s’évanouir, peut-être. —— Peur de quoi? Vous n’êtes pas si poltronne... voyons l En haut, l’épagneul impatient aboyait ai nos len- teurs et parcourait la corniche, en se penchant. Il fut attentif à. nos manœuvres. Madame Hélène ne se doutait pas du péril, car ses appels nous parvinrent, très gais. _ ~ -— Entendez-vous votre mere qui se moque de vous ?... — repris-je. — Làchez ma main, voyons : E il faut que je saute ; nous sommes trop mal installés, ici... S De nouveau, le sable coula. Je sentis mollir tout à, fait la terre. Je songeai que le ciel radieux et le gra- nit étincelant, que l’émeraude mouvante des eaux assisteraient, tout à l’heure, à notre chute, à l’enfouis— sement de nos deux corps dans cette anse. Le sang de nos chairs ouvertes rougirait les arêtes des pierres visibles dans la transparence glauque. Cette eau battante devait nous engloutir et nous détruire, si je ne me hàtais. Mourir me déplut. .l’ai toujours été fort lucide aux minutes fâ- cheuses. Aussi répudiai-je vite cet absurde attendris— sement. Je voulus dégager ma main des doigts hu- mides et brûlants qui Pétreignaient. Certes, l’enfant pouvait, démunie de soutien, s'elTrayer davantage, perdre connaissance, et tomber... Tant pis! décidai-je. Une brusque torsion de mon poignet ouvrit l`étreinte ; et je m’abstins de regarder de quelle façon la victime se laissait choir. Il n’etait plus temps. Devant cette vie chétive et condamnée déjà, ma solide personne méritait que mon élan se calculàt, que mon pied gauche s’assuràt, parl’extrême pointe de la chaussure, dans le trou, et que mon pied droit, repoussant la motte et les herbes, me projetàt vers le but. Sans ’écouter l’effroi de Gilberte, je sentis enfin`le cuir de ma semelle emboîté pour le mieux. Je pliai le jarret. Le ressort de mes muscles se contracte, se détendit, me lança pendant que la terre s’effritait ài grand bruit. Mes griffes, puis mes coudes mordirent la crête du roc supérieur ; mes épaules s’élevèrent, mon ventre, mes cuisses. La volte s’opéra. J’étais sur la pierre de mes voeux ; et ma poitrine exhala son plus large soupir.

Quant à l’enfant, c’était une pauvre chose calée par les chevilles de bois qui cédaient avec les derniers morceaux de la motte pendante. .. Surpris qu’elle n’eût pas encore glissé, je me vautrai sur le granit, et laissai pendre les bras, dont l’un tenait ma canne à bec recourbé :

-- Attrapez donc ma canne par le crochet, Gilberte !... Attrapez-la, voyons, petite sotte! Prenez-la des deux mains... Votre pied dans le trou, maintenant... La... Une... et deusse !... Vous y êtes.

En effet, et contre mon attente, elle se tortilla désespérément autour du bâton, que j’attirai jusqu‘à ce que je pusse saisir le collet de la petite veste en piqué blanc. Je halai vivement le tout, canne et fille, en me redressant sur les genoux. Les deux chevilles de bois, IE sEm>Em· moin 195 le fouet à chien, les herbes et les derniers fragments de terre faisaient en bas rejaillir l’eau criblée par leur chute. I — En voila des manières ! pour une jeune per- sonnne qui fait du sport ! — plaisantai—je. Et je relevai la malheureuse, verte comme un ca- davre. Elle chancelait dans la courte jupe rouge que le vent fit,claquer. Une vilaine sueur dégouttait de la mèche dorée sur les yeux caves, sur les joues ren- dues granuleuses par la chair de poule. Les jambes brunes ne se cambrerent nullement lorsque je l’eus plantée debout : elles fléchirent. Alors la petite tour- noya, s’af`faissa... - . , ·- Gilberte! — fit d’en haut sa mère épouvantee. Elle—même chercha le moyen de nous rejoindre. Bientôt elle fut auprès de nous. La petite reprenait ses esprits dans mes bras dont elle s’évada tout de suite, avec une moue fachée. Alors elle fondit en lar- mes, se cacha la tête dans le corsage de la veuve. Une convulsion secoua encore ses poings crispés, replia · brusquement ses coudes. Madame Hélène laissa paraître beaucoup d’ennui. Pourtant je me gardai de lui dire quel danger sa 'tille avait couru, et quel était mon étonnement de ne pas la voir écrasée sur les roches à fleur _d’eau. Chaque fois que Gilberte expliquait les causes de sa frayeur, je les niais par des facéties. Mon calme ' n’était pas pour inspirer des craintes à la mère. Quelle que fût son opinion sur mon défaut de sensi- bilité, certes elle ne soupçonnait pas que j’avais, dix minutes auparavant, sacrifié tout net la vie de cette créature fragile pour sauver ma personne. Par ailleurs, 196 LE semwmvr nom je n'éprouve, a cette idée, nul remords. ll n’y avait pas de comparaison entre la valeur de ces deux exis- tences : celle d’une écolière nerveuse et celle d’un · manieur d’aflaires destiné à développer considérable- ment plusieurs branches de l’industrie chimique. Cette jeune pécore ne sera, dans l’avenir, qu’une jolie femme dépensière et inutile. Moi, je puis trans- former le commerce français des produits pharma- ceutiques en un rival du commerce allemand, et modifier ainsi la puissance de deux États. « Un peu- ple -— écrit Nietzsche — est un détour de la nature pour parvenir à six ou sept grands hommes... » Sans prétendre à être l’un de ces grands hommes, j'estime, avec mon philosophe, que l’individu dans le troupeau doit succomber au bénéfice de l`individu dans l’élite. C’est une morale sociale. Quand on possede de fermes principes soigneusement triés, on ne peut se repentir·d`y conformer ses actes même les plus cruels en apparence, il moins qu’on n’ait l`esprit « femme ». « Celui qui lutte contre les monstres doit voir a ne · pas le devenir lui-même », écritencore Nietzsche. .l’ai lutté toute ma vie contre le monstre compassion, comment n’eussé·je pas été content de ma nouvelle victoire ? Aussi madame Hélène, à m’envisager, ne douta plus que sa ülle n’inventàt, par démence, le récit d’un péril illusoire. Lorsque Mm La Revelliere, inquiete du retard, nous reçut dans le salon de Keryannic, elle se lamenta sur ' le malaise de la fillette encore émue de tremblements bizarres. D’abord salutaire pour l`anémie de la jeune malade, l’air de l'()céan commençait aa trop exciter ses nerfs délicats. Au mois de juin, le docteur LE smwuwr Nom 197 l’avait prévu discrètement, bien qu’il se défendit d’en convenir aujourd’hui. La vieille dame mit de l’amer— tume a rappeler ce diagnostic. Elle déclara nécessaire d’abréger le séjour à Belle-Ile. ` A ces mots, le visage de madame Hélène se colora, puis se décolora. Quitter si tôt le docteur lui sem- blait, peut·être, douloureux. Pendant que toutes trois montaient à leur appartement, elle protesta que Pindisposition de sa fille était accidentelle. J ’avertis Mm Goulven des qu’elle rentra : — Vos amies vont-elles nous abandonner?... Ce serait fâcheux. » .]’observaî ce que sa mine allait trahir : soit l’ennui · de perdre l’argent de la pension qu’elles lui versaient, ‘ soit - et ceci m’eùt bien intéressé — le plaisir de voir s’éloigner Padmiratrice de son mari. Elle me répondit sans hésitation :` - Je ne pense pas qu’Hélène se hâte de partir. Le pays lui plaît. Elle ne doit pas craindre que le climat soit nuisible ·à la santé de Gilberte... Peut-être se trompe—t-elle... Excusez—moi : je veux veiller a ce que rien ne leur manque... _ Tout aflairée, elle grimpa l’étage. VI Le lendemain, Gilberte- était rétablie. Mais son caractère se transforma de jour en jour. Rien ne demeurait que par hasard, de sa moue d’infante maussade. Maintenant, folâlre et allègre, dans cette _ jupe rouge trop écourtée pour les écorchures de ses genoux, elle nous faisait, durant les promenades, mille niches plaisantes, ou déplaisantes, excitait son chien a pourchasser les brebis noires qui rompaient‘ leurs attaches, s’enfuyaient au galop. Et elle criait: « Tayautl... Tayaut!.._ » Tels les veneurs des contes. Sur quoi, les paysans accouraient se plaindre, puis réclamaient quelque dédommagement pécuniaire. Néanmoins Domino forçait les haies des fermes, et l’on entendait aussitôt l’essor épouvanté de la volaille qu’il abandonnait pour courir sus au chat, le traquer dans la maison même et jusqu’au grenier, en dépit des vieilles ·femmes furibondes sous leurs coiffes. Gilberte les narguait, loin d`en avoir peur comme devant. Au contraire, elle gambadait contente de voir son chien indemne des coups. LE SERPENT Nom 199 Sa grand’mère ne réussissait plus a modérer cette dissipation. Seul le docteur matait sa jeune disciple en Pintéressant, dès la première parole, à la pierre du chemin, par exemple, aux silex, aux haches des temps préhistoriques, à la vie et aux mœurs des Celtes, au druidisme, puis à un véritable cours sur les religions comparées de l’Occident. De ce privilège, la vieille dame était jalouse, bien qu‘elle félicitàt - l’éducateur. Elle considérait sans bienveillance le maigre Breton qui s’animait en dis- courant, une main sur le guidon de sa bicyclette. A la bifurcation des chemins, il enfourchait sa machine et nous laissait, pour quelque malade enfoui a six kilomètres de là, sous le chaume, dans l’armoire d’un lit puant et sordide. Aussitôt Gilberte et son chien recommençaient leurs habituelles facéties. Il l’amu- . sait de faire la nymphe chasseresse, galopant de ses jambes hàlées, a la suite de lanimal. Afin de rassurer ces dames, je la montrais légère et robuste qui gravissait les pentes, tandis que sa natte lui sautait dans le dos. Je constatais sa force crois- sante, son entrain, sa bonne mine. Il m’arriva même de m’extasier sur l’excellence de l’air salin pour les ülles de cet âge. -— N’est-ce pas?... Vous le remarquez aussi! se hatait de dire madame Hélène, dont les yeux triom- phaient et rayonnaient. — Si nous restons ici jusqu'a la fin de l’automne, ce sera une toute autre Gilberte, cet hiver, a Paris. Madame La Revellière haussait les épaules : —- Oui, nous ramènerions une jolie détraquée... Mais vous êtes donc aveugle, Hélène !... Cette enfant—la devient folle... Je vous Fafûrme, moi... 200 , LE sum-EN·r NOIR Elle ne ferme plus l’œil de la nuit... Elle S’cxal·te... — Quand cela? -—Quand cela?... Quand... trop absorbée dans vos conversations avec le docteur, vous ignorez que votre fille existe... et que vous êtes sa mère... M""’ La Bevellière avait dit cela, les yeux enflés, tout a coup, par une indignation longtemps contenue et qui, violemment éclatait. - —Ah bah!... —— se contenta de dire la bru sur un ton d’impertinence mélodieuse. J’adoptai la contenance de sourire comme devant une querelle futile. Mais je fus bien aise d'apprendre que M"'° La Revelliere partageait mes convictions. Probablement, ces dames avaient déja échangé entre elles des propos aigres—doux sur ce sujet. Pour mieux vexer sa belle-fille, trop indifférente sans doute à ses remontrances habituelles, la justicière s’oubliait jusqu`à les répéter devant moi. — Hé! hé! madame Helene... —- üs·je en clignant de l’œil, — il me semble que votre belle-mere... -insinue beaucoup de choses... Voilà qui ne promet rien de bon. , Mon air goguenard les froissa toutes deux. Je connus à temps les effets de mon insolence. .l'inter- rompis la conversation en indiquant l’essor d’un “ croiseur qui essayait sa vitesse à l’horizon bleuâtre, et que je discernais depuis quelques minutes. Par ` chance, l'excessive curiosité de Mm La Revellière la détourna de me remettre à ma place, et de harceler sa bru : ` —— Mais c’est une île!... _ Voyant le soleil se réfracter sur les chaloupes blanches de tribord, elle les voulut prendre pour des LE sam·Em· Nour 201 maisons, et les quatre fumées indéfinies pour celles d’un groupe d’usines. Mais, successivement, se proli- lèrent, hors des vapeurs imprécises, cinq îlots d’acier aux formes oblongues. lls grandissaient en ligne. Tour à tour, ils obliquèrent a l'est, avec leurs mâts fins munis de guérites rondes. Puissantes forteresses, ils avancèrent. Puis ils se suivirent en une file. Plus tard, et lentement, ils virèrent de bord, repartirent vers le large sous leurs nuées fantastiques. Peu à peu elles se diluèrent dans l’espace ou très vite s’étaient amoindries les cinq masses métalliques, cinq points noirs effacés au joint de l’azur pâle et de l’azur scin- tillant, au joint du ciel et de la mer. l\l"·° La Revellière abandonna ses réprimande s. Dès lors je tachai de la convaincre de mon amitié, quelle que fût son aversion instinctive à mon égard. Deux faiblesses me la livraient. D’abord un culte pour la mémoire de son fils mort; et je ne cessai plus de ' vanter les thèses politiques de Jacques La Revellière, d’écouter ce qu’elle aimait en dire interminablemen t. En second lieu sa curiosité maladive` qui la faisait très certainement souffrir, parce qu’a l’heure du courrier, personne, d’abord, ne songeait à lui com- ` muniquer le contenu des lettres. Moi, je mlempressai de lui lire les miennes sous couleur de la -consulter. Au troisième paquet de messages que je lui com- mentai de la sorte, entre les tasses à café, sous la tente de la terrasse, l\l¤° La Ptevellière m’octroya une part de sa confiance. Ensuite, elle me fut assez familière. Je la séduisis davantage en excitant, puis en satisfaisant sa gourman- dise. Certain soir jelui offris des pâtes d’abricot_expé- diées de Paris, sur les ordres de ma femme. Mm La 202 ma sisziaimivr Nom I Revtelliere les savoura, s’enivra presque si l’on peut dire, tantcette friandise lui plut. Je la confessai. Prolixe, elle mc conta sa vie tourmentée par ses filles, dont personne ne parlait, sinon pour de breves politesses. L’une était mariée à un fonctionnaire en résidence a Hanoî, l’autre à un capitaine d’état—maj or en garnison a Per- pignan. Il advint que madame Hélène et le docteur rentrèrent, avec Gilberte, tres gais, très animes, un peu trop confidents. Quand ils furent dans leurs chambres, je saisis l’occasion pour supposer que si la jeune veuve sfunissait en secondes noces, comme il était présumable, Mm La Hevelliere se trouverait bien A seule, à son age, 11’ayant même plus une de ses filles pres d’elle. Cette insinuation l’agaça beaucoup. l)’un trait, et plus virulente que de raison, elle me confia toute la vérité de son être : `J —— Mais pas du tout!... Pas du tout! Jamais je ne me suis estimée aussi contente. La vieillesse, pour une femme, c’est_enfin la liberté. J'aime beaucoup mes 'ülles, et je ne veux pas en dire le moindre mal. Pourtant, je vous avoue, Monsieur, qu’clles me _ manquent à peine. Les voila casées, l’une et l’autre. Et d'abord, c’est un gros souci de moins. Je n’ai plus îi surveiller leurs relations, ài les conduire au cours, à lutter contre le sommeil, au bal, tandis qu’elles tour- nent avec des godelureaux. Je n’ai plus à redouter les conséquences de leurs flirts, à les gronder pour des robes trop décolletées, des figures trop fardées, des propos trop risqués, des manières trop délurèes. Je n’ai plus a supporter ces répliques insolentes et , haineuses légitimement dues a qui empêche les petits _ jeux innocents et les dépenses excessives. Je ne m’entends plus dire: « ·Est—elle avare, la vieille bête! » Ã LE sEm·EN'r Nom 203 quand je m’éloigne de leurs chambres à présent vides. A leurs maris de les espionner, de les morigéner, de _ payer les modistes, les couturières et les femmes de chambre, d’évincer les galants, de faire des semonces et de recevoir les ripostes injurieuses. Mm Pilate se lave les mains 1 Ouf l... Quelle bonne lessive ! Je vous assure que je fus quelque temps avant de ·cr0ire à ma félicité nouvelle. C’était donc vrai : Ger- maine ne me crierait plus : « Mais, maman, ne dites ` pas de bêtises! » avec une voix furieuse, chaque fois que j’ouvrirais la bouche pour inviter à la sagesse et ala décence! C’était donc vrai : je pouvais déjeuner lentement, tranquillement, mon journal sous les yeux, sans que l’aînée me jetàt dans mon assiette des échan- tillons de doublure à choisir, parce que l’homme du Louvre attendait, sans que la cadette ne se précipitat dix fois au téléphone pour répondre a ses amies, per- sonnes tellement supérieures que je n’avais le droit de savoir rien d’elles, moi, inapte a comprendre ~leurs goûts admirables et leurs convoitises délicates. Marguerite n’entonnerait plus iuiair de Massenet à tue- tête` aûn de couvrir ma voix de pauvre maman qui la supplierait de ·paraitre à table, du moins avant le dessert. Mais, mon cher monsieur, ce fut, apres dix ans, la première année ou je pus savourer, sans r avoir une colère a contenir, les quenelles de ma tourte et les ailes de mon poulet. J’étais enün maitresse chez moi. Les bonnes ne me répondaient plus, dès _ que je donnais un ordre : « Je ne peux pas. Mademoi- selle m’attend pour la_coifi`er... Mademoiselle m’attend pour lacer son corset... Mademoiselle m’attend pour boutonner ses bottines... Mademoiselle m’attend pour recoudre son volant qui s'est déplissé! » Maintenant, | l 2 · notîzn ANS ma sùioru l périeur nous disait qu’il ne savait ii qui nous adresser, lorsqu’on frappa discrètement il la porte du parloir. · — Voici justement, reprit-il en nous désignant k celui qui entrait, lePc1‘c Giuseppe Sapeto, de la Con- grégation des Lazaristes; il a étudié l’arabe en Syrie, · ou il vient de séjourner comme missionnaire, et il pourra peut-être nous donner un bon conseil. ¤I Le Père Sapeto était jeune; sa figure avenante pré-

venait en sa faveur; il s’assit à côté de moi, et notre

· conversation eut bientôt dépassé le but de ma visite.

 Je lui appris que nous comptions aller dans la Haute-

l Éthiopie, dont les lois excluaient, sous peine de mort, î tout missionnaire catholique; que plus de deux siè- cles auparavant ces lois avaient fait de nombreux j` — martyis parmi les znîssionnaires jésuites et francis- -, cains (1); et comme il regrettaît de ne pouvoir marcher

 sur leurs traces, je lui proposai de partir prochaine-

A ment avec nous. Mon frère trouva heureuse l’idée de =g faire notre voyage, croix et bannière en tète; le Père Sa-

 peto demanda la nuit pour réfléchir, etlnous nous sépa-

¢ nimes sans nous douter de combien d’évènements notre ` conversation tbrtuitc sexait Porigine. — ' Le lendemain, il nous avoua que les diüicultés î matérielles l’arrètaient; nous lui olirimes de le dé- fmyer, de lui procurer les vêtements sacerdotaux E qui lui manquaient; il accepta, et il fut convenu qu’il à écrimit a ses supérieurs en Europe, afin d’obtenir leur approbation et les moyens de pourvoir ultérieu- É rement a la Mission, si elle devait oifrir des chances de succés. ` L’Anglais avait fait les campagnes de Portugal en É qualité de volontaire dans la cavalerie de Don Pedro; - · (I) Les missizumxxîrvs vaillusliques mil élé expulsés d`Ètl1iupie en 1629, \ -u LE SERPEM Nom s. 205 dans le lit conjugal, avec du confortable... » Mon allure leur signifiait cette opinion. Qa ne les calmait pas. lmpossible de considérer un bijou, un bibelo_t placés derrière la vitrine d’un magasin : aussitôt, un flandrin se plantait le long de ma robe en jouant de la prunelle. Ah! si j’avais pu les giflerl Montais—je en omnibus, le suiveur y sautait, s'installait en face, et prenait la mine de ces chiens qui, la langue pendante et les flancs essouflés, attendent, devant la porte de la boutique, la chienne malade enfermée là. C’était à vomir. J`en trouvais partout. Au comptoir des den- telles, pendant que jechoisissais des garnitures; au marché; pendant que je discutais avec la maraichere; a l`exposition, pendant que je regardais une toile de maître; au théâtre, pendant que j’écoutais. Inexorable, M. Priape se dressait partout entre le monde et moi, avec son obscénité stupide et maniaque. Je ne pouvais prendre aucun plaisir qu’il ne gatàt de son odeur de bouc. Sa présence m’obsédait tellement que j’ai cru, parfois, devenir hystérique ou folle. Point : c’était réel. Dandys niais et froids, collégiens gouail- leurs, messieurs d’âge aux murmures ignobles et discrets, rapins audacieux par les gestes, petits éphebes sentimentaux et timides, poètes enthousiastes, ils m’assaillaient tous, tous. Comme si l’existence n’avait pour but que de se dévêtir. de s’accoupler et de pousser les trois hoquets de la secousse... Hein ! je vous fais rougir l... Quand je pense à toute ma jeu- nesse pourchassee; traquée par ces gaillards, je ne me possède plus... Songez que, trente ans, j`ai subi ça. J’avais un mari jaloux et fort soupçonneux. Je ne cessais pas de trembler en craignant qu’il ne me ren- contrât par‘l1asard ii la seconde ou l’uue de ces 12 1 206 LE sismuznr nom brutes me serrait de pres. C’eût été la fin de notre union si bonne, faite d’estime, d'amitié loyale, de communion spirituelle. Par chance, le Ciel m’a protégée. Je lui en suis profondément reconnaissante. Il ne se _produisit pas de telles rencontres. Voyez- vous ma vie brisée, la séparation, le divorce, et, pour moi, épousée presque sans dot, la gêne affreuse, la misère même, parce qu’il aurait plu a un crétin de l'l’1,&dI`6SSBl‘ la parole sur le boulevard ?.,. J’ai fini par ne plus sortir qu’en voiture... Et j’ad0re la marche, la flànerie, en véritable Parisienne, moi! J’aurais tant aimé les voyages!... Le moyen de s’installer dans un wagon sans que le monsieur du coin ne commence _ aussitot le siege de votre vertu, ne vous menace de ses galanteries, même du viol. La politique retenait mon mari dans lacapitale toute l’année. 1lm’aurait fallu voyager seule. Impossible. Je dus vivre reeluse, tremblante, ennuyée à en mourir. Depuis que je suis vieille, au contraire, depuis mes rides, mes trois mentons, l’épaisseur de ma taille, depuis ma coupe- roseet mes cheveux gris, je puis a mon aise aller, venir, nfattarder devant les vitrines des magasins, les tableaux et les statues. Je puis me promener douce- ment le long du boulevard et n’être pas tenue pour une prostituée. Si je grimpe sur la plate-forme d’un tramway, le monsieur qui m‘offre sa place al’mténeur n’a plus l'air de me demander, en échange de sa poli- tesse, une heure d’entretien au plus proche hôtel garni. Après le mariage de mes filles, j’ai, sans algarade, visité Rome, Constantinople, Le Caire. Et, maintenant, j’ira·i jusqu’au Japon; je ferai le tour du mondelJe suis enlin libre! Si j’aceompagne ici Gilberte et 'ma bru, c'est parce que ça m’a1nuse. LE sianrsirr Nom 207 Libre! Comprenez-vous? Après quarante—trois`ans d’esclavage. Libre comme un homme. Je ne tremble plus. Je n’ai plus ai craindre que le monsieur en visite me fasse la cour, me parle de psychologie, me récite le roman dont il espère appliquer la fable vulgaire a nos relations. Je n’ai plus a redouter les saloperies des entreprises amoureuses. Je n’ai plus a soupçonner l’envie qu’a le voisin de me bousculer sur le divan, pour aller ensuite proclamer, au club, mes vices et mon déshonneur, sa victoire. Trente ans j’ai vécu comme une bête de chasse qui n’ose quitter sa taniere par peur de la meute hurlante et bavante. Trente ans j’ai senti le soullle des satyres a mes trousses, avec l’horreur d’etre saisie, compro— I mise et, par la,\réduite à me séparer de mon mari, à connaitre les angoisses de la pauvreté sordide. Aujour- _ d’hui, je me sais maitresse demon sort. Je triomphe. Je puis faire sonner mon talon sur l’asphalte. Des le matin, je cours au Bois, respirer. Je plante un bou- quet de violettes dans mon corsage : cela n’a plus l’apparence d’une enseigne de volupté. Le parfum des . fleurs m`est permis. Je vais aux courses. Je parie. Je goûte les emotions du jeu en plein air. Nul ne tourne autour de moi._ll n`y a plus de jeunes gens pour ricaner derrière mon dos, en supputant les plaisirs . que ma chair eût promis. Je m’attable dans un bon restaurant. Le maître d’hôtel ne me regarde point de travers, comme s’il me soupçonnait de mettre ai l’étal mes charmes devant les dineurs, et de pervertir ainsi le bon aloi de la maison. Je suis la vieille dame cossue, indépendante et aussi respectable que n’importe quel mâle capable de se payer un liacre. Plus de filles a pousser devant moi dans les 208 LE SERPENT mom p salons ennuyeux. J’ai rompu tout rapport avec mille gens désagréables, qu’il importait cependant de mé- nager, parce qu’ils învitaient à des bals, à des diver- tissements, et parce qu`on rencontrait chez eux les épouseurs. Je n‘ai plus a faire de ces visites sinistres durant lesquelles on ne sent nulle sympathie vibrer en soi, animer les autres. Fini de médire sur le compte des indifférents, et de mener vers leur tin les intrigues nécessaires aux jeux des amitiés, des haines, Ah! mon cher monsieur, quelle satisfaction!... Je respire... Je survis à tous les cauchemars. Je me réveille et je m’élance..·. Enfin je suis vieille, entin je suis laide! Je m’appartiens. Et qui sait : je ne mourrai peut-être 'que dans vingt ans! _ M'“° La Revellière marchait de long en large, élo- quente et fébrile. Elle agitait son trousseau de vermeil, la bourse, le calepin, la montre, le porte—mine, le porte-clefs, qui brillaient en virevoltant. Elle semblait un homme robuste et décidé, ûer de soi, avide d’exis- ` tence active. Coup sur coup, elle avalait mes pâtes d’abricots et parlait toujours, la bouche pleine, en mastiquant la friandise, en riant, tout à fait heureuse pour s’être évadée de la jeunesse et de ses tourments. A coté d`elle, je me plaçai sur la banquette du petit break, le jour ou nous allames en excursion a la g1·otte de l`Apolhicairerie. Durant tout le voyage je lui racontai ma biographie,. mes misères, mes succès, mes jours pénibles, mes nuits triom- phantes. Elle n`était pas sans goûter les grivoise- ries quand je les enveloppais de pèriphrases mali- cieuses. -— Allez-y! je suis un vieux garçon, moi, vous! savez... Rien ne me choque plus. Rien ne choque les femmes vertueuses quand elles ont de l’âge. Il n’y a que les femmes légères pour s’indigner et se récrier.

Ma rondeur lui agréa. Elle riait de tout son cœur. Inquiète de notre connivence, sa bru ne participait guère a cette gaieté. Elle affecta de feuilleter un volume venu de Paris le matin même. Sans comprendre rien à mes discours ambigus dont elle flairait le sel, Gilberte tachait d’approfondir leur vrai sens, bien qu’elle simulât du zèle pour dresser son chien a contempler le paysage. Mme La Revelliere eut souhaité que la jeune femme occupât sa fille de quelque façon, et l'empêchât de prêter une oreille trop attentive a mes confidences-. Au contraire, madame Hélène feignit que toute son attention fût prise par l’examen du volume, afin que la responsabilité de notre sans-gêne incombât uniquement à sa belle-mère, si I’enfant retenait quelques bribes de notre colloque audacieux. Mme La Revellière devinait bien l'excellence de cette manœuvre. Elle se savait dans son tort. Il eût convenu de m’imposer silence en finissant de s’égayer, mais c’eût été abdiquer devant le réquisitoire muet de sa bru.

La vieille dame s’impatienta :

— C’est le livre que vous avez demandé à votre libraire, je suppose?... La Psychologie des Foules .... Ouvrage bien sérieux pour être lu en voiture!...

— Je jette seulement un coup d’œil sur la matière des chapitres, en coupant les pages !

— Quel empressement! Vous auriez pu attendre ce soir pour vous livrer à cette incursion dans le domaine des pensées transcendantes...

— Pourquoi donc ? J’aime assez que les accidents de ce paysage interviennent, comme des illustrations, 9.10 LE snnrsnr Nom ” au milieu des idées que mon regard etfleure, que ma cervelle imagine, d'après les mots épars. Cela fait une mosaïque de sensations et de conceptions. Leurs ren- contres bizarres m’amusent!..É — Comme vous posez, ma chère petite, depuis quelque temps! Gardez-vous de jouer a la pédante : ça .vieillit... Mais certainement!... `Voyons, vous croyez nous étonner, monsieur et moi?... Est—il besoin de nous étonner? Nous garantirions que vous n’êtes pas une bête, et que vous êtes capable de par- courir un tome vert emprunté à la grave Bibliothèque de Philosophie contemporaine... — Vous etes bien indulgenteh. et je vous en remercie,. r ` — Aïe! —— nota Gilberte comiquement — voilà mes A bonnes femmes qui se font du vinaigre! . — Le livre est arrivé bien vite, — épilogua Ill"" La Revelliere. -— Vous avez donc écrit a Paris le soir même ou le docteur vous a blàmée de ne pas ins- truire, des maintenant, votre lille sur ces choses, sur ces phénomènes"., comme il dit? La pauvre enfant! Ils vont enseigner à une gamine de treize ans la psychologie des foules... C’est admirable, hein? Elle se tourna vers moi, me prit a témoin en agi- tant, au bout de sa main gauche, la trousse aux vingt objets de vermeil et d’argent qui s’entrechoquaient. Madame Helene allegua, sur un ton dédaigneux et calme, que Gilberte l’obsédait; de questions auxquelles il était souvent difticile de répondre. _La tlllette avait des curiosités rares, tres intelligentes, que la paresse des grandes personnes écarte d’ordinaire. A propos des querelles, des guerres, des massacres entre hugue- nots et ligueurs, les « pourquoi » de Gilberte réclaI · LE sizuruiw Nom 211 _maient toute la série des causes politiques,matérielles, __ sentimentales, philosophiques, ataviques et climate- I . riques. Il avait bien fallu rester court. Jean Goulven avait raillé cette mère incapable, et confuse de l’être. Pour éviter de justes reproches, elle avait hate de compléter sa science éducatrice. — Oui,... mais surtout vous tenez En garder, dans l’estime du docteur, un avantage que vous tremblez de perdre... — Je ne tremble pas... Il n’y a pas à trembler... Seulement je trouve sage de reconnaître mon insuffl- sance, et d’y obvier. Il me semblerait ridicule de m’obstiner dans mon ignorance. Comme mère, je dois · à Gilberte cet exemple de franchise et de courage. En parlant, madame Hélène nous regardait, de ses yeux énergiques; puis elle attira Gilberte contre elle et lui montra tel paragraphe du livre qui satisfit ài des questions antérieures. M"‘° La- Itevellière parut admirer le cuir tendu sur les quatre perches de la voiture que traîuait, dans le chemin creux, un petit cheval blond, vif et pétulant. La vieille dame secoua la tête, et affecta de soupirer: — Vous me faites rire, ma chere! vous me faites rire!... — A votre aise! — concéda la· voix mélodieuse. Bientôt nous sortimes, en cahotant, de la longue vallée, de ses roches et de ses prairies. Nous passâmes _ un hameau peuplé de volailles et de marmots bar- bouillés. Nous atteignimes, après deux granges en ruine, une vaste solitude apre et nue, la lande écor- chée par le vent du large. Une lumière rude s’élevait à la tin des ajoncs, derrière les brebis noires. Domino les voulait assaillir, en dépit de Gilberte qui le main212 LE SERPENT Nom ' tenait sur la' banquette. Il gémissait, se dressait, et, de ses pattes impatientes, grilïait le cuir. Mais l‘équi— page s‘arrêta près de l’aube1·ge avant que l‘animal eût pu nous échapper, quelles que fussent les supplica- tions ou les indignations de ses œillades humaines. · En culotte et en guêtres, coiffé de son chapeau breton, le docteurnous attendait la. Sa bicyclette pou- dreuse reposait contre le mur neuf. Madame Hélène l’avait reconnu la première, mais sans nous le dire. Ce silence trop prudent était un indice, encore. Gil- berte, joyeuse et brutale, le dénonça: — Maman, c’est lui!... Tu ne le vois donc pas?... -— Oui... oui, - murmura sa mere, discrete, embarrassée. M"‘° La Revellière haussa- les épaules. Je n’en tinis plus de m’extasier a grand bruit sur les eaux éblouis- santes, que, de·ci, de-la, mouchetaient les petites ailes brunes des barques lointaines. Elle tit ·eilort pour merépondre au lieu de molester sa bru. En descendant, elle se rattrapa : — Docteur! je suis_ sûre que cette petite a encore de la lièvre. Tâtez-lui le pouls! Goulven s’empressa. Gilberte lui sautait au cou, grimpant à son corps émacié comme le long d’un arbre. Les jambes brunes enlaçaient les guètres de cuir fauve. Il se débarrassa d'elle doucement,. lui palpa le poignet, puis nous atlirma qu‘elle n’avait point de température symptomatique, mais le pouls capricant. - Entin! -— interrompit la grand‘mère, — ne vaut-il pas mieux que nous allions achever la saison en Touraine? L’air de l’0céan me semble, depuis quinze jours, l‘exaspérer beaucoup trop... LE s1aRri2N·r mom 213 — Peuhl —— fit le docteur, et il secoua la tète avec une mine d’l1ésitation. — Vous songeriez ài partir... toutes les trois?... — interrogea—t-il, en levant sur elles son œil triste. _ , ——— Nous n’y avons pas pensé une seconde, — se _ hâta de dire madame Hélène; et sa poitrine essoufflée se mut précipitamment sous la soie légère du corsage. — Mais si Gilberte ne supporte pas davantage le climat?... A ces mots, l’enfant éclata de rire, bondit de biais, et courut en cercle, à cloche—pied, retenant l)omino qui tirait sur la chaine dans l’cspoir d’entrainer sa maitresse vers les moutons. Ensuite elle se déclara très bien portante. Pour rien au monde, elle ne quit- terait Belle-Ile,·ni le docteur, ni M'“° Goulven, ni le port de Sauzon, qui était si joli avec sa flottille, ses pêcheurs bleus, les danses des sardinieres, Elle les imita en l"red~onnant, en obligeant son chien à rythm_er un pas à gauche, deux pas a droite, trois piétinements lents. .Ce qui nous engagea tous a rire. M"‘¤ La Revel- lière fut réduite a grommeler. La voiture repartit pour aller Et Keryannic chercher Mm Goulven et Anne-Marie: elles devaient se rendre Et Port-Donnant, et nous y attendre avec le goûter. · - Tandis que le docteur nous guidait, par les degrés disparates que les schistes des roches plutonienncs forment, devant l’espace, à la pointe de l’Apothicai- rerie, sa voix protestait timidement. Rien ne mena- çait encore la santé de Gilberte; il était normal, A à l’entendre, qu’un excès de vigueur nerveuse resultat de la tonification par l’air salin. Après avoir réfléchi, madame Hélène, tout oppressée, rappela qu’il existait des bromures pour combattre cette agitation, même EM LE SERPENT mom pernicieuse. Il semblait donc inopportun d’abandonner un pays salutaire à l'état général de l’enfant. Aussitôt Goulven s’empara de cette idée, la confirma; et, malin, pour fuir les objections de la vieille dame, il caracola, de schistes en schistes, avec_Gilberte, tel un faune se jouant d’une petite nymphe au pagne écar- late. L'Océan s’étalait vaste et miroitant depuis l’ho- rizon jusqu’à notre falaise qui le surplombaît de très haut. Par les sentes et les gradins bruts suspendus au flanc du promontoire, tous deux descendirent vers les ablmes ou tonnait le choc des vagues et rejeil— lissait l’embrun. Cependant je nommais aux dames, moins alertes, la série des bromures en usage dans le commerce, et définissais les vertus de quelques drogues efficaces. Déja, dans les fonds, la Hllette et le docteur étaient pareils ai deux oiseaux de mer perchés contre l'im- ` mense paroi que bossèleut des marches naturelles, difficiles au pas un peu court de M'"" La Revellière. D’ailleurs le vide, à notre gauche, l’efl`rayait, quoi qu’elle en dît. Elle laissa les insinuations fâcheuses pour se préserver des glissades, et lutter contre un vertige anodin. Les mouettes tournoyaient et profé— raient leurs cris rauques, sous nos pieds, a mi-hauteur de la falaise. Un cormoran Iîla, le col tendu, dans le couloir liquide improvisé entre deux flots concaves qui s’épanchèrent après son passage. Ces dames fînirent, avec des précautions et le secours de mes plaisanteries, par s’introduire dans le` chaos ou s’ouvre la grotte béante, sonore et fraîche. Nous nous détournàmes de la mer. L’écho de nos voix retentit sous l’altitude des voûtes. Au bout de leur Ombre, un mont de granit fut brutalement heurté par LE sEm>EM· Nom 215 le soleil, qui tomba d’une crevasse, et fendit même, en bas, les transparences de l’eau agileou flottaient les tentacules roses de gros polypes gélatineux. Gilberte compara cette caverne colossale à la bouche de l’ogre. Les dents incisives étaient ces récifs aigus que sautait la vague du large pour pénétrer dans le lac mugissant de l`antre. Les molaires soudées entre elles le long des joues, c’était lechemin de granit que nous parcourions vers la clarté de la crevasse ünale. La-haut, indiquait l’enfant, c’était informe comme l’arrière- bouche. Une nuance rougeâtre rendait semblable a la chair les bases des cavernes où s’engouffra la ruée de flots accourus. L’écolière nous montra les amygdales, deux amas presque symétriques de roches, à l’apparence d’éponges pétriüées. Elle répétait ainsi la leçon du docteur, qui s’en égaya. — Et si la bouche se refermait touta coup, nous serions croqués comme des pralines... ‘ Par jeu, Gilberte simula des frissons; mais elle perdit sa joie presque aussitot. Inquiete, elle examina le plafond de blocs entassés, glissés les uns entre les autres, retenus en équilibre par les saillies des parois gibbeuses et verruqueuses, propices auxnids d’oiseaux criards. A ses pieds, la mer se rompait sur les amas de rocs, les recouvrait de cascades bon- dissantes, et s’épanchait dans le lac intérieur, pour être refoulée par les lames accourues, à l’inverse`, du fond lumineux. Ces ondes grimpaient les pentes, bou- chaient les cavernes, s’écoulaient par les fissures, et retombaient au milieu des remous mousseux que for- ' mait la rencontre des deux forces liquides. On respi- rait leur vie froide. Nous nous expliquâmes comment les premières 216 _ LE sEm·i·:N<r Nom hordes avaient dû vivre, ai l’abri de cette grotte, dans la peur des dragons et des léviathans que recelait, sans doute, chacun de ces antres frappés par les flots incessants, masqués d‘écnme, puis vidés par le reflux, pour se remplir bientôt d’une nouvelle vague agres- sive, Madame Hélène assura que d’effroyables ichthyo- s saures avaient du persister longtemps la, quand, a la surface du globe, tonte leur espece avait disparu, et qu'ils avaient apparemment inspiré ces légendes glo- rieuses pour les saints et les chevaliers extermina- teurs de monstres. Quelle tendre Andromède, gardée dans cette grotte par un ichthyosaure pachydernie, n`avait plus espéré le courage d`un Persée, volant de la falaise, la lance au poing, sur un cheval ailé? Et elle nous décrivit toute une scène précieuse, peinte par Gustave Moreau, dans un paysage d’eaux ton- nantes et de granits impassibles. I G-oulvon écoutait'comme un enfant sage en classe. Sa figure rase, extrêmement jeune, ses yeux tantôt naïfs et tantôt perçants, son costume de cycliste, son maigre corps alerte, son chapeau à rubans de velours lui prêtaient une mine écoliere, innocente. ll vibrait au son de la voix que modulait la splendide créature en deuil sous sa couronne d’algues noires tressées par l’artiste la plus experte de Paris. Debout a la cime d’une roche, madame Hélène s’amusait il choisir ses ' mots, ses phrases, à raffiner sa pensée, pour lui, certes. Car elle me savait indifférent a la littérature. M"‘¤ La Revelliere Finterrompit en prévenant Gil- berte contre la fraicheur du lieu, Fétroitesse de la sente, les possibilités du vertige, la traîtrise des pier- res visquenses que saupoudre la poussière des eaux rejaillies. Elle craignait qu’on n‘0ubliât les ombrelles, LE sunmzxr Nom 917 e't que Domino ne se foulat les pattes. Tout cela l’in— ' téressait autrement qu‘Andromede, que la lutte des deux flots, que le triomphe du soleil décelant, au fond, les couches glauques du lac, et les voyages des pol ypes diaphanes aux longs tentacules indolents. Gilberte répétait sa crainte de voir s’ébouler la mâchoire de l’ogre. Elle allaitvers l'issue, et trainait sa grand'mèr0 - en dissimulant à peine une terreur absurde.·M‘“° La Revelliere appréhendait une crise nerveuse. Elle nous abandonna tous les trois a regret. En silence j’attendaîs que, loin de leur cerbère, le docteur et son am·ie en vinssent à se trahir devant moi. Goulven me considérait, tout de même, comme un camarade assez loyal pour ne pas être indiscret à l’occasion Madame Helene, m’ayant surpris avec la . servante sur les genoux, me taquinait, depuis, suffi- samment pour que notre intimité se fut accrue, sinon jusqu’a la confidence, du moins jusqu`à la foi dans une indulgence réciproque et parfaite. Elle continuait à faire des phrases sur la succession des types hu- ‘ mains qui avaient du sabriter, durant les siecles, en oe lieu, y préparer des instruments ingénieux pour la pèche, y dépecer des proies, y inventer des dieux, y élire des chefs, y consacrer des lois, y périr sous _ les raz de marée. Goulven, se croisant les bras, me parut l’adorer de toute son attention. Je jugeai le moment favorable pour citer cette opinion de Nietzsche : _ i - « Les femmes ont jusqu’ici été traitées par les · hommes comme des oiseaux qui, descendus d`une hauteur quelconque, se sont égarés au milieu d`eux; comme quelque chose de délicat, de fragile, de sau- vage, d’étrange, de doux, de ravissant ..., mais quel- · l3 2lS LE summer Nom que chose aussi qu’il faut mettre en cage de peur qu`i\ ne s’envole... » Il me semble que le docteur songe aux moyens de fabriquer une cage.., en vous écoutant, madame! Au lieu de sourire, et de me répliquer par des paroles, agréables qui m’eussent investi de complicité, je les vis se regarder, lui avec stupeur, elle avec con- fusion. Apres avoir rougi leurs visages, le sang quitta leurs joues. Une paleur égale posséda l_eurs traits anxieux. , '—— Je n'ai jamais songé à emprisonner personne, — balbutia fort sottement Goulven. · Et il s’éloigna, ramasssa deux pierres qu’i1lança, qui rebondirent sur les rocs avant de trouer l’eau·. Madame Hélène me gronda brutalement : - Les impertinences de Nietzsche ne valent pas toutes qu’on les place dans la conversation... Ne pen- sez—vous pas ?... .le·m’inclinai, mais ne cédai point. Au contraire, je murmurai, sous l’inspiration de mon philosophe : - « Ce qui provoque le respectet souvent la crainte de la femme, c’est Pimmensité insaisissable et mobile de ses passions comme de ses vertus; et ce qui pro- voque notre pitié à son égard, c’est son aptitude à souffrir parce qu’elle est, plus que tout autre animal, assoitfée d’amour, partant condamnée à la désillu- A Sion. » Ainsi que sous l’injure d’un soufflet, elle se rebiffa de toute Pattitude, et fit un pas vers moi, les sourcils courroucés, la bouche tremblante. Mais elle ne sut que faire éclater un rire faux, s’étantreprise _à temps ; -— Ah! quel drôle d’apothicaire vous faites!... — Riez`! riez!... A LE sEm>EN·1·, Nom 949 ‘ Ma victoire était patente : ils se trouvaient l`un et I’autre convaincus de galanterie par mon audace. .le I savourai la satisfaction de les sentirgènés, peureux, éperdus, au milieu de cette grotte sonore ou l’éch0 de nombreux ricochets se répercuta dans les cavernes rougeàtres envahies puis évacuées par les remous de l’()céan. Quelle que fut la science de l’un, quelque fût l’orgueil de l’autre, ils demeuraient comme deux pauvres fugitifsque traquaient la meute de mes gri- — maces sarcastiques et de mes silences narquois. Le couple fit mine ·d’attendre l’assaut formidable de la vague sur les roches, et de l’admirer l0rsqu’elle fran— chit l’obstacle des blocs, les recouvrit de ses cata- ractes, projeta des fusées d’écume et des pous- sières fluides qui retombèrent en pluie sur les flaques laissées dans les creux. Ce tumulte accompagnait d’une musique violente les angoisses.de deux âmes furieuses, douloureuses, honteuses d'être mes jouets dans ce décor de féerie aux voûtes d’ombre, aux pro- fondeurs illuminées par le soleil. , —— Il est temps de partir, -— déclara le docteur. Et il nous prècéda, sans tourner la tète vers cette belle femme qui marchait, les regards au so], les joues livides, accablée de passion. , ` Sans doute, pendant le reste de la promenade, · allait—il ine prendre a part pour m’instruire ou me supplier. ll n`en fut rien. Prestement, avec une célé- rité de gamin, il escalada la série de roclges brutes. Là—haut, il empoigna sa bicyclette, entraîna Gilberte ‘ et Domino, comme s’il eût prétendu fuir la présence de madame Hélène, et même comme s’il lui gardait rancune pour ma sagacité. ' Ce manège était incomprébensible. Pensait-il me I 2*20 LE SERPENT Nom donner le change en jouant l’innocence d’un homme simple qui n’eût point découvert, en mes plaisan- teries, des allusions à peu près directes? Il parut s’acoquiner à ce genre d’hypocrisie. D’ailleurs, la jolie veuve imita cette sotte tactique. Elle affecla ` d’enjoliver mille phrases relatives aux aspects de la côte que nous longeâmes par monts et par vaux, afin de gagner l’endr0it ou Mm G-oulven et Anne-Marie devaient nous rejoindre, avec la voiture chargée d’un lunch plantureux; car nul chemin praticable aux véhicules ne borde la corniche avancée sur la mer. entre l’Apothicairerie et Port-Donnant. Madame Hé- , léne ne cessa point de prodiguer sa rhétorique pour Mm La Revellière et pour moi, dans l’intention de nie faire accroire qu’elle ne réservait pâs cette faveur au seul G-oulven, et que je m’étais `mépris si je l’avais crue désireuse de le charmer par une telle verve. _ Elle improvisa des métaphores pour nous chanter les ondulations de la lande déserte, piquée de bruyeres roses, semée de coquillages minuscules, tapissée d’a- joncs drus, déprimée en vallons secrets, bossuée en monticules où s’élevait le vol silencieux des courlis. Notre amie compara les schistes à des vagues grises figées tout à coupdans leurs élans, leurs apogées, leurs oscillations et leurs chutes, pour former un rem- part indéfini, surplombant, de quarante mètres, les marbrures variables de l’eau verte, les mouvements du flux au pied des promontoires caverneux, et les ` plaines scintillantes de la mer. Madame llélene célébre les eaux, leurs moirures de lumière et d’ombre que dispensait une horde géante de nuages surgis dans la coupole incolore du firmament, avec des gestes de _ colosses sculptés, ou des profils lointains dc monta- . Y · LE SERPENT nom 221 gncs glaciaires: De l’horiz0u, cette armée de titans ` amenait, derrière elle, tout un décor d’0ssas et de Pélions obscurcis déja par les vapeurs des abîmes. Le soleil s’enveloppa. Des pans de pluie furent chassés par le veut vers les îlots solitaires, entourés de mouettes flânantes et criardes, plus blanches dans l`air assombri. L`averse arrivait. Elle frappa, de ses rayures obliques, l`Océan violàtre qu’elle effaçait der- ‘ riere elle, qu’elle rétrécissait entre sa toile dargent vif et les baies de cette morne côte assiégée par la rumeur des fantômes liquides grimpant aux bastipns de granit, lançant leurs tentacules d’eaux véhémentes, hissant leurs chevelures d’écumes jusqu`aux cimes des caps tristes, s’engoutl"rant, par tourbillons hur- _ leurs, dans les détours des anses mystérieuses, et, s’effondrant sur les lits de· goémons visqueux. ` Les rangs pressés de la pluie gagnèrent les falaises, brunirent les schistes, mouillerent les ajoucs. Ses pointes fines piquèrent nos visages nus et fustigerent nos pèlerines, vite déployées malgré les entreprises du vent qui pénétrait les laines de nos vêtements et les chairs de nos muscles. Gilberte essaya la resis- tance, en gambadant. Puis elle feignit d’ètre enlevée e_t de chavirer, les bras déclos, comme les mouettes en détresse dans l’air. Mm La Revelliere l`uppela sévèrement. L’infante devint maussade, furieuse, et ` se renfrogna sous le capuchon qu’on lui mit de force. Elle eut voulu suivre le docteur, qui nous précédait de beaucoup, seul, tirant sa bicyclette à travers les ronciers, dans les courbes des petits fjords ou la mer dégorgeait sa mousse. Les flocons d’embruns jaunes s`envolaient, telle une neige de tourmente, vers 'les déserts des pâturages et le village embu la—bas, au222 LE ssnrnsr Nom tour du phare. De son corps sinueux dans le four- reau de caoutchouc, madame Hélène protégeait sa fille et la câlinait. M”‘° La Revellière se plaignit · d'avoir à glisser dans les combes, à remonter les pentes, sans autre salaire que la vue de l’0céan noyé par les brumes. Une rafale, heureusement, les déchira, les r0ula,‘ en fit des banderoles cendreuses, vite expédiées vers l’est et le détroit. Des gouttes brillerent aux épines des ajoncs. Le soleil darda des rayons nouveaux sur l’Océan balayé, qui resplendit par toutes les crêtes de ses vagues innombrables. Les blancs dragons des flots devoraient les promontoires et les récifs, pareils it des léviathans gardiens d’un trésor légendaire, cette émeraude, peut-être, que u devenaittout a coup l’ile fraîche, dans son chaton de ~ schistes et de granit. · _ Nous en parcourions le bord, trop etouffés] par le vent pour échanger des paroles. Échappee asa mère et a son capuchon, Gilberte galopait sur la corniche, avec toute sa grace vive. Le pagne écarlate claquait autour · de ses flancs minces, vers l’azur apaise du large. ll advint qu’à pourchasser sa lille, madame Helene · s'éloigna de nous, et rejoignit, par hasard, le docteur. Apres une dégringolade dans les roches, ou je sou- tins I•·lm° La Bevelliere, nous les suiviines sur l’im— ` mense plage de Port-Donnant, que lamine l’énorme volute d’un flot vert, toujours ressurgi dans le recul de ses décombres, pour accourir encore, concave et ‘ mugissant, pour s’écheveler en écumes, pour s’écrou- ler en bouillons violents, puis s’étendre en nappes mous- seuses jusqu’à nos pas, jusqu’au paysage africain de dunes claires, d’herbes malingres et de pâles tleurettes. LE sauveur Nom ` 223 Jean G-oulven et sa compagne, qui devisaient, sioc- cuperent d’en cueillir. Je vis Mm La Revellière les re- garder. Elle observa que, faute de surveillance, G-il- berte se mouillait les chaussures pour ramasser le bâton que Domino venaitde laisser choir en s’ébrouant, au sortir du flot. La vieille dame ne se contint plus. Elle me pria de constater cette négligence maternelle. D’autre part, la silhouette maigriotte de M¤¤° G-oulyen se démenait en vain, a l’autre extrémité dela plage, sous les roches, satin d’attirer l’attention du couple. Bui ne l’apercevaient point, tout à leur récolte. l\l‘°° La Revellière murmura qu’ils passaient les bornes de la bienséance. ` —— Pourquoi donc? — demandai-je,_l’air naïf. Elle eut l’envie de me confier ses soupçons, mais jugea convenable de se raviser : — Hélène ne prend pas garde aux bêtises de la petite, .... pour bavarder, pour étonner ce pauvre doc- teur, avec une éloquence de rapin!... Je n'ai jamais vu pareille bavarde, je vous le jure... Et pourquoi dire, grand Dieu! Des banalités que nous avons lues ‘ vingt fois dans les petits journaux littéraires!.,. Ce brave Breton écoute ça, bouche bée... Que les savants sont betes parfois!... i —- Vous êtes dure! ll est naturel qu’une jeune femme aime briller... Tout a l’heure, quand nous marchions ensemble tous les trois, elle nous acom- posé de bien jolies métaphores". * —— Alors vous croyez qu’elle se mettait en frais pour ·vous et moi?... — Et pour qui donc? V _ · -—- Mais pour... elle-même..., pour s’applaudir en catimini!

  • 22/4 · LE SERPENT Nom

ltlme Le Revellière avait hésité à prononcer le nom du docteur et à dénoncer tout le manège de sa bru. Elle eut la prudence d’inventer une autre fin de sa réplique. Cependant j`avais surpris son intention réelle. . Je me félicitai. Madame Hélène aimait le docteur. Elle préterait au ménage la somme indispensable pour mener à bien les expériences du sérum. Sans bourse_délier, ou presque, la Compagnie pourrait acquérir la propriété de la drogue, au bon moment. J’aurais, de la sorte, satisfait les Commissaires‘des Comptes, en épargnant la caisse, et le Conseil d`ad- ministration, en lui assurant une affaire très lucrative. Donc j’aurais le droit de réclamer une bonne commis- sion de trente—trois pour cent sur toute ampoule de sérum vendue. Telles furent les idées qui m’illuminèrent le cer- veau pendant que la vieille dame m’invitait_à presser le pas afin de rejoindre M‘“° G-oulven. Nous ·la trou- vàmes au milieu de paniers ouverts. Elle protégeait la flamme miraculeusement allumée sous le réchaud de la théière. Anue—Marie débouchait un flacon. Dans les brides courbes de sa coiffe le vent faisait rage; et _les cheveux fins voilaient ses taches de rousseur. Elle sut me sourire a la dérobée, même se frôler a moi, en m’indiquant, dans l’aile de la falaise, une grotte alors presque comblée par le flux qui noyait aussi les bases des pyramides granitiques ruisselant au soleil. Le chaleur du jeune corps tiédit ma manche. Déjà. la grand’mère vérifiait le pouls de sa petite- fille, demandait encore au docteur si l’0céan était, ou non, devenu nuisible. Très calme, il répondit qu’il ne pouvait, tout de suite, se prononcer, qu’il lui fallait ·· LE SERPENT Nom 225 un certain temps d’étude, que, pour lui, d’ailleurs,` les crises ne se reproduiraient plus. ·— Laissez—lui le loisir d’étudier au moins les symp- tômes! — dit madame Hélène. — C'est que je préférerais partir avec Gilberte, plutôt que de la voir tomber malade à Belle-lle! —- riposta péremptoirement la belle-mère. · — Mais je ne veux pas partir... Je suis heureuse comme tout, moi! — déclara l’eni`ant. · r — Ce serait vraiment dommage de briser sa joie... Jamaisje n’ai vu·ma fille d`une si constante humeur, — allégua madame Hélène.

  • — Sauf quand elle pleure sans cause des matinées

entières... Et puis, navezwous pas remarqué les rou- geurs qu’elle a sur la peau? — Non... — L’air salin attaque parfois l’épiderme des en- fants arthritiques et nerveuses... ` C'était M“‘° G-oulven qui, sans quitter la flamme de la bouilloire, secondait ainsi froidement le cour- roux de M"‘° La Bevellière. Le docteur se récria, tout en se permettant de choir dans la mollesse du sable : — Ma chère, tu t’avances beaucoup... Le cas est assez rare... On ne l’ajamais bien constate... — Yvonne veut jouer à la doctoresse : elle est tout à fait amusante! — jugea M‘“" Helene. Et sa voix sifllait. ltl¤*° G-oulven sourit, de ses petites dents jaunes, de ses lèvres éternellement gercées. Elle réunit ses cils courts pour discerner mieux la belle cousine insolente. Mm La Revelliere soutint qu’à vivre avec son mari comme elle vivait, Yvonne avait du ramas- ser quelques notions médicales. _Goulven le concéda. · 13. 226î _ LE SERPENT Nom mais il déniait à sa femme le sens de lathérapeutique, tout en lui reconnaissant une mémoire sùre des théo- ~ ries. Ensuite il _affecta de cacher, avec sa main, un bàillement bref, comme si toute discussion lui parais- sait oiseuse, infiniment. Même il se coucha dans le sable, réclama qu’Anne—Marie découpàt le gâteau breton composé de farine, d’œufs et de lait, garni de I raisins secs, et que l’·on nomme un for. ‘ Nous mangeâmes, nous bùmes, nous félicitàmes, notre hôtesse sur la perfection du lunch. Le thé nous réchauffa. Les croquettes au poisson étaient succu· , lentes. Le for méritait qu’on le savouràt. L’alcool de cidre flatta nos palais. Je n’eus pas d’autre occasion, ce jour-la, de me renseigner davantage. A vrai dire, les tactiques du docteur me dérouterent un peu. Quand nous eùmes regagné la voiture dans- les sables ou elle s’étaitenlisée jusqu’aux moyeux, il ne té- moigna guère de politesse envers madame Hélène. Seul de nous,_ il s‘installa sur la banquette du cocher, sa bicyclette devant lui, et dédaigna ce que nous disions dans l’intérieur du véhicule. A la première croisée de chemins, il sauta sur la route ferme, nous salua, en: fourclia sa monture d’acier et s’engagea par une ve- nelle, sous prétexte de visiter une paysanne en cou- · — —ches dans une ferme à l`écart. Sans doute se détiait—il. Sans doute avait—il peur de se trahir encore, et préférait-il fuir. Mais fuyait-il la tentation ou se dérobait—il a notre surveillance? Et s’il fuyait, cela signiüait-il qu’il en était toujours à hésiter devant la faute? Je ne demeurai certain que de ceci : d’une part, M‘“° La Revellière soupçonnait sa hru de le séduire; d’autre part, l\i*“‘* Goulven, bien que très pauvre, très économe, et- très prudente, avait LE SERPENT Nom 2527 risqué de perdre trois pensionnaires si utiles à. sa maigre bourse, en accusant l‘air salin de gâter la peau des enfants arthritiques, et en offrant ainsi a la vieille ·dame alarmée un motif de partir. Il fallait que l’épouse souhaitât secrètement ce départ, et de toutes ses forces. Donc elle redoutait l’influence de sa cou- sine sur Jean Goulven. Elle défendait son frêle bonheur. Je résolus de la confesser. — l ' Le lendemain, elle et moi, ainsi que M“‘° La Revel- liêre, continuâmes d’épier le couple, pour des motifs ·difl`érents. L’une protegeait l’avenir précaire de sa vie misérable et tout son espoir modeste d’afTection partagée; l’au·tre veillait a ce que le nom de son fils défunt ne fût pas compromis dans un scandale; moi, je « suivais Paffairc en train ». ` ` I . VII Malheureusement, quelques jours s`écoulèrent sans autres indices. Le docteur et madame Hélène étaient en froid. Pourtant il ne se boudaient pas a la manière des amoureux qui usent d’all`éterie en s"évitant. Non. Ils se traitaient à la bonne franquette, en simples camarades; et tou|.es nos suppositions manquèrent de s’évan0uir. . Je m’ennuyai. Anne—Marie devenait intolérable, par sa manie de s’asseoir sur mes genoux, et de. peser, de tout son corps, cotre mon estomac, si je me retirais dans ma chambre pour les loisirs de la digestion. Elle entourait de mon bras sa taille. Pressé entre elle et le dossier du fauteuil, ce membre s’en· gourdissait : des fourniillements le lancinaient. En outre, les acides corrosifs de la dyspepsie étaient se- crét.és dans mon viscère quand le poids de cette amoureuse s’ai`I`aissait contre 'ma poitrine. Ainsi,. câli- nement, elle me torturait. A d’autres moments, sur sa tendre prière, je devais m’étcndre, me ren- verser à. demi contre son épaule. Or, j’ai toujours les ·LE sauveur Nom ` 229 narines embarrassées par une espèce de coryza chro- nique. Dès que je penche ma tête en arriere, j’ai be- , soin d’éternuer violemment. Des mucosités se for- ment dans ma gorge, Pemplissent et n1’ètoui`I`ent. ll jfallait alors me dégager, tousser, trouver mon mou- choir, y cracher en grimaçant. Toutes choses qui me mettaient en ridicule aupres de cette jeunesse in- demne des maux habituels au quadragénaire. Les jeux galants ne me conviennent qu’à distance des repas, le matin principalement, de onze heures à ` midi, lorsque le petit déjeuner est entierement éla- boré par le mécanisme de la chymiflcation. A cette heure—la, mon amie, sous la surveillance de sa maî- tresse, nettoyait les plats et les verres, ou bien or- donnait l’appartement des pensionnaires, vidait les eaux, rinçait les cuvettes, décrassait les peignes, et fourbissait les bouchons métalliques des flacons. Empêchée par son service, elle ne`pouvait me visiter a la seule heure ou sa présence eût pu m’être déli- cieuse. ll y avait donc incompatibilité. Je n’osai plus la gronder : ses yeux rouges et sa mine déconflte avertissaient les tiers de son chagrin e secret. Ils eussent pu dénoncer notre commerce a Mm° Goulven dont je voulais a tout prix capter la confiance. Anne-Marie avait-elle la permission de sortir, elle me donnait rendez—vous dans la lande. Si véritable que fut mon envie de l’éconduire, je craignais tou- jours de la facher irréparablement; et ce n’était pas dans le programme de mes tactiques.Force me fut de jouer, a maintes reprises, mon rôle de séduc- · teur. Je la rejoignais pour entendre, une heure durant, les histoires macabres que la franche Bre

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tonne adorait dire : marins perdus en cette _mer devant nous brillante et vaste; leurs fantômes guet- tent les gens sur les routes pour obtenir des messes; ils les épouvantent par des allures sinistres et des. paroles amhiguës. A se faire peur Anne·Marie éprou- ·vait du plaisir. Le fsilence de la morne lande con- firmait l’horreur des histoires. Anne·Marie décrivait V des cimetières nocturnes. Elle amplitiait la légende de cette fille qui dut coudre un cadavre dans le linceul entre le premier et le dernier coup de minuit : c’était le châtiment pour avoir embrassé, dans l’église, son promis, sans remarquer, parmi l’omb1·e, le cer- cueil mal clos sur le mort qui attendait d’être ense- veli. ljimagination de la servante inventait facilement —des péripéties, même des colloques entre les person- nages. Elle m’indiquait une vieille trottinaut le long . du ciel, sur l'horizon. C’était une parente de cette épi- —ciere qui, toute une nuit de tempête, a marée basse, transporta dans sa carriole, par la grève de Kéritis, un singulier bonhomme 2 il haletait sous une charge énorme et invisible, celle de ses crimes apparem- ment; à l’aube, quand s'éclair_èrent les montagnes livides des eaux, le voyageur se dissipa, tel un petit brouillard, sous la bâche de la charrette; et l’épiciere entendit le flot lui mugir qu’elle irait en paradis pour avoir, charitablement, tiré du Purgatoire une âme en peine. « · En s‘écoutant,-Anne-Marie ·s’exaltait un peu. La coiffe oscillait sur le diadème de soie rose, à mesure que la simple ülle montrait, de ses gestes, les choses terribles et certaines. Souvent elle se retournait comme pour apercevoir des Korrigans malicieux qui i se fussent gaussés d’elle. Et son nez se pinçait, et ses LE SERPENT Nom _· `— 231 pommettes pàlissaient sous les taches de rousseur. Alors elle se réfugiait dans mes bras, elle cachait sa face dans ma poitrine. Sans doute, cette peur renforçait, par contraste, la satisfaction de se croire protégée, earessée, chérie. Et c’était le raffinement de cette innocente, soit qu’elle·s’attardat dans ma .chambre de Keryannic, soit qu’elle me pût décider à des promenades sentimentales, les jours où elle allait renouveler la provision d’œu`fs et de volailles chez sa mère, dans la ferme de Borderune, sise non _ loin de la Côte Sauvage qui regarde le large. · Je prenais prétexte de visiter, avec ce guide, les délicieux vallons humides où les `vaches paissent ·l’herbe d’étroites prairies encaissées entre les pla- teaux à cultures. Nous montions d’abord les ruelles abruptes de Sauzon. Je faisais volte-face, en haut, pour contempler, par delà les toits, le port, ses quais où conversaient les groupes des pêcheurs, les barques àl’ancre, les voiles carguées, les deux brise-lames, lephare trapu, puis le cap de blés mûrs surmontant des roches tragiques contre lesquelles accourait la · mer, tantôt sombre et argentée, tantôt bleue et fré- missante, toujours enfumée à l’horizon par le pas- · sage des steamers et les manœuvres des torpilleurs. Apres l’ascension du bourg si bien fleuri de roses trémières, nous traversions une campagne riche en avoines et en seigles époussetés par la brise. Anne- Marie nommait les possesseurs. Elle saluait, à la lucarne du moulin, en croisant la route de Locmaria, la ügure rasée du paysan qui soulevait son chapeau -de paille et ses grands velours. Le .petit chienloulou aboyait. Nous redescendions par une pente roide entre les ronces desmùriers bordant le chemin. Un pont 232 1.1; snnrnnr Nom saute le ruisseau dissimulé sous le cresson et les parasites. Alors nous goûtions la parfaite solitude d’une longue vallée, pleine de fraîcheur bien que dé- pourvue d’arbres. Les vaches lentement y mouvaient leurs corps tachetes pour exercer leur langue su1· des - touffes. . Anne-Marie s’alanguissait contre moi, Gère de m’entendre lui réclamer une autre histoire sur l’An— kou_, qui est la Mort, sur le roi Gralon et sa fille l)ahut,_sur les poissons a têtes de femmes qui vien- nent du large avec la tourmente pour chanter dans l’enfer de Plogoff, à la Pointe du Raz, le requiem des naufragés. Elle me sut gré de mes questions. M’inté- resser lui parut glorieux. Certainement elle ne se dou- tait pas que, pendant ses interminables discours, je préparais ma correspondance du lendemain, mes lettres aux pharmaciens et docteurs de la région, celles â ladministrateur délégué de la Compagnie, et aux gérants des fabriques d’iode. Elle ne s’en doutait pas lorsqu’elle me racontait, de nouveau, comment son père et sa·mere avaient quitté Pont—Aven pour recueillir ici l‘héritage d`uue grand`tante qui jadis avait épousé, folle d’amour, un marin de Belle—Ile, devenu cultivateur après la mort de ses aïeux. Anne- Marie regrettait les arbres de Pont-Aven et le gras cieux pays que domine l’église de Riec. Moi, je ne lui parlais guère, puisque je méditais sur le taux des courtages. Mais il nfagréait de tiédir mes levres contre la nuque fauve que découvrait la ` collerette a mille petits plis, et contre les salières de la gorge juvénile. La petite me croyait ému. Ainsi que les chattes langoureuses, elle me frôlait. Nous parvenions à. une éminence que surmonte la ` LE SERPENT Nom I 9.33 i ruine d'une maisonnette. Les murs sont encore de bout, mais le chaume fut dérobé pour les feux d’au- tomne, 'par les laboureurs qui déjeunent au milieu des guérets. Là nous apparaissait toute la configura- tion de l'île. cernée par l’étincellement de la mer au I soleil. Les hameaux sont posés au milieu des champs. L’unique bois de sapins, au centre, verdoie. Le phare de Bangor domine l’ouest, avec sa colonne grise l surgie des maisons pour envoyer, la nuit, à quatre- vingts milles, le geste magique de son rayon. Vers la pointe des Poulains, au nord, s’affine la forme de cette terre oblongue, durement éclairée, couverte de moissons prêtes pour la faux et parsemée de bétail qui paît les ajoncs des landes jusqu’aux chaos des ` rochers noirs, jusqu’aux fjords profonds 'où tonne le ressac, ou jaillissent les gerbes liquides. Anne-Marie me laissait a l’ombre de la chaumière détruite et se rendait chez sa mère. ll m`eût en- nuyé de l’y suivre. Alors je déployais mes journaux -de médecine. Je me reposais, assaini, fortifié par cette lumiere rude. Elle désignait nettement tous les proüls des demeures lointaines, leurs façades blan- ches, et aussi les voiles penchées sur l’horizon des eaux, et même, au bord d’une route, deux menhirs moussus. Quels hommes des temps primitifs avaient séché leurs longues chevelures aux feux flamboyant contre ces pierres druidiques? Quelles femmes en robes de goémons avaient mêlé les herbes et les viandes dans les sébiles de granit pour le repas de la horde chasseresse, pêcheuse, dont les enfants aigui- saient les harpons de bronze? Quelles pretresses avaient préparé les simples breuvages salutaires, point si différents de ceux que notre chimie préco

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nise? Je me plaisais à me souvenir des études faites ·sur les panacées des sorcières, à rétablir les raison- nements qui avaient guidé ces antiques pharma- ·ciennes cherchant, parla lande et les prairies, la _jus- quiame, Pellébore, la belladone, aûn de calmer les _ lievres des colosses aux blessures béantes. Quand revenait Anne-Marie, j`étais toujours en proie à quelque calcul urgent, à quelque méditation ·d’all"aires. Mes rêves de-réussite me captivaient mieux que ses caresses hardies. Pour agréables que fussent , -ses formes et son ardeur, le poids de son corps m’écrasait un peu, si elle s’asseyait sur mes_ ge- noux. Je regrettais la lecture interrompue par ses baisers, quoiqu’ils fussent savoureux. L`esp0ir de —combiner un bénéfice me possédait trop pour que je pusse m’y soustraire, et répondre chaleureusement. · aux ferveurs d'une lille jeune, curieuse de voluptés. Elle ne comprenait guère pourquoi la solitude du lieu etl’abri discret des murs en ruinen’étaient pas mis .a profit par ma luxure. Anne-Marie nem’était vraiment précieuse qu’à regarder dans son costume étrange. ·Je l’aimais droite en sa robe noire, à manches courtes et amples. Je l’aimais svelte, ronde, dans son corsage ·à courbes de velours. Je l`aimais marchant d’une vive allure, sous le tablier de lampas amarante. Je l`aimais riant, secouant la tête par-dessus la large et raide —collerette qui couvrait à demi le dos, dégageait la nuque, s’étalait sur les épaules et s’échancrait, pa- reille à un col de marin, contre la broderie de la guimpe. Je l’aimaîs comme un personnage d’es- tampe, et qui eût parfaitement illustré une afllche de l’Iode Guichardot. Elle était trop innocente pour me valoir de grandes satisfactions sensuelles. Il n1’avait LE·SERPENT Nom _ 235 plu de la séduire aün de me témoigner ainsi la réalité de mon pouvoir. L’expérience faite, je me lassais des récidives. D’ailleurs, paysanne et servante, elle ne soignait pas méticuleusement sa denture ni son ha- leine, bien qu’elle eût coutume de laver son corps dans la mer. Et je suis la-dessus fort délicat. Les courtisanes de Paris nous habituent a de telles exi- gences. _ ~ Lorsque j’avais réussi a décourager les tentatives de mon amoureuse, je Finterrogeais avec adresse sur la sympathie qui liait madame Hélène au docteur. Anne~Marie n’était pas fine au point d’avoir remarqué ce commerce subtil et sans évidence. Elle protesta que son maitre se consacrait a l'éducation de Gilberte. _ Paresseuse et incorrigible d’abord, la petite La Revel- lière, maintenant dévorait les livres qu’on lui prêtait. Je n’ignorais pas qu’elle avait appris, dans ses pro- menades avec le docteur, de la botanique, le nom des étoiles, la géologie de Belle—Ile, l’bistoire de Fouquet, de Louis XIV, et du siècle classique. Fort intelligem- . ment, Goulven transformait l’étude en causeries fréquentes, éparses, dirigées toujours par une ques- tion de l’enfant. De la cette reconnaissance manifestée par les dames La Revellière ai l'égard de leur hôte. La servante le vénérait trop pour croire qu’il pût désoler sa femme en courtisant les autres. Elle repoussa toutes mes insinuations avec une sorte de colere. Du reste, M"‘° Goulven, a son avis, était une sainte. Personne n’eût voulu la contrister, encore moins son . mari, qu’elle adorait et qu’elle choyait de tout son dévouement. —- Sur le compte de sa maitresse, la servante ne tarissait pas. C’était, à vrai dire, cette pieuse femme qui, la sachant agonisante, était venue la voir, après le docteur, dans la ferme de Borderune. Déja la mère avait allumé les bougies, et placé le crucifix sur la table, derrière la soucoupe d`eau bénite. Mme Goulven avait obtenu d’emmener la moribonde, en voiture, à Keryannic. Guérie par le sérum du laboratoire, Anne-Marie avait été traitée ensuite comme une filleule, puis instruite dans le métier de camériste et de couturière. On l’avait même sufüsamment gagée pour que le fermier exemptât sa fille d’aller travailler aux sardineries ou l’on attrape des maux de gorge, a cause de l’humidité, et, souvent, les fièvres, à cause de miasmes dégagés par les poissons pourris que l’on conserve en tas, de juin et septembre, afin de les vendre alors comme engrais. Bien plus, Mme Goulven avait admis que sa protégée eût un amoureux dans la flotte, à condition que l’on promît de s’épouser, des la libération. La bienfaitrice espérait même installer la boutique du jeune ménage, après la noce.

Tout à coup Anne—Marie, en pleurnichant, ne se pardonnait plus de m’avoir accordé ses faveurs préliminaires. Ne m’avait—elle pas encouragé, par lier, sans le prévoir, et conquérir les autres, de vive . force? La politesse m’obligeait aux consolations d’un scepticisme affectueux; et la finaude en profitait pour ensevelir ses remords dans nos joies, pendant que son jeune corps instinctif s’y prêtait. L’évocati0n de son repentir lui procurait la même peine que lui fournissait le récit des légendes macabres. La petite Bretonne recherchait ces douleurs légères afin d`accroître, inconsciemment, parle contraste, la valeur de ses plaisirs. Aimer, pour elle, c’était prendre refuge dans la vigueur d’autrui, quand l’assaillaient les fantômes ou les ` LE sisarnnr Nom 237 remords appelés par son imagination craintive. Ses sentiments a l’égard de Mm" Goulven et du docteur provenaient du même principe. Faible, elle se don- nait aux protecteurs. Son üancé l’avait prise un jour ' qu’un bœuf effroyable galopait à travers champs, la corne basse et le mufle baveux. De l’Océan, elle parlait avec terreur. Si je m’étonnais qu’aucune , maison n’eût été construite sur la cote sauvage, devant le spectacle du large infini, Anne-Marie joignait les mains. En ce lieu, disait-elle, les rafales d`hive1· · bousculent les hommes les plus solides; Même sur la terre ferme, elles repoussent la porte contre qui l’o uvre au dedans, et, souvent, vous la jettent a la face, vous blessent. Les grands flots noient les plus hautes roches. Les vagues raclent les grèves, et parfois enlèvent les pêcheurs de crabes dont les cadavres sont roulés, ensuite, parmi les dents des roches, avec leurs linceuls de varechs et d’alg11es. _ Je remarquais au reste que, dans les vallons et les . chemins creux,_les venelles etles rues, Anne—Marie se [disposait a la joie, tandis que sur les plateaux et les falaises elle•inclinait a la tristesse. L’espace des eaux la navrait. Elle grimaçait au vent qui secouait rude- ment sa robe, ébouriffait sa chevelure, ébranlait les brides recercelées de. sa coifie, retroussait le lampas de son tablier amarante. Telle que toute sa race, elle aimait a se clapir loin de félément dévorateur, et le dos au vent. Eux-mêmes, les. hameaux de l`ile sont tou- jours abrités par les plis du terrain, ou bien orientés vers le détroit et la plage de Quiberon, vers cc qui n’est pas le mystere de l’étendue. _ Au Christ, à la Vierge, aux Saints, M“‘° Goulven aussi confiait son âme tremblante devant le destin

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que lui faisait le labeur onéreux de son mari. Curieuse des traditions, elle recherchait, pour y tapir son _ esprit, la vieille Bretagne des menhirs, des dolmens, des cimetières et de leurs églises basses aux pierres ouvragées, fouillées, timbrées d’armoiries, crevassées, moussues, la Bretagne des costumes, des processions _indéfinies, des legendes funéraires, la Bretagne aux traits d’aïeule, mère plus simple et plus sincère en ses pensers de jadis, mère véritable des cœurs armo- · ricains, mère blottie dans le giron des siècles aussi vieux que le granit des falaises. . Notant ces influences géographiques et climaté- riques sur le caractère de mes deux Bretonnes, je r · méditai la composition d’un élixir capable de les soustraire a cette dépression morale, a cette résigna- tion passive d’une race trop sûre de sa chetiveté. On compte dans la province trois millions d’habitants à, peu près, desquels trois cent mille sont assez intelli- gents pour désirer le remède de leur malaise, et cin- quante mille en étatude le payer. Je pus conclure que vingt mille personnes environ- achèteraient, par an, un flacon d’élixir. Après une campagne contre l’ané- mie et le lymphatisme, rondement menée dans les revues médicales, apres une bonne publicité, tant à, la troisième page des gazettes régionales, qu’à la quatrième des journaux conservateurs, lus dans . les châteaux et les maisons urbaines des rentiers, les acheteurs se décideraient. A vendre- le flacon trois _ francs, notre bénéûce eût encore été de cinq mille francs, si je supposais que dix mille personnes seule- ment le demanderaient d’abord au pharmacien. En effet, le verre de la fiole nous coûte sept a huit sous, les étiquettes, notices et enveloppes quatre à cinq ° . LE snnrnwr Nom O _ 239 sous, lâ publicité, par flacon, un franc, le gain t de Vapotbicaire quinze sous, et le liquide deux sous. Donc le bénéfice net par flacon devait être de cinquante centimes : soit cinq mille francs pour dix mille fioles écoulées. Notre usine de Bois-Colombes possede l’outillage nécessaire, sa verrerie, son impri—e merie, ses_laboratoires, ses contrats annuels passés avec la presse parisienne et départementale. Selon mes prévisions, l'effort d’un pareil lancement n’exi- · geait de la Compagnie que quinze a dix—sept heures de travaux comptables par mois, chiffre insignifiant., Moi je pouvais toucher sur l’allaire deux mille francs pour la peine de rédiger un rapport, quelques articles scientifiques de publicité, un texte de circulaire, _et une dizaine de lettres ou d’instructions aux employés,. Le jeu valait la chandelle. C‘est alors, que je décidai de livrer au public le Régénératcur Guichardot. numéro HI. Eh bien, ce n’est pas deux mille francs que j’ai touchés, mais dix—sept mille huit cent vingt—quatre, pour ma seule et_ unique part. La bourgeoisie et la petite noblesse se ruerent sur mon produit. Je ne prétends pas que l’âme bretonne sera métamorphosée pour_ cela, dans les prochaines générations. Mais- enlin j’ai éveillé des curiosités endormies; j’ai excité Vattention de personnes rêveuses et mystiques; j’ai dévié, vers la médecine et la science, des songeries naguère purement vagues ou religieuses. C’est une victoire du progres, autant dire de la République. .l'ai simplement accompli mon devoir de licencié, en aidant l’évolution des esprits vers le culte de ce que nous appelons le « Nouveau `Béel ». J’ai loyalement taché de servir la thèse de Nietzsche : 240 LE saumur noni t · « Éleve-t-on ici un idéal ou en renverse-t-on un?... L’homme a trop longtemps considéré d’un mauvais œil ses penchants naturels, de telle sorte que ses penchants ont hui par être de même espèce que la mauvaise conscience..._ Il s’agirait dé confondre avec la mauvaise conscience tous les penchants antinaturels, toutes les aspirations vers l’au—dela, contraires auœ sens, aux instincts, a la nature, a l’animal, en un mot tout ce qui jusqu’a présent a ete considéré comme idéal... » M’inspirant de ces phrases, j’ai voulu redresser quelques types d’une race trop résignée a la peur des Forces, trop réfugiée dans les vieux rêves humains; j`ai voulu lui rendre le goût de la santé mentale; j`ai voulu lui communiquer l’ivresse audacieuse du savoir, « cette malice suprême et- consciente du savoir qui appartient a la pleine santé... cette malice, un genre de sublime méchanceté ia, comme dit encore Nietzsche, le Méphistophélès du x1x° siècle, celui prévu par Gœthe, d’ailleurs, celui qui, déja, rôdait autour de Faust! De telles conceptions m’accaparaient tandis qu‘Anne-Marie me baisait les mains indifférentes. Que signifient les puérilités de l’amour, si notre intelligence s’engage dans les inductions fécondes en desseins actifs et en raisonnementsingénieux? Depuis la première jeunesse, il ne m’est plus possible de _ prêter attention aux embrassements d'une maîtresse, lorsque, parmi nos tendres délices, l’espoir me vient d’une affaire. Quels que soient l’entrain et la sincérité de ma compagne, quel que soit même mon désir véritable de volupté,` je ne sais pas dérober mon esprit aux tentations du calcul ou de la dialectique. ll s’absente de ma chair, que caressent des doigts ` ma sauveur nom 241 doux, et que choyent des lèvres palpitantes. L’espoir de ` triompher sur les hommes, par le lucre et la logique, l’emporte sur l`instinct d’ètre aimé par une femme, dans le moment même ou elle se donne. Cette fuite de l’esprit, hors des plaisirs les plus souhaitables, ' est la seule de mes défaillances. Je ne réalise pas alors -_tout ce que je veux. En cela, du moins, je ne réussis guère à me dépasser. ` Anne—Marie ne voyait la souvent qu`une réserve de bon ton. Si je 1`étonnais par cette attitude, elle ne songeait pointà s’en vexer. Elle me fut ainsi la ser- vante docile, fière de mes attentions intermittentes, et confuse d’ètre réprimandée. Elle me fut l’amante anxieuse qui guette sur le front du maitre le reflet des lumières ou des images intérieurs. Elle me fut, dans ce .paysage de landes sévères, sur cette terre ` aspergée d’océan, la plante vulgaire et trop fréquente, a la tige robuste et noire, a la fleur brune accrue de blancs pistils recercelés. Elle me fut telle, quoti- diennement, jusqu’a l’heure ou mon destin l’eut ' sacrifiée selon la loi cruelle etnécessaire des sélections. ll arriva que, Mm La Revellière ayant interrogé le docteur sur l'effet des distractions pour_ améliorer p l'état des jeunes personnes nerveuses, je résolus de proposer une excursion à bord d’un yacht de louage. En peu de temps on visiterait la côte de l’Armor, depuis Quiberon jusqu’a Brest. Gilberte I s’enthousîasma, sauta, trépigna. Après s'être d’abord assombrie, sans doute a la crainte d'une sépa- ration, sa mère trouva le moyen de convier les Goulven Pembarquement. Dans son laboratoire, le docteur s'était encore évanoui, l`avant—veille, par suite d’un excès de travail. Contente de lui ménager 14 ’ 242 · LE senruxr Nom J ` un repos, sa femme ne sut résister que mollement à l’invitation de sa cousine. Néanmoins je surpris son regard navré qui s’cffo1·çait de pénétrer les véritables dispositions de madame Hélène. Nous télégraphiàmes aLorient. Le surlendemain, un petit vapeur de cabotage vint nous chercher au port de Sauzon. Anne·Marie porta les plaids à bord. Elle avait les larmes aux yeux. M“"’ Goulven lui mur- mura longuement à l’oreille, etl’embrassa. Je redoutai qu’elle n’eût vent de mes relations ancillaires, car elle me fut un peu morose au milieu du plaisir commun excité par la fraîcheur de la brise, le balan- cement du tangage, l’aspect de l'île qui finissait d’ètre réelle pour revêtir les aspects de la féerie derrière les brumes de l’air moins diaphane a chaque tour d’l1élice. Il voilait les cavernes des greves, les ver- dures des pâturages, les cubes blancs des maisons. ,|’obligeai M“‘° Goulven a considérer que ce pays n’était plus qu’un tableau délectable dont s`éeartait la nage robuste et rythmée du bateau. En se hâtant de vérifier l’arrimage des vivres et des couvertures dans la cabine, elle`essaya d’éviter mes paroles. Je la suivis, je réclamai mon jambon, mon « pain com- plet », mon extrait de malt. J’insistai même pour qu’elle les déballat sur la table du carré, bien que la suspension de cuivre oscillât au gré d’un roulis assez. notable. Puis, selon mes tactiques ordinaires, je palliai le fâcheux de mes importunibés par certains compliments excessifs. Je louai l’ordre, Féconomie, Vintelligente sagesse de la dame. Je la persuadai de· ` m’ouïr et de me répondre. Elle se défendait avec une modestie dont je plaisantai les termes assez joviale— ment pour quïelle se laissât rire. v _ LE snnrnwr Nom 243 Bientôt elle obéit à mon invite de nous accouder .sur la rampe du bordage, près de l’arrière. Je la fis séduire par la ügure estompée de Belle-Ile et,`par les champs disparates de la mer, ici montueux et mousseux, la-bas aplatis en prairies glauques, en plaines b1euà— tres, en lacs de lumière. Nous aspiràmes ensemble l‘odeur salée de l’air. Je la vis qui, discrètement, épiait son mari et sa cousine. Ils étaient en con- versation sur la plate-forme Surmontant la cabine. Gilberte soignait Domino qui, stupéfait du roulis, trébuchait sur ses pattes tendues. Comme je m’aper- çus d’une appréhension certaine sur le visage de l’épouse, j’abordai la question qui nous importait ai tous, bien que chacun s’etTorçàt de la taire. Je l’entrepris sur la santé de l’adolescente. ltlm Goul- ven, ne dissirnula point qu’à son avis l’enl`ant supporterait de moins en moins le climat de l’Océan. V Les nerveux et les arthritiques ne doivent pas prolonger leur séjour sur les côtes, ai Page de· la formation. Je ripostai que Iathéorie du docteur, semblait un peu différente. Perspicace, M“‘° Goulven comprit que mes sourires ajoutaient une médisance, et que je faisais allusion à des sentiments capables de dicter un diagnostic optimiste, en dépit de la science même. . Comme nous regardions son mari en parlant, il s’en aperçut, quitta son amoureuse, vint a nous. Incontinent sa femme l’attaqua : —— Monsieur Guichardot, -—· dit—elle, — professe que, pour une fillette comme Gilberte La Revelliere, l’arthritisme et la névrose sont plus redoutables que . Fanémie. _ Jean Goulven sourit,n0us envisagea, puis murmura: 244 LE ssarizm Nom —— C’est un problème que je n'ai pas résolu. —— Pardon, — flt—elle audacieuse, — tu l'as résolu vingt fois, devant moi, ce probleme, et toujours dans _ le sens que tu veux aujourd’hui contredire... Ses intonations enjouées travestîrent assez mal son réel ennui. Le docteur perçut nettement cette disson- nance. Il fronça les sourcils en feignant d’ètre gène par le soleil, puis il s’embarrassa dans une explica- tion : le Bulletin des Hôpitaux contenait de nouvelles études cliniques qui modiüaient sa première con- viction. ·· P —— Le penses—tu véritablement? — requit a brûle- pourpoint M"" Goulven qui, se forçant à sourire, mon- tra ses petites dents mauvaises, et me fit un clin d’œil malicieux. —- Ah! si tu le penses!... g Elle levait ses bras maigres au ciel. Elle hocha la tète, et conûrma, de la mine, les prévisions qu’elle devinait en moi. Malgré l’artiIice des gestes drôles et taquins, la manœuvre impatienta Goulven : A ·—- Que veux—tu dire?... Tu es là, soupçonneuse. —— Pourquoi donc appeler des réponses que tu connais déja sans que j`aie remué les levres?... Elle baissait les paupières pour ne pas le poindre de ses regards trop droits. Lui, nous examina tous deux méchamment. ll nous crut en complot. Ayant réfléchi deux secondes, il rusa : —— Yvonne, cela signifie-t—il que tu me juges capable de compromettre la santé de Gilberte pour conserver plus longtemps trois pensionnaires à Keryannic? Elle répondit avec calme : — Ce n’est pas ça... _ - Ma cupidité ne va tout de même pas jusqu`au risque d’aggraver l`état de cette petite [ille! — Tu n’es pas courageux : tu te dérobes par un subterfuge dont tu mesures,,aussi bien que moi, l‘insuffisance... Voyons... Ca ne te va pas... Tu sais bien que tu n’as pas une ame fermée... On voit tout, de· dans...

Par ses coups d’œil, il m’enjoig11it de m’écarter. Je ne compris pas, obstinément. Alors, il sembla se moquer, après tout, de ma présence et de mon témoignage. Il s’y résigna, selon sa coutume. Il assura sa casquette secouée par le vent:

— Explique—toi. ma chérie ....

Mme Goulven s’assit sur un pliant, et se contraignit à rire.

— Tu le dérobes ! — s’écria-t-elle de façon a dominer les bruits marins, — tu te dérobes comme si j’ëtais une autre, une étrangère, une qui ne saurait pas ou qui n’oserait pas dire la vérité. Tu te dérobes toujours, maintenant... Maintenant !

Afin de corriger l’amertume de son exclamation, elle le menaça gentiment avec son doigt gantè de fil :

— Ah ! tu m’échappes... tu m’échappes !... Il r m’èchappe ! — reprit—elle en s’adressant a moi._

- Vous l’aviez donc emprisonné ‘? _

—- Je ne m’en étais guère aperçu, tant la prison était agreable É- conclut—il gal·amment.

Elle rit encore ;mais les rides qui se plissèrent, aux commissures de ses lèvres, marquaient un effort pénible.

— Oui, oui..., tu marivaudes, à présent... N`empêche... Ecoutez—moi, monsieur Guichardot. Je puis bien lui faire son procès devant~vous,... car c’est un procès bien ordinaire,... qui ne vaut pas qu`0n le cache... 246 LE snnrunr Nom Et puis le cas n’est pas pendable.. Jean se plaît moins avec moi, voilà tout... Mais si !... Autrefois tu me faisais venir au laboratoire... Des que ·tu etais content, tu ouvrais ta fenêtre, tn criais : « Yvonne l Yvonne I... » Ah ! cela me sonnait dans le cœur. J’ac- courais, j’appliquaismon œil au trou du microscop,.. Tu me présentais les résultats de tes travaux... · Nousformions presque un seul esprit. . . Un seul esprit! — Qu'y a-t-il de modifié ? -·— demanda Goulven nerveux et doux. Y s _ Il s’assit auprès d’elle sur un autre pliant. Moi, je mfadossai au bordage, et les agaçai, comme si leur dispute me paraissait de mince importance. Au con- traire, j’en attendais tout le debut d’un conflit terri- ble-. Évidemment à hout de souffrances etouffees, la fem . ·e du docteur, en l’accusant près de moi, préten- dait lui faire craindre une diminution de ma sympathie pour lui-même et pour ses expériences. Apres des querelles intimes, elle osait celle—ci. Elle ess'ayait d`une sanction 1 la peur de perdre, avec mon appui, la commandite encore possible. C’était la ce qui pou-- vait le mieux agir, pensait-elle, sur son mari, le ren- dre prudent. Il accepta, d’un soupir, cette algarade. — Qu’y a-t-il de modifié entre nous ‘? —- gémit-il. — Tes inquiétudes gâchent toute notre affection. — Nous avons lieu parfois d’être inquiets.... Mes travaux n’avancent pas aussi vite que je le voudrais... 'Je ressens de la fatigue... Ne me faut—il pas aujour- d’hui quitter le laboratoire pour une semaine ?... Cela m’exaspère. _ _ —— Et tu recherches alors des distractions nou- velles LE SERPENT Nom 247 -— Quelles distractions ? —— Oh! penser toujours ases malheurs est inutile... Tu as raison... Tout de même, autrefois, quand nous avions iini de nous lamenter, quand nous avions pris une`résolution franche, nous partions, bras dessus bras dessous, dans la campagne, avec les chiens... Tu les as donnés, nos chiens l... Nous ne courons plus ensemble par les gréves, sur les rochers. Tu ne me parles plus de la religion, comme tu le faisais alors avec prévenance`. Tu ne retrouves plus, à mon inten- tion tous les cultes antiques dans le culte du Christ... Ah ! comme nous discutions ton hérésie l... C’était si magnifique l... Mais, depuis longtemps, monsieur, je ne suis plus, pour lui, la joie qui distrait. Je suis la tristesse qui lui conürme ses chagrins... — Vous vous amusez là, chère madame, avec des papillons noirs qu’il faut chasser tout de suite ! — protestai—_ie. -— Que de subtilités !... S Goulven joignit aux miennes ses railleries, et il baisa tendrement les pauvres mains gantées de fil. Il sémouvait. ll enlaça la taille menue, le corsage de toile bise et la ceinture de cuir éraillé. L`épouse se laissa faire, inerte, avec un sourire mélancolique et terne. — Va, va... c`est en vain que tu veux paraitre curieux de mon cœur... Il ne t’attire plus guère... Tu le connais trop... C’est une vieille maison ou les , meubles ne sont plus neufs, ou les peintures s’efl`ri-_ tent. ` ` — Quelle idée !... Est-ce que dans ma vie, tout ne t’appartient pas ?... Pour qui ai-je travaillé, sinon pour toi Et je travailletoujours. — Tu me prêtes des instants, tu ne me donnes pas _ ta vie... Tu me prêtes tes instants de loisir, comme tu les prêtes à Gilberte, et même, tu m’en prodîgues moins qu’a ces dames...

— Hé ! hé ! — risquai-je. — Voilà donc un reproche. Et direct, mon cher !

Je crus que nous touchions au point capital.

— Ce n’est pas un reproche, — interrompit Mme Goulven, dont les joues se colorerent un peu. —— J’ai voulu moi-même attirer Hélène et son enfant... Je pensais que tout ce monde heureux l’arracherait a ses peines. Ma cousine sait tant d’histoires divertissantes ! Elle nous raconte toutes les comédies et tous les romans; elle nous décrit tous les tableaux ; elle joue au piano toutes les musiques récentes et anciennes… Elle nous amuse autant que je l’espérais… Et, quand je les vois gais, elle et lui, le long de la grève, je suis contente qu’il se délasse de ses études, de nos tracas.

— C’est une aubaine, certainement, pour notre solitude un peu morne, — avoua prudemment Goulven.

— Elle ne me semble jamais triste, à moi, notre solitude… Tu l’animes…

— Flatteuse ! — dit-il.

Leur marivaudage me fatiguait un peu. Que ne venaient-ils au fait ? L’un et l’autre brùlaient, qui d’accuser, qui de se défendre. C’est étrange comme les personnes inaccoutumées à la pratique des affaires aiment tourner autour du pot. Ils prenaient indéfiniment des précautions oratoires. Ils redoutaient de se vexer ; et, pour se garantir contre les excès possibles de leurs paroles, ils préféraient s’entretenir devant moi, sur leurs pliants, pendant que le soleil étamait à neuf, si l’on peut dire, les cimes et les vallons de la mer, pendant que les vagues roulaient notre bateau, où quatre hommes sales, et pieds nus, s’empressaient, s’appelaient, s’eng0uffraient dans l’antre noir et trépidant de la chaufferie. Morveux, grognon, un mousse de dix ans poussait, avec des serpillières humides, les épluchures qui encombraient la rigole ménagée a babord. La·lpaut, sur la passerelle, Gilberte suivait les gestes du timonier manœuvrant la roue verticale du gouvernail. Elle tenait ses minces bras derrière le dos, en se curant les ongles. Agrippées aux cordes du mât, ces dames La Revellière écoutaient la leçon du capitaine, un gros garçon de Lorient, qui leur enseignait les principes de la navigation a vapeur. Si belle était madame Hélène, dans la mante noire ou elle serrait la plastique de son corps, que j’oubliais, quelques secondes, d’ouïr les remontrances de l‘épouse. D‘ailleurs, le son en demeurait plutôt gai. Cependant elle s`écria soudain :

— Mais non, je ne suis pas jalouse !... Pas du tout! Quand je t’ai vu las auprès de moi, sans cesse obsédé par les ennuis d’argent, toujours désireux de t’écarter, j’ai voulu savoir si j’étais la seule incapable de te distraire... C’est alors que j’ai invité nos cousines. Une personne spirituelle, élégante puisqu’elle est riche, t’amuse mieux. Oui. Cela me, condamne... Je n’ai pas su te plaire comme il te convient.

— Quelle idée ! Ne suis—je pas obligé d’être poli envers ces dames, qui sont extrêmement gracieuses à notre égard ?

Elle parvint a sourire de cette défaite :

— Laisse-moi achever, laisse-moi achever !…

Quand, de la terrasse, je t’aperçois sur la falaise avec Helène… 250 LE ssnraur Nom — Avec sa belle—mere et sa lille aussi... J — Oh ! Jean, la belle-mère demeure avec la petite. Hélène et toi, vous marchez devant... d’une bonne allure. Les deux autres vous rattrapent comme elles peuvent. —— Il y adu vrai !... Mon cher, il y a du vrai, là-de~ dans, — ajoutai-je, aûn de précipiter la catas- trophe. — Ah çà !... vous supposez donc que je poursuis madame Hélene de mes assiduités ‘!... — nous de- manda le docteur sur un ton assez rogue. — Ca ne nfétonnerait pas !.. N’est-ce pas, madame, ça ne vous étonnerait pas ?... Farceur, va ! Et je déployai mon rire le plus impétueux, en lui frappant sur l’épaule. — Moi, je ne sais rien! — rectifia sa femme. — Je sais q-u'auprès d’elle il est jeune et folàtre, qu’auprès [ de moi il est morose et silencieux. —- Je ne puis pourtant pas entretenir ta cousine d’hyp0theques, de traites, et déchéances! — Tu pourrais, avec moi, découvrir parfois d’autres sujets de causerie, _ — Nous en avons d’autres... Tu ne te rappelles que_ les mauvaises heures... Les bonnes ne gardent pas leur place dans ta mémoire... Voila bien les femmes, n’est—ce pas, Guichardot? ·—— He, hé!... — tis-jesans me compromettre. — Vous n’imaginez pas — me dit tout à coup _ Mme Goulven — comme je voudrais être Helene! C’est un rêve puéril, mais qui me hante. Elle a tout ce qu’il faut: la richesse nécessaire àuos expériences, la beauté qui me manque, les relations qui aideraient Jean... Elle a tout... tout... _ LE sauveur Nom 251 Ces dernierslmots furent prononcés avec un déses- poir envieux. Le docteur en fut gêné. Maladroitement

 il représente- qu'il n’étan·point assez bête pour se

faire rabrouer, lui, pauvre médecin de campagne, par ' cette Parisienne, type de distinction, d’esprit artiste, et même... de snobisme, a supposer qu’il l`ai- mât! — Elle est fort indulgente a ton égard... ou mieux C ` fort équitable. Elle te voit avec mes yeux! ' Goulven haussa les épaules, et quitta le pliant. Il parut admirer le profil lointain de Belle—Ile, dessiné maintenant comme une épure à l’encre de Chine, la- bas, derrière les, mouvements des flots. Sa femme persévéra. Devant ses cousines, elle avait dit com- ment, lors de ses fiançailles, elle suivait Jean chez les pauvres qu’il soi gnait, qu’il ·ressuscitait, ainsi que Jésus ressuscitait Lazare. Peu à peu, madame Hélène, à leu»r prodiguer les louanges, s’était étrangement - exaltée. Quand, après avoir demandé mille détails sur le drame du typhus a bord du Surcouf, et a la Vera- Cruz, elle avait obtenu de lire la lettre ofiicielle adressée par le ministre au docteur, pour le remercier d’avoir sauvé tant d’existences et risqué la sienne, la veuve etait devenue toute pâle de joie. — Elle a pâli!... Je vous jure qu’elle a pâli... Elle a pâli sans pouvoir se reprendre, un long quart d’heure... Je vous le jure, monsieur Guichardot... Est-ce de la sympathie, cela?... ‘ , —Ah! si elle a pâli! — fis—je avec la.mine d’un homme convaincu par une irrécusable preuve. — Alors vous êtes terriblement jalouse, ma chère madame Goulven? ` Je m’arrangeai pour qu’elle crût découvrir, sous 252 LE SERPENT mom mon air comique, une conviction pareille à la sienne. Néanmoins elle nia toute crainte : _ — Je connais trop Jean. C’est une âme généreuse -` et incapable de me trahir, parce qu’il sait mon unique bonheur dans ses mains, parce qu’il me sait peu jolie, sans fortune personnelle, faible et désar- mée.(la lui semblerait trop lâche de m’aba¤donner dans de telles conditions... Oh l je le connais!... — A la bonne heure! — s’écria—t-il. —- Mais tu n'es point telle que tu prétends. Tu te sers_de tes armes naturelles contre moi, en personne qui n’ignore pas les artsde la défense contre des périls chimériques... — M‘“° Goulven te reproche un peu de froideur, — insinuai-je sur un ton de blâme. I — Mais je ne vis que pour elle! Je n’ai pas d`amis! Je les ai tous oubliés depuis mon mariage Je ne connais qu’elle, — répliqua—t-il presque furieuse- ment. i p — Qu’as-tu besoin d'amis‘? —— remarqua—t·elle. —- I Tes amis, ce sont ton intelligence et ton caractere... Ceux—là, je les admire... Craintive, elle capitulait. — Alors tout va bien... Qu’en dis·tu, Guichardot? —_ll me semble!... ` ' Je pensais exactement le contraire. M*“° Goulven venait, a mon avis, d`accomplir un acte décisif. En m’introduisant au cœur de leur intimité, en me mêlant 'à leur sourde guerre, elle avait porté devant un juge le litige occulte jusqu‘alors. Non pour que ce juge _ .rendît une sentence; mais le griefétant exposé devant un tiers, son mari subissait la honte de me savoir initié a leur débat. La sauvagerie de Goulven et son orgueil devaient rendre le châtiment efficace. Il se ' , , LE snnrnwr Nour 2531 piquerait desassagirl La chose semblait habilement , combinée. Q _ ` Madame Hélène étant convaincue d’amour, il ne me restait plus qu’à la persuader de fournir l’argent des expériences. La gloire et la vie de l’amant dépendaient de l’amante. L’échec me, parut improbable. Nous allions obtenir le sérum sans délier la bourse de la Compagnie. D’ailleurs, à partir de cet instant, l’équivoque dimi- nua. La situation de chacun se précisait. Tous, sauf ·le docteur, avaient hâte d’en finir avec le drame latent. .Soumises à des angoisses différentes, mais certaines, ces dames ne les pouvaient plus en'durer davantage. Moi, je m’inI,éressais ardemment aux.processus de . leurs- appréhensions. ll appartenait a mon caprice — de précipiter le dénouement. Selon mes desseins, j’étais devenu l'ami commun, l’h0mme positif et perspicace de qui le conseil semble précieux. Sans craindre de froisser personne, au _moins de maniere irréparable, il m’était possible de provoquer tous les aveux par mes boutades. .l'avais réussi à faire admettre la brutalité de mon langage dans cette société de personnes susceptibles et délicates. Au moment où elles se contraignaient à feindre et Energi- verser encore, j’étais seul en posture d’amcrcer les ~ conversations définitives, et de confronter les émotions rivales. Comme je l’avais voulu, j’étais le maître de l`l1eure. M“‘° Goulven plaçait en moi sa confiance. Son mari évitait 111011 intervention dans le _m_=ys— tere sentimental; mais il espérait mon aide ûnaneiere. M“‘° La Revellière désirait que ma franchise, pour lui. donner raison, accusât directement sa bru de légèreté. Madame Hélène se prêtait à notre camaraderie alin l5 d’obtenir la complicité de mon indulgence. De moi tous attendaient la solution.

~Je me promis de bousculer les liypocrisies, puis d’établir nettement les bases -du problème. Il m’im- portait que madame Hélène confessât la vérité ’de sa liaison avec le docteur, et consentît ensuite, sur mon invite, au sacrifice pécuniaire. Il fallait qu’elle prêtât cinquante mille francs a sa cousine pour les frais de laboratoire. L’impossible serait de faire accepter la somme par Goulveu, si, comme je le supposais, la jolie veuve lui dispensait toutes ses bonnes grâces. Sous un prétexte quelconque, le brave marin, au nom de nobles et antiques scrupules, refu- serait l’argent de sa maîtresse. Que deviendrait le sérum, en ce cas? Il seyait, par conséquent, de·ma· nœuvrer avec une prudence meticuleuse, comme le capitaine qui, la main sur la roue de la barre, gouvernait le vapeur entre les troupeaux de barques. Nous traversious la rade encombrée de Quiberon, aux yeux des sardinières bavardes le long du môle.

Je continuai,?lelenden1ain,` mes opérations psychologiques dans la’ vaste lande, Près de Carnac, où s’alignent, parallèles et debout, des milliers de menhirs. Le docteur enseigne qu’ils avaient du servir de fanions au ralliement des tribus celtiques, lors des fêtes exceptionnelles. Son esprit s`évertuait, par d’éloquentes évocations préhistoriques, àravir Fame attentive de madame Hélène. Elle menait notre groupe dans l’ombre de ces piliers bruts, plus énormes a mesure que l’on approche le terre-plein final : Mme La Revellière se plaignit que l’on avançât trop vite, au pas allegre du couple. Mais la petite fille galopait derrière Domino, qui flairait la piste d`un chat. Nous Y _ LE SERPENT Nom contournions les bases étroites de ces granits, aün de constater les traces de calcination. M'" Goulven É combattait l’opini0n de sa cousine : si chaque pierre avait été le pilier central d’une hutte, nous devions découvrir les vestiges du foyer, prétendit-elle. M*¤° La âftevellière l’approuva, ne voulant admettre que »l’hypotbèse des tombeaux, bien qu’on n’ait guère 'trouvé la de ces armes, de ces bracelets, de ces silex ânhumés ordinairement avec les morts de l’époque. Je sentis que, sous la discussion archéologique, les _ sentiments s’attaquaient déjà. Ce fut ai peine si madame Hélène vanta la lumière franche venue de u la mer, et qui dessinait les profils de· ces monu- ments, qui éclairait les pelages roux et blancs des bœufs, les verdures pelées de la lande, les bois de sapin fermant l’horizon, apres la ville morte, sous un , ciel léger. La veuve craignait probablement qu`on ne- l’accusât de briller à l’intention du docteur. Hostile, sa belle·mère l'épiait en faisant tourner au bout de leur chaine les vingt bibelots de sa trousse. Nous nous disputâmes presque. Nous atteignîmes le haut du ` pâturage, où semblent aboutir les treize rangs de pierres dont les masses deviennent considérables en cet endroit sacré. Un cercle de menhirs géants investit le bloc de l’autel sur lequel le prêtre et le chef · · devaient, avec leurs bras rouges du sacrifice, prêcher le peuple aux longues chevelures, vêtu de fourrures, brandissant les haches de silex, les épées de bronze, offrant au dieu ses enfants nus par—dessus les milliers de têtes farouches. — — A quoi bon- la civilisation? — soutint alors M"‘° La Bevellière. — Les pires instincts dominent encore les êtres les mieux préparés au devoir É56 LE SERPENT Nom par l’a·tavisme, Yéducation, la culture spirituelle... Elle regardait sa bru, qui n’eut cure de cette plainte. Gilberte cssayait·de parvenir sur l’autel, ou Domino frétillait. Entreprise difücile. Dans le feu de la discus— f sion, personne ne songeaît à elle. Je la vis qui s'en froissait. Le nez pâlit. Les lèvres sécherent. Je réprimai mon envie de la secourir. Mieux valait qu’elle se fâchât, et qu’une crise de rage soulevàt de nouveau la question de sa santé, du départ pour la _ Touraine. Un instant, la fillette fut près de réussir: ses genoux égratignés, ses jambes brunes étreignirent la pierre; ses mains simplantaient au rebord de la ' table creuse. En dépit d’un etlort qui crispa toute sa personne simiesque, elle manqua le rétablissement né- cessaire, etretonibaen s’érailantles paumes des mains. Alors je signalai ses pleurs, les secousses de ses bras fébriles, et ses sanglots excessifs. On s’empressa. M"‘° Hélène ne put se contenir. Elle eut l’étourderie _ de traiter sévèrement, même brutalement, au moins en paroles, sa ülle qui la pouvait ainsi contraindre a - quitter la Bretagne promptement. M“‘° Goulven intercéda. Le docteur hissa Gilberte sur le bloc sacré. Domino prit la taille de sa maitresse dans ses pattes ;. ce qui la dérida, la calma. Ensuite nous retournâmes, pour visiter les dolmens et le tumulus de Kermario. Je réussis a marcher entre les deux cousines, puis a nous isoler, en accé- lérant le pas. L’àge ·de M““° La Revellière retardait l’élan de Gilberte, qui lui donnait un bras et l'autre à Goulven. Malgré les ruses de madame Hélène je maintins la conversation sur l’état de sa title. Elle dut avouer que la peau de l’enfant,s’abimait aussi, qu’elle se cassait, qu’elle se gerçait. · ' , · LE SERPENT Nom 257 . — Jean m’en a parlé, — assura la femme du docteur. L’amante frémit un peu, et dit seulement: — Ah!... _— Il en vient à croire que le climat d`ici est moins salutaire pour ta ülle qu’auparavant. — Comment 7... Elle s'est fortiûee depuis deux mois!... Sans miséricorde, M“‘° Goulven représenta qu’à la longue le sang trop jeune s’impregne à l'exces de sel et d’iode, qu’une maladie de l`épiderme peut se déclarer. Elle la dépeignit longue et difficile à guérir sur le lieu même oula cause subsiste. -— Mm La Revellière ne propose·t-elle pas d’ahréger votre séjour ici? — iusinuai-je perüdement. - Il me semble l’avoir entendu parler dans ce sens. -— Mais je resiste, vous pensez! Comme toutes les vieilles personnes, ma belle—mere s’épouvante d'un rien. _ ‘ —— Sans doute, —- conclut M'" Goulven, — ne lui paraît-il pas tres prudent de laisser l’etat de Gilberte empirer. · ——- Je ne veux pas m’en aller, je suis tres bien ici, .auprès de loi, Yvonne! Qa m’ennuie beaucoup, ce que tu me dis. Le docteur ne m’en a pas souillé mot! —— Notre égoïsme préférerait vous retenir, ma ché- rie. — Que tu es gentille!... Voyons, il doit y avoir un moyen d’arranger les choses? Nous ne répondimes pas. Elle souffrit en silence. Le beau visage s’amincit. Elle mordit ses lèvres pour y rappeler le sang. Une petite paysanne nous salua; son frère leva son béret. Je leur donnai quelques 258 LE SERPENT Nom sous, qu’ils empocbèrent avant de courir sus a leurs vaches trop avides d’une herbe interdite., l\l“‘= Goulven regardait tixement le sol. Les deux rides fines qui enfermaient sa bouche dans leur paren-·· thèse ne cessèrent pas de se creuser, témoignant d’un effort opiniâtre. Pour éviter que sa cousine feignît d’oublier la conversation, elle reprit avec fermeté: — Mon devoir, le devoir de Jean nous oblîgeaient a t‘avertir... Tu sens combien cela nous afilige? Madame Hélène garda le silence. Par un geste- vague, elle esquiva toute adhésion au projet de départ., La femme du docteur ne lui permit pas de rester sur cette équivoque : ·— Vous étiez la joie, Félégance, tout ce qui peut embellir, un instant, l'ombre de nos existences., _ ·— Jamais, —— protesta Vamoureuse, —— jamais Gilberte ne voudra quitter son docteur... a présent! Elle était aux abois. Elle haletait. Ses narines blêmes palpitèrent. ' — C’est ton mari, — s’écria-t-elle désespérément,. ' —— qui a développé cette petite intelligence. Ne va·· t·elle pas retomber dans sa paresse quand il ne sera plus là pour dégager ce jeune esprit de sa gangue- animale ‘?. . . Avec une volubilité fébrile, elle s’acbarnait à. nous- faire comprendre qu’avant de suivre les cours supé- rieurs, l’dolescente avait besoin de cette prépara—· tion. Froidement, je lui rappelai le cas pathologique de- M. La Revellière. Sa ülle était héréditairement désignée pour des maux graves. On ne devait donc négliger aucune précaution. Alors madame Hélène se révolta. contre notre double manœuvre: , LE snnrawr Nom 259 - Vraiment, vous m’effrayez à plaisir!... ‘ Puis elle eut recours a d’autres raisons. Elle fut discrètement pitoyable pour cette pauvre Yvonne Goulven, qu’elle n’eùt pas voulu laisser au milieu d’em_barras sans y parer. Elle tenta une allusion tres amicale au tresor de Keryannic que sa villégiature enrichissait un peu. Masquant, avec délicatesse, son véritable sentiment, elle insinua que sa ülle pouvait partir accompagnée de Mm La Revellière. Elle—même demeurerait quelque temps a Keryannic. —Tu te séparerais de Gilberte (Jh ! non! ma chère. Je n’accepterais 'pas un pareil sacrifice... Une mère comme toi n`abandonne pas sa lille malade... — Mais elle ne l‘est guère... Sa grand’mère, qui l’ad0re, la soignera mieux que je ne saurais. Vivement, Mm Goulven allégua l’âge de M¤=“ La Revellière, sa mauvaise vue, son sommeil lourd, la sieste qui lui était habituelle, l’après-midi. C’étaient. la de petites infirmités pour lesquelles la vieille dame négligerait fatalement la jeune fille. Sans compter les crises de sciatique. - _ De son coté, M“‘° Hélène loua_l’inaltérable dévoue- ment de l’aïeule.. A quoi l’épouse s’empressa de repondreque Gilberte ne supporterait pas l’absence de sa mere, et que le déplaisir ramènerait la fièvre. - Le docteur, —- continua-t—elle, —— te dira combien il faut soigner le moral de cette enfant, cette sensibi- lité si frêle, au moment ou elle se forme... · -1- Tu es sûre qu’il me conseillera de m’en aller! — Il faut bien faire son devoir!... Sous leurs paroles, les deux femmes cachaient mal leurs amours adversaires. Mille intonations trahis- saient leurs craintes ennemies. Mm' Goulveu, ferme et 260- LE SERPENT Nom ` austère, le visage froid, visait droit aux yeux de sa cousine, qui les dérobait sous un clignotement; et qui balbutia: ` ·-— (Ja me fera un tel chagrin de quitter votre maison ou je me suis crue heureuse, heureuse!... —— Oh! ma chérie... Ne penses-tu pas que ie souffre aussi,... que je souffre, moi,... de vous voir partir avant l`heure? . La bonté de l’amîe Vempontait, à cette minute, sur la séverité de l`épouse. Elle s’émouvait de pressentir une passion si douloureuse. Deux larmes qui mouil- laient ses cils courts l'excusèrent. Toutes deux, par les regards, s`expliquaient franchement, et s’approu- vaient l’une l’autre 2 « Je comprends que tu l’aimes, mon Jean: il est tellement admirable!.;. Et je te pardonne... mais va-t-en pour notre repos àtous! » voulait dire M“*= Goulven. A quoi la veuve eut riposte : « Tu me chasses pour défendre les derniers débris de ton bonheur... Soit!... Mais qu'allez-vous devenir, que va—t-il devenir, lui que j’adore ?... » Cétaità moi de finir. .l`avais cultivé l’afl`aire jusqu’à son point de maturité. Selon mes calculs, l’imminence d’une séparation soudaine devait précipiter les mouve- ments chaleureux de l‘amour chez une femme de` trente ansfsuperbe, et de tempérament fougueux. Il était maintenant probable que j’arracherais de son cœur l’aveu nécessaire a la présentation de mes conseils. Beaucoup de persévérance et un peu de prudence. me suffiraient pour devenir le confident de ses tendres pensées, comme elle_était la contidente de mes faiblesses ancillaires. En qui se serait·elle epan- chée, dailleurs? Tous, sauf moi, elle les savait les bourreaux naturels de son plus cher sentiment. _ LE sauveur Nom 261 Le reste du jour elle ne ·-s’éloigna plus de mes côtés. Redoutant une émotion trop violente, elle s’écartait du docteur. A plusieurs reprises, j’essayai d’0btenir qu'elle ne démentît pas mes allusions dis- crètes et complices. La véhémence qu’elle mit a s’in- digner de mes insinuations fut assez brutale; et je ne pus insister m·ieux. D’ailleurs notre bande se rassemble. Gilberte voulut nous photographier en groupe juché sur une grosse pierre. Plus loin, l’enfant pénétra dans la galerie couverte d’un dolmen, et nous dûmes, à notre tour, fixer son image de petite Velléda pimpante. Sans que M'" Hélène soufflàt mot, le docteur évalua les forces qui avaient érigé ces lourdes masses. Quels mécanismes, quels efforts d’esclaves innom- brables avaient apporté·en des places symétriques ces monolithes grisâtres, éternels? Il imputait l’en- treprise ai une science jadis capable d’accomplir ces . travaux gigantesques avec le secours de l’eau, de l’air, peut-être d'un fluide expansif, aujourd’hui -` méconnu. Il imagina toute une technique ancienne, plus puissante que la nôtre, par les applications nde principes simples, et que notre esprit'contemporain, trop complexe, ne sait plus discerner. Aussi le peuple a—t-il cru qu’une armée de colosses païens avait été, par un saint évêque, pétriüée dans l’instant ou elle s’apprêtait au massacre de néophytes... Et c’étaitune explication plausible,prétendit·M"‘°Goulven : quand la science abdique, la foi reprend ses droits. Nous fûmes dans l’église de Carnac que Pâme du XVl° siècle et celle du xv11°, jusqu’aux clefs de voûte, . l’ornèrent de lambris peints; les vertus symboliques de la Renaissance y paraissent entre des architec- 15. 262 LE ÈERPENT Nom tures et des perspectives paiement dessinées. Nous aimàmes deux autels de style jésuite dressant, en haut de colonnes torses les cintres echancrés de leurs frontons noirs et blancs. Une grille délicate enferme le chœur dans une corbeille de fer forgé aux volutes maigres et aux rinceaux étroits. Agenouillée contre ce chef-d'œuvre de fBI`l`ODI`lCl`lB, M`"‘° Goulven me- parut aussi frêle et·raidie, non moins sobrement. parée. Ses gestes droits, et ses formes anguleuses `enfermaient la même idée .du dieu que celle signi- fiée par les ors de l’autel, des chandeliers, du taber- nacle. Elle pria tiévreusement. L‘épiderme roussàtre de son visage était un peu caressé par le rayon du crépuscule qui transparaissait au vitrail. Demandait- elle a la Providence de la secourir en ses déboires?' Sans le voir, la mere de Gilberte examinait le buste en or de saint Cornély mitré, la crosse aux doigts, et la poitrine ouverte par un oculaire, derriere quoi. repose une relique minuscule et mal visible. Je dis au docteur que je trouvais madame Helene- un peu flétrie, chose étonnante, et que la peur de le - quitter, dans une huitaine, l’avait ainsi transformée, fâcheusement, tout à coup. Lui ne broncha point. Alors je lui murmurai que= cette belle femme l’aimait sûrement, que nous nous · en apercevions tous, et qu’il avait tort de me CBlGI"' une sympathie mutuelle dont j’étais le confident obligé par mes sens perspicaces. —- Tu te trompes, tu te trompes... Comment veux—tu. que cette créature ait pour moi la moindre inclina-— tion?... Tu t'amuses! ' Mais, en parlant, il me saisit le bras et me et sortir de l’église. Dehors il étouffa : LE ssarmzr Nom 263 — Elle t’a dit qu’elle s’en allait ?... C’est sûr?... Autour de ses yeux, les cavités, brusquement, se creusèrent., noircirent. ll étancha Phumidité de son front. Je lui contai la manœuvre de sa femme pour décider ses cousines a fuir la Bretagne. ll ne des- serra plus les dents. ll me considérait, puis les·guéri— dons de fer alignés. devant l’hôtel ou cuisait notre repas. Tout son être subit l’effort visible d’une tension intérieure. Ses nerfs devaient se nouer, son estomac se contracter atrocement, son cœur battre et enfler parmi les petits vaisseaux que l’on ima- gine fragiles comme des fils étirés. Enün l’étreinte dont il meurtrissait mon biceps s’amollit, et tout lui- même sembla succomber a la suite d’une immense fatigue. Il se laissa (léchir sur une chaise, derriere un des guéridons. — Tu vas- boire un peu d’alcool, -—· commandai- je. —— Comme tu es pâle !... —- Je suis pâle!... Pourquoi serais-je pâle? Je me sens très bien... _ _ · —-· Tu es pâle, — ailirmai—je paisiblement,·—- parce que le départ de madame Hélène te donne une vio- _ lente émotion. · _ —~ Tu deviens maniaque... Ai-je l’aspect d’un .don Juan?... Regarde—moi... -— Tu es un être ün, nerveux et dédaigneux, tel que beaucoup de femmes en distinguent. Ta science a séduit cette belle personne intelligente, gorgée de littérature. Elle t'adore. Tu l’aimes..., puisque te voici sur le point de t'évanouir à. la nouvelle de son départ!... Bien de plus normal. Vous avez passé la saison côte à côte. Elle est veuve depuis des mois et des mois... Son tempérament robuste est asservi a

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des retlexes. Le trouble s'est invétéré dans le .cer— veau. Au physique, tu dépends assez de ta race pour qu`une habituée des Salons de peinture et des pinaco- masques étrangères, pour qu’une lectrice des hypo- thèses ethnographiques Er la mode, fait jugé beau comme un type exact... ll y eut aussi l’air tonique de la mer et des landes, puis tout ce qui a été mis en strophes par les rimailleurs. Les réminiscences des poèmes hantent la mémoire de madame Hélène. C’est plus que _le nécessaire pour que son sang, ses nerfs et son cerveau appellent le mâle le plus proche., Vous vous aimez... Tu le nies‘?... Si tu veux!... Bois toujours un peu de une champagne". ——- Guichardot, sois sérieux... Tu dis des sottises... Je haussai les épaules en le priant de noter que sa femme, elle, ne dissimulait plus sa jalousie, ni M"‘• La Revellière son exaspération. Je souhaitaique le couple soupçonné méritàt de l’être complètement. Et mon sourire commentala concision de mes paroles. _ —- Jamais, -—· bougonna—t—il, — jamais ni madame rlélène ni moi n‘avons parlé de ces bêtises... ce n’é- tait guère `à elle de commencer... Et elle ne m’a pas offert l’occasion de faire le « llirteur » l... — Pourtant, elle te plaît... N’importe quel homme désire une telle femme, rien qu’à la rencontrer dans la rue... Tu n’às pas_la prétention de te sous- traire aux lois naturelles? · - Non, mais j’ai la prétention de savoir résister aisément aux ordres de mes instincts. — A quoi bon? · Il sursauta, et me contempla comme un fantôme du satanisme. LE saumur mom "265 ` — A quoi bon? — répétai-je en allumant mon cigare. —— Il ne faut pas résister à nos instincts, si leur satisfaction peut servir à. nous augmenter". Or une passion jouée avec une telle partenaire ne man- querait pas d’accroître Vénergie de ton intelligence... — E1 ma femme?... i — C'est une douce personne que je vénère. C‘est · une dévote aux petits soins... Ce n’est pas elle qui peut accroîtredavantage ton intelligence ni ta force de vie. Elle ne Fenseignera plus à te dépasser. Elle a donné toute la mesure de son aide... Et tn languis, pauvre, désolé, ici. Voilà... — Tu—penses?... Je me privaî de répondre, car il cboisissait le ton agressif. Néanmoins. j’étais sûr d’avoir ensemencé, d’une graine fertile, le champ de sa conscience. Elle ne tarderait point a germer. Après un silence, j`estimai _ que ses réflexions devaient, en partie, approuver les miennes. Quelle que fût la gratitude dont il fit, montre envers sa femme, il ne cachait pas entière- ment la satiété d`une longue accoutumance. Lorsque je tlairai l’instant propice, je dis encore 2 - Tu conviendras qu’il sied aux intelligences scientifiques [de mesurer exactement les valeurs des phénomènes, et de leur attribuer une importance pro- portionnelle dans la série évolutive. Ton esprit. et ‘ le bien qu’il peut faire au monde, s’il acquiert sa pleine vigueur, ne seront·ils pas, et de beaucoup, plus favorables au developpement de Phumanité que l'ame eàquise et_ passive de M"": Goulven, pareille, malgré sa bienfaisance, à des milliers d’àmes vertueuses ‘?... Tandis que le sérum anti-typhique ne peut être créé `· que par toi seul!... En face du problème social et

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par conséquent moral, la rareté de ton savoir est autrement précieuse que la rareté moindre de la vertu. Or sauver des vies innombrables, dans l’ave— , nir, au détriment d’une seule douleur, n’est-ce pas un devoir plus évident que de renoncer à sauver ces vies innombrables, pour épargner cette seule ` douleur?... Ne cherche point ai réfuter maintenant... Retléchis d’abord. ll y a une lutte incessante entre . la passion de la pitié et le devoir de la rigueur... Tu dois te dépasser en préférant, comme les héros de Corneille, le devoir a la passion... Ne hausse pas les épaules! La pitié n’est qu`un moyen de ton égoïsme qui veut s’admirer noble, généreux, devant son acte. Ce n’est pas M“‘° Goulven, que tu jusqu’a entends servir, mais ton orgueil de sauveteur ûdèle, _ la mort, à une promesse ofîicielle et religieuse... Cède à la pitié : tu cederas a ta vanité., Médite cela... N’en parlons plus pour le moment... Ces dames sortent de l’église. ——- lle ne conçois pas que le fait de trahir ma femme avec sa cousine puisse être un devoir... Vraiment non... Tu est un sophistel... —— C’est un deyoir de vaincre son orgueil, fût-il celui d`une impeccable vertu, ann d’accroître les puissances d’un cerveau apte, ensuite, a sauver les vies humaines; par milliers... ` —— Et comment, je te prie, madame Hélène,[en peg chant. avec moi, pourrait-elle accélérer les expé- riences concluantes de mon sérum?... Tu me prends pour un imbécile qu’on étonne avec des paradoxes do cabaret. _ · — N’en parlons plus... Chutl ,

Seul, je dînai de bon appétit ce soir-là, bien que ni madame Hélène, ni le docteur ne se permissent l’absurde comédie de laisser la nouriture, pour s’avertir ainsi de leur. détresse. Cependant ils affectèrent de causer sans joie. Ils évitèrent aussi de s’adresser l’un a l’autre. Quand la lune se fut levée, nous nous rendîmes aux « Alignements » éclairés de cette manière fantastique. Il nous plut de goûter le silence de la solitude a travers ces champs immenses, parmi les menhirs eblouissants et rangés comme les maisons d’une ville déserte. Les étoiles scintillantes et le- disque nacré du satellite, par—dessus la haie des bois sombres, guettaient nos pas. Où, donc se cachait la ’ troupe des Korrigans que cherchait Gilberte? Parents des Kobolds, ne sont-ils pas des nains épais munis de grosses têtes hirsutes. et qui se creusent des souterrains dont l’ouverture se dissimule au pied des monolithes ?… L’enfant pensait apercevoir l’ombre de leur fuite autour des hautes pierres brutes; et elle se serrait contre sa grand’mère. Au loin, Domino donnait de la voix, derrière un lapin débusqué des touffes. Quand on parvenait sur une éminence, tout le peuple de fantômes rocheux, debout et en ordre, semblait attentif a notre marche. La Bretonne qui nous guidait dit que, la nuit, en ce lieu, elle était sûre de paraître, elle-même, aux pierres, un revenant bizarre dont elles avaient peur.

Respectueuses de sa présence et de la notre, assura—t-elle, un peu terrifiées, elle nous les montra. Son bras maigre sortit d’une large et courte manche noire. Hors de la coiffe elle fit saillir sa figure ronde. Ses sabots claquaient. Sa tournure était lourde, et sa voix dévote. Elle se baissait parfois, 268 LE sziiruur Nom cueillait une herbe- Déjà la bavette du tablier bleu gardait un bouquet de simples contre sa poitrine plate. Le docteur discutait avec elle les puissances théra- peutiques de ces plantes récoltées aux heures muettes et lunaires.1l resta près d’elle. Les deux silhouettes s’enfoncerent parmi l’obcuritè bleuatre. Elles's’èva- nouissaient dans l`0mbre des grands menhirs, puis renaissaient avec la coiffe branlante et le chapeau de chouan. Madame Hélène, insensiblement, s’èloigna de sa belle-mère et de 181**** Goulven, pour me rejoindre. Je lui üs remarquer combien le docteur appartenait plus à sa race qu'à notre cosmopolitisme parisien.· A le voir près de cette Armoricaine, on ne pouvait guère se souvenir de sa science,'de ses goûts aflinés, , de ses intelligentes amertumes. Il semblait le type même de la plante humaine qui, sur cette lande, avait dû croître, façonnèe par les variations du climat, la limpidite de l’air, les grands vents du large et~le sel de la mer. Côte à côte avec cette paysanne, il était son frère celte, aux jambes hautes et à l’imagination fer- tile en chimères. — Me passez-vous, maintenant, d’avoir voulu séduire la servante de Keryannic, pour mieux apprendre l’hu- manitè du pays breton?... Ne comprenez·vons pas, madame, que l’csprit doive être tente par le besoin de savoir tout de ce pays demeuré dans sa jeunesse d’au- trefois, malgré les siècles?... N’est—ce pas que l’on est curieux de le connaître à fond, et même d’obtenir cette connaissance par l’amour, seul capable de nous livrer entièrement les êtres ?... ` — J'aime un peu cette excuse de vos mœurs. Elle est ingènieusea. Ne vous l’ai—je point déja dit, M. Gui- chardot? Mais vous ne detestez pas les compliments ! ' LE ssamsm, Noni 269 ..- Les votres surtout, répliquai-je. Pourtant ce n’était pas à cela que je voulais en venir... Je puis nfapercevoir que vous êtes tentée aussi par un désir 'tres fort de connaître l’àme des Bretons, fût—il même u indispensable d'y employer l`amour... —— Vraiment?... Oh! oh! —- Ah! ma chere amie, ne permettrez-vous pas que . je sois franc avec vous, et même indiscret? J e supporte mal l’obligation de suivre les détours... Eh bien! sup- posez-vous que je reste le seul ai n’av0ir pas encore observé combien les discours de Jean Goulven vous intéressent? Vous vous efforcez aussi de le tenir sous le charme de vos paroles... - Qu’y a—t—il la de répréhensible?... — Rien du tout... A dire vrai, je ne vous repro- · cherais qu’une chose : ce serait d’en demeurer la... Goulven v0us_aime... Mais oui, mais oui!... Ne vous moquez pas de moi... Tout à l’heure, je lui parlais de votre départ que la jalousie de sa femme a su rendre imminent, sous un prétexte valable... Eh bien! il a failli s'évanouir... J’ai dû lui faire avaler un cordial... —-— Quelle histoire!... — C’est ainsi... Madame Hélène ne dit mot. Elle ne prêta plus la moindre attention à ce que je lui demontrai, rassem- blant tous les indices 'et toutes les preuves morales, sinon matérielles, de sa faiblesse. Elle regardait grandir les pierres de_la cité défunte, à mesure que nous avancions vers la hauteur de la lande ou bril- laient le bloc de l’autel, et lestêtes monstrueuses des grands menhirs ayant à leurs pieds les cadavres dif- formes de leurs ombres. ` -— Comme on se trompe! 5- soupira-t-elle. — (Pest °2.î0 LE SERPENT Nom que vraiment jamais le docteur Goulven n’a hasarde un mot de galanterie, même par jeu... Et vous voila tous avoue forger des chimères romanesques ou vi- cieuses, parce que nous avons causé, tousdeux, devant vous, avec un plaisir réciproque... Ma belle—mere vient de me gronder cruellement, et à tort. .. Etvous, Fhomme clairvoyant, le psychologue positif, vous me' com- prenez autant que cette brave bourgeoise cossue et emportée... C’est vilain, cela... J’ai horreur du laid... Et nous pensons laidement, les uns, les autres-, Je me hàtai de la plaindre, en Pinterrogeant sur les sévérités de sa belle-mère. Par cette.autre voie plus amicale, je devais certainement trouver quelques occasions de la contraindre à la franchise' suprême. Mon adresse de courtier heureux_ saurait bien y reussir. Je fus donc agressif contre l\t¤*° La Revellière, de la façon qu’il seyait. J`appris de la sorte que la bonne dame avait, cette fois, délibérément accusé sa bru. Autant elle eût favorisé le dessein d‘un second mariage, autant elle se revoltait à Pappréhension d‘une aventure. « Vous qui aimiez votre enfant, avait-elle dit, vous voilà prête à laisser le mal la tuer, pour vous attarder ici plus longtemps. Je protege Gilberte La Revellière- Lepeaux, ma petite-fille, contre un grave danger, celui de voir les malins sourire plus tard, quand on ' prononcera son nom, parce qu’il sera celui d’une femme coquette et comprom_ise... Non, vous n’êtes pas maîtresse de vos sympathies! Parce que vous êtes une mère, parce que vous portez un nom que vous devez transmettre, sans ridicules, `a votre fille et a l’honnête homme qui l’ép0usera!... Je n’ai jamais outre mes sentiments de pudeur... Mais je tiens à la A LE SERPENT Nom Qîl propreté de celles qui portent le nom de mon mari et de mon fils. Les morts ont besoin d’être défendus..., CCC... 1) . Jfarrachai difficilement ces bribes de leur colloque ' amadame Hélène. Elle protesta de nouveau que ni le docteur ni elle n’avaient, en aucune heure, risque une · parole même allusive à leur sympathie qu’elle recon- nut être sérieuse. Dans sès accents je ne pus découvrir l’emphase du mensonge, ni la fureur contenue du vice que l’indis- crétion offense. Si je n'étais pas un compere payé pour nourrir tous les soupçons, je l’eusse crue sin- cère, dès ce moment-là. Cependant j’agis en scep- tique, et brusquement j’emis cette idée : — Puisque votre belle-mere favoriserait un second mariage, que feriez-vous si Goulven divorçait‘?... Vous l’épouseriez?... Répondez-moi,. Ne voulez·vous , pas· me répondre?... Vous voyez... Vous ne niez pas que vous l’épouseriez sans doute... C’est un aveu formel que je recueille! Madame Hélène cessa de marcher parce que ses mains laissèrent tomber son en-tout-cas. Je le ra- massai et me tins devant elle, en la dévisageant, iro- nique à demi. Elle souffrait. Quelque chose de terrible bouleversait son âme, et, tout autant, sa chair. Elle s’essoufIla..Des espoirs et des angoisses se succé- daient, en transfigurant de mille` manières sa belle face tragique dans l’0bscnrité lunaire. Ce fut mira- culeux. Je crus même qu’elle exagérait son emotion afin de me donner le change, tant l’artifice de ses ha- bitudes un peu comédiennes m’avait prévenu contre son caractère. Impatient, je repris : ——- Vous m'avez, certain dimanche, afürme qu’on ne gagnerait rien à devenir votre amoureux,parce que vous prétendiez vivre dans le cristal de—la sincérité absolue, parce que vous prodiguiez à vos amis toute votre ame sans qu’il restàt rien pour un amant. Ce "cristal me semble assez peu limpide, a cette heure... ll est vrai que je n’ose me dire de vos amis... Mais je pense qu’en ce moment, personne ne serait votre ami. Vous avez soufflé, sur le cristal ou sfenferme votre existence, une buée...

— 0h! ne plaisantez pas, je vous en prie,... je vous en supplie... Je vous jure qu’aujourd’hui seulement, j’ai vu clair. J’ai vu clair moi—même dans mon cristal intérieur, mon pauvre cristal... C’est effrayant! Je suis-, en effet, comme vous dites... Je ne m’appartiens plus... Quelque chose m’a domptée et règne en moi, depuis cet après·n1idi, depuis que m’a cousine m’a conseillé ce départ.,. Mais comment cela m’est-îl venu dans le cœur ‘?... Pourquoi ?... Mais pourquoi ?

Elle m’interrogeait véritablement, penchée vers mon visage. C’eût été téméraire que de lui répondre. Je souris comme on sourit à une petite fille innocente.

— Avant, j’étais heureuse... J’étais heureuse... Je le sais seulement, ce soir, que jïétais heureuse...Vous comprenez ‘? Je souffre maintenant", Vous comprenez?... Je ne savais rien de m0i<même..., de cela... Je ne prévoyais pas... J’éproùvais tout simplement une espèce d’enth0usiasme à causer... des choses, des gens, de Gilberte..., à causer! Tout simplement. Il instruisait ma fille. J’écoutais. Il nous en apprenait tant sur l`univers, pendant nos promenades!... Il m’éblouissait l’esprît... Et_ puis, c’était Gilberte, en J LE searmr Nom 273 · rentrant, qui ne parlait que de lui ! Elle répétait tou- tes ses phrases. Elle me demandait mille explica·. tions. Les donner, c'était encore s’inspirer de lui... .|'ai été prise ainsi, morceau par morceau, sans me douter, sans vouloir me doute_r... Et _puis, il est ma- lade, il est faible. Je me suis plu, avec Yvonne, a le soigner, n’est-ce pas ‘?... Il avait soigné mon mari, il avait retardé sa mort... Je somrneillais dans cette re- connaissance, dans cette compassion, dans cette ten- dresse... C’était rare. C’était pur... Je le·croyais. Ah l cet apres-midi, tout s’est révélé de moi-même ! · Quel cataclysme l Une main féroce a saisi mon cœur dans ma poitrine et l'a tordu. J’ai senti qu‘Yvonne avait plaisir à` me congédier... J’ai devine qu’elle s’était aperçue de cela même que je refusais de sa- — voir, malgré les rudes avertissements de ma belle- mère... Il a bien fallu m'avouer que c‘était la une force inconnue, puissante comme une loi naturelle, et qui ravage votre raison, qui mord les nerfs, les entraillles, qui brûle les yeux... Et maintenant l... Voila... j‘e suis stupide, abrutie. J'ai· mal... L`idée de fuir me dévaste, me détruit... L’idee de ne plus le voir, lui, me tire des larmes bêtes, les larmes de la petite bonne qui perd son piou·piou;... des larmes bêtes... des larmes,... tenez: des larmes 1 I Elle sÈessuya furieusement les cils, les joues. Elle se reprit ai marcher, en ravalant des soupirs brefs. - Et lui ‘? — dis—je. • ~— Lui S`en doute—t-il seulement ?... Il ne s’en doute pas, vous savez... Mais non... Qa vous paraît absurde, hein ‘? Eh bien, c`est comme ça dans mon ` cristal... Jamais il n’a un mot de galanterie. Il ne m’a jamais tendu la main pour sauter une flaque, pour; `É274 LE snnrmrr Nom' _ ·escalader une roche, à moins que ce ne fût trop né- cessaire. ll ne l’a jamais fait... Par pudeur... je crois... oui... par pudeur... Par correction... Et voila l · — Oh ! oh 1 Il semble se plaire auprès de vous. Qui ne l’a remarqué ‘? — Certes je ne le dégoûte pas... Mais il y aYvonne... Yvonne, qu’il n’aime pas..., mais qu’il venere... "`Yvonne la sainte !... Il n’ose risquer de lui faire du chagrin". Oh ! entre elle et moi, il n’hésite pas !... ` Pas un instant... Et vous parliez de son divorce ?... Ha lha !... Son divorce... ha! ha ! ' Cette fois, la rage de l’instinct siffla dans les mots crachés, pour ainsi dire. Et sa colère se développa, cria presque : —-— Il me montre l’exemple de la loyauté, l’exemple... Moi, je n’ai plus qu’a deguerpir, qu’à pleurer comme une brute, qu’a souffrir au loin... Je ne suis rien qu’une poupée de Paris, pour laquelle on ne desole pas une brave femme... C’est ça._.. Voila tout... Mai—s .oui... Il est loyal, lui—! Et moi, que suis—je alors ‘?... Une ûlle des rues ?... Peut-être bien, après tout !... Ma belle-mère a failli me le dire ! — Voyons, madame... Quelle exaltation ! —— lis-je en riant pour la calmer. _ — Je suis tout bonnement ridicule... Vous ne.me l’apprenez pas... Qu’y a—t-il de plus ridicule que de sentir ses eptrailles se déchirer, sa gorge étrangler, tous les nerfs se contracter dans la chair·qu’ils torturent... Et il- m’aime ! J'en suis certaine. Il m’aime ! — S'il vous aime ?... Je vous crois !... Tenez, per- mettez-moi de vous le dire: vous êtes deux petits LE SERPENT Nom 5*.75 enfants... Deux enfants maladroits". Nous arrange- · _ rons ça,.. ma chère amie... Nous arrangerons'ça... Gilberte, avec Domino, nous frôla. Elle fut, en cou- . rant, grimper sur le bloc de l’autel ou Goulven s’adossait las et lâche, tandis que le Bretonne cueil- lait des simples. n . I \ • VIII Le jour suivant, j’assistai a la douleur si véritable et si contenue de madame Hélène, peureuse de compro- mettre les destins de sa fille par une imprudence de son chagrin, ou par une légèreté de son amour. Quant a Goulven, il boudait. Il la boudait elle-même. Ses reponses brèves et lielleuses interrompaient aussitôt le moindre essai de conversation. Il affecta d’être ma- lade, s’installa sur la passerelle, en nous tournant son dos enveloppé d`un vieux châle. Ses yeux clignés de marin ne cessèrent pas de contempler la mer _inté- rieure du Morbihan, le phare blanc de Port-Navalo, l’embouchure large et vaseuse dela rivière d`Auray l`estacade de Locmariaker. Les vagues semblaient de gros morceaux de gélatine verte et tremblante, qui s’ecroulaient les uns sur les autres. Le nez de Gil- berthe se violaçait. M"‘° La Itevelliere afîecta de ne plus la quitter, comme si l’enfant, des lors était aban- donnée de sa mere qui s’obligeait, elle, à questionner M'“° Goulven sur le pays, sur les iles de terre jaune, sur les bois cernant les châteaux. Bien que la voix de , LE smnreur Nom 277 I l`amante s’altérâ.t pendant plusieurs secondes à l'idée soudain plus poignante de son infortune, elle persis- tait dans ses interrogations. Elle seule et Gilberte tirent mine de s’intéresser au petit port de Locmariaker quand nous y débar- quâmes, aux ruelles encombrées de vaches que poussaient à la baguette des üllettes tricoteuses et indolentes, long vêtues de la lourde robe bretonne a tablier de couleur, et si nigaudes sous le toit de la coiffe, Madame Hélène eut le courage de pérorer, lors- qu’au bout d’une venelle bordée de murs plâtreux parut subitement la masse horizontale et grise du monolithe horizontal qui couvre le dolmen des Mar- chands, ses piliers informes, sa fosse régulière. Notre amie voulut y descendre et marcher en se courbanl. pour examiner les géométriesvagues, peut—être sa- crées, mal visibles sur la stèle du fond. Plus loin. le . grand menhir abattu depuis deux siècles et rompu en plusieurs blocs est, au milieu des plantes fourra- gères, un imposant débris de la civilisation qui l’avait érigé la pour servir de point d’union à des tribus éparses sur les côtes, dans les îles, et danssles forêts du littoral. Devant cette ruine, le docteur et son amante se turent. Peut—être la considéraient-ils · comme un symbole de leur désastre sentimental. lls se regarderent une seconde, puis n’osèrent énoncer la parole banale qui eût traduit leur pensee. Moi seul eus l'audace de dire : — Ce granit était faible, quelque lézarde l’avait aupa- 1·avantdésagrégé.Iln’y a que les faibles pour se laisser abattre, quand ils ont été créés avec un désir ` de puissance... ` Le docteur haussa les épaules. l\Im° Goulven opposa - 16 Q78 rr: sam-Enr Nom ·que la volonté de la Providence brise les plus solides- orgueils, à son heure. Et puis nous allâmes dejeuner ai bord, pendant que le vapeur louvoyait entre les îles aux terrains jaunes et aux bois verts, entre les lourdes barques charriées parle vent sur les eaux épaisses qui reflétaient l’enflure des voiles rousses et la sil- houette trapue du pilote. ' Pendant le morne repas, nous nous en tinmes, con- sentement tacite, à ne parler que de l’excursion et des paysages qui défilèrent, embrumés souvent par le nuage noir de notre chaufferie. Nous applaudîmes aux sottises que débita Gilberte avec une incons- cience d’enfant gâtée. Ma gourmandise excita Mm La Jtevelliere aux quolibets, et le docteur aux remon- ftrances hygiéniques. Je sentis combien il eût été vain ·de travailler son âme ce jour—là. Mon assaut de Carnac l’avait rendu parfaitement hostile. Il ne me pardon- nait pas d`avoir deviné le mystère de ses espoirs, ni ·de l’av0ir cru prêt ai les Servir, en dépit de sa vertu. Je concentrai mes efforts pour convaincre défini- _ tivement madame Hélène selon mes théories et mes intérêts. Par chance, le ciel terne et la brise trop fraîche diminuaient l’importance esthétique du pay- sage. Nul jeu'de lumière ne prêtait à la région des aspects somptueux, gais, ni romantiques. Cette large flaque du Morbihan nous parut monotone avec ses iles aplaties, curieuses uniquement par les costumes des Bretons perchés sur les estacades, dans !`attente des bateaux. Chacun de nous s’adossa·contre le panneau de tôle enfermant la cheminée, pour obtenir de la tiédeur. Goulven et sa femme regardaient devant, avec Gil- berte. 1\I¤*° La Revellière déchiffrait les phrases du . LE siaxrismr dom 279 guide, nommait les rivages, lisait les anecdoteside 'l’histoire. Postés vers l'arrière, nous préferâmes, la belle`veuve et moi, contempler la fuite des pays, le· sillage bruyant du vapeur, les mouvements des flots, et la lumière plus vive du coté de l’0cean. Je tis- quelques compliments jusqu’a ce que je pusse dire: — Si vous partez, je ne tarderai pas non plus... Ces pauvres Goulven vont rester seuls. Elle secoua tristement la tête; puis ses yeux pâli- rent. Une pensée la bouleversa: —-— Vous laisserez, du moins, une bonne espérance au docteur? —- Une vague, une très vague espérance! —- me· · hâtai-je de répondre, et sur un ton qui chassait d’avance toutes les illusions. ·Sa figure se transforma brusquement, et devint telle que ces faces de gorgones hainenses et douloureuses apposees, en mascarons, sur les murs des, palais- anciens. Je démontrai que la Compagnie ne saurait prendre une décision avant dix-huit mois ou deux ans. On attendrait que les expériences fussent plus avan-- cees, plus probantes. C’était, ainsi... ' — Et jusque-là, mon Dieu! que vont-ils faire?... —-Je me le demande!... Ils sont au bout de leur rouleau. C’est votre avis?... Et ce pauvre Goulven qui se déprime ai vue d’oeil l... —Sa figure blemit davantage, d’heure en heure l... —— Oui... Je n’ai voulu rien dire pour ne pas efl`rayer· inutilement sa femme; mais... Les paupières de l’amante rougirent. Ses yeux grossirent comme devant un spectacle atroce, tandis que je disais pourquoi les compagnies d’assurances refuseraient de garantir notre commandite contre280 LE seerxzrir Nom les risques .de mort. Pressentis discrètement par les émissaires de notre conseil d’administration, plusieurs collègues de Goulven n’avaient pu pro· mettre qu’il recouvrerait une santé assez ferme pour achever la série des travaux démonstratifs. ' — Mais il n’est pas si mal! s’écria·t·elle. — Ce sont d`absurdes exagérations! Obstinement elle examinait, au fond de IDCS orbites quelle vérité exacte signitiaient les lueurs de mes pupilles, les clins de mes cils. Je répétai que le docteur était un homme complètement épuisé par l’étude et la maladie. II lui eût fallu quitter tout de suite son laboratoire et son milieu, interrompre ses visites aux malades, aller vivre un an sur les cimes des Alpes. Alors il pourrait sûrement se rétablir, travailler de nouveau, puis doter le monde d`une découverte a peu près. unique. Malheureusement, - rien de tout cela n’était possible, dans les affreuses conditions de son existence actuelle. Madame Hélenesempecha diûcilement de pleurer... Sans les voir, elle suivait, de l’œil, un vol de mouettes _ criardes. Péniblement elle exhalait des soufiles pro- fonds et tremblants. Ses mains découragées cessèrent d’agir. Elles demeuraient inertes près de ses genoux immobiles. .l’allumai lentement ma pipe de voyage, et n’ajoutai pas un mot; ce qui la mit en détresse. Elle eût souhaité que mon discours ne se terminat point, dans l’espoir qu’il exprimerait, à quelque instant, ses idées confuses de secourir Jean Goulven. Emin, épouvantée de mon silence, elle ravala deux sanglots 5 pour me dire : — Nous devons pourtant le sauver !... Vous avez de la fortune, M. Guichardot, vous!... . un ssnrsur Nom 281 Cette seconde phrase fut presque désagréable. Je détrompai l’amoureuse: je lui prouvai que je ne possé- dais pas d’argent liquide, que mes petits capitaux étaient bloqués dans des entreprises naissantes, que je faisais construire et que cela mangeait à l’avance tous mes gains, que mes entrepreneurs conservaient plu—l sieurs de mes traites échues déja, que j`étais s_ans ressources immédiates pour les retirer de leurs mains. Elle m’ordonna d’emprunter. Je lui répondis que n’ayant pas de garanties immobilières, je ne persua- derais personne... Certes, j’aurais pu prêter ai notre . ami, cinquante, cent louis... A quoi bon? C’était trop peu. Quinze à vingt mille francs étaient indispensables pour sortir de Keryannic aprés avoir payé les dettes hurlantes, et pour se faire héberger dans les hôtels de l’Engadine, un an, avec sa femme. Sa femme!... Ah! sa femme!... · · _ Je tis claquer ma langue de manière a insinuer que la vie du docteur était entravée par le lien de son absurde mariage. Madame Hélène parut ne pas entendre. Apres s’ètre assurée qu’on ne guettait pas nos paroles, elle me dit tout bas qu’elle me conlierait la somme. Il me suffirait de faire croire a nos hôtes que la Compagnie des Produits pharmaceutiques se q décidait. Ensuite je leur verserais les vingt mille francs de leur cousine, au nom de mes administrateurs. D`avoir inventé cet artifice, la veuve connut une sorte de joie. Son masque de gorgone se détendit. Une lueur des yeux changea l’expression de sa personne. Ses mains longues soulignèrent ses paroles par des gestes précipités. ‘ Je n’eus cependant que peu de peine a la convaincre d’erreur. Elle comprit aussitôt que Goulven remercie- - 16. 282 LE SERPENT Nom rait les administrateurs, et que leur étonnement l’avertirait du subterfuge. Restaitle moyen d’assumer ii moi tout seul, la responsabilité de l'avance. Certes. je le persuaderais facilement de ma foi absolue en son œuvre. Mais je lui avais, maintes fois certifié ma pénurie passagère, quand il avait tenté, astu- cieux, de m’interesser, personnellement, a son entre- prise. Comment ne douterait-il pas de ·mon revire- ment, et de la chance mensongère qui m’enrichis- sait tout a coup, aûn de le secourir? Fatalement il en arriverait à percer notre dessein... —- Comprenez-moi bien, chère madame, —-ajoutai- je. ——· Le docteur vous admire beaucoup. Vous l’admi· rez infiniment. Au moins il est clair que vous avez, l’un pour l’autre, des sentiment très actifs. V ous—même me l’avouez. Goulven s’en défend mal. S’il appre- nait notre connivence, il ne me pardonnerait pas de l’avoir placé dans une situation équivoque... Uni hommetel que lui n’aceepte pas l’argent d’une femme prête a l’aimer... Oh! 0h!... Tout se sait. Il y a trop d’envieux qui l’épient. On s’étonnera de le voir oublier · brusquement sa clientèle bretonne pour se reposer, riche, sur les plateaux de l’Engadine... Alors il m’accuserait, avec raison, d`avoir abusé des circons- tances pour le déconsidérer a son insu... ~ — Dites quelvous ne voulez pas m’aider,... que vous souhaitez son échec, dans vos calculs... Dites-le... Ce sera plus franc, plus cynique, plus conforme ii votre caractère brutal. En se détonrnant comme par dégoût, elle adressaf l`invective au vent qui sifflait, à la plaine liquide, aux bavures de l’écume, aux terres plates et chauves qui bordaient la mer intérieure, tout a coup élargie. q LE saumur nom .°2S3¢ ` Dans son trouble, madame Hé lène se passait la main sur le visage, sans imaginer que ses gants pouvaient déteindre au contact de la vaseline et de la poudre dont elle avait imprégné sa peau, pour_se préser- ver du hàle. Le contraste entre son indignation et cet aspect grotesque d’une figure salie ajoutait du] ridicule a son chagrin. Plus que son esprit, son corps- souffrait. Des nausées interrompirent ses diatribes. Des sanglots mal contenus étranglaient ses exclama- tions. Cette déchéance physique trahissait surabon—— damment la sincérité de la douleur chez une creature dont tout l’efi`ort se vouait a faire de soi une statue parfaite et glorieusement vivante. A chaque seconde, . elle relevait une mèche que le vent lui rabattait dans la bouche; et elle croisait, décroisait ses longues jambes, tapait du pied, joignait les mains en s’étrei-— gnant les doigts avec-rage. « Toi, ma fille, tu es à point! me disais-je. Tu m’appartiens... Tu es mon instrumeut... Si j’ab0utis,. __ tu seras mon amie dévouée, servile, reconnaissante,. et craintive. Tu t’es trop humiliée devant moi... » · Cependant je lui représentai que je n’étais pas un ami du docteur, mais à peine un camarade. que nous· nous étions réunis quatre ou cinq fois en dix ans, qu’il détestait mon caractère positif, qu'il me tolérait tout juste, à Keryannic, avec l’espoir de la comman- _ dite et l'avantage de ma pension. Sa méfiance ne tar- derait pas à soupçonner notre entente, si je consen—— tais a servir d’intermédiaire. Et le petit—ûls de l`amiral Goulven ne transigerait pas sur une « question d`hon— neur », ainsi qu’il la nommerait. Madame Hélène avançait vers moi sa ûgure souillée- de graisse noiràtre. De sa mâchoire, elle menaçait,. 284 LE SERPENT som comme si elle eût encore été une bête ancestrale de sa race, avant la phase humaine de la transformation. ' ·- Qui lui révélerait ça ?... Vous ‘Z... Pour le perdre?... ` —··· Peut-être moi, -— répondis—je froidement, — peut-être vous. Sait-on?... Bien fou qui compte sur sa propre discrétion... Or je passe déjà pour un auda- cieux,`pour un amoml! Je ne veux pas que l’on cla- baudo sur moi dans le milieu des médecins, en me mêlant a une histoire où Goulven semblerait soit la victime, soit le complice de mes ténébreuses. machi- nations... Pardon, pardon, la médisance des hommes est inexorable. Dans `un cas pareil, et quelle quefût notre vertu, la calomnie n’épargnerait ni lui, ni vous, ni moi. — Je n’insiste pas... Je n’insiste plus... ` Je lui étais odieux. S’éloigner de moi lui parut meilleur. Mais quel autre confident rejoindre? S'étant levée, elle revint s‘asseoir, apres quelques pas sur le pont. En ce moment elle résolut d’offrir la somme à sa cousine, qui_l’avait nettement refusée déja. J`arra- ` chai la confession de cette démarche inutile et· fâcheuse. — Oh! elle a de la délicatesse, Yvonne !... Elle fera mourir son mari par délicatesse, cette sainte !. .. Quelle sainte!... C’est a en pleurer. Il lui fallut s’essuyer les yeux. — Vous n’avez aucune chance de voir M¤*° Goulven accepter de l’argent qu’elle sait ètre un don de l’amour. Elle ne voudra jamais. Il lui semblera que vous achetez sa complaisance et son aveuglement! Elle est susceptible et fine. Elle repoussera plus dure- ment votre seconde tentative. ` LE sEm·1zN·r Nom 9.85 — Alors quoi faire?... Mais quoi faire? ' Sans vergogne, elle laissa quelques larmes rouler le long de ses joues grises, et se mouche bruyam- ment... Puis elle renifla, telle qu’une écoliere grondée; - — Quoi faire ‘?... Si Yvonne refuse?... Ah! Yvonne... une sainte!... Une sainte!... ricana-t-elle: ‘ -——Hein? repris-je, quelle plaie que cette femme- ` la!... Voulez—vous que je vous dise? Elle tuera Goul- ven, cette sainte comblée de vertus, et qui l’adore... Pensez donc! Sans elle, il livrerait toute la boutique aux créanciers. Il réclameraitau sanatorium de Saint- Moritz une cure gratuite qu’on ne refuserait pas à un médecin de la flotte française. Mais il ne peut abandonner sa femme ici sans argent. Il n’aura pas l’énergie de l’abandonner... Elle exigera de le suivre partout, de le soigner elle-mème, puisqu’elle l’aime l... Puisqu’elle l`aime, elle le tue. C’est logique... —— Mais c’est abominable!... -— C’est ironique! C’est la nommée, et bien connue, Ironie-du-Sort... Ah! si Goulven songeait au di- vorce !... Madame Hélene fut tout hébétée par le problème. Pour moi, j’arrivais au point que j‘avais fixé comme but de ce dialogue. * — Ils ne peuvent pas divorcer! conclut-elle au bout de quelques brèves réflexions. Ils ne peuvent pas. Ah! s’ils pouvaient!... Et elle exhala deux soupirs, qui allegerent, un ins- tant, son angoisse. Ses yeux éclairés soudain contem- plerent un spectacle chimérique et délicieux. Toute la contracture de son corpsse relâcha. Sa douleur se dissipait. 286 LE sEm>nN·r Nom —- Le divorce! -· dis-je, - et Goulven serait libre comme un veuf..., comme vous!... — Comme moi... —— Une autre femme, ayant de la fortune, pourrait s’éprendre de lui, l’épouser, le sauver. partager bien- ·tôt sa gloire, et même faire profiter leurs enfants de la richesse qu’il acquerra.. — Mais il ne peut pas divorcer... Il n’y a pas de motifs... I · —— Je n’en aperçois pas... — Alors, il doit succomber?... + Probablement!... Madame Hélène me dévisagea. Elle s’expliquait mal que, n’ignorant plus son amour, je pusse froidement la désoler ainsi, et sans périphrases. De la stupeur ala curiosité de me comprendre, puis à l’espoir d’obtenir mon secours, son esprit passait tour a tour, dans une incoherence de cauchemar. Cependant la conception du divorce lui sembla plausible, car elle rompit notre silence : —— Cette femme le tuera... Elle le tuera, vous savez. -—C’est le droit de sa vertu et de son amourl - constatai-je, la pipe aux dents... i — Et ça ne vous indigne pas davantage?... —- Il existe bien d’autres absurdités sur la terre!... —— Il n’en est pas de plus atroce... — Oh! si I... Mais il est naturel que celle-la vous révolte particulierement. Mon llegme ne leurrait qu’a demi sa finesse. Madame Helene s’avisa que c’etait un moyen de l’exas- pérer au paroxysme, pour la faire céder a une sugges- tion suprême. Elle lflairzr que les ambages étaient inutiles, que nous pouvions venir au fait, qu’elle se LE snnvnm iyom 287 déterminerait maintenant à. suivre mon avis, si témé- raire qu’il fût. - — Pensez-vous, —— balbutia-t-elle à voix basse, — pensez·vous que j’y puisse quelque chose? _ 5- Vous?... Non... — Non... non, n’est—ce pas‘?Ni moi... nipersonne?... Sa jalousie‘s’alarmait. Elle eut peur qu’à sa place je ne voulusse introduire une nouvelle actrice dans le drame. Je la rassurai. V — Quelqu’un... —- énonçai—je lentement, —- quel- qu’un ne saurait-il persuader à lllm Goulven que l’exis- tence de son mari est dans ses mains, qu’en divorçant elle_le sauve, qu’en le gardant elle le tue?.., Car c’est une chose claire et facile à démontrer. — Yvonne n’aime pas Jean assez pour consentir a un pareil sacriüce... Il faudrait qu’elle eût l’àme des martyres... Elle ne l’a guère... —- Je le crains... Quelle femme aimant son mari, s’arrêterait à une telle résolution?... L’amour est un égoïsme qui saisit un être, l’accapare, le fait sien et ne le restitue qu’à la Mort. , — En effet, elle ne le restituera qu’à la Mort!. — A moins que nous ne convertissions Miee Goul- ven au divorce... Pouvons—nous raisonnablement lui demander de détruire ses chetives espérances, d’ac- cepter la misère et lasolitude ‘?;.. Madame Helène secoua la tête.`Elle fut s’accoudcr` sur la tringle qui servait de garde—f0u. Je ne la suivis point. Nous pénétrions dans la rivière de Vannes, qui est bourbeuse et sans attraits naturels. Le bon sens m’inspira de laisser notre amie se morfondre. A ressasser, de toutes manières, les péri988 Li: sianrnm Nom péties de son malheur sentimental, elle ne manque- rait point de s‘affoler plus, de sentir son incapacité, et, plus tard, de revenir, docile et soumise, vers mes conseils. J’entendais qu’elle épousàt le docteur Goulven préalablement divorcé. Mesurant, au cours de cette intrigue, mes facultés de persuasion, je pretendais à la victoire de ce caprice : cela m’eûtprouvé compléte- ment mon pouvoir de suggestion. D’ailleurs, la tâche ne me semblait pas fabuleuse. Une idéaliste comme Mm Goulven pouvait être convaincue de se dévouer jusqu’au bout pour sau- ver l‘existence de son mari. C’était difficile, même improbable. Ce n’était pas impossible. En tout cas. la tentative me parut digne de mon effort. « I)épasse- toi t0i~méme, et même dans ton prochain », a dit Nietzsche. Il me plut d’interpréter, à ma façon, l’axiome du maitre. _ Dans les ruesde Vannes, je m’attachai spéciale- ment aug; pas. de Mm Goulven. Je la questionnai sur les souvenirs historiques rappelés par ces vieilles maisonsbretonnes dont les étages surplombent les boutiques en retrait, dont les poutres nues et croisées divisent le crépi des façades, dont les faites angu- laires avancent sur la place aux pavés bossus et durs. La tlùnent des soldats empotés, mi—bleus, mi·rouges, comme s’ils étaient encore vêtus de couleurs armo- riales. La femme du docteur se fit rétive. Peut-être devinait-elle 'l’objet des longs propos que je tenais avec sa rivale. Peut«être me reprochait-elle mes galanteries ancillaires. J’échouai complètement. ll me fut impossible d’entamer la question principale. Habilement et vite, elle se débarrassa de tous les LE SERPENT Nom 289 filets dans lesquels ma tactique l’enlaça. Je prévis l’approche de semonces que je sus éviter en rabat- tant ma verve sur les sujets « vieux bretons ». Survinrent trois religieuses noires, petites et tra- pues, que serraient, à la taille, leurs cordelières bleues. ' Elles saluèrent ma compagne en se félicitant, avec une joie puérile, de la rencontrer. Elles jasèrent. Les · déconvenues des sœurs jardinières, la réfection de la chapelle dont la toiture menaçait ruine, l’histoire d’une chatte rhumatisante et de la mère supérieure qui la soignait tendrement, furent les thèmes de leurs paroles innocentes mais prolixes. Monseigneur avait promis de désigner quelques—unes d’entre elles pour accompagner des pèlerins _à Lourdes. Elles envîèrent d’avance celles qui pourraient ainsi connaître la grotte du- prodige. La-dessus elles traitèrent des choses de la foi, selon une théologie rudimentaire. Mm Goulven les étonna par l’analyse qu’elle fit d’un livre d’exégèse traitant des miracles bibliques. Animée par son apostolat, .elle peuchait sa maigre personne ` vers les corps replets et rustiques des trois nonnes attentives. G’était une discussion fervente, devant le magasin d’un corroyeur, à l’ombre de la façade en saillie sur vingt solives antiques et grossièrement sculptées. Passèrent, coiffées de blancs hennins, plu- sieurs paysannes. .l`eus l’illusion de voir une image de la vie médiévale contenant aussi l’bomme au mufle rasé qui, dans une étroite lucarne, encadrait sa têtemassive et saure, ses bras velus. Quand les religieuses eurent pris congé, je dis à l\l'“° Goulven qu’elle m'avait paru toute semblable à L ses amies, que je l’imaginais bien sous le vêtement ` d’un ordre monastique, ‘le visage serré par la roide 17 290 LE suuruur Nom armure de la guimpe, et embrumé par le voile. Elle m’avoua qu’au moment de ses retraites, lorsque son mari etait en mer, elle revétait, gràce a une permis- sion spéciale, le costume de l’ordre qui l’accueillait dans sa maison. -—— Je parie — avançai-je brusquement —- que vous rêvez alors de vous attarder ainsi, dans un cloître, loin du monde. Cela vous serait un repos délicieux, exempt de soucis, protégé contre l’infamie des mé- chants et les cruautés du destin, embaumé par l’en- cens de l’autel et bercé par le murmure des prières !... N’est-ce pas?.. , + Mais oui!... Ce serait si bon de remettre à des mains providentielles le soin de sa vie et le choix de ses goûts! - Libre ou veuve, v0USVOuS réfugieriez au couvent? - Sans doute. — Et vous ne regarderiei pas cette extrémité comme une infortune? ·- Si_ j’avais le malheur de perdre mon mari à la mer,... je ne saurais pas imaginer d"existence plus- conforme a mes vœux,... pour attendre ma lin... -— Que je vous comprends! C’est la principale raison qui porte mon égoïsme à regretter de ne pas avoir la foi... J’ai toujours estimé que la vie d`un moine croyant est la plus agréable des vies... · — Croyez donc !... Instruisez-vou`s... Cest votre ignorance de Dieu qui vous écarte de sa bonté... Ins- truisez-vous... —— J’en ai presque le projet... pendant que je vous parle, du n1oins... N’est-ce pas: si la cruauté du sort vous séparait de Jean Goulven vous auriez ce recours contre le désespoir ? h LE ssarsm Nom 291 —- Heureusement l... Nous nous entretînmes, en marchant, des habitudes conventuelles, du suave délire mystique, de la quié- tude value par une existence candide, réglée, simple. Je lui fis remarquer plusieurs louanges successives qu’elle donnait à ce genre de paix. Et je m’avisai de · les apprendre par cœur pour les rappeller_au bon. moment. Avec l’exaltation d’une dévote sincère, elle prédit même sa résignation a la viduité,··au.céli- bat, pourvu que l’Église la comptât au nombre de ses consacrées. J’eus la sagesse de ne pas pousser la manigance plus loin, de réserver la these de l’abandon. Toutefois, l`incitant ai renchérir sur mes diatribes contre les injustices de la destinée, j’obtins qu’elle blàmât un peu son mari, qu’elle l’accusat d’égoïsme, vaguement, mais d’un ton sévere à point. . - Oui, me hàtai-je de conclure, c`est pour epar- gner à la femme les petites désillusions du mariage que la sagesse de l’Église recommande le célibat; et ·c’est pour lui épargner les tristesses de la solitude qu’on lui recommande les habitudes familiales des communautés... Peut—étre l’Eglise a-t-elle eu bien de la clairvoyance en cela. — Oh l certes l —— laissa-t-elle échapper. - Voyons, M“‘° Goulven, voyons ! Vous, une _ ' femme si parfaitement admirable, une sainte comme nous disons tous ! que faites—vous de votre cou- rage ‘?... Ces mots lui prouvèrent que je n’ignorais rien de sa tragédie secrète. Elle commença par se vexer. Elle répondit d’une moue, et voulut m’intéresser mieux a la façade de l’Hôtel de Ville, devant laquelle M'“= La Revelliere lisait tout haut le paragraphe dé Baedeker. 292 LE SERPENT Nom Aussi je crus utile de disserter sur l’architecture de la Renaissance. Diversion obligatoire. Mais j’avais su montrer à M“‘° Goulven, en tentant de la réconforter, que je jugeais son malheur certain, et que la sépara- tion, le célibat, je les estimais préférables à sa condi- tion présente. Grace a mon défaut ordinaire de sensi- bilité, mon témoignage possédait, en ces matières, une valeur péremptoire. Lorsque je poursuis une affaire, j’ai coutume de préparer lentement et prudemment, « a la muette », mes moyens. Dès l’heure propice, je me démène, je ne m’accorde ni délai ni répit, je précipite mes atta- ques, je me tourne et retourne, je bouscule sans ré- mission les pensées adversaires, jusqu’a ‘l’instant du succès ou de l’échec. J’en étais à ces jours décisifs de l’action, pour l’affaire du sérum Goulven. ll fallait, avant le retour a Belle-Ile, soustraire le docteur à la maladie et a la misère, aiin que ses découvertes pussent nantir la Compagnie des Produits pharma- ceutiques et le courtier, afin que son talent sauvàt des milliers de vies humaines, « mille et mille vies », comme disait sa femme. Et je tenais l’instrument de- la victoire : cet amour un peu nigaud de madame Hé- ` lène, devenue passive entre mes mains. Je n’ajoutais aucune foi, naturellement au silence que tous deux prétendaient avoir gardé sur leur ado- ration réciproque. Néanmoins, Piuvraisemblable est vrai par hasard. Aussi, je résolus de tirer la chose au clair. Le lendemain, pendant que le vapeur nous trans- portait a _Concarneau, par‘une mer lisse et bleue, semee de petites voiles, j’emmenai la belle veuve , LE SERPENT Nom 293 sur l’avant ou le docteur s’amusait à voir l’éper0n I fendre les vagues, dans l’ombre du beaupré. Nous le surprîmes. Tressaillant, il se retourna. Ses traits se décomposèrent et verdirent,tant il eut d’émo— tion. Il supposait une connivence entre elle et moi pour le contraindre aux franchises dangereuses. A peine sut-il balbutier d’idi0tes réponses, quand je lui eus parlé de la température et du voyage, pour eriorde. On entendait, sur la dunette, Gilberte et . M'" La Revellière se quereller aigrement. A ce pr_o— pos, je le plaisantai : sa jeune disciple n’avait pas encore toute la douceur de caractère qu’il lui prê- chait. Témoin ces répliques impolies dont la brise nous apporta les syllabes nettes. Fort adroitement, _` madame Hélène s’empara de ce prétexte pour diriger I la conversation ou elle voulut : - Ah ! gémit—elle, les maris qui meurent jeunes ! C’est une catastrophe sans remède pour la famille... Je m’en aperçois trop... Il manque à ma fille une vo- lonté ferme qui la dompte, qui puisse arracher, parla violence même, les mauvais sentiments de sa petite âme trouble. Une femme seule, une femme pareille à moi, mesure vite son impuissance devant un carac- tère qui se forme. Celui de mon mari ressuscite à présent dans l’étre de sa fille. C’est la même impa- tience de jouir et de triompher, en dépit de tout. Et je n’ai pas le frein qu’il faut... Que j’aimerais savoir auprès d’elle, toujours, un esprit tel que le vôtre, un esprit de droiture, de loyauté, de science... —- Étes—vous sûre que je réussirais ‘2 — dit-il, en marquant, après ces éloges, plus d’ironie que de gra- titude... Il affecta ia mine bougonne d’un monsieur que les 294 LE sunruur Nom , chimères des femmes agacent. Je recommençais à croire qu’il n’avait pas l`humeur d’un amant. D’ail- leurs, elle n‘en parut guère étonnée, ce qui me con- iirma son habitude d’être ainsi rabrouée. Et je me de- mandai comment cette admirable, cette élégante, cette intelligente creature, avait pu se toquer de cet · ours maladif. Au soleil de l’été, l’un et l’autre s’étaient connus, solitaires dans la lande, et capables de se confier des choses nouvelles pour tous deux. La loi naturelle avait mis en action les fluides attractifs échauffés par l’atmosphère de la saison féconde. Madame Hélène aimait; elle s’ingéniait a séduire. I Elle nous exposa comment une femme honnête ne réalise qu’une partie de son rêve, les convenances lui interdisant de changer rien d’essentiel aux volontés de son mari, aux exigences de sa famille, Elle doit renoncer la bien des espoirs. Alors, elle songe que ses enfants, du moins, pourront, eux, les poursuivre, les mener à bien. — Voilà le secret de notre affection maternelle: nos enfants sont les acteurs qui joueront, dans les temps prochains, le rôle d’abord sollicité pour nous- mêmes. Ma vieillesse voudra saluer, dans la vie de Gilberte glorieuse,tous les songes de mon adolescence trompée. - C’est, en quelque sorte, votre avenir même, —— dis—je, —- que vous confieriez au docteur ‘?... ll peut être flatté l ' —· Je ne désire rien tant au monde que de voir Gil- berte acquérir un caractère semblable au vôtre, mon cousin l... La pitoyable femme s`émut à prononcer cette décla- ration; et sa voix défaillit avant les derniers mots. ‘ LE sauveur Nom 295 Lui comprit qu’il passerait pour un butor s'il simu- _ lait l’inditl`érence,pour un butor ou pour un sournois. Il hésita, puis : — Vous m`accordez tout à coup, ma chère amie, de bien grandes qualités l -—Tout à coup ?... -— s’écria—t-elle. — Je les ai toujours proclamées. Vous le savez bien. -—- Tu dois le savoir, vraiment ! -· appuyai—je, — ` madame Hélène ne te parle pas sur le ton de la froi- deur... Loin de la !... Te moques—tu ‘?... On bien as-tu peur d’entrevoir ce qu’il y a de rare et de précieux dans les sentiments qu’elle manifeste à ton égard ? Ainsi j’abordai brutalement le serieux du problème. Les mains de la veuve tremblaient sur sa robe. Elle regardait le docteur avec une expression d`angoisse apprise dans les musées, devant les tableaux clas- siques, mais renforcée par toute la franchise de la ·passion qui se fardait coquettement de cet art. Lui souriait, les yeux pétillant de fureur et de joie, tour à tour. Ce l’ahurissait que cette belle femme l’aimàt jusqu'à choisir mon audace comme auxiliaire de sa pudeur, aûn de consommer l’aveu. —· ·- Mon ami..:, - murmuraitla voix mélodieuse, - permettez-moi de penser que je suis autre chose pour vous qu’une voyageuse arrêtée dans votre maison, devant la mer, tout un été magnifique". Vous n’êtes pas seulement un hôte... — Tu entends, Goulven ‘? - intervins-je, en lui saisissantle bras. ' Il se débattit, nerveux, se libéra de mon geste, re- garda vers la dunette si`on ne l’espionnait point;·et il offrit Et madame Hélène sa main gantée, qu’elle serra dans une ardente crispalzion. Alors le visage du doc

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teur se détendit, se recolora, blemit de nouveau. Il balbutia : - Ce serait insolent et fou de dire ce que j'ima- gine... —— Ce serait simple, naturel, et digne de ta loyauté, mon cher l... Voilà tout ! —— protestai-je. — Moi, — dit courageusement Mm Helène, —— moi je pressens ce que vous devinez de mon cœur... Et vous ne vous trompez pas. Comme elle achevait, un grand frisson la secoua, Ses cils se mouillèrent. Un sourire de victoire éclaira sa ügure attentive. ' Ma corpulence les cachait en partie aux gens de la passerelle. Leurs mains slétiteignirent brutalement. Du ` reste, M'" Goulven veillait à la confection du repas dans le salon d'arriere, car le mousse était inhabile aux soins de la cuisine et de la table. À sa grand’mere, qui la morigénait, Gilberte récitait mal une fable an- - glaise. Quant a moi,_je demeurais stupide. Comment ! C’était vrai! Ces deux serins ne s’étaient jamais dit leur goût réciproque... lls s’c-Etaient contentés de s’éblouir avec des idées éloquentes ou spécieuses, de se frôler ingénument !... Qu‘il en existàt de ce type, encore, je l’ignoraîs... ' Maintenant ils regardaient, silencieux, l’horizon de la mer nacrée et le pullulement des petites voiles, comme si, par delà, leur sort était inscrit sur les nuages rapides. ‘ — Pardonnez<moi, — leur dis-je, — si je ne me retire point. On peut vous épier.., Je vous sers de chaperon. _ — C’est notre ami, — dit madame Hélène au doc- teur. LE snnrnwr Nom 297 Il me tendit la main. Je me permis de rire : —— Que de temps vous avez perdu tous deux!... — Ne devions—nous pas tout craindre? -— me répon- dit—elle gravement. —— Avec notre bonheur nouveau, une douleur nouvelle est née·.. Yvonne va trop souf- frir. —— Elle aime son dieu plus que tout, - obj ectailje. — N’importe, — reprit la veuve: — voilà comment notre félicité devient un crime. _ _ — Je vous remercie d’av0ir pensé tout de suite a ma pauvre femme... —- N’y—pensiez—vous pas?... Et comment n’auraisj-e pas les mêmes pensées? Alors, marivaudant, ·ils épuisèrent tous les cou- plets des vaines littératures. Je feignis de m’inte- resser aux flots, et de ne rien ouïr. Ce verbiage m’agaçait. Après un moment d’émotion très vive, Hélène gémit 2 . —Mon Dieu! Et il faut songer à la torture de l’autre!... — N’est—ce pas? — supplia-t-il: -vous me refu- serez le droit de la faire souffrir?... - Notre amour ne peut s’épanouir qu’au prix d`une ` immense peine... Il faut réfléchir au sacriûce de la victime... —— La victime!... la victime!... — lis-je, rentrant soudain en scène; —— c’est un gros m0t... D’abord,_ ·vous pouvez cacher vos sentiments. Elle ne sur- prendra rien. . — Comme il me déplaira d’être_ une femme qui déguise et qui ment! ` — Ah! ah !... — déclara Goulven, -voila bien ce qui nous empêcha si longtemps de nous conûer tout... 11. 998 LE saumur Nom -—- J’aurais voulu laisser aux gens du troupeau l’hypocrisie..'. Et vous?... -- interrogea madame Hé- lène, prête à pleurer. —— Moi? Je ne pourrais dissimuler que peu de temps. Le masque du mensonge me brûlerait la face... Vous avez raison. Ah! que je vous aime davantage pour cette délicatesse!... Tu vois, Gui—_ chardot : il y avait un motif de notre silence, de notre prudence... J ’éclatai de rire, fort irrevérencieusem ent. — Enfin nous ne pouvons pas, Hélene et moi, jouer les adultères de vaudeville!... — Je ne puis être une parente odieuse qui trahit sa parente, qui, sournoise et furtive, lui dérobe son honneur par un larcin ignoble?... Voyons, monsieur Guichardot?... · i -- Allez, allez toujours... Vous m’amusez... — Mais que deviendrai—je aux yeux de Jean Goulven, moi? -— demanda madame Hélène. - Un être abaissé, capable de vilenie pour contenter un désir, un instinct. Est-ce cette femme-la que vous aimeriez toujours, vous, Jean Goulven? Non, vous l’aimerez un temps, et puis vous la chasserez! ' — Cependant, — iis—je observer, —— si vous voulez. de l’amour, il faut l’accepter avec ses conséquences. A moins que vous ne partiez ensemble... ·- Je pourrais vous suivre, Hélène, si vous partez... - balbutia le docteur par une sorte de poli- tesse. - Et alors il n’y aura plus ni mensonge, ni. trahison, ni basse_sse... _ Appuyé des deux mains sur le bordage, le dos à la mer, il parla d’une manière saccadée, la bouche sèche et frémissante. Le roulis l’élevait, l’inclinait vers . LE SERPENT Nom 299 son amie, anxieuse, toute pâle; puis le mouvement du bateau le renversait dans l’odeur saline et fraiche, avec le bâbord couché vers l’écun1e éparse. Le bruit rythmique de la machine scandait sourdement les phrases. Il imagina son bonheur. ll s’échauffait. A l’en croire, il allait feindre de regagner son bord. Lc Surcouf appareillait vers la tin de septembre pour les mers de Chine. Mais, au lieu d’embarquer, il se fût installé secrètement: près de Paris, à Versailles, par exemple. .. —— Oh! mon ami! —— nia tristement la veuve. - Et les curieux, et les médisants!... Comme ils diffame- raient notre·liaison!... Quel compte rendrai-je à ma · fille lorsqn’elle sera grande, lorsque de mauvais propos auront établi que... — Gilberte ·- ripostai—je — comprendra la vie... Elle usera de l’intelligence que vous lui aurez tous deux enseignée... — Peut-être... Mais Gilberte trouvera dans sa mere l`exemple du mensonge. A son tour, elle pourra mentir et trahir. Sa vie ne sera pas noble... Je ne puis faillir. sans, par là, conseiller l’infamie à ma ûlle. Envers nos enfants, nous sommes débiteurs de ce que nos parents nous léguerent de loyauté... _ Longuement elle développa ce thème de morale vulgaire. Je m’aperçus qu’elle influençait l’àme hési- · tante et lâche du docteur. Quelle que fut la force de son inclination, il se félicita de ce que son amante lui donnait un prétexte de renoncement. Il pourrait ne pas encourir les reproches de sa femme, éviter les lamentations, ajourner,·dans le futur vague et fabu- leux, le drame de la séparation... Il respirait! Je l’eusse étranglé. Je l’eusse écrasé sous mon talon 300 LE sunruivr Nom comme une limace, cet homme qui se dérobait à la lutte vivifiante des passions, pour, déjà vaincu, re- tourner au sommeil de sa petite science minutieuse et tatillonne, de ses songeries mystiques, de ses en- nuis monotones. - J’enrageais, bien que mes propres affaires allassent au mieux. En évinçant, par l’étalage de tels scrupules, toutesles hypothèses d’un amour illicite, madame He- lene éliminait aussi les conclusions étrangères au di- vorce. L’idée du mariage la tentait plus que celle de _ l’adultère. Donc il me seyait de sourire paternelle- ment à leurs divagations, puis d’intervenir au bon moment, afin de préciser les choses avec un peu de logique. _ Mon succès me parut certain. Je pris le plaisir de nfimpatienter contre la débilité morale du docteur. ll répétait : —- Si, par devoir maternel, vous proscrivez l’amour de votre vie, et si vous le proscrivez de ma vie par crainte de la douleur que subirait Yvonne, alors tout espoir est vain. — Mais non! — protestai-je, — mais non!... Pour- quoi?... Parce que vous ètes les seuls, dans le monde, a raisonner ainsi!... Vous le reconnaîtrez. Vous abdi— querez tout cet orgueil inférieur pour adopter la vaillance du combat contre les préjugés d’une morale vermoulue que la plupart attaquent et renient, soit ouvertement, soit clandestinement. Madame Hélène s’indigna jusqu’a m’étonner. Je l’es- timais plus assouplie par les affres de la passion. Sa probité théâtrale, son besoin de s’admirer intègre et noble, la reconquirent. Et cela tellement que je me demandai si elle n’avait pusjoué la comédie del`aveu, LE ssnrnivr Nom , 301 pour se grandir dans l’esprit du docteur, en lui mon- trant la vigueur de sa vertu maitresse de l’amour. Chez une « artiste » de cette sorte, la parade pouvait bien avoir été conçue et représentée dans l’intention de nous abasourdir l’un et l’autre par tant de sublimité. Quelques instants, ces inquiétudes me posséderent. — J ugez—vous — déclamait—elle —- que nous soyons les seuls, le docteur et moi, a penser ainsi? Jugez- vous que l’égoïsme des instincts règne exclusivement sur les âmes, comme le rapportent les romans d’au- jourd’hui?... Jugez—vous qu’il ne subsiste plus, sur la terre, d‘esprits assez forts pour soumettre la passion à la droiture?... -— Et la droiture, c‘est de ne pas nous aimer! —— pleurnicha le médecin. — A moins que vous ne vous épousiez, — propo- sai-_]c. · — Plait-il?... J’insistai : — A moins que l\l'“ Goulven ne se résigné au di- vorce. —Jamais! — soupira le docteur. —Elle refusera... Elle m’aime, la pauvre; elle nfainie! — Ou non... Apprécies-tu bien le caractère de ta femme? Es-tu certain qu’elle ne_préférerait_pas,` tout au fond d’elle—même, être libérée pour se consacrer à son dieu? Tu te vantes de lui faire une grande peine. Peut—être demeure—t·elle auprès de toi par de- voir d’épouse chrétienne qui te sait faible, .triste, désolé, exaspéré, honteux devant les minuties de tes travaux, et les déboires matériels. Peut—étre vouer son temps à la prière lui semblerait~il désirable après une longue expérience du mariage, quand les dilïicultég 309. LE sauveur Nom de la vie l’ont fatiguée. Le prêtre lui promet plus que tu ne peux lui promettre. _ Tri0mphant,jem’arrêtai,carilhésitaitamedémentir. — Vous la croyez pieuse à ce,p0int‘? - demanda- t·il enfin a son amoureuse qui palpitait. — Oui! — s0upira—t-elle, avec l’émoi de s’avouer ma complice. Il hocha la tète et détourna les yeux. Je le pressai plus vivement : —-— Veux-tu donc obliger 1\l“‘° Goulven En subir, par compassion, une chaîne que tu tentes de briser, quand elle souhaite aussi, très obscurément, s’af- ranchir pour mieux faire son salut? Veux-tu l’em— barrasser éternellement d’un lien qu‘elle estime indéfectible, lorsque ton désir caché va mystérieu- sement le rompre?... — Songez à cela! — appuyait la veuve. — Évidemment, ce serait injuste de ne point la libérer à présent, si, dans l’intimité de son âme, W Yvonne aspire à cette libération... Même quand j’im- pose un silence tres sévère a ma vanité conjugale, je 'reste persuadé qu’elle m’aime et qu'elle n‘a jamais eu l’idée d’une séparation. A mon avis, elle m’aime; et elle se désolerait affreusement au premier soupçon d’une infidélité sérieuse... ··- — Oh! — rétorqua madame Helene, —- vous rai- sonnez, cher ami, comme une coquette, soucieuse de _ préserver sa respeetabilité mondaine _et de conser- ver son amant. Quand on engage ces sortes de femmes a quitter leur mari loyalement au lieu de - souiller 1eur_vie par les pertidies de l'adultère, elles répondent aussi que leur époux les aime trop, qu’il en mourrait, qu’il est meilleur de lui épargner cette " LE sunrulvr Nom 303 torture, en mentant. Leur infatuation les égare. Presque toujours le mari appelle de ses vœux secrets une rupture qui lui permette de s’amuser â sa guise, avec des maîtresses. Docteur, vous raisonnez comme ces coquettes... Ah! ce n’est pas digne de vous! Elle s’animait, le sang aux joues, piquée de ce qu’il défendît trop l\l‘“° Goulven, de ce qu’il eût accepté si vite les raisons pour ne point faillir. — Je vous ai communiqué mon opinion toute naïve, qui est sans doute une illusion? — acco1·da—t—il à voix basse. · _ — A vous de sonder le cœur d’Yvonne et ses mys- tères! —— déclara la cousine, un peu narquoise. · Apparemment, il eut peur de l’avoir vexée... Les chairs de sa figure se creusêrent; ses yeux noircirent; le rictus de sa bouche rasée devint un signe d’a1ner-_ tume et de douleur; un peu d’écume blanchit ses . levres livides, tant cette crainte torturait son corps et son esprit. · — Éle vous en supplie, bégaya·t-il, ne remuons plus rien, aujourd’hui, de ces tl‘lSÈCSS.BS... Soyons seule- ment l’un pres de l’autre... en silence,... en silence... _ Il n’en pouvait plus. Le souffle lui manquait... Ses yeux 'étaient comme ceux d’une bête aux abois. La jeune femme eut pitié. _ — Pour aujourdhui, du moins! — rectifiai—je sur " un ton de malice. + Nous entrons dans la baie de La Forest... Voicilles dunes de Beg-Meil... et, la-bas, le phare de Concarneau. La mer gonflait autour du vapeur. Elle assaillait ses flancs de tôle. Elle l'éclaboussait. Elle le bouscu- lait de son échine monstrueuse et mouvante. Gilberte cria qu’on nous attendait a table... _ XI Sur l’eau dormante du port, parmi les mats, les ·cordages obliques des barques, s`érige, nette et grise, panachée de bosquets, la Ville Close de _ Concarneau. Des angles -de maçonnerie ancienne l’arment partout, la défendent. Sévèrement elle veille parles lucarnes de ses echauguettes en saillie sur les ' mâchicoulirprèts à vomir le plomb et la-poix fondu_s >oontre les envahisseurs. Rien n’a changé de son as- pect médiéval, de sa défiance prudente servie par les flots qui baignent le pied de ses murailles lisses et mornes, par les masses rondes de ses bastions, par _ la légèreté de ses ponts-levis faciles a dresser aün de rétablir l’abime, entre son îlot ·et le continent: Ces ponts—levis retentissent sous les sabots des filles aux hennins blancs qui se pressent et vont, sans gaieté, le teint mort, comme si la peste et la famine d’autrefois ravageaieut encore le peuple dans les fau- ` bourgs sablonneux de la vieille cité guerrière, dar- dant, telle une lance, la pointe de son clocher bleuatre. Avec leurs robes longues et leurs coiffes de bonnes ua ssnrnivr Nom 305 femmes, quelques écolières pareilles aux person- nages des danses macabres gambadaient sous les voûtes sonores et contournées de la porte. Elles dé- passerent l’indolenee des pêcheurs. Pieds nus, ils traînaient leurs cordages, leurs poulies et leurs filets. Ils offraient le poisson de leurs corbeilles aux ména- gères aecroupies sur le seuil des maisonnettes basses. Mm Goulven demanda le chemin de _l’église à quelques petites filles arrêtées devant la vitrine de l’épiciére pour regarder les sucres d’orge et les images d’Épinal. Sa ûgure maigre ne semblait pas plus expressive que cellesde ces pauvres enfants faméliques. Autant que les privations de la misère et le méphitisme des quartiers sales, mille _peines avaient rendu la femme du docteur anémique, osseuse comme celles de sa. race. La peau jaunie se collait aussi contre les os du crâne. La dévote se plaisait dans cet état ou les instincts, affaiblis avec le sang du corps, sont aisément dominés par l’éner- gie d’une volonté ascétique, désireuse de conqué- rir, par delà les tristes apparences du monde sen- sible, l’illusion du paradis, de ses anges, de ses musiques. En elle, certes, l’esprit triomphait des appétits et des sentiments que suscite leur véhé— mence. Sans grande lutte, elle devait imposer la règle a ses aspirations les plus rebelles, comme les Bretons imposèrent la regle des traditions religieuses et féodales à toutes leurs velléités d`indépendance, par une sorte d’amour atavique tres fort envers leurs lois anciennes. Asile de croyances ou peut, du moins, se réfugier leur imagination terriûée par les périls du large, la mort fréquente des proches, et les voix lugubres de la mer. 306 LE SERPENT Nom » De même, pour échapper à la frayeur de ses cha- grins, `Yvonne Goulven cherchait un abri dans la · conception traditionnelle d’un dieu magnifique en ses miséricordes qui promettent les trones du ciel aux patientes, aux résignées. Dès qu’elle foulait la terre d’une paroisse, elle entendait rendre hommage au Christ dans la demeure embaumée d’encens, pleine d’un silence délicieux pour les âmes qu’out1·age le grossier tumulte des passions voisines. Peut—ètre espérait-elle rappeler au devoir madame Hélène par son exemple. Nous la suivimes. L’église n’était plus ouverte à cette heure, ce qui la déçut beaucoup. Une bonne femme lui dit que le prêtre (lânait dans la ville neuve, et que le sacristain pechait la crevette. Si on ne fermait pas le sanctuaire, les polissons jouaient à la marelle sur les dalles, et barbouillaient les murs d’inscriptions malhonnêtes. l\I“‘° Goulven hocha la tète. Les mécréants gàtaient sa vieille Bre- tagne. Nous montàmes sur un tertre qui domine les che- minées fumantes, les toitures de tuiles, le port et ses bateaux remplis, les pêcheurs qui, se plaisantant, épluchent leurs légumes, grattent leurs soles et leurs merlans, allument leurs pipes, vident le litre a la régalade, dépouillent leurs sarraus, brossent leurs herets, querellent les débardeurs du quai et les com- mis des mareyeurs, excitent à la lutte les gamins loqueteux, puis sautent dans le bachot qu’ils mènent vigoureusement à la godille sur la surface des eaux calmes, protégées par le rempart du mole contre la charge des lames écumeuses et mugissantes. Le tramway vint ·prendre au débarcadère les paniers humides remplis de poissons. ll les emporta vers la LE sauveur Nom 307 gare, vers les tables opulentes des capitales. Entre courtiers et patrons d’équipages, il s’échangeait, à la porte des tavernes, des sous, des écus, de l`or. Toute la vie'de cette province grouillait sous la coupole du ciel vague qu’enfumait là-bas le passage de lointains, dinvisibles steamers, geste des négoces internatio- naux. D’instinct, M'" Goulven nous ramena le long des pentes gazonnées, au pied des grands hêtres, vers l’église·interdite que contournait une ruelle- déserte. Elle essaya de pousser une porte latérale de l’édifice. Sa navrance fut telle que sa cousine sourit, la comparant aux saintes femmes désespérées de mettre le Christ au tombeau. -— C’est que, — répondit la Bretonne, — jamais la gloire de Jésus n’a été plus ensevelie dans les ombres quefont les statues colossales du Vice... Elle répéta cette métaphore de sermon pour nous la fixer dans la mémoire. Il nous fut loisible d’imagi- ner que la belle veuve projetait elle-même une de ces ombres néfastes. — Notre curiosité de savoir, notre recherche ina- ladive mais courageuse de toutes les sensations, de toutes les hypothèses, cela vous déplaît donc tant? —- demandai~je à la pieuse femme. _ -— Oui, parce qu’on discrédite ainsi les réalités autrement véritables du_ monde éternel. Alors les sots, boufüs de leur art ou de leur science terrestre, rétrécissent l’univers à la mesure de leurs curiosités passagères et éapricieuses... Le pis, c’es|; que de très nobles natures se laissent séduire. Pourtant la con- ception de Dieu éternel est plus large quela conception de l’humanité brève et souffrante. — En effet! — avouai-je. —Voilà! Vous ètes une ` 308 LE ssxriaivr Nom àme métaphysique avide de saisir Vinûni, après la mort. Nous sommes des âmes positives pressées de comprendre le ûni de nos jouissances possibles, avant la mort, parce que nous la considérons comme la limite de toute pensée. — alors comment soutiendrez—vous que le moins l‘emporte sur le plus, que la partie est préférable au total? ·— Je ne soutiendrai rien devant une théologienne de votre talent. J ’envierai seulement la faculté qu’elle a de se construire un inonde suprasensible, et de se munir de foi pour le considérer comme une vérité · certaine. C’est une puissance de l’esprit dont je suis dépourvu, quant à moi... -— Ah! vous vous moquez, monsieur Cuichardot! — Aucunementu. Une seule chose me demeure inexplicable : vous possédez cette chance extraordi- naire de créer, par la foi, votre paradis, de savourer constamment le désir de l’atteindre; vous goûtez spi- ' rituellement la somme des satisfactions indicibles qu‘il vous réserve, et vous consentez à vous distraire de cette félicité suprême, en associant votre existence à celle des incrédules!... Comment cela se peut-il? Comment résistez-vous au besoin de vous donner à la vie des ordres contemplatifs, par exemple`?... — ll y a le sens de la charité. ll y a le sens de Tapostolat. Je veux être utile à ceux que j’aime, en tâchant de les convaincre... —-Alors vous condamnez les trappistes qui se refusent à cette charité, qui se contentent de prier dans le cloître? — Je ne condamne personne. — Si j’avais la foi, elle serait exclusive et jalouse LE sanrnnr rraom 309 , avança madame Hélène. Tout être qui me détournerait de ma dévotion me serait importun. Déjà, quand je lis un ouvrage captivant, je déteste ma belle-mère, ma fille méme, au moins une bonne seconde, si elles me questionnent. Je ne m’explique pas comment, plongée sans cesse dans l’adoration de Dieu, tu peux tolérer les incidents même heureux du mariage, et du ménage... Car enfin, en matière de religion, Jean Goulven me semble un indifférent. Cette tirade perfide m’enchanta. Un duel commen- çait entre les deux femmes, dont j’étais le spectateur averti. Devant nous, Gilberte, sa grand’mère et le docteur photographiaient, sans répit, les voûtes, les coins des rues, les troupes de Bretonnes. La couardise de Goulven evitait notre combat. Sous prétexte de guider les opératrices vers les points curieux, et de poster la üllette dans les meilleures lumieres, il se déroba. .l’observai. ' L’épouse ne se mit pas tout de suite sur ses gardes. Elle accepta même assez bonnement de disserter, · sans prévoir la fin de ce colloque tendancieux. Nous marchions lentement. Nous attendions, en cau~ sant, que les chasseurs de paysages eussent terminé _ chacun de leurs exploits. Cette allure seyait a la controverse entreprise sous l’ombrelle de soie blanche à larges raies violettes et sous l’ombrelle de coton beige. M'“° Goulven nous affirma qu’elle per- suaderait son mari de revenir aux pratiques assidues et sincères de la piété. Ce serait son œuvre. Extirper le scepticisme de l’âme chère, puis la conduire vers les béatitudes, quelle tâche délicate! Cette année, le docteur avait communié à Pâques, après dix-sept ans de négligence. A ce souvenir, Mm° Goulven s’anima. 340 LE sauveur Nom Elle rejeta son ombrelle sur l’épaule pour mieux nous révéler la joie de sa figure terne et mouchetée de rousseurs: — Ce furent comme nos secondes noces} un bonheur sans nom! Sa cousine se rembrunit. Elle ne ménagea plus- ses attaques. La face rectiligne devint le masque d’une Minerve sévère : — Je ne voudrais pas diminuer ton espérance, si pure, si charmante... Mais enfin nous connaissons les hommes : Jean Goulven a pu ne communier que par condescendance, par amitié... · M·¤= Goulven sentit l’hostilité poindre sous l’accent pitoyable. Elle redressa son attitude lasse et son om- brelle de coton beige. Elle réprima tout l’élan de sa confiance. Posément, elle nous conta qu‘elle avait promis à la Vierge cette communion, si le typhus du Mexique épargnait le docteur. Guéri, un an apres son retour, il avait accomlpli le vœu. A Pâques, durant quinze jours, elle en était sûre, il avait cru. D’ailleurs, ne possédait-il pas l’àme d’un chrétien, une inépui- sable pitié envers les pauvres malades, au détriment de sa santé, de ses études même? Des trois vertus théologales, il cultivait la meilleure, celle qui rachète tous les péchés. — - Enfin, tu l’aimes toujours beaucoup? — conclut madame Hélène, cruellement narquoise. — Nous nous aimons beaucoup, — rectifia la _ femme du docteur. -— Vous avez bien raison tous deux, ——dîs-je par conciliation. — Votre mari est malheureux. Ses tra- ·vaux l’accableut. Il faut l’aimer, lui, encore plus, si vous le pouvez... Il faut l’aimer plus, non pour vous, LE snnrewr mom 311 ni pour la victoire de votre tendresse, mais pour lui, pour qu’il se dégage de ses tourments, et qu’il gagne définitivement la quiétude. - Je ne sais s’il est possible de l`aimer davan- tage. · — Il doit être possibleàun amour fort de s`accroître, de se dépasser. —— Je ne crois pas! —— bégaya la pauvre épouse. — D’ailleurs, je ne comprends pas. — Mais si! — chanta la voix mélodieuse de la veuve. — Mais si! On`peut aimer toujours plus... Et, a son tour, elle rejeta son ombrelle en arrière pour découvrir le sourire de sa face, un sourire de compassion trop spirituelle, de compassion ennemie. Et moi, j’énonçai, sur le ton du théoricien, cette maxime : _· — On peut aimer, par exemple, jusqu’au sacrifice de son amour même... · — C`est trop de subtilité pour moi! — déclara M'°° Goulven, dédaigncuse, et prête à la défensive. Aün de me faire comprendre, je choisis un _ exemple clair. Je _supposai que l’Américaine de théâtre, l’Américaine légendaire, disciple de toutes les sciences et riche à souhait, apprît la découverte du docteur, et qu'elle vînt, par le premier paquebot, _ offrir sa fortune et sa belle jeunesse, afin de porter le nom d’un homme bientôt illustre. Pour assurer à son mari géné, malade, épuisé par des travaux péni- bles, incapable de continuer ses expériences pour lui assurer la fortune, donc le repos, la santé, puis un bonheur de féerie, M“‘° Goulven eût·elle cédé le docteur à l’Américaine de théâtre, en divorçant? ' A -— Voilà, — s’écria madame Hélène, — un cas de 312 LE snnrmr Nom conscience! Ah! ah! Comment vas-tu résoudre le problème de M. Guichardot?... , Mm Goulven s’arrêta net. Elle nous examinait, essayant de sourire. Les os de son crâne saillirent tout à coup, eût—on dit, plus durement sous la peau blème. Elle pressentait la morale de l'apologue; et, p.our· tant, elle n’osait admettre que nous fussions téméraires au point de lui proposer ce suicide de son être senti- mental. Tremblante, et les yeux hagards, elle mur- mura, pour se donner le temps de réfléchir et de choisir une attitude : — Je ne sais pas. D’abord l’Église interdit le divorce. Cela regle tout de suite la question, à ïnon point de vue. _ —— Sans doute... à ·votre point de vue! — Mais écartez un instant l’objection religieuse, — conseillai· je.- Imaginons que vous soyez indifférente en ma- tière de foi. Auriez-vous cédé votre mari, dans le désir de le soustraire àla pauvreté, à la maladie, à _ l’insuccès, au désespoir? Ou bien auriez-vous préféré le condamner a ces malheurs, et ne pas subir l’humi= liation de le perdre? — Je ne sais pas... Il est dilücile de répondre... Lui-même, dans un pareil cas, devrait être consulté... — Donc tu ne l’aimes pas jusqu’a lui sacrifier ·ton orgueil d`épouse! — s’écria madame Hélène...,Tu vois bien;qu’on peut l’aimer davantage! — C’est insensé, ma chère!... C’est insensé!...' Avant de quitter la Ville Close et de franchirlles ponts-levis successifs, nous attendions, tous trois, nos amateurs de photographie. Sous le porche obscur ` et frais qui perce les murs de défense érigés au milieu LE senrwr Nom 3l3 des eaux, la perspective de la cité médiévale s’all0n- geait derriere Mm Goulven, encadrée elle-même par l'arcade de l’épaisse maçonnerie. Mince et blème, dans sa courte robe de toile brune fanée, et sous- l’auréole pâle que lui faisait la petite ombrelle, elle ressemblait a une martyre lamentable des vieilles- enluminures, une martyre inconnue pour la foule aux hennins branlants, aux cotillons troussés, aux sabots claquants, aux tabliers de couleur. — Tu l’aimes pour toi, non pour lui! — répétait. la cousine,` avec tristesse maintenant, avec des mots presque sanglotants. —Tu choisirais de conserver ton mari aupres de toi, dût-il indéüniment souffrir, plutôt que de l’affranchir du malheur, en divor· . çant. — Car l'an1our n’est qu’un égoïsme, — ajoutai-je, — un besoin d’asservir et d’absorber toute la vie- d’un être jusqu’à la mort... — Il y a la vie de l’âme!... Le divorce est condamné par l’Église... · -— Mais il y aurait le sûr pardon de la miséricorde divine, —répliquai-je, -— le péché étant commis pour sauver les millions de vies que la thérapeutique arra- cherait, dans l’avenir, au typhus, si le moyen était olfert au docteur de poursuivre ses expériences avec- le secours d’une grande fortune... Et la charité n’est· elle pas la première des vertus théologales?... -—— Tu l’as dit tout ‘à l’heure, Yvonne, tu l’as dit! I — rappela l’amante, opiniâtre. · — Je l’ai dit, en effet, — confessa l'épouse. — Il serait difûcile aux théologiens de soutenir que le Ciel condamnerait celui qui desobéirait à l`Église, en divorçant, en abdiquant son bonheur, pour sauver ' 18 314 LE snnrewr Nom des milliers d’existences chrétiennesdans l’avenir... Reconnaissez—le. . . _ — A mon point de vue, on ne peut s’insurger contre , les lois de l’Église. Je ne suis pas une protestante, moi! — Tu sens bien, pourtant, que le Ciel t’absoudrait en considération du motif.., puisque tu sauverais tant de vies en t’enfonçant le glaive des Sept Douleurs dans la poitrine!... Mais tu n’aim'es pas suffisamment . ton mari, ni l’h'umanite souffrante, Yvonne! Ce qu’exige ton amour, c’est la possession égoïste d’un serviteur dans ta maison, et d’un corps dans ton lit!... · — Hélène!... Je t’en prie... — C’était pour rire... c’était pour rire... Pardonne- moi! — A la bonne heure, =— proclamai-j e gaiement. —- Il est bon de s’enflammer pour des théories. Cela nous aiguise la mentalité... Mais voici l’heure de retourner à bord. Les photographes nous font croquer le mar- mot! Ainsi j’arrètai la conversation dans le moment ou elle allait devenir périlleuse. Il suffisait. Mm" Goulven n’oublicrait rien de notre proposition indirecte. Immo- bile et pensive, les yeux douloureux, elle me parut figée dans sa courte robe brune, sous la piteuse auréole de l’ombrelle jaunâtre. Vraiment, elle était deces martyres prêtes à la décollation que l’on voit, dans les vitraux des cathédrales, s`approcher du bour- reau herculéen. ' Le pagne rouge de Gilberte, son chapeau de toile et sa mèche de bronze reparurent enün. Lente, majes- tueuse, elle cambrait ses jambes hàlées. Elle mainte- ' ‘ nait l’appareil contre sa hanche en saillie sous la taille ' LE sianrnwr Nom 315 souple et sanglée. Les Bretonnes Padmirerent. Le docteur, M“‘° La Revellière la suivaient respectueuse- ment. Domino furetait. Nous reprîmes la mer. Je regardai fuir, derrière le ` môle, les murailles grises et nettes de la Ville Close, les mâchicoulis, les bastions. Aucun de ses arguments n’avait pro·tégé_les vieilles convictions de Mm Goulven contre les attaques de notre morale nouvelle. En cette pieuse épouse, tout était ébranlé de ses' certi- tudes jusqu’alors paisibles et sereines. Non loin de moi, sur la passerelle, elle regardait aussi fuir et s’obscurcir cette forteresse de l’ancien temps, ou elle s’était si mal défendue, elle, la dame de Vertu, la V dame de Piété, la dame de Fidélité. Une force de dévastation avait emporté, lacéré ses devises les plus belles. Maintenant, sur l’inconstance des flots qui secouaient son corps et son cœur, elle chancelait, lamentable, selon le caprice des flots malicieux... Madame Hélène n’osa provoquer une autre discus- _sion ce jour-la. Indéfiniment, nous nous montrames les côtes verdoyantes, les dômes bleuâtres des forêts, les ‘ petites plages blondes ouvertes entre les éboulis de cailloux geants, les anses fendues dans les falaises granitiques et sombres, les pentes rocheuses soule- · vant des landes uniformes et ensoleillées ou paissaient les troupeaux épars. Des mouettes tournoyaient en l’air, se précipitaient, plongeaient au creux des vagues ' lourdes`, puis égouttaient leurs ailes, volaient haut dans la brise saline et la saine odeur de l’eau qui bleuissait, au loin, circulaire, plane, jusqu’a l’horizon blanc. Ensuite la marée charria le yacht à l’embou- chure de l’0det. Nous remontâmes le fleuve doré, nous traversames les lieux où il se fait lac. Notre \ -316 LE SERPENT Nom proue disjoignit ses jades mobiles, évita ses cou- rants huileux, contourna ses tourbillons sournois, longea ses rives abruptes, souveraines dans le·ciel, 'hérissées de hêtres, de sapins, ponctuées de châteaux fantastiques que bordait l’or du soleil descendu. Contente d'avoir eu l’audace utile a son dessein, la veuve discourut avecîfeu. Elle chanta les sinuosités -de la rivière somptueuse, les lumières et les ombres qui répartissaient les nuances dans les bois, qui frévélaient ou cachaient les fleurs des clairières, qui éclairaient ou bien assombrissaient les profondeurs liquides. Son geste dessina les sites. Il indiquait les colorations. Il unissait le ciel d’orfroi et le fleuve de moire avec les velours des futaies et les blan- ·cheurs des hameaux. La voix mélodieuse analysait les richesses de la région. Puis elle les totalisait pour apprendre à Gilberte la vénération de la beauté une. Goulven l'écoutait, bien qu’usant de prudence il se tînt près de sa femme, et lui parlât avec ten- dresse. Sans doute le chagrin qu’elle avait le désola sincèrement. Par des phrases affectueuses, il la rassu- .rait. Mais tout son être penchait vers la‘ voix de la sirene ; mais toute son attention était ravie par cette emphase élégante qui l’obligeait à découvrir des tre- ·sors féeriques dans les appar'ences naguère atones, pour lui, de la nature. C’était l’univers qu’il recevait en présent de, son amie, depuis des mois; l’univers —et ses splendeurs longtemps omises par un savant anxieux de ses calculs. Car le dieu de sa femme n’avait pu l’émerveiller comme le Pan de cette prê· _ ütresse venue des villes luxurieuses, pour un aposto- lat. Et, le cœur palpitant, la cervelle ivre dans l’espoir . LE snnrnmj Nom 3'L7 de vivre en santé, en vigueur, en triomphe près de cette initiatrice, il bayait a la merveille. _ Que savait—il dire afin de tromper sa femme? Par- ~ fois il lui prenait la main, et la serrait longuement. Elle hochait la tête avec un sourire dolent, puis regardaiit s’élargir le fleuve désert, s’abaisser les rives, et se découvrir les pays lointains aux clochers droits. L’eau soyeuse bruyait contre les flancs du petit vapeur poussif. Le courant inclinait les balises. Mm° Goulven s’intéressa longtemps à ces longues perches flexibles plantées dans le chenal, et que nous dépassions, que nous laissions en arrière, sans qu’elle cessât de mesurer leur faculté de résistance contre l’élan du flux. Le cours formidable de la nouvelle vie envahissait aussi le chenal inutile des anciennes prudences, bousculait les balises de la vieille morale. Il fallait que l’amour de l’épouse se depassàt, qufil devint quelque chose de vraiment surhumain ...l . Ce fut ce que j’expliquai au docteur, le soir, quand les ombres violettes s’affaissèrent sur la contrée; quand. au ciel pâli, scintillèrent les points rares des premieres étoiles; quand le fanal vert monta vers la cime du mât, au bout du tilin : - Ta femme doit à sa charité théologale comme et son amour, s’ils sont sincères, de remplacer loyale- ment votre malaise actuel par la paix contempla- tive d’un cloître, celle que rêve, du reste, sa piété. ·Quant à toi, j’ignore pourquoi tu refuserais a la science et aux hommes de parfaire ton sérum qui protégera les multitudes menacées par les fièvres. 'Votre devoir réclame évidemment, de vous deux, le sacrifice de votre sensiblerie présente Et cette œuvre 18. 318 ua ssnrsrrr Nom religieusement philanthropique. Il serait lâche de te dérober. Tu entends : ce serait lâche. —— Sophiste, va!... Tu en es toujours aux paradoxes du quartier latin. — Tu dis cela, mais tu penses différemment. Au fond, ta logique renonce ai contredire la mienne. Depuis notre conversation de Carnac, l’autre jour, quand tu as failli t’évanouir, a la nouvelle de ce depart, depuis cette heure-la tu médites sur mes pro- positions. Et, si tu avais plus de courage, tu m’accor— derais que tu les approuves. L’homme est quelque chose qui doit se dépasser. Si tu veux assurer aux générations futures l’immunité contre les maux typhiques, tu dois surmonter ta pitié pour un être faihle et inutile, dont la quiétude est mathématique- ment moins précieuse que le salut des populations exposées à ces maux. — Peut-être. Mais Fefficacité du sérum, ce n’est que l’avenir. La douleur d’Yvonue, c’est le présent. L’un n’est que l’espoir. L'autre est la certitude. — Pas du tout! Tes expériences t’ont valu la certi- tude du résultat. Sans quoi tu ne solliciterais pas la commandite de ma Compagnie. Je te connais, toi! Tu es trop honnête... Oui, oui... Ta femme trouvera, dans sa dévotion, le calme, l’apaisement... Cela aussi est sur... Divorce!... ` — Et comment ?... — Il y a mille manières. Rien n’est plus commode aujourd’hui... Tu as mangé la dot de ta femme, et le patrimoine commun. Voilà le premier grief de la procédure... Dans tes escales au. loin, as·tu toujours été üdèle‘?... Non... Que Mm Goulven en soit avertie, et qu’elle considère cela comme une injure grave... LE ssnrnnr Nom 319 Veux-tu que je témoigne des sévices que tu lui fais subir?... Ta jolie petite servante Anne—Marie, sais-je si elle n’a pas récompensé tes soins en devenant ta maîtresse ?. .. —- Jamais. —— Elle est b_ien la miemue, elle pourrait être la tienne... Nous arrangerons la chose au retour. Entre- tien de maitresse au domicile conjugal, etc., etc. — 0h!... Tu as séduit cette enfant?... —— Une tllle de cet âge n’aspire quià être séduite... Je lui ai rendu le service que réclamaient de moi ses manières et ses œillades... D’ailleurs, rassure-toi : je fus, au moins, le second... — Décidément, tu es un homme dangereux... . — Mais non, mais non!... Je suis un actif. Voilà tout!... Y — Dans quelle position fausse tunous as placés, ma- dame Hélène et moi! Sans avoir eu besoin d’allusions mème, nous sentions bien qu’entre nos personnes les mensonges d’un adultère ne pourraient servir de liens. Nous avions eu la sagesse de nous taire. Nous avions triomphé de nos émotions. Toi, tu as bruta- lement détruit notre prudence, pour t`amuser de la comédie. C’est abominable, tu sais! Il me dit cela d’une voix maussade, soigneusement épurée de toute intonation coléreuse. Sa lâcheté se défîa de mes ripostes. Il atténua méme, par des sou- rires, la dernière phrase de son réquisitoire. Puis il se tourna sur son pliant, s’accouda contre la barre de la passerelle, enfouit sa tête dans ses bras. Telle l’autruche à l’approche du chasseur. Je le priai aussi-- tôt de noter que, loin de leur conseiller le mensonge, je les poussais à la franchise, au divorce et au 320 LE snnruur nom mariage qui eussent rendu nette une situation équi- voque; qu’au surplus j’agissais dans son intérêt, en ami, la Compagnie des Produits pharmaceutiques ayant ajourné sa décision, sans fixer la date pour une reprise des pourparlers. . — Tu ne m’avais pas dit cela! — gémit—il. Et il leva vers moi sa tlgure rasée, maigre, -embrouillée dans ses cheveux bruns, malgré la cas- quette ii carreaux. Je lui confirmai la mauvaise nou- velle. Ses yeux brillèrent de rage, un instant, puis -s’éteignirent. Il haussa les épaules, et il se résigna comme d’habitude. Je lui représentai qu’il était sérieusement atteint, et sans un sou. Il avait a choisir -entre, d’une part, tous les cataclysmes ou il entraine- rait d’ailleurs sa femme, et, d’autre part, toutes les I délices légitimes offertes par la passion de ma- —dame Hélène. Le dilemme était fort étroit. Il impor- tait de le résoudre promptement. Je crois qu’il eût souhaité s'endormir la, plutôt que de m’entendre davantage. Il fredonna le couplet des sardinieres, en appliquant les paroles a son destin, avec une ironie macabre : · _ Pleurez, pleurez, la belle: Les poissons l`on-o`nt mangé!... Nous abordions au quai de la ville, dans la nuit. Des hommes coururent avec des lanternes. On noua les câbles autour des bornes ferrées. En allant à l’hôtel, M'"" La Revellière et sa bru se louerent de l’excursion, et de ses agréments. Polis pour elles - qui les invitaient, les -Goulven renchérirent de leur mieux. Ce fut aussi la conversation du dîner. Sous une fausse animation de paysagistes exaltés, chacun — LE SERPENT`NOIR 3*21 masqua son angoisse. Il n’y eut que Gilberte et moi pour nous intéresser, le soir, à l’automobile que mon wauman avait amené. J’inspectai dans la cour, les mécanismes; car le véhicule devait, le lendemain, nous transporter, par les campagnes, vers la baie de Douarnenez, au célèbre pardon de Sainte-Anne-La Palue. Durant ce trajet, l’obligation me fut de veiller aux dérapages possibles, de régler la vitesse pendant les montées, et les descentes, d’éviter les Bretonnes aux coiffes coniques, les Bretons en vestes bleu de roi, boutonnés d’or et parés de velours. Je ne pus m’occu- per de mes victimes. · l\<I"‘° Goulven voulut passer par Locronan. Jadis opulente, aujourd’hui déchue de sa richesse, cette cité de tisserands l`attirait. Pour y conduire, la route tourne en labyrinthe tres longtemps, autour d’une montagne boisée. L’automobile rontlait et bourdonnait en montant les côtes. Puis la mer violette apparut, dans le cirque profond qui forme la baie de Douar- Y nenez. Après les prairies et les champs d’avoine entre- coupés de bocages, le chemin redescend, aboutit à la place encadrée de maisons anciennes, cossues, cons- truites en pierres sombres dont les joints blaucs quadrillent symétriquement les façades. Beaucoup de gars hauts sur jambes se rassemblaient, pour la marche ·au pardon, devant le parvis de l’église. J’arrêtai mon véhicule, no,11 loin du puits banal ou les commeres nanœuvraient la chaîne des seaux. La poulie cessa de grincer. Les enfants s`ébahirent à la vue du monstre docile, qu’entoura vite toute une population d’hommes en vestes bleues, de filles en 322 LE snnram Nom tabliers à carreaux, et surmontées de petits bennins. Le docteur nous fit descendre, passer le cintre du porche, sous le donjon du clocher. Mm Goulven nous mena devant le tombeau de saint Ronan. Il dort roide, et les mains jointes, sur une table que supportent six pieuses dames agenouillées dans leurs costumes de chatelaines. Goulven n’ignorait rien de la légende particuliere à ce moine défricheur et laboureur, et nous la récita pertinemment. Tout lui était familier de ce pays, l‘histoire de la prospérité, lorsque les industries mécaniques n’avaient pas supplanté le tissage manuel, et celle de la ruine, lorsque les fabriques avaient vendu les étoffes à meilleur compte, réduit beaucoup le commerce des artisans, désolé les familles laborieuses, dépeuplé cette ville. Seules demeuraient en magnificence l‘église ouvra- gée, la place, l’architecture de quelques rues désertes où le mutisme des paysans avait remplacé les pro- pos malins du négoce, et les discussions du trafic. Je félîcitai notre hôte d’un tel savoir, aiin de per- mettre E1 son amante de rompre un silence par des louanges que justitiaient les miennes. Madame Hélène remercia le docteur avec une effusion imniodérée. Ses yeux, ses sourires décelèrent trop l’excès de son affection. L’épouse s’en aperçut. Son nez se pinça. Elle pâlit sous les taches de rousseur, pendant que nous descendions les marches du pieux édifice en vantant l’architecture harmonieuse et variée des deux porches, des deux façades, l'une basse et légère, au pignon accru d’une fleche svelte, l'autre massive et haute, supportant la tour quadran- gulaire du clocher. M“‘° Goulven me demanda tout a coup: . ‘ LE sunrmvr Nom 323 — Savez—vous pourquoi j’ai voulu cette halte à Locronan? . — Mais, pour nous montrer cette curieuse basi- I lique, cette ville étrange, ces intérieurs luxueux de vrai' style breton que Pon entrevoit par les fenêtres ouvertes au rez—de—chaussée, ces meubles en dentelle · de hêtre qu’0rnent des cuivres parfaits, ce vieillard de qui les longs cheveux blancs et jaunes couvrent les épaules en gilet d’azur... —— D'abord, oui; mais aussi parce que j’étais chargée par Anne-Marie de reciter une dizaine de cha- pelet·'à son intention, devantle tombeau du saint... Incontinent elle m'apprit que la mère de cette ûlle avait dù la venir chercher at Keryannic, ce dimanche même, pour l’emmener. A l'heure ou nous quittions Belle-Ile, Mm Goulven était prévenue déjà de cette séparation. Sans lui certitler la chose, elle l’avait prudemment laissé entendre a la camériste. Anne- Marie ne redoutait rien tant que de retourner dans les étables de Borderune : elle avait supplie sa pro- tectrice d'accomplir ce pèlerinage à son intention. J’exprimai ma tristesse de cet événement, bien qu’il me débarrassât d’une amoureuse un peu gênante, a la fin. _ _ — C’est à cause de v0us·qu’Anne—Marie s’en va, — me déclara M'“° Goulven sévèrement. Je fis l`étonné. Les parents de la pécore avaient ouï ·dire qu’on m’avait vu l’embrasser dans la lande. De là toute la catastrophe — Suis—je si répugnant que mes baisers dégoûtent cette famille rustique? —- m’écriai·je plaisamment. M"‘° Goulven me rabattit le caquet, avec une fer- meté tout inattendue. Elle m’arrêta sur le chemin de 324 LE senruxr nom l’automobile, que déjà regagnaient, en devisant, ses ·cousines et son mari. Sans doute, ayant réfléchi, elle éprouvait le- besoin d’avilir l'instigateur du divorce, pour renforcer les raisons de sa résis- tance. — Savez-vous, — bougonnait—elle, esavez-vous ce que va devenir cette petite demoiselle avenante, si jolie sous les coiffes empesées ‘?... Elle va devenir une mal- heureureuse créature, vêtue de loques,_ chaussée de sabots à clous, souffletée par ses parents, et qu’on enverra travailler dans les confiseries de sardines, pour lui voler son salaire. Treize heures par jour, d’un même geste odieusement machinal, Anne—Marie arrachera les intestins de sept ou huit cents pois? sons... Elle demeurera les pieds dans l’eau, elle s’enrhu- mera, jusqu’à l’heure ou la phtisie la délivrera de ses soufI`rances... Voilà ce que peuvent faire vos baisers, monsieur Guichardot I — Elle a donc pour parents des sauvages?... _ —— Non, des gens pieux, sévères, avares, qui redou- tent l’opiuion des voisins et les remontrances du rec- teur, des âmes endurcies par la peine constante et le travail monotone, des gens rudes pour les autres comme pour eux. J’avais voulu l’enlever à ce milieu, cette petite fille si pres d’être demoiselle. Vous avez détruit mon ouvrage! — J ’en suis désolé... Mais elle ne va pas rester chez. ces brutes-là?... — Jusqu’à vingt et un ans, la loi l’oblige d’y demeurer; et le paysan connaît la loi, surtout quand elle lui assure les salaires de sa ffille... Il la fera. rechercher par les gendarmes, si elle se sauve... D_’ailleurs elle se soumettra, parcefqu`elle n'a pas d’ini-· . LE snurum Nom 325 tiative,parce qu’elle est une jeune âme sans énergie, · docile et peureuse... — La pauvre!... Que voulez-vous?... Moi, n’est-ce pas?... — Taisez-vous! L’amour n'excuse rien., ' —- Il est notre maître! I —· Quand nous ne voulons pas lui résister... — Ceux—là seuls résistent à leurs passions, qui ne les ressentent que faiblement. Les personnes ver- tueuses sont celles qui manquent de sensualité... . — C’est une philosophie commode pour se per- mettre toutes les infamies, en déclinant toutes les responsabilités. ——- Oh! M“‘° Goulven!... Ne nous fàchons pas... Si nous comptons arriver à Sainte—Anne—La Palue avant la messe, il est temps de partir... Excusez-moi... Je la plantai la, faisant demi-tour, et m’élançai sur le siege de direction. Au centre de cette place uni- forme et carrée, elle ne bougeait pas, stupéfaite·de ma désinvolture. Mais je jugeai bon de lui manifester ainsi le dédain que j’ai des querelleurs. La trépidation de la machine amusait les badauds, les morveux, les va-nu—pieds. J’attendis que Mm Goulven se décidat, qu’elle eût fait claquer la portière, pour donner la marche en avant. Par esprit de vengeance, j’impri- mai au véhicule une allure vertigineuse, qui dut · secouer fort ma dévote. Il était bon d’attester alors combien, dans les choses matérielles et morales, je suis, après tout, un maître, celui que les faibles ne persuadent pas cle iléchir à leur niveau. Néanmoins je m’avisai que la bataille allait être rude, et qu’il seyait de tinir vite, sous peine de _ défaite. La promptitude audacieuse, la la minute 19 326 LE ssnrrzivr Nom propice, caractérise mon talent. Je préparai les ar- guments suprêmes. Membre nouveau du corps ro- buste au` service de ma volonté, Vautomobile fran- chissait les espaces de cette Bretagne indolente, étalée vers le sole_il, sous le manteau de ses prairies aux troupeaux lents, de ses bocages immuables, de ses moissons uniformes. Je dépassais en mugissant les hautes carrioles a deux roues chargées de femmes lourdes et d’hommes pensifs. Les brides superflues des coiffes et les rubans multiples des chapeaux s’en- volaient. La rêverie de ces gens tardait a comprendre la vitesse du monstre allant au pardon, comme eux, parmi les piétons soigneux de préserver, contre notre poussiere, les broderies éclatantes des gilets et les velours larges des robes. Il convenait que je fusse, dans la vie de cette province sommeillante, l'éclair bref, rapide et prodigieux qui fait sursauter les cons- ciences. Il fallait que ma parole illuminàt la profonde obscurité des cœurs tapis dans _les poitrines des Goulven et des La Revellière. Je leurs découvrirais leur détresse. Ils apprendraient de moi a se dépasser, a devenir des maîtres en éveil, plutôt que de rester des loirs abrutis par l’engourdissement des « bonnes IHCBUPS ». Et je les emportais, mes disciples, dans lallégresse de notre course formidable, qui retentissait au milieu d’un nuage poudreux. Mon cor beuglait pour l’inad- vertance des flàneurs et des amoureux, Finadvertance de tous les irelons maladroits, ces gaillards en manches de chemise qui, la veste au bras et le para- pluie dans l’aisselle, suivaient les châles bruns ou mauves des filles montrant l’en1pois des jupons par- dessus leurs chevilles épaisses. ‘ LE saaram Nom · 327 _ e Mes roues élastiques brülaient le sol allongé jusqu`à _]a baie palpitant sous les lumières du ciel. L’essor de notre masse enorme épouvantait les conducteurs de calèches. Ils poussaient leurs harîdelles au talus, pendant que s’indignaient les nobles dames a l’abri de leurs ombrelles. Tout notre fracas m'amusait comme la témérité joyeuse de` mon esprit qui bous— culerait bientôt la mollesse de ces petites volontés et de ces petites âmes, ainsi qu’eIle bousoulait les ' cailloux du chemin, et les rejetait aux buissons, aux hêtres penchés sur les fossés, aux petits chênes étron· çonnés sur les bords des prairies, à toutes les créa· tures immobiles que chauffait, que dorait d’ardeur du jour, que fardait la poussière. En longues files, et leurs prêtres rustiques devant, les paroissiens arrivaient de leurs églises, par les ve- nelles. Ils débouchaient des chemins creux, suivaient les sentes dans les ajoncs, aux flancs des collines. Un peuple noir aflluait aux carrefours, comme les _ flots d’un lac_ en houle assaillant les carènes des voitures légères que traînaient les chevaux enfoncés ' jusquïau poitrail dans la foule, et qui semblaient_ plutôt y nager avec effort. Une rumeur immense et marine sourdait partout des feuillages, des haies, des vergers, des pelouses. Les hameaux .criaient, par toutes les fenêtres, la liesse des filles ajustant leurs

  • cornettes, sur leurs figures rondes et douces. Dans `

les pâturages, les bandes se déployaient. Et les ombrelles se bombaient, luisaient au soleil, par—dessus les cous hàlés des ménagères qui portaient la pro- vende au fond de leurs paniers. Des essaims de sémi— ` naristes se hàtaient parmi les ailes de leurs manteaux. _ Des marins alertes et poilus tanguaient, se tenant par 328 LE sauveur Nom le bras el; chantant les refrains de la côte. Bleus et rouges, de petits soldats permissionnaires accompa-`_ guaient des mamans joviales, obèses, troussees. La paresse mentale de cette race regardait le pas- sage des automobiles écarlates et stridentes, chargées de fantômes informes, comme elle eût regardé partir de terre un peloton de corneilles croassantes. Nulle curiosité visible n’exicitait leurs intelligences, quand mon adresse eflleurait, sans l’at|;eindre de mes roues, la procession de ces familles gourdes et vêtues de drap neuf. Soudain le dernier vallon s’ou— vrit sur une plage. Elle etait maâmiûque, rousse, baignée par la mer qui, du large, accourait et se ruait entre deux promontoires. Dans les vibrations de la lumiere fraîche, sur l’espace de sable, vaguait encore une foule noire et nette, comme tracée a la plume par un art humain. Cette masse fourmillante se hàtait aussi _pour se rendre, dans les dunes qu’escaladait notre machine ai la faveur d`une route provisoire. Enfin nous arrivàmes dans le vallon de La Palue. ll s’approfondit, derriere les collines de sables, ai l’abri des tourmentes. Nous pénétrames une foire ou ton- naientles pétards annonçant le triomphe des garçons au jeu de maillet. La braillaient les tenancières des loteries. Les somnambules touraniennes, en cheveux gras, exhibaient, sur le seuil de leurs roulottes, les diplômes scientiliques conquis dans les facultés étran- gères. Les grillades de sardines parfumaient le vent. Mitrées de blanc, parées de superbes moires cramoi- sies ou bleues qui pendaient de leur oreille gauche,les · Bigoudines aux faces chinoises paradaient sous leurs _ cuirasses de broderies jaunes, riaient au matelot qui pinçait leurs vertugadins, croquaient des berlingots, ) . ? _ LE SERPENT Nom 329 massacraient, à coups do pelotes, la noce de marion- nettes flasques en étal le long d’une baraque multico- lore. Les courtes jupes de bure noire voltaient sur les croupes considérables. Maints garçons en costume Watteau houspillaient les douzelles aux larges man- ches. Ils les poussaient sous les tentes oi1l’on débitait du cidre. Ils les asseyaient sur les bancs de bois brut, devant des tables hranlantes, mais garnies de gâteaux jaunes et de miches brunes. Les figures s’épanouis— saient. Les gestes des séducteurs assaillaient les , tailles. Des baisers claquaient sur les joues râpées par les brises salines des grèves. Les orgues de Barbarie psalmodiaient des valses. Les chanteurs proféraient leurs refrains en offrant, a la ionde, les images des complaintes. Du haut_ d’uno estrade, un empereur romain invitait quelques Lorien·taises à pénétrer dans- son théâtre, que gardaient des légionnaires casqués et cuirassés de laiton. Des vestales en maillot de coton rose agitaient leurs mains sales. Ailleurs grondaient les grosses caisses, hnrlaient les musiques. Sous le poids des ûlles chatouilleuses, les chevaux de bois tournoyaient. Tout le camp forain était en efïerves- cence. Les bohémiennes glapissaient. Les photogra- phes discouraient. Des amoureuses se débattaient. Les mâles ricanaient et coudoyaient. Les arrivants dételaient leurs bêtes, et les emmenaient a la longe vers des herbages, parmi la cohue amicale qui cares- sait les garrots des pouliches blondes. Cette fièvre saine et franche m’exalta. Tous les instincts piaffaient. Déjà tîtubaient des ivrognes. Déja se cachaient les couples derrière les voitures remisées, leurs bran- > cards au ciel. Les couleurs et les sonorités brutales donnaient l’assaut a mes yeux, à me narines, a mes ` ` \ 330 LE sauveur Noni — oreilles étourdies. La liesse de ce peuple gagnait mes .sens, éblouissait ma sagesse. — Voyez donc! —criai-je à mes amis, — voyez ' comme vivent ici vos Bretons! Ce ne sont plus des caniches doucereux et importuns, mais des bêtes ` ardentes, grossières, opiniâtres et lutteuses. A la— bonne heure! Voilà des'hommes et des femmes, sans dégoût de leur vérité. Hein, Goulven‘?... Allons, lance-toi aussi parmi les couleurs de ces moires écla- tantes qui volent à l’0reille des Bigoudines, dans les odeurs de ces fritures, dans les sons` de ces musi- ques féroces faites pour exalter les énergies du crime même. — QMais où donc est l’église"? — interrompit Mm°Goulven. · L’édiûce de Sainte·Anne émergeait à peine au milieu du campement de fête, entre les milliers de tapissières boueuses, de tilburys crottés, de calèches dépenail· lées, de véhicules disparates enchevètrès là, comme durent s’accoter, jadis, les grands chariots, aux heures de halte, pendant les migrations celtiques en route depuis les steppes d’Asie jusque vers les forêts de la Germanie et les rivagesde l’Océan. L’architecture basse ne dépassait guère les faîtes des tentes, ni les limons levés des voitures. Quelques arbres mas- ' quaient aussi le toit. Seul le clocher à jour pointait dans le ciel, avec son pinacle fluet, dont les cloches en branle ne couvraient plus les vacarmes de la terre. .· Nous fûmes dans l’enceinte qui clôt le jardin sacré. Sur les marches du vieux calvaire, des paysannes s’étageaient. Au bout de ses bras, la croix de pierre arborait les statuettes de saints personnagesverdis et moussus comme la Vierge centrale qui conservait LE sàarnmr nom .334 sur ses genoux le corps menu du Crucifîé. Pieds nus, nu-tête et la mine farouche, des pèlerins tour- naient, le nombre de fois prescrit par leur vœu. Sous les chapeaux ronds et sous les petits hennins, de pieux visages vénéraient les effigies anciennes. On suivait ceux qui entraient sous la longue voute fraîchement .crépie de l’église, et qui s’agenouillaient devant la chapelle honorée par les panoplies de béquilles, par . les petites jambes de plâtre en ea: veto, par les modèles de navires, les médailles, les flots de rubans .déteints. Au sortir du sanctuaire, Mm Goulven, inexorable, retrouva son sujet de dispute. Elle me dit qu’elle avait prié pour que je fusse équitable envers Anne·Marie. Vainement je tentai de rejoindre le docteur et Gilberte. Esclaves de la manie photographique, ils gravissaient la pente du vallon où s’installaient dans l’herbe plu- sieurs compagnies de mangeurs pittoresques. Ces dames La Bevellière se gourmandaient. La discrétion j .me contraignit à ne pas les obséder. Force me fut d’ouïr la plaignante. Délibérément, elle m'agrippa la manche. Je dédaignai de recourir a la dérobade, -par crainte de paraître lâche et inferieur devant la menace d’explication. ·- Voyons, monsieur Guichardot: -— commença- t—elle sur un ton de logique raisonnable et fran- che, - vous reconnaîtrez bien que vous avez débau- che cette petite fille ‘I Je protestai qu’elle était au courant des jeux de l’amour. · · — Pensez—v0us me prouver qu’elle vous a séduit?... — Ses yeux consentaient, lorsque ses lèvres refu- saient.._.· — Je la connais bien. Vous ne me ferez pas entendre qu’elle était vicieuse.

— Vicieuse, non. Mais soumise aux forces de la nature qui pousse toute adolescente à l’amour, père des races et des peuples... Écoutez rire celles qu’on courtise derrière ces tombereaux... Écoutez...

— Vous avez corrompu une créature innocente…

— Vous avez a jamais gâché une existence, et condamné cette malheureuse a la maladie, peut—être a la mort.

- Oh! oh!... Mettons que j’ai commis un crime affreux... Et puis... voilà!

·- L’impatience me gagnait. Je prononçai vivement ces derniers mots, malgré mon air affable. M’“° Goulven regimba, e_t le prit d’assez haut. Elle m’invita sur-le-champ à recueillir la pécore, a la faire instruire dans un bon couvent. _

— Vous rèvez. chere madame!... Moi, Guichardot, adopter votre petite bonne ‘?... Ah! la la! ""’”

— Vous préférez la tuer.

—— Ce i1`est pas moi qui la tuerai, mais ses parents.

— Vous n’aimez donc pas Anne-Marie?

— Tenez, chère madame, voici vingt-cinq louis pour elle. Placez-lui cette somme à la caisse d’épargue... Je n’ai jamais donné autant.

Je tirai mon portefeuille. Elle arrêta mon geste, en protestant qu`elle ne se chargeait point de ces commissions—la, et qu’elle me tiendrait pour un méchant homme si je ne réparais ma faute.

Stupéfait de cette audace, je me regardais, moi, mon complet de drap gris, mes bottines de daim gris, `mes ’gants blancs, ma canne de jonc mâle. Avais—je la figure d’un jobard qui adopte les rinceuses de pots—de-chambre? Cette maigre apôtre, aux LE SERPENT Nom 333 lèvres tremblantes de colère, aux yeux tout a coup pointus, m’exaspérait. ' ——·- Anne—Marie s’est plu. tout autant que moi, à notre espièglerie. Je ne lui dois rien qu’un souvenir de gratitude. _ — L’enjeu n’était pas le même... Son fiancé la repoussera... C’est une vie perdue... Et moi, j’avais charge d’àme. .le_suis responsable de ce qui arrive dans ma maison... C’est moi que vous desobligez, en n’y prenant pas garde. ‘ La maigre personne se dressait sur ses ergots. Elle tendait dans un élan bizarre son corps etique, habillé de toile brune. Je la calmai : -— Quel rigorisme, chère madame!... Ne savez- vous pas que tout est permis en amour? . —— Est—ce l’amour, ce qui prend tout, et ne donne rien?... — Pardon : j’offre cinq cents francs... La-dessus, M"‘° G-oulven se détourna. Nous mon tàmes la pente en silence, quelques minutes, et ' rattrapàmes Gilberte, Elle Iixait sur la plaque son- sible une famille accroupie devant les paniers ou- É verts, et qui taillait les miches, debouchait les litres, tranchait le morceau de lard froid, etalait le beurre sur les tartines. Meurtries par la longue route, les paysannes`avaient ôté leurs chaussures. Leurs gros pieds en bas de tricot noir se délassaient. Sous la blancheur des coiffes au soleil, leurs visages tannés, ridés, déformés, se déûèrent dc cette petite ülle en pagne rouge qui violait l’i'ncognito de leurs personnes. Nous apercevions tout le creux du pays fertile;` carrelé de champs murs, de gras pâturages, de bosquets et de fermes, ou fourmillait un peuple 19. 334 LE sEm>EN·r Nom sombre. Il se massait vers la modeste église, centre du vallon tout retentissant de musiques barbares, de pétards enflammés, de cris charretiers, d‘appe1s et de cantiques· Dix mille Bretons se pressaient la. Plus loin, on cuisinait autour de bivouacs, sur la lande. On mangeait par groupes, en attendant l’heure de la procession. Des oriflammes, voltigeant à plu- —_ sieurs mâts, jalonnaient son itinéraire prochain. Nous escaladàmes la crête des dunes, qui sépare le pays et la mer. Je m’empressai d’y rejoindre madame Hélène, et de lui faire comparer les flots liquides du golfe aux flots humains de la vallée. Thème propice a sa faconde. Ainsi j’échappai momentané- ment aux remontrances de la vertu. L°aversion gran- dissait entre les cousines: il suffisait que j’appro- chasse la veuve pour que l’épouse s’écartât, Soigneux de fuir toute conversation intime, soit avec son amante, soit avec moi, le docteur obéissait aux . lâches appréhensions de son caractère. Il se refusait ` a faire souffrir sa femme en causant avec madame Hé- lène, et celle—ci en amadouant celle-là. Sous prétexte de photographie, il demeurait entre Gilberte et lllm La Bevellière. Si, par hasard, madame Hélèno‘se mêlait de leurs travaux, il se hàtait de faire venir l’épouse pour qu’elle prodiguàt ses avis, et ne se crut pas exclue de l’entrain général. Cette diplomatie leur valait beaucoup de vicissitudes. Lui m’évitait ostensi- blement, par crainte que je ne Pobligeasse encore a la franchise. Mon wattmzm apporta la corbeille du déjeu- ner. Nous nous couchàmes sur les jeunes ajoncs. ` Après la baie violette étendue entre ses collines bleuàtres, brillait, vers l’horizon, un océan de lumière intense, pareille à celle du firmament courbé sur | - LE sunrsur Nom '335 nos têtes et sur la foule tout écumeuse de ses coiffes blanches, au fond de la campagne riante. Midi, ses splendeurs nous prêtèrent heureusement les motifs de propos esthétiques, gràce auxquels nous dissi- mulâmes, chacun, l’essentiel de nos préoccupations. Le reproche de M'" Goulven ne laissait pas de nuire à mes desseins. Cela me plaçait dans une situa- tion difficile pour la convertir au divorce. A ses yeux. j’étais un coupable, un égoïste, un immoral, une _ canaille. C’étaient là de fàcheuses épithètes a l’heure ` de m’assurer une influence sur l’esprit de la dévote. Je me fusse exercé en catimini à fortifier des argu- _ ments contre son amour jaloux et propriétaire, si la succulence d’un pâté de poisson n’eut alors accaparé l’attention exclusive de mon esprit qui ne néglige, en aucun cas, d’analyser les sensations gustatives, de les commenter, de les graver dans ma mémoire. Le sau- terne mérita le même honneur. En sorte que je fus presque surpris lorsque madame Hélène nous annonça les vêpres. Elle était un peu grise d’avoir, en buvant, loué les teintes de la mer, ls. clarté du pays, le mouvement des · hommes. Trop fréquemment, elle posait des regards langoureux sur le docteur qui démontrait à Gilberte la signification d’une légende. Nous nous levàmes. Les cloches sonnaient au creux de la vallée, Bientôt défilerait la procession parmi ce grouillement de Bre- tons, les uns recueillis, les autres exaltés. Nous redescendîmes a la foire. J oueuses, les Bigou- .-dines y régnaient. Leurs figuressaures, épanouies, riaient sous la petite mitre. Azur,.verts ou cramoisis, les beaux rubans se froissaient à leur oreille gauche. · Leur cortège de gars, de matelots. et de soldats se 336 LE sunrnivr Nom bousculait entre les baraques ou- glapissaient les vendeuses de babioles. Une poussiere rousse noyait la rue du camp forain. Les cymbales vibraient. L’em— pereur romain hurlait, sur l’estrade, devant ses vestales en maillots de coton rose. Déciderait—il au spectacle de la tragédie ces imaginations en travail sous la tiare noire de, Pontivy, sous la capuche de percale lorientaise, sous les diademes et les brides recercelées de Pont-Aven? Pierrots noirs à boutons d`argent, les Bigoudins s’extasiaient avec les garçons de Pontivy _qui ont des vestes de drap blanc, souta— chées de velours. Pour eux tournaient en grinçant les grandes roues polychromes des loteries. Pour eux éclatait le pétard ûxé en haut de la perche, quand un colosse avait d'un coup de maillet furieux, fait bondir, jusqu’à la pointe, le poids de métal. Les sons des cloches pieuses s’unissaient aux boniments des som- nambules, aux roulements du tambour. Des rustres piétinaient en mâchant des croûtons de pain bis. Une odeur de fauves, d’encens et de friture animait l’air barbare. —- Remarquez encore — disait madame Hélène - ‘comme les anciennes mœurs persistent merveilleuse- ment sur cette terre d’élection. Ne se croirait-on pas au temps ou la fête de l’Asne et son carnaval se déployaient dans l’église, avec ses fous, ses ribaudes, ses diables et ses personnes bibliques, pour se termi- ner par la représentation d'un mystere et d’une farce, sous le porche lithurgique, la nef servant de coulisses- aux comédiens d’occasion‘?... Voici la même chose, Ces baraques se sont dressées contre le mur de l’abside; et la foule mêle au mysticisme de sa piété ertaine le contentement de ses instincts assouvis. ‘ LE SERPEM Nom 337 Hein, docteur, qu’il fait bon revivre les heures chères a nos ancêtres, avant que l'odieux protestantisme _ eût contraint a l’hypocrisie leurs libres âmes celtes et latines? Ce qu’ils nous ont transmis d’eux, avec leur sève, cela se souvient en nous-·mêmes, et se délecte à reconnaître les bonheurs d’autrefois. Mon sang chante, mon cerveau s’exalte, mes os tressaillent de plaisir, comme ceux d’une bourgeoise ai l’ép0que de Charles VII. J’ai envie de rire, de danser, d’aimer et de prier, tout ensemble. Sur cette terre de Bretagne, j’ai multiplié singulièrement ma vie avec toutes les vies aïeules qui la conçurent et la formerent... Ah! j`avais faim d’autrefois. Et vous? Sa belle—mere et M m° Goulven répondirent par une moue. Celle—ci regretta le mélange de plaisirs grossiers à la dévotion. Voltairienne, M"*° La Revellière blâme l'union de la licence et du « fanatisme ». Quant au docteur, en quelques mots timides, il approuva tout.» Je fus seul à renchérir avec un peu de fièvre. D’ailleurs, la brutalité de cette foule, dénuée d’ironie pour ses instincts, m’enchantait. La jeune veuve eût dure- ment ressenti l’impress'i0n de solitude spirituelle et d’l1ostilité ambiante, si les volées de cloches n’eussent appelé tout le peuple à l‘a bénédiction des prêtres. Il nous bouscula vers la porte de la chapelle. Déjà les ` bannières de velours et d’orfroi se balançaient parg dessus le cortège qui serpentait dans un lac de foules grouillantes et murmurantes. La Vierge, sur son panneau d’argent, saint Joseph, sur son panneau de pourpre, et toutes les images sacrées s’avancèrent. Madame Hélène croyait y voir les visages réels de - ce long corps collectif rampant et psalmodiant des cantiques. En robes d’azur et d’argent, les fermières 338 LE sanrum mom cossues de la paroisse ouvraient la marche. L`une portait la banniere, d’autres leurs parapluies fermes devant leurs tabliers de satin vert a fleurs d’or. Six _ soutenaient, sur leurs épaules de velours clair, les brancards de la civière et du dais à panaches. De la, sainte Anne et sa disciple bénissaient, par un geste héraldique, de jolies touristes en costumes de casino. Les manteaux blancs des dominicaines, les surplis du clergé, les vestes bleues des marguilliers rayonnèrent sous le soleil qui diminuait l’écIat des —cierges innombrables aux mains des pieuses gens. Par·centaines, des garçons se ruaient hors de la chapelle. Ils repoussèrent des filles enveloppées de longs châles marronsjmauves ou roses. Leur bande se dilata, refoula les haies des assistants. Du poing. du coude, avec des faces de colère sourde, ils se frayaient passage afin de rattraper la tête de la pro- · cession, afin de marcher au niveau de la Sainte. Leur ··élan déterminait la multitude qui s'élança, froissa les moires vertes ou cramoisies des Bigoudines. Les pierrots noirs se démenèrent, sauvant de la presse leurs chapeaux à cinq velours. Les mères protégeaient leurs nourrissons contre des matelots unis qui enfonçaient la masse, de coin et d'ensemble, comme a la manœuvre. Des cris de douleur, parmi les cantiques, violaient le vent salin. Les tiares de Pontivy sombraient au fort de la bagarre fervente. Le peuple fleurait encore la friture de la foire. Il se précipitait, mystique, fou, pour respirer l’atmosphère divine émanée des bannières et de la chasse. Les amants s'oubliaient. Les mères et les enfants se perdaient. Tout le vallon se soulevait avec sa surface de vic ` bouillonnante, ses tourbillons de Bigoudines multi1.:2: sanrniw Nom 339 colores, ses remous de marins acharnés, ses pierrots noirs aux crânes `tondus, son écume de hennins cornus, de coiffes coniques ou rondes, de brides roides ou volantes. La houle d’une marée furieuse envahissait les hauteurs des collines. Elle nous charriait aussi, dans ce torrent d’humanité en désir du ciel, On allait vers le ûrmament par les pentes immergées sous les flots de pèlerins. Ils atteignirent la crête des dunes, en élevant une vague de dévots, et·.lean Goulven · dont se prolila dans l’éther, la silhouette svelte, nerveuse, creusée. La brise secoua ses mèches plates. Il avait son chapeau contre son cœur. La chair émue de son amante contenait mal lenthousiasme que lui transmettaient, depuis le matin, l’agitation de cette multitude radieuse, l’ardeur de cette jeunesse en rut, l’excitation mystique de ces dix mille âmes agglomérées dans un essor d’extase et de foi. Je sentais contre ma manche vibrer les nerfs du corps merveilleux, se crisper les mains étroites de la veuve. Les couleurs de la saine ani- mation, et les pâleurs des sensations violentes trans- üguraient sans cesse cette belle face couronnée d’algues sombres. Maintenant son être se tendait vers l’homme qu`elle adorait, et qui sembla monter dans le ciel, au sommet de la foule, par-dessus les lumieres des cierges. Alors la fmer nous apparut, ses eaux violettes, der- ·rie1·e quatre étages de flots croulants. Le peuple et Pélément se contemplèrent. Leurs rumeurs infinies se répondirent à travers les dunes et la plage. La face océanique de Dieu regardait l’emotion de ses üdeles. ' Ce fut une minute singulière et sublime... [ — Voilà — disais-je à notre superbe amie- un ins~ 340 LE SERPENT Nom tant d’énergie_humaine, de véritable énergie. Tout ce peuple cherche ai se dépasser, par le désir de son Messie. Et il piétine les faibles, il écarte les chétifs, il rejette les malingres, afin que les forts s’enivrent de la vue de cette châsse et de cette mer, comme ils se sont enivrés tout a l’heure dans le libre exercice de leurs appétits... · -—Oui, — répondait-elle essoufllée par l’adniira— tion, - oui...,Voilà les moments queje préfère vivre, saisie par le désir d`une' nation, et qui devient mon propre désir, ma propre ferveur. Mon but, c`est d’exis- ter le plus. Eli bien, depuis que j‘erre en Bretagne, ma vie s’est doublée. Ici j'éprouve les sensations du passé comme j’éprouve à Paris les sensations du présent. Les évocations de l"histoire surgissent par- tout, s’incorporent aux créatures. Ce qui n’était _ jusqu’alors, en mon cerveau, que lettres et images, se transforme en personnes tangibles, en pays réels. Et l’âme du docteur, non plus, n’est pas confinée dans notre époque. Par son caractère de race, il appartient au passé. Par ses connaissances et par son intelligente inquiétude, il appartient à l‘avenir. ll est en dehors du temps. Il n‘est pas bloque, lui, comme la plupart, dans l’époque. Vous, par exemple, vous n’êtes que de votre génération. Lui, il est de tous les temps. Il est avant nous, quand la religion le recon- quiert comme à. cette heure. Il est apres nous, quand son génie prépare les nouvelles vérités de la science. ll est comme éternel, lui!... Elle débita ces folies sur un ton presque agressif, et qui ne souffrait pas la contradiction. Je nie con- tentai de sourire, puis de guider ses pas dans l’avalan- che du peuple qui, maintenant, abandonnait la crête LE sr;nrsN·r NOIR` 341 des dunes et redescendait vers la chapelle,·à la suite de la châsse. Soudain elle s’écria : — Où donc est—il?... Je ne le vois plus... Ah! si, le voilà. Sa femme l’a repris... Dieu! que j’ai peur de le perdre... Vous nfaiderez à ne pas le perdre, dites, monsieur Guichardot? Elle sanglota presque, comme une écoliere sup- pliante. Je lui promis la victoire, autant que me le per- mirent les bruits et les bousculades. Enfin nous pùmes nous jucher sur le-mur bas quiclôture le jardin sacre. La procession rentrait. Sous la chasse, petite église d’or, que haussaient, devant la porte, quatre gaillards · de Locronan, les fidèles détilèrent. Toutes les 'mains osseuses des vieillards, toutes les mains calleuses des laboureurs, toutes les mains rouges des lavandières; toutes les mains bossuées, tailladées, goudronnées des marins, toutes les mains touchaient la frange verte, qui pendait de la châsse. Ensuite elles faisaient le signe de la croix, quand se courbaient les tetes pour s’introduire dans l’ombre illuminée de la chapelle. M“‘“ Goulven et son mari passèrent à leur tour. Ils effleurèrent aussi la frange de miracle, et s’enfonce- rent dans l’obscur. Le chant des vêpres s’exalta. ·— Vous voyez, - murmura madame Hélène, — vous voyez : elle l’a reoonquis... — Quoi donc ‘?... - interrogea Gilberte. " Elle croyait que sa mère m’expliquait un détail sym- bolique de la procession. Des lors l’enfant fut témé- raire et insupportable. Ses facéties enchantérent son aïeule. Nous dûmes les approuver par nos réparties comme par nos louanlges, jusqu’a ce que les Goulven . nous eussent rejoints près- de l’automobile. X Nous démarrâmes aussitôt. Le docteur avait appris des pêcheurs que le vent du nord-ouest se levait, qu’il se développerait la nuit, et que la tempête ferait rage probablement. Nous projetions d’essister à ses magniûcences, sur la pointe du Raz. Nous allàmes vers Audierne entre la mer violette de la baie et les buissons dorés, empourprés par le couchant qui colora la bacchanale des Bretons en bandes sur les routes. _ Le docteur parlait seulement de choses scientifi- ques oupittoresques. Assis dans la voiture à. côté de sa femme, il s’efforça de maintenir la conversation sur les thèmes les moins propresà contenter les sentiments de son amoureuse.,J’activai la marche, et nous parvîn- · ' mes a l’auberge sans autre incident. Mais je n’avais pas gagné un point durant cette fâcheuse journée. Or la réussite de mon plan exigeait de la prompti- tude. M°‘° Goulven pouvait être persuadée en quel- ques heures de pathétisme, parce qu’e1le jugcrait son sacrifice digne de ses plus hautes rêveries. A ressas’LE _sEm>En·r Nom 343 ser les arguments, à discuter les détails, à riposter, à · se défendre, a renouveler les attaques, à pleurer, à se lamenter, à supplier et à raisonner, tout l’élan néces- saire pourle belhéroïsme de la détermination s’anéan— tissait. Trop de loisir avait été laissé à la réflexion, depuis la promenade dans Concarneau. Je me repro- chai d’avoir fui les blâmes du matin. Peut-être au cours de la querelle, aurais—je pu faire triompher mon insidieuse dialectique". L’ai1tomobile nous amena, le lendemain, a la pointe du Baz. Glauque et blanche, la mer y char- riait des pays d’écumes, et moussait contre les récifs. 4 De ses vapeurs, elle cachait l’ile de Sein, voilait l’îlot qui, par-devant le cap, élève un phare annonciateur des périls. Le vent nous battait de ses rafales sif- flantes. Il nous collait contre les hautes roches du chaos que nous explorions prudemment, derrière un guide. Vers nous l’0cean projetait d'en bas ses hydres .échevelées, furibondes, qui retombaient en ruisse- lant au fond des gouiïres pleins de vagues rageuses. De bloc en bloc, nous cheminions dans ce lieu sinistre. Enfer stérile, désert de granit concasse qui, de ses cimes, cache le ciel même. La neige jaunâtre des embruns volait sur nous. Un pic abrupt obstruait _ l’espace. Nous nous semblions minuscules et chétifs ` dans cette "montagne eboulée jusqu’aux hurlements des flots. Leur cavalerie s`élançait, à droite; en longues lignes bondissantes, dans la baie des Tré— passés, courbe solitaire et morne, comme il sied à_ Fendroit ou le courant colporte les cadavres des naufrages. Les fracas des cascades surgies, et les mugissements de la bourrasque étouffaient nos ap· pels, nos propos. 344- LE snnmzxr miâ Apres dix minutes de descente, par des gradins iuformcs et branlants, M"‘° La Revellière n’en pouvait plus. On fit baltedans un creux. A nos pieds, le flux se ruait vers unelarge et haute faille qui perce ajour la masse de la falaise. Gilberte se moqua du promontoire voisin : il a le profil exact dun moine couché, les pieds sur la mer, et le capuchon rabattu. Elle voulut manœuvrer sa jumelle photographique, et. avec le docteur, s’éloigna. Géant doux, naïf, le guide renseignait madame Hélène sur les Korrigans, sur les filles d’Ys qui fréquentent, a ce qu’il avoua, ces parages. Assurantnson béret, il emmena la voya- geuse pour lui montrer l’abîme dans lequel aiment se jouer ces êtres surnaturels. Malgré sa fatigue, M“‘° La Ptéveillère, curieuse comme une poule, les_ acconipagna. Des que je fus seul avec Mm Goul- ven, elle me demanda si j’avais convenablement songé au sort d‘Anne—Marie. Je m’en tins ai promettre mille francs, somme excessive, mais que la devote refuserait certainement. Je pouvais donc faire le géné- reux. ` — Mille francs, c’est peu de chose pour vous. Sa vie, c'est tout ce qu`Anne·Marie possede. Sans doute elle mourra, si, par votre faute, ses parents la ren- voientà la sardinerie. Et vous vous acquitteriez de cette dette moyennant mille francs? Vous feriez un bon marché ! Ah 1 ce que vous appelez l’amour n’est que le plus laid des égoïsines. ` ` — Je le crois aussi, -—-` répondis-je. —— L’amour n’a jamais été qu’un égoïsme ardent chezlès hommes aussi bien que chez les femmes. —- Je pensais que l’amour consistait dans le sacri- tice de soi pour le bonheur de l’autre. I te siaizricnr Nom 345 —- La bonne blague, chère madame, oh! la bonne blague !... L’amour n’exige-t-il pas d’ordinaire la fidé- I lité? N’est—il pas jaloux, donc accapareur, proprié- taire, assassin, si j’ose dire! C’est un maitre dur qui tue l’esclave fugitif l Voyez plutôt les faits divers des journaux. Entre nous c’est un assez ignoble senti- ment, quoi qu’en aient écrit les poètes,. J'insistai de la sorte,lui démontrant, avec exemples ai l’appui, que l‘amour assure l’esclavage des carac- tères faibles au bénéfice des caractères vigoureux. Les mœurs et les lois ne permettent—ils pas a l’amant ou à l’amante, al’époux ou a l’épouse, de se massacrer selon les caprices de leurs colères M*“° Goulven m'écoutait. Je pus conduire sa- vamment la digression vers mes fins. Sans _avoir_ l’air d’y viser, affectant au contraire le ton d’un scep- . ticisme débonnaire et las, j`élargis le débat jusque vers la sociologie des passions. De cette hauteur, je comptais bien revenir ensuite au cas particulier du divorce Goulven. Et mon interlocutrice ne devinait-' pas encore. Impartiale, elle prêtait toute son atten- tion a ce qu`elle estimait être la défense de mon propre cas. Au reste, je ménageai la transition. Je lui retraçai lhistoire du malheureux qui, mourant de faim, assomme malencontreusement celui qu’i\ détrousse afin de manger. On coupe le cou de ce fâcheux, acculé cependant par la malfaisance sociale au dilemme de mourir ou méfaire. D’autre part, si, désireux uniquement d’afiirnier mon pouvoir morai sur un être passif, sur ma maîtresse d`hier, Annei Marie, je la tue en invoquant le prétexte de jalousie, le jury nfacquîtte, le public m’excuse, le mondeime pardonne et m'accuei|le. Pourtant, la nécessité de satisfaire un absurde amour-propre au moyen du crime passionnel est moins urgente. que celle de nourrir un corps ravagé par la misère, fût-ce au moyen d’un meurtre. N’est-ce pas?... Mais l’opinion accorde son indulgence a l’affreux égoïsme de l’amour, a tous ses forfaits. J’ai connu un Anglais satanique à la maniere de Poë. Longtemps, il servit dans les troupes de la Reine, aux Indes et au Soudan. Des rebelles bindous -et nègres, il en a décimé, là-bas, à foison. Malade, il dut abandonner son régiment. Mais il a conserve la manie du·meurtre.‘ Comment faire pour ne pas encourir la sévérité des lois européennes ?... C’est facile. Il égorge successivement toutes ses maîtresses, après avoir introduit dans leur intimité de jolis garçons qui ne manquent pas de les séduire. On l’a condamné, sous des noms différents, à des peines dérisoires, et même acquitté, dans les prétoires de Paris, de Berlin, de Rome, de Séville, de Milan, de Budapesth. Sauf deux fois, les chefs d’Etat l’ont gracié. Sans trop de dommage, il assouvit les délires de sa névrose. Les mœurs de tous les pays admettent le droit d’exterminer qui l’on aime. Ainsi le consentement universel excuse l`égoïsme de l’amour poussé à l’extrême jusqn’au besoin normal d’assassinat.

Mme Goulven secoua la tête, et déclara que ces horreurs étaient le résultat de la débauche, non de l’amour.

— Deux noms pour la même chose, — ripostai-je;

— n’importe !...

Malicieusement, je la regardais dans les yeux, certain de tenter le suprême assaut de ses meilleures certitudes : ' LE ssarnm Nom 34'î· - Vous pensez, vous—méme, aimer votre mari, n’est—ce pas ? __ ` — J’en suis sûre... Allez-vous dire que je suis une égoïste et une barbare?... _ — Oui,... oui... ' Elle eut un haut-le-corps et se mit a rire, de ses dents gâtées : —— Vous êtes hardî... du moins! ' Soudain, elle comprit que la question capitale se posait encore. Tout son être menu se tendit, pour la résistance douloureuse, dans la pauvre robe. Elle vit, ( à. la ronde, les vapeurs de _l’horizon sinistre, le ciel informe, sombre et mobile, les espaces de la mer " blanche· et verte se ruant aux récifs noirâtres, aux chaos de la côte, les coifîant partout de cascades tumultueuses. Nul secours ne lui pouvait venir de cette désolation tragique. Les dames La Revelliére avaient disparu dans le trou des Korrigans, derrière _ l_e guide. Gilberte et le docteur étaient loin, a la base du pic iinal, et fort actifs autour du trépied. sur lequel ils vissaient leur plus gros appareil. A part la grand’mere, les gens ne- lui étaient pas moins _ ennemis que moi-même.Plutôt lui pouvais-je paraître en quelque sorte désintéressé _: un simple dilettante du mal, presque nécessaire dans ce décor de blocs- éboulés, de flots furieux et aboyants, d`inüni, livide au ciel, glauque sur la mer, de veut brutal qui nous crachait a laface ses embruns tièdes, et qui rem- plissait nos oreilles de longues plaintes lugubres. — Voici, — dis—je, — un homme, Jean Goulven, à qui vous reconnaissez une grande valeur intellec-· tuelle, du génie?... - -— Franchement, oui... _ 348 LE ssnrsm Nom - Vous savez que ses découvertes peuvent, selon vos propres expressions, sauver mille et mille vies... Que lui manqueÃt—il pour mener a leurs lins les ex- périences encore indispensables? ll lui manque la santé. Le typhus laisse dans l’économie des traces funestes. Chaque jour Goulven s’anémie. Il peut s’é- tioler davantage. Déja n’est-il pas obligé de stimuler son cœur en usant de la strychnine? Vous xfignorez pas les dangers .de ce remede violent. Pour qu’il l’ait choisi, c`est qu’il se croit atteint. Ne redoutez-vous pas qu`iI ne perde ce qui lui reste de forces, et qu`il ne soit contraint au repos absolu?... - Mais qui vous a dit cela? -—·s’écria-t-elle, la face morte, et les yeux hagards, en joignant les mains. · — Lui-même... -ç Lui—mêine! Attcrrée, les lèvres sèches, un rictus de souffrance aux narines et àlabouche, elle tourna la tête vers les convulsions tragiques de la mer, vers les îlots qui disparaissaient parfois derrière les bonds des grosses lames blafardes. . — Comment! — lis-je._ — No vous a—t—il pas laissé comprendre son état?... Non?... non!... Alors j'ai commis une indiscrétion. Je pensais que cette menace du sort n’était pas ignorée de vous. — Je me doutais seulement!... - gémit-elle, inca- pable de soustraire son regard au spectacle de l`Océan. Il mo sembla que je devenais odieux en insistant. Je lui dis que j’exagérais selon les besoins de ma démonstration, que j’exagérais beaucoup. Si elle m’en sul gré, ce ne la rassura guère. Elle s’assit u sur le roc, et me demanda quel était le traito, LE stsarewir Nora “ 349 ment efficace de l’épuisement physiologique. J’énu- mérai : cessation de tout travail pendant une année au moins, absence de préoccupations, cure d’altitude. ` — Et vous me jugez égoïste, — ricana—t—elle, — parce que je ne puis découvrir les sommes indispen- « sables a ce traitement!.:. Voilà pourquoi vous me 'jugez égoïste! · ` Je me récriai. Elle hocha sa tete chétive et ses cheveux ternes. Ses maigres épaules frémissaient. Elle étreignit, entre ses mains fébriles, ses deux genoux. Cependant j’annonçai le refus de ma Compagnie. Je ne crus pas devoir taire 1`avis des administrateurs qui apprehendaient une maladie plus grave de Jean Goulven, et _l’intcrruption de ses recherches. Enfin je lui retirai toute envie de puiser a ma bourse, en l’initiant à mes difficultés pécuniaires. ——· Alors, —< pleura—t—elle, — rien_ n’est plus Et tenter? , ‘ Cette fois, elle mé- regardait en face. Des larmes noyaient ses pupilles grises, sans déborder. Elle se mordit les levres pour étouffer un gémissement. Ses bras mollirent. Tous les traits de sa face s’abaissè- rent vers le menton. Elle était rendue. .]’en pro- litai 1 ` " ` · — Que n’obtenez-vous,`·— insinuai—je perfidement, —l’aide de votre cousine. Elle me semble disposée ai secourir _votre mari. Intelligente, elle apprécie la valeur de pareilles`études... Et puis elle espere res- serrer les liens de votre affection mutuelle afin que se prolonge la bonne influence du docteur sur Gil- berte... , - Oh ! j’en suis certaine! — bégaya Mm Goulven, étranglée. ` 20 350 LE sauveur noni — Eh bien, alors?... Madame Hélène m’a prié· de · vous faire cette ouverture... — Ah! elle vous a prié..., vous!... C’est abomi- minable..., c’est abominable! — proféra l’épouse en- tre deux sanglots. _ ¤ Avec son mouchoir elle s’essuya les paupières, et demeura le visage cache. -— Je comprends. .à — risquai-je sur le ton le plus amical; —- vous craignez pour la paix de votre mé- nage. ' —— Jean refuserait, — dit-elle. —-· Il devine tr op ce que cette femme veutpour leur péché!... Le petit- iils de l'amiral Goulven n’acceptera jamais l’arge nt d’une femme, dans de telles conditions... Ni lui, ni moi. * — Évidemment". Vos caractères..., les traditions de votre famille... Tout s’oppose... Je n’approuve pas, mais je comprends. — Apres tout, l`honneur vaut mieux que la vie! —- declama-t-elle plus fort que le mugissement du flux. _ — Euh! euh! —- fis-je dédaigneux, — c’est une opinion..., une bonne vieille opinion... N’oubliez pas que l'offre de votre cousine est surtout déterminée par le vif et sinceredésir de rvoir Gilberte se fortifier Pesprit, gràce aux enseignements du docteur... — Oh! un autre sentiment l’anime aussi!... —- Je ne le nierai pas; mais son amour maternel la guide autant.- Elle a de la clairvoyance quand il s’agit de sa lille, beaucoup de clairvoyance. En offrant ses services aujourdhui, elle vise loin... Vous sai- sissez. La découverte de votre mari Fenrichira consi- dérablement. s’il arrive au bout de ses peines. Puisque I 1 LE sicnrmivr Nom 351 vous n accepteriez l'argent que sous forme de com- mandite, les prêteurs, un jour, encaisseront. De plus, vous n’avez pas d’enfants ni de parents proches. Gil- berte héritera de vous...Nous sommes tous mortels... Im aginez aussi que Goulven vous survive...Votre cou- sin e est veuve... Hésiteraient-ils beaucoup as’unir?... * Hein?... - — Faut-il que je meure tout de suite..., s’il vous plait? Non?... C/est heureux... Nous étions maintenant debout, appuyés contre la roche. M¤·° Goulven se redressa, furieuse et résolue. Elle fourra son mouchoir dans_ sa poche. · ` .— Mourir, — balbutia—t-elle, les yeux tîxés sur les éléments confondus par la tempête. —— Mourir, ce se- rait ne plus le voir... Et je ne peux pas... Je ne peux pas... Je l’aime, moi, je l'aime depuis dix ans, depuis vingt ans, depuis toujours. Il est ma chair, il est mou . esprit... _ · ` _ -— Et votre chose!... L’amour est égoïste !· —- sou- pîrai—je. · Elle se retourna brusquement. — Qu`avez-vous dit‘!..._ Qu’avez-vous dit? — Rien qu’une_ idée vulgaire. C’est un argument de la logique que je déploie à proposde l'amour en général, lorsque vous blâmez le mien en particulier. —— Oui, je sais!... —— ricana·t—elle, et de façon stri- dente. —·- Si je ne divorce pas, je suis égoïste! Elle faisait allusion à notre apologue de Concar- neau. Je jouai finement : — Divorcerl... Mais quand avez-vous vu une 'fem me qui aime son mari le céder a une autre, même pour que cette autre assure leur bonheur, même si la vie de ce mari doit être triste et maladive en demeu352 _ LE ssareur Nom · rant fidèle au premier devoir? ll n’est pas de femme ayant l`esprit assez haut pour s’y résigner! —· Cela, d’ailleurs, serait monstrueux,.. Et la loi divine l'interdit... Elle ne rusait plus. Elle n’atermoyait plus. Elle combattait face a face. Son petit visage verdi parla bise insultait à ma logique, le nez en l’air. Un béret de drap blanc, enfoncéjusquhux oreilles, enlaidissait encore son teint, par l’opposition des couleurs. Mais 'je remarquai, pour la premiere fois, ses hanches solides, sa tailledroiteet Here, et les courbes ordi- —. nairement dissimulées de sa poitrine. M“‘° Goulven se révélait tout autre. Exaltée, encouragée pa1· l’exemple des forces en lutte, elle se défendait avec courage. C’etait la, tout de même, un autre caractère que celui du docteur. Je crus bon do faire trêve : r -— Votre cousine raisonne aussi en mère pratique... Elle espere doter magnifiquement sa fille avec la for- tune acquise par le talent de votre mari... Voila ce qui justifie, a ses yeux, toutes ses adresses! - — Pourquoi donc ai-je introduit cette femme dans ma maison?... Mais pourquoi?... — Pouviez-vous prévoir?... Si l’on prévoyait tou- jours juste, on réussirait de fameuses spéculations; c’est moi qui vous le dis, chère madame! ·.le la laissai copieusement dèblatérer contre ma- dame Hélène, l’accuser de trahison, de cupidité, de luxure et de folie. Le fracas des flots ecroulés sur les amas de granîts, les sifllements de la tourmente accompagnaient cette voix aussi hargneuse que les hy- dres liquides jaillies de l’abîme vers nous, jusquà nos pieds, et qui retombaient impuissantcs, separ- pillaient en mille ruisseaux vite enfouis dans les K • ` LE sunrnntr NOIR- 353 bouillons deu gouffre. Ses accents se confondirent bientôt avec ceux des eaux et du vent, comme ceux du ténor se confondent avec les sonorités d`un or- chestre en délire. ll me parut entendre une seule, une longue objurgation de fureur et de désespoir pro- férée par les éléments, la terre d’Armor, et leur fille. N’était-ce pas le vieil esprit, la vieille morale enra- cinés dans la terre bretonne que je voulais arracher de cette âme? N’était-ce pas afin de la protéger, eût dit un poète, que la mer et la tourmente se liguaient avec cette créature pour empêcher mon œuvre d`in- novation? Le duel me plut. Je me sentis apte a vaincre. Mon esprit inventa rapidement les subter— fuges de langage propres à convaincre ma victime de se dépasser, de permettre qu’on immolât son amour vulgaire sur l’autel d’un amour plus rare 'et meilleur. —- Certainement — repris—je tout a coup : — cer- tainement votre cousine est folle. Proposer ai une femme comme vous d’abdiquer sa personnalité! — D’abdiquer ma foi!... Ce n’est pas seulement ` ma vie terrestre, c’est ma vie éternelle qu’elle exige... Et elle connait mes sentiments la—dessus. Elle veut me soustraire en même temps mon amour · et ma foi! ` -— Vous ne démentirez pas votre raison même ° d‘exister! Vous ne résignerez pas tous les droits de` `Pindividu. Le monde considérerait cela comme une marque de faiblesse extraordinaire... Elle ne soupçonna pas mon arrière-pensée, et me _ jugea converti. Sa haine exclusive pour madame Hé- lène lui_ permettait a peine de se souvenir qu’à Con- carneau j’avais, moi-même, exposé la these du 20. '354 LE sauveur Nom divorce, et fourni le problème. Sans doute s’imaginait— ` elle que j’avais, alors, parlé en plaisantant, aiin de narguer, par une hyperbole grotesque, les appétits évidents de la jolie veuve. Maintenant la malheureuse épouse me ralliait à se cause : —— Que veut-elle prétendre ‘?... Que, si j’aimais mon mari, je lui sacrifierais ma vie terrestre et ma vie éternelle?... Mais cela ne se peut pas! Cela révolte tous les sentiments! -5 Elle fait de la littérature. Ca n’a rien a voir avec la réalité, la solide, l’humble réalité..., celle que je vous expliquais toutà l'heure, quand vous me repro- chiez, aussi, de ne pas m’encombrer du bonheur de votre petite bonne... On ne sacrifie pas son existence comme ça... pour la félicité d’un tiers.,. N`est-ce pas? Très lentement, les yeux dans les yeux, je lui ré- pétai ces trois phrases qui comparaient sa décision à ma décision naguère condamnée par elle. Mm° Goulven recula, trébucha dans une anfractuosité, se ût ar-, roser par la poussière d’eau qui s`élevait de I’abîme. _ La stupeur l’étouffait. Quelques instants, elle resta muette, toute saisie. Comme je la regardais en pen- chant sur l’épaule ma tête, avec mon sourire le plus sardonique, elle ne put se méprendre. .]e_l’accusais de commettre un acte identique a l’acte qu’elle avait ' violemment blamé. Je lui lançai donc ala face tous les _ arguments dont elle avait abusé contre moi, et qui étaient de son invention. Je lui présentai la sentence qu’elle—même avait rendue, et qui lui devenait appli- cable. Si j’étais accessible à la basse pitié des lâches, j’eusse hesite a poursuivre les chances de ma vic- _ toire, tant M"" Goulven m’apparut lamentable, débile ` i LE SÈRPENT Nom 355 et chancelante. Maisil fallait qu’elle se dépassât,elle, son amour et sa foi. Donc, inexorable, je me conten- tai de croiser les bras et de sourire, en signe de triomphe logique. - Ce n’est pas la même chose... Ce n`est pas la même chose! — ripostait—el·le avec égarement. —-Je ne vais pas gâcher, moi, toute la vie d’une enfant pour rassasier un sale instinct,... moi! — Non : vous refusez de sauver la vie de votre mari pour satisfaire à la jalousie de votre affection... Évi demment, il y a une nuance !... ` — 0serez·vous affirmer que. nous `nous condui- sons de même? Est-il une comparaison possible entre le cas de Jean, que je veux garder, et celui d’Anne-Marie, que vous rejetez ? Quelle que fût son allure guerrière, elle attendait de ma sagesse une réponse qui déterminerait sa con- viction. J’en étais arrivéa lui paraitre une lumiere, une lumière mauvaise et terrible, celle du Lucifer sarcastique, mais une lumière indéniable. Sa terreur crispait ses sourcils et trois rides, sous les taches de rousseur constellant le front. Elle attendait mon verdict. ` _ —- Madame Hélène — avançai-je —- ne pourrait- elle pas vous reprocher de sacrifier a votre égoïsme Ia\santé, l’avenir et toute la vie du docteur? Du reste, · 'notre égoïsme a raison... Il est humain., —— Notre égoïsme!... notre égoïsme!... Ses dents claquèrent un peu. Le frisson de la fièvre la traversa. —— Disons notre énergie — continuai-je —— si vous préférez. On doit se libérer de toutes les entraves. On doit s’affranchir des préjugés et des sentiments. 356 LE SERPENT Nom · On doit être loyal envers soi-mème. Eh bien! ni _vous, ni moi, ne voulons exercer la pitié à fégard de Jean Goulven, à l'égard d’Anne—Marie'. Nous refusons d’amoindrir votre domination et mon indépendance, au bénellce de ces deux personnes. Voilà ce qu`il est loyal d’avouer. Vous nladmettez pas de motif pour renoncer au contrat qui lie Jean Goulven a votre existence, quand bien même il s`agirait de sa`vie..· · Je n’admets pas davantage les motifs d'accroître mes dépenses et mes responsabilités quotidiennes parce qu’Anne-Marie s’est plu auprés de moi; et quand bien même il s'agirait de sa vie... Vous le voyez, chere madame zau bout des routes les plus divergentes, la votre et la mienne, une même vérité positive nous éclaire. Armé de la plus narquoise bonhomie, je lui pré— sentai cette conclusion qui, de manière inattendue, apparentait nos âmes. La pitoyable sainte cherchaun secours vers la mer brouillée, au ciel morne et fuli— gineux, dans les falaises abruptes ou découpées que chargeaient, en tonnant, les escadrons successifs des llots, et qui se couvraient de fusées d`eau, de pluies blanches jaillies jusqu’aux cimes avant de retomber en cataractes précipitamment. D’une voix rauque et changée, elle gronda : -— Morsje suis la même que vous, moi, lorsque je refuse le divorce, comme lorsque vous refusez l’adop— tion, vous!... ` — Si vous m’autorisez a le dire, je le crois en effet, — déclarai—je en nfinclinant par un excès de courtoisie. · s La même que vous! — La même... _ ' `LE SERPENT Nom 357 Elle demeura rigide et hagarde. Chose bizarre, elle me partit alors, et pour la seconde fois, une femme désirable. Le vent collait la jupe à ses jambes fermes et droites, à ses hanches virginales. Le souffle hale- tant de ma victime gonflait sa gorge solide, enfouie pudiquement,à. l’ordinaire,sous les plis et les vilaines guipures de ses blouses. Elle m’apparut comme une sorte de sauvage dont les levres salées, dont les membres durs eussent été beaux à posséder, après la lutte, contre ce rocher affreux mouille par les pous- sieres liquides. L’attente de ma victoire morale me donnait le goût physique de la terrasser. Elle cria: — Alors, si je suis la meme que vous, c'est que `je ifacoomplis pas mon véritable devoir, c’est que je nm fourvoie !... Si je vous ressemble, c`est que je suis indigne de moi... — Vous auriez pu me laisser vous dire cette poli- tesse, chère madame! — ripostai—je, vexé mais cour- tois. -— Si je suis indigne de moi, c’est qu’Hélène n’au- rait pas tort! I —— P'eut—être bien!... _ · Je jugeaî bon d’arrêter la notre controverse, et nfécartai sous prétexte de tendre la main Et l\i‘“° La Revellière, toute en peine de gravir une grosse pierre, bien que le guide la poussàt. Cet homme nous conduisit plus avant. Il fallut doubler l’extrême Pointe du Raz. Nous.titubâmes dans une sente vague entre des cailloux géants et divers, gibbeux, eornus, en tas parmi les blocs qui étayent l’énorme éperon de granit opposé aux démences de la mer. Une corde fut attachée aux tailles de ces dames. Je saisis un bont, et le guide prit les devants avec l’autre. Abandon358 LE SERPENT Nom nant la Baie des Trépassés, nous dûmes grim_per sur la cime du cap, puis dégringoler devant la_ baie d’Audierne. Ses eaux lointaines, écumeuses et blan- ches, battaient les bases du haut versant où nous rampions, réchauffés par un soleil timide. Mm La Re- velliere voulut que l'on s’assît tant bien que mal sur les saillies des rocs. Mécontente et poussive, elle ne jouissait pas du spectacle que composaient l`espace, la courbe molle et embue de la côteoù roulait la mul- titude bruyante des flots pâles. Mm Goulven fut heureuse de penser a son angoisse sans se préoccu- per de faux pas.Elle feignit de contempler cette éten- due de brumes et (Peaux bouillantes accourues du tir- mament indistinct. Menue, sous l’auréole du béret blanc, elle couvait son désespoir. Son mari s’aperçut qu’elle souffrait. S’approchant, il lui vanta ce pay- sage que madame Hélene parait de métaphores. Debout, elle était radieuse. Sans doute les amants avaient·ils trouvé le moyen de se réunir. Au vent elle exposait son incomparable stature moulée dans le manteau gris que la rafale froissait contre ses. formes. Rabattu sur les yeux, le béret noir prêtait le mystère d’une ombre a Fintelligence du regard perçant. - Parfois, à la dérobée, M¤° Goulven admirait cette splendeur humaine, et puis soupirait en étreignant ses genoux maigres dans ses mains rageusesà Main- tenant le soleil frappait son visage, ses paupières tremblantes; il l’obligeait à baisser ses cils roux. Par la puissance de la lumiere et celle de la beauté ne se pouvait-elle croire vaincue ? L'usure de sa pauvre robe se révélait trop, et les taches de ses vieilles chaussures jaunes. _ J ’eussc voulu causer avec le docteur, pour me ren5 J LE shnrmrr Nom 359 soigner sur son état moral ; mais je craignis de pous-

  • ser à bout sa femme. J’évitai même de répondre

joyeusement aux plaisanteries de Gilberte qui sautait · de roche en roche, se perchait à la pointe des blocs, sur ses fines pattes hâlées. Elle visait les bonds dela mer avec son objectif, et lançait des cris de victoire, après le bruit du déclic. Je m’en tins ai rassurer sa grand’mère sur les imprudences de l'espiegle.Ce· pendant madame Helene les invitait à concevoir les magnificences de l’étendue vague et mugissante, pa- reille a ce que durent être les apparences de la vie élémentaire, lors des origines : , ' 4- Est—ce que cela ne donne pas l’envie de créer des formes qui fixent les mouvements gracieux ou " vigoureux de ces eaux fluides, et qui,_dans ce chaos de roches, déterminent des ensembles harmonieux?... On s’explique comment les démiurges voulurent · l`animal qui contient le mouvement des eaux dans une apparence persistante. Il faut créer sans cesse. Il faut nous modifier sans cesse, au moins... Vous avez raison, monsieur Guiohardot : il faut se dépasser! — Si l‘on peut! — répondis-je d’une voix triste. ` —- Si l’on veut! — rétorqua madame Hélène... ·-—— Oui, mais vouloir est difficile... M"*° Goulven eut un soupir rauque. Je considérais les trois êtres en qui germait sourdement, doulou- reusement, passionnément, la graine de mes semailles. Certes j'avais, moi, modifié le terrain de trois cer- veaux, de trois cœurs, de trois pensées. AJ`avais créé eneux de nouvelles forces libératrices et destruc-, tives. J ’avais saisi les mouvements fluides et indéfinis `de leur esprit pour les agglomerer en vœux ardents et tenaces, en désespoirs féconds. Je n’avais pas con360— LE simrnwr Nom temple en vain les chaos de la terre, ni les hésitations de la mer, ni Pinconstance des ames. Quelques _ velléités avaient pris corps, grâce a ma science des hommes. En marche, pour le retour, nous nous crampon- nions au flanc de la montagne granitique dont la pierre ensoleillée nous aveugla. Bien que soutenue par le guide, M“‘“ Goulven `embrassait les aspérités ` des roches, éperdument, lorsqu’elle glissait, comme si, de la terre aîeule et insensible, elle réclamait une aide maternelle. De tout son être, elle,caressa la paroi rugueuse du promontoire en rampant, faible et molle, jusqn'au moment d’atteindre les sentes meilleures. Elle portait en elle la puissance dominatrice de mon idée qui domptait son énergie, sa foi, sa chair même. Dans la carapace de mon automobile j’enlevai mes trois esclaves, mes trois victimes, mes choses. Je les enlevai dans le joyeux bourclonnement de la machine qui franchissait la "lande, érallait les champs de sar- razin, jetait sa poussière et son odeur aux faces des mornes chaumieres, qui ronflait au passage dans les bourgs, qui contournait les tombereaux chargés de goémons humides, qui stupéiiait les vieilles lilant la quenouille sur la marche des seuils, qui narguait, de sa pét_ulance, la torpeur séculaire des paysans, qui criait la gloire de sa vitesse auxigars plongés, jusqu’à‘ ` la ceinture, dans le flot vert de l‘anse. Ils chancelaient _ sous les assauts de l’écume, pour recueillir au bout de leurs rateaux les plantes marines extirpees des récifs par les violences de la tempête. - _ Nous rentrâmes sur le tard it Quimper. Le dîner uni, les dames La Revellière, un peu lasses, furent dans leurs chambres. Je tàchaide retenir le docteur . ' LE SERPEN'1; Nom 361 au fumoir de l’hôtel, en Pinterrogeant sur le magné- tisme du sang. Contrairement à ce que j’espérais, M"" Goulven ne se retira point. Elle surveilla nos pro- pos, et s’y mêla. Du reste, elle semblait en parfaite possession d’elle-même. Je flairai qu’elle avait résolu de ne céderà nul de mes avis. Pourtant je répétai que des soins attentifs, une cure d’altitude, l’absence de soucis devenaient indispensables. Lui nous assurait de sa parfaite santé, surtout lorsque j’eus insisté de nouveau sur les fâcheuses décisions de la Compagnie des Produits pharmaceutiques. Ensuite il se renversa dans le fauteuil et feignit de s’assoupir, comme pour fuir, dans le néant du sommeil, tant de tracas. Sa femme déclara qu’elle condamnerait dorénavant la — porte du laboratoire, qu’elle interdirait la bactériolo- gie, les visites aux malades, et n’autoriserait que la consultation du vendredi, C’était un plan tout net. Le docteur sourit, en haussant les épaules. Je regardai l\I““’ Goulven bien fixement. Elle rougit, `pâlit, ainsi qu’une écolière surprise en flagrant délit de faute, par un maitre sévère. Son mari rouvrit les yeux pour remarquer ce trouble, et il proposa de gagner les appartements. _ . — Je sais — me souffla-t-il a voix basse dans l’esca— lier — que tu as agi pour le mieux dans toute cette affaire... Pourtant n’eût—il pas mieux valu que madame Helene etmoi nous eussions gardé le silence sur nos sentiments ?... Voici ma pauvre femme qui pleure et me conj ure de ne pas l’abandonner. Rien ne la rassure. Tu lui tiens des discours specieux et para- doxaux qu’elle prend à. la lettre. Et moi, je lui parais ton complice. Est—ce là notre devoir, Guichardot? —-— Bon, bon ! — grommelai-je. —— Sacrifie donc les 2l milliers de vies qu’eût sauvées ton sérum aux pleurnicheries de l’alcôve conjugale…, si c’est la ton opinion !… Opinion fort peu digne de ton caractere, ma foi ! Lamarck, Darwin et Spencer te condamnent… Moi, je m’en lave les mains,… si tant est que je puisse me laver les mains devant un malheur qui privera les sociétés savantes de ta découverte, et tes amis de ton existence ; car tu n’ignores pas ce que préparent les atonies du cœur, mon cher, à un organisme surmené.

J’étais cruel. Il ne répondit rien. Mme Goulven nous rejoignait avec la bougie et la clef. Comme je proposais de faire, au matin, de bonne heure, l’exploration de Quimper, elle nous pria de la venir chercher à la cathédrale, passé la messe de huit heures, après la communion. Vers dix heures, elle se promettait de rendre visite au coadjuteur de l’évêque, subtil théologien à ce qu’elle dit. Selon les graves inflexions de sa voix, je ne doutai point qu’elle n’allât s’enquérir auprès de lui, et lui soumettre le cas de conscience. Donc sa résolution n’était pas encore prise. Elle hésitait.

Je leur souhaitai le bonsoir. Je songeai au sommeil improbable de cette amoureuse, et à l’insomnie qu’elle procurerait à son époux en le harcelant de lamentations. Cette martyre aurait-elle, enfin, le coupage de son martyre ?

Je ne la plaignais qu’a demi, Les dévots n’ont-ils pas toujours estime qu’une douleur vertueuse, discrète, sous l’oeil de Dieu, est un sûr moyen de salut ? Fidèle à la morale comptable des religions, Mme Goulven savait probablement mettre en balance le profit céleste et la perte humaine. Elle n’était pas sans consolation efficiente. _ ` LE ssnrnnr Nom 363 D’ailleurs elle parvint a me dérober son mari, le tlendemain matin. Je ne les retrouvai qu’à la cathé- drale, où elle l’avait conduit avec Mm La Revelliere et Gilberte. Par grandes lames blondes, le soleil divisait l’altitude grise de la nef, qui dévie vers la gauche, au dela du transept, parce que, sur la croix, la tète du Christ en agonie s’aff`aissa dans la direction même assumée par cette architecture. Tous quatre avaient pris place dans cette partie de l’édiiice.·Nous sortimes. .J’accaparai M"° Goulv_en : —Eh bien! vous êtes-vous accusée de vous com- porter aussi mal que moi, dans les choses de. lamour? -— Le confesseur m’approuve, puisque "la reli- gion interdit de dissoudre les liens que l‘Église a noués. ` - C’est cela ! Vous n’aimez pas suffisamment votre mari pour risquer votre salut atin qu’il vive. — Il y a son salut, aussi , sur lequel je dois veiller. ' ` ` — Ce qui le regarde seul... Et ne peut-il être par- ' donné, s’il commet la faute du divorce, par esprit- de grande charité, pOUl' ravir des foules à la mort ?... Et vous—même, ne serez-vous point pardonnée, si, par là, vous assurez la victoire sur le mal?... Demandez à votre ami, le coadjuteur, le théologien, une solution, ` -en lui posant ainsi toute la donnée du problème... Au point de vue de la charité supérieure,... de la charité supérieure... Nierez-vous qu’il y ait là une charité supérieure ?... Dans la torte ruelle du Gué-de-l’Odet, nous nous arrêtions devant une curieuse demeure du xv° siecle, une maison pointue, ventrue, et en surplomb sur un 364 LE sauveur Nom rang de solives que soulèvent les étonnantes ûgures de cariatides anciennes. Taillées dans la pierre, coif- fées à la_mode de Charles VIII, ces têtes joviales d’hommes et de femmes sont d’un réalisme grotesque. L’une tire la langue, l’autre grimace sous un toquet à plumes. Opposées deux à deux, aux sommets de trois lourds piliers, elles semblent se répondre par—dessus les portes d’un sombre estaminet. De commères à compères, elles s’adressent des mines drolatiques, sur- prenantes et veritables. Madame Hélène, jusqu`alors ` en retard, nous retrouva, pour embrasser sa cousine. - Je la saluai brièvement, comme fit le docteur. Devant elle je jugeai superflu de parler à M'“° Goulven,-que cette présence humiliait et torturait. La conversation se fit générale, esthétique et archéologique. Les objec- tifs furent braqués. Les déclics sonnerent. ' 'Neanmoins je profitai d’un moment ou les opéra- teurs s’absorbaient dans le réglage des mécanismes, et je pus répéter à. M°‘° Goulven : —— Nierez-vous q11’il y ait une charité superieure dans l’acte`de risquer son salut même pour la mul- ` titude d’existences que le sérum de Goulven ressus- citera, pour la sienne d’abord ?... ' _ Pressée par moi qui m’avançais, elle recula dans la façade, et ses yeux chercherent éperdument un secours. Ils n'aperçurent que l'affreux compère sculpté la-haut qui tirait sa langue épaisse sous un nez camard, le long d`une barbe de pierre. Je ne sais Yimpression exacte que lui üt ce masque; mais ayant regardé ma figure, elle pàlit affreusement et se débar- rassa de mon insistance , en marchant vers son mari. _ Je ne la pus rattraper que dans la rue Kéréon, LE ssnrmr Nom _ ‘ 365: lorsque notre groupe s’y arrêta. Les vieilles maisons aux murs couverts d’ardoises, aux étages en saillie su1· leursrangs de solives, aux pignons aigus, aux panses lourdes, aux petites boutiques basses et allais- sées dans le sol, excitèrent l’enthousiasme verbal de ces dames La Revelliere, tandis que M""' Goulven, comme pour s’étourdir, leur disait l'histoire de l’en- droit, et des anecdotes. Elle leur montrait les deux flèches de Saint-Corentin dressées dans le ciel, au bout de la rue. Elle contait les légendes pieuses. Une volu- bilité singulière l’anima. Bientôt elle nous entraînait sur le pont du Steïr. Elle nous fit admirer la tourelle en échauguette suspendue au coin de là masure que baigne ce ruisseau transparent, puis toute une pers- pective de maisonnettes trapues, gibbeuses, plantées de guingois et à pic sur les deux rives de cette eau ` tortueuse. Aux lucarnes se montraient des femmes en hennins. Et M"‘° Goulven dissertait, tendait les · bras, indiquait chaque chose avec son doigt ganté de coton. Fille respectueuse de cette terre et de ces débris, elle interrompait les évocations prétentieuses de ma- dame Hélène pour y substituer les siennes, pourvues d'histoire locale et de renseignements exacts. De fait, · elle voulut, a tout prix, fuir la discussion. Elle se _. réfugiait dans l’amour de cette ville, survivance de traditions périmées, de vies jadis intenses. Chacune de ces pierres ébréchées, chacune de ces poutres grossièrement apparentes, chacune de ces tourelles, chacune de ces devises inscrites aux frontons des _ magasins, la défendaient contre la clairvoyance de _mon esprit positif. Mm Goulven interposait leur gloire entre nous. L’enfant peureuse se cache derrière les jupes de sa mère, à la venue de Pétranger. 366 Le Serpent Noir

Pour se rendre à l’évéchè. elle nous quitta dès que- nous eûmes reconnu le mur massif et crénelé, défense de la cité ancienne, et derrière lequel retentissaient les cris des lycéens que maintenant il enferme. Je pus- accompagner Mme Goulven, quelques pas :

— Que j’aimerais apprendre l‘opinion du c0adju— teur sur le problème moral de notre hypothèse l Sa easnistique se peut exercer, à ce propos, fort subtilement. De gràce, chère madame, établissez bien exactement le problème, le problème des_mille vies- et de la charité supérieure !

— Si la conversation s’y prête, je ne l’oublierai pas. Mais pourquoi m’obséder ?

— Vous m’avez accusé de vilenie a l’égard d’Anne-Marie; il m’agréerait que le coadjuteur vous démontràt que vous agissez de même à l’égard de Jean Goulven. Cela me réhabiliterait à vos yeux, puisque personne n’admettra que vous soyez capable d’une faute sérieuse. Voilà mon but. J’entends me laver de votre accusation, chère madame, en vous montrant. que vous—même, une sainte, encourez ses rigueurs. Le coadjuteur vous le dira. L’amour est égoïste, dominateur, et impitoyable chez une épouse vertueuse comme chez un homme volage et insensible.

— Pas du tout !,.. Nos vues sont très contraires. Il dépend de vous seul qu’Anne-Marie soit sauvée de la misère, et, sans doute, de la mort. Jean, lui, ne consentirait pas au divorce. A défaut d’affection, sa probité morale lui défend de m'abandonner pour de l'argent et pour du vice. Sa résolution ne dépend pas de moi. C’est une différence importante.

— Peut—être. Ne penseriez-vous pas que son devoir de savant l’oblige à tout oublier pour sauver les LE sEm>EN·r Nom · 367 victimes du typlius ? A tout oublier, même la famille, tout, tout l... Son devoir de savant ne l’emporte-t-it pas sur son devoir de mari ‘?... Voila ce qu’il faut expliquer au coadjuteur... Et, s’il est loyal, vous me ' réhabiliterezu. - Nous verrons cela... Je la saluai. Tête basse, elle s’éloigna. Quand elle ` fut à quelque distance, sa main remua pour appuyer, du geste, les discours qu’elle se tenait toute seule, tant l’affolait mon insistance... Avant le déjeuner, nous parcourûmes l’esplanade qui borde le cours de l`0det. Mm La Revelliere s’a.rran- gea de telle sorte que, d’abord, je ne pus causer confi- dentiellement ni avec sa bru, ni avec le docteur. Je réussis pourtant at les inquiéter sur les conséquences ‘ graves que prépare la strychnine, employée comme tonique du muscle cardiaque. Lui niait mollement, attentif, en apparence, ann vol de mouettes qui, de ses ailes grises et blanches, frôla les verdures des grands arbres étagés à notre gauche, sur la pente, et .puis descendit rider l’eau verte du fleuve pour y flai- rer les sels de la mer que le flux‘y mêle. Tant je déplorai l’état de Jean Goulven que les cils de son amante se mouillèrent et qu’elle dut les essuyer du doigt, en dissimulant ce soin a sa belle-mere et à Gilberte. Entin nous marchàmes à l’écart, lui et moi. ll s’émut jusqu’à railler amèrcment la sottise du sort qui pouvait anéantir, avant la lin des expé- riences, un esprit fertile comme le sien. Et il supputa combien d’inventîons utiles demeurèrent inconnues parce que la pauvreté, la maladie avaient terrasse trop tôt certains créateurs. lncontinent je ripostai qu’en- vers l’humanité, le devoir deces créateurs est d’échap368 LE srurmr Nom per, par tous les moyens, à la tyrannie des maux. — Sans doute as-tu raison,—-avoua-t-il enfin, —en théorie pure.;. Mais, _que veux-tu? il y a nos traditions, nos atavismes, les sentiments transmis par le sang des ancêtres. Il y a ce que l’on nomme la question du cœur... » — Oui, tu veux t’admirer héroïque. Ton orgueil intérieur domine les conseils de la raison, de la science... Ton orgueil! rien que l’orgueil; car la pitié, c’estl’org11eilde celui qui s’extasie devant sa bonté, son dévouement, devant son incompréhension des- lois naturelles et nécessaires à l’harmonie du monde, lesquelles éliminent la stérilité des faibles, et favori- Sent la fécondité des forts l _ · Je lui demandai s’il avait lu les romans philoso- _ phiques du marquis de Sade, et, entre autres, la si curieuse odyssée d’Aline et Valcour. Sur la côte d’Afrique, et devenu l’hôte d'un roi nègre amical, le héros du livre aperçoit, en se promenant, une pitoyable esclave attelée a ia charrue. Avec un aiguillon, son maitre la pique. Lorsqu’elle s`arrête, lorsqu'elle tombe, il la fustige.·Indigné, le voyageur prie le roi ' de délivrer la pauvre créature. Le roi consent. Et glo- rieux de sa bonne action, l’homme sensible, s’en vante auprés d’un philosophe Portugais, échoué dans Ice même pays. « 'Tu n’as fait, dit celui-ci que changer le malheur d’individu, comme on change une liqueur de bouteille. Privé de son esclave, lelaboureur se désole sur Pimpossibilité d’en avoir une autre qui trace le sillon nourricier. Il soutlre dans son orgueil humilié par le roi qu’il redoute. Est-ce une bonne action, celle qui déplace seulement le malheur sans le chas- ser entierement? Tout au plus peux—tu dire que tu as fait cet acte parce qu’il te plaisait, parce que tu songeais à t’admirer en l’accomplissant. Mais tu n’as pas fait le bien. Tu as dérangé l’ordre de la nature, qui destine les faibles à pâtir sous le joug des forts. Est-ce bien à nous de nous arroger le droit de changer l’ordre de la nature ?... »

Dans l’ordre de la nature, toi, Goulven, toi, fort par l'intelligence, tu dois préserver ta vie et ta pensée- productrices en sacrifiant au sort fâcheux la stérile faiblesse de ta femme. Ce n’est pas en vain que le hasard vous a mis en présence, madame Hélène et toi. Si tu la repousses, elle souffrira durement, car son esprit passionné n’attend que de toi sa nouvelle vie. Esperes-tu faire une bonne action, en lui versant le chagrin que tu auras ôté de ta femme ? Tu auras changé le mal de récipient... Mais le mal subsistera... Et tu auras combattu les lois de la nature qui, pour te reprendre a la mort, te jettent aux bras de cette belle dame éprise... En épargnant ta femme, tu agis pour te plaire en posture héroïque, tu agis pour ton miroir... Oui, tu agis pour ton miroir! Rien que pour ton miroir !... Coquette !

Et je lui pinçai sa taille chatouilleuse. Il se débattit. Nous rentrâmes à l’hôtel. Chacun monta dans ses appartements, sauf moi, qui, sous le porche, guettais le retour de la victime. Tete basse, elle arriva. La réflexion bridait la peau de son front blème. _

— Eh bien ? — criai—je. — Votre coadjuteur vous a-t-il convaincu de me réhabiliter, en vous démontrant la parfaite ressemblance de nos amours, en vous déclarant responsable de toute la destinée de votre époux ? Je suis sur que non, d’ailleurs ! Il ne vous aura fourni que plus de raisons de me mépriser. 370 LE smarmrr Noni ` Devant la gaieté de mon verbe, elle affecta de traiter- la question délibérément comme un paradoxe théori- que, et qui ne la touchait point. Je l’introduisis au parloir, toujours désert, afin que notre conversation V fût aisée. Froide et franche, elle me livra, mot pour 'mot, j’en demeure persuadé, toute l’homélie du théo-· , logien. Réserves faites sur la réprobation ecclésias- tique relative au divorce, il avait accordé qu’une personne, près de choisir entre l`existence de son mari· et la stricte obéissance aux lois de l’Église, pouvait, du moins, rester passive dans le conflit,refuser même- de tenir tête a la procédure,prendre le rôle de lîindif- féreuce, faire défaut devant le tribunal et laisser, sans opposition, les autres initiatives se produire. Il sum- sait que les intentions ne fussent pas siennes. Catho- lique, elle n’avait point a se préoccuper du divorce, . qui n’existait pas pour elle. Ainsi elle ne compromet- trait nullement son salut. Restant mariée en droit canonique, elle se trouverait simplement dans la, situation d’une épouse trahie. ` ' —- Ah! ma pauvre amie ! — constatai—je d‘une voix joyeuse. — Vous voilà telle que moi l... Quelle déchéance!... Sans l’égoïsme naturel de l’an1our, vous pourriez offrir ai votre mari, avec la tolérance de l’Église, la fortune de madame Helene, la santé, la I certitude absolue de la gloire.Q._comme, sans Fégoïsme naturel de l’amour-, je pourrais offrir a votre petite · Anne-Marie les avantages de mon existence. Nos âmes ` sont des sœurs. Permettez—moi de rire! permettez- moi de rire l... · Elle ne bougeapoint, assise, roide, dans le fauteuil d’acajou et de velours pourpre. Elle ne, gémit même pas. La pendule de bronze vert, sous le globe, sonna I ~ LE SERPENT Nom 3`M ' les douze coups de midi. Le lourd omnibus de l’hôte‘I ébranla les murailles et les vitres, en démarrant pour rouler vers la gare, au trot de ses bêtes adipeuses et pommelées. Du café voisin, des ofüciers sortirent en bandes, bottés, éperonnés, sveltes, la canne de cheval ` à la main. Leurs pommettes gardaient la chaleur de la une champagne. Ils se pavanerent, affecterenit des allures distinguées, et tout heureux d’être des personnages chatoyants, dorés, minces, salues par des pioupious bleus et rouges. I ~— La vertueuse_ M*‘"° Goulven, la sainte lV1·¤° Goul- ven égale en moralité à Guichardot 1... Avouez, chère amie, que c’est drôle... Avouez !... —— Je ne sais plus, ——balbutia—t·elle enün. —,Je ne sais plus... Je pense it tàtons. Tout s’est obscurci... Jean n’étaitpas avec vous ?... — Non : j’ai supposé qu’il allait avaler une pilule de strychnine dans sa chambre, tant il m'a quitté pré— cipitamment., ‘ _ — ll a sa crise ?... ——- Non... un malaise peut-être... Ce u`est qu’une i supposition! ‘ - —— Mon Dieu!... Faudra-t-il que je devienne assez forte pour accomplir un tel devoir?... — Quel devoir'?... —— Celui de renoncer à tout. _· —— Vous êtes folle... Vous n’allez point, jimagine, prendre au sérieux nos petits discours sur la pas- . sion. Vous ne commettrez pas cette erreur absurde E. Levée, elle s’approcha de la fenêtre, regarda, sans voir, la rue, les balustrades en fer qui longent les bords de l’()det, Pesplanade de la rive gauche, les arbres étages sur la colline, au fond. Le même vol de 372 LE sauveur Noni mouettes grises et blanches se jouait, du ciel au iieuveu. Ayant avisé cette forme féminine à travers la guipure du rideau, un lieutenant `ralentit sa marche, ` darda l’oeillade, alla, revint, feignit d’attendre quel- ques-uns de ses camarades, sur le trottoir; il alluma une cigarette. M'" Goulven ne détachait pas ses yeux de ce joli garçon, de la balustrade ’en fer, de _ Pesplaxiade morne et déserte, du ciel gris. Elle mur- murait; —- Une erreur... Est—ce une erreur'!.. . Jeanva s’af— faiblir... Il peut mourir... Voilà le fait réel... Et mon affection ne peut le sauver de cela, ni lui, ni les mil- liers de vies qu`il ressusciterait. Voila... Telle est l’évidence. Je ne peux pas lui donner l’argent, ni le repos, ni chasser les peines qui, peu à peu, le dé- truisent. C’est comme si· je n’avais, devant ces cala- mités, ni cœur, ni volonté, ni membres, ni paroles... C’est comme si j’étais, devant cette oalamité, un cadavre déja,... un cadavre;... oui, un cadavre inerte,... stupide, inutile,... un cadavre... Je ne sers à rien... Et, de l’autre côté, voici une femme... Elle tient dans ses mains la fortune, et, dans son cœur, l’amour... un amour capable, le sien, do reprendre à la mort l’homme que je chéris plus que tout... Elle peut, elle... Elle peut. Moi,je ne puis pas... Et vous . me demandez si je dois sacrifier la vie de Jean comme vous avez sacrifié la vie de la servante ?... Et sije ré- ponds : « Non, nou... »; si ·ma conscience crie : « La charité veut que tu t’imm0les pour celui qui ressus- citera tant de vies » ; si ma conscience crie cela, vous ·me dites, vous, que je suis dans l’ei·reur,... dans l'er— reur !... Non, ce n’est pas l’erreur! C’est effroyable... C’est... Ce n’est pas l’erreur! LE snnrmar Nom 373 A ces mots, elle se retourna de mon côté. Et le lieutenant parut s`occuper de l`atmosphere, de la pluie — possible. Il arrêta un de ses camarades et le retint ` devant le rez-de-chaussée, afin de justifier son attente à mes yeux de jaloux probable. L'ironie·de cet incident me fit sourire. Se pouvait-il douter, le mili- taire, dn drame qui se passait la, derrière la guipure empesée du rideau provincial ‘? Moi, je répétais, haussant les épaules, par comédie 2 ‘ , — Mais si, madame Goulven; c’est une erreur! Voyons, ai-je accepté, moi, de sacriüer mes aises à ' celles de votre petite bonne ‘ — Voilà bien la preuve même que la vérité morale est dans ma prochaine résolution, ma résolution contraire à vos actes que je réprouve! — énonça-t—elle fermement. — Que vous êtes nerveuse, ma chère amie, que vous ètes nerveuse! — me contentaî·je de répliquer, en levant les mains. Tout exultait en moi. La fleur de mes semailles s’é_panouissait amplement, sur cette tige frêle, sur ce pauvre corps menu et roidi. . Y La victime soupira: —— Je vais voir si Jean ·a besoin de quelque chose... — Ne lui parlez pas de ces bêtises, surtout!... • Sans répondre, elle disparut dans l’escalier. \ Dans sa clarté vive, et depuis l`horizon grisâtre, se précipitaient les ruissellenienls de la mer, avant de s’écheveler en écumes contr·> les roches basses, . innombrables de Penmarch, ou boitait une procession de Bigoudins, têtes nues, à. la suite de trois bannieres. Velours cramoisi, brocart d’or,`damas d’argent, elles étaient maintenues droites, nmlgré la brise, par de solides Bretonsen vestes courL··s. Le prêtre bénissait la rumeur des eaux. L Le long de la greve, defilziient en groupes leS· femmes mitrées de guipure. lilles offraient au ciel l`ampleur de leurs fronts durs, leurs pommettes saillantes, leurs nez camards. Sur les larges manches' repliées vers le coude et ornées de géométries` mystérieuses, leurs enfants imrchaient. De leurs tempesgles rubans énormes volaient, rouges, roses ou verts. Partout ondulaient aussi les angles des pavillons hisses aux mâts du sémaphore, du vieux phare carré et crénele, dc sa chapelle, des barques échouées en ligne, de l’usine électrique qui soutient LE SERPENT Nom ' 375 _ le phare neuf, haute colonne de granit, lanterne bienfaitrice entre les profondeurs du ciel et les clameurs de l’0oéan. C’était une fête de couleurs frissonnantes dans l’air limpide, par—dessus leglacis des flaques. Les cloche_s sonnaient. La fougue du vent s’engout`frait dans les oreilles, battait les paupières, ` salait les lèvres. Et toujours pullulait cette foule de femmes qui se dandinaient dans les ballons de leurs , robes épaisses, élargies par les vertugadins. La lu- mière dorait leurs nuques saures. Ramenées par-des-· _ sus les passementeries de leurs bonnets, leurs cheve- lures lisses étaient tendues, telle une autre étoffe, jusque-sous les guipures de la petite mitre qu’un cordon nouait aux mentons gras. Il semblait que le ` `flot dégotgeât indéfiniment cette multitude. Attifés comme de petites bonnes femmes, des centaines de bébés trébuchaient dans leurs jupons trop pesants. ' Les fidèles chantaient les répons. Le cortège in- olina les bannieres afin de leur faire franchir la porte trop basse de la pauvre chapelle. Taquine, M'“° La 7 Revellière contredit la dévotion de ltl"·" Goulven, qui se réfugiait dans la prière. La vieille dame affirma. que la bannière rouge était le symbole du feu, de j l’Agni védique, que la bannière d’or était' celui du _. soleil·père, Diauz—Pitar, Ormuzd; que la bannière d’argent était celui du monde stellaire, d’Astartè, de l`univers astronomique, que tous ces dieux antérieurs- au Christ s’étaient glissés, par la suite, dans sa reli- gion triomphante, sous les especes du Pere, du Fils, de l’Esprit. Fière de soi, l’alliée des La Revellière~ Lepeaux résumait ainsi les souvenirs confus de ses lectures impies. M"‘° Gdulven ne répondit rien. ` Heureusement Gilberte appela sa grand’mère: son I « ·3"76 " LE snnrewr Nom chapeau vacillait. La vieille dame s’occüpa de l’enfant. La procession s’introduisit dans le sanctuaire exigu, crépi de chaux. Dehors, la foule se prosterna ° contre la muraille que troue la lucarne quadrilobée par on s’exhale la voix de l’officiant. Toutes les tetes s’inclinerent, et les chevelures luisirent,.arrondie's sur les crânes, entre les coins de pourpre et d’argent qui décorent les bonnets. Une jeune femme priait avec une ferveur insigne. Ses yeux cillaient selon le . rythme _des litanies que récitaient ses levres char- nues. Sur le chapelet de_ corne elle avait joint ses , mains gourdes et poilues de blond. De ce lourd vi- sage, de ces bajoues rouges, de ce nez court, de ce frontmiroitant, du corsage noir, des rosaces et des rectangles en soie jaune `ornant ies manches, une telle image de ferveur ancienne se composait qu’on admettait qu'elle fût angélique, en dépit des souliers ferres relevant le velours et le drap de la jupe. Soi- gneusement, madame Helene la dessina sur un album. Et le docteur se rapprocha. Le vent ajustait la robe d’alpaga gris au corps de son amante. : Mm" Goulven fut s’agenouiller aux côtés de cette Bretonne d’enluminure. Bien que l’une parut mince et nerveuse, leurs silhouettes s`adaptèrent. Au pastel, madame Hélène les nota. Le profil râpeux de la paysanne débordait le proül gris de M“‘° Goulven, comme, sur les médailles à deux efûgies, celle du fond déborde la principale. L’identité de leurs pos- _ tures, de leurs bouches priantes, de leurs vêtures également sombres, encore que de coupe dissem· blable, s`inscrivit malicieusement sur la feuille que · nous admirions autour de la dessinatrice. Crayon- nant le chapeau en paille de l’épouse, elle lui donna ` LE SERPENT Nom 377 l’aspect d’une auréole qui sanctifiaitles deux figures ` enioraisons. Pareilles étaient les expressions des regards invo- cateurs. Pareillement papillotaient les paupières, selon le rythme des litanies que les deux bouches murmuraiént ensemble au seuil de la chapelle, sous le cintre de la poterne. Non loin du vieux phare pa: voisé aux couleurs des pavillons maritimes, le doc- teur écoutait l’éloquence de madame Hélene traiter comme un simple motif d’art la dévotion de ces mille créatures accroupies, le chapelet dans les doigts, sur les ajoncs éventés et fanés du promontoire. Elle dé- nombra les infirmes amenés dans leurs brouettes pour supplier aussi le ciel, ses clartés rudes, sa bise agressive qui secouait tous les rubans, et faisait cla- quer les draps des robes, les drapeaux, les oriflammes. Alors Goulven pensa certainement que sa femme s'oubliait trop dans sa ferveur. Il médita sur le soutien qu'elle cherchait en s’unissant aux dévotions de ces gens. Les yeux du marin clignaient a la lumiere hostile. Il se détourna, contempla les mouvements momes ·de l’0céan bombé vers l’horizon , et saisi au ` loin, par les braspierreux des caps. L’amante n’ob— _ tint plus qu’il lui répliquàt. _ ‘ Noùs voulûmes gravir l’escalier du phare ·neuf. En spirale, une rampe de cuivre massif tourn0ie · dans le clair cylindre de granit bleu. Au sommet, nous considéràmes le pays, cette pointe de cailloux monstrueux éboulés parmi les eaux baveuses, Kéritis et Saint—Guénole, les deux ·bourgs, clapis à droite et à gauche, avec leurs maisons fortiliées des temps médiévaux, les pointes de leurs clochers, les mâts de leurs bateaux noirs. Vers 15 terre, ce sont les 378 ' LE SERPENT Nora. * champs malingres d‘orge et d’avoine, poussés dans les phosphates du sable. Sur les landes désolées paissent les vaches presque immobiles. La route droite et sablonneuse ·brille jusqu’aux clochetons de Saint-Nona, l'église du vieux Penmarch, cité d`ar- · mateurs jadis prospère, et qui, dans son architecture précieuse, fragile; moussue, arbore leurs armoiries : une nef remplie de sages nautouiers. Nous l’avions visitée en venant. L’automobile s’était arrêtée sous le mur qui étaye l’humus du cimetière, Nous avions _f0ulé les tombeaux étroits et courts. Dans un coin, il y avait un tas d’ossements bruns ôtés des fosses pour qu’elles accueillissent les nouveaux défunts. Nous avions passé sous les porches aux niches vides, aux bancs de grès. Nous avions, dans l`intérieur, fait sonner, sous nos pas, les dalles disso- ciées du chœur: la tant d’houimes râlerent égorgés durant les guerres de religion!·Et, de tout cela, de¢ meurait, au cozur des dames, une angoissante tris- .esse. En leurs âmes était la même désolation que sur ce cap ras effondré dans la mer, au bout de ses champs maigres, et honnipar les salives du flot, par les hurlements de la rafale. Elles ne se déridèrent pas, quand une troupe d'éco- lières bigoudines envahit, avec leurs freres espiègles, _le kiosque de verre. Nous nous montrions les vagues boursouflées et dressées contrr les blanches lumières du ciel. Mais si M'" La Revellifrre et Gilberte se plu- `-rent au spectacle de'cette géographie tragique, ma- - dame Hélène et moi guettions ce qui nous révélerait le véritable état des Goulven. Ils ne se quittaient pas. Silencieux, atterrés, l’un contr«· l’autre, ils souffraient continûment. Leurs mines hàves dénonçaient les ' LE sauveur Nom 379 drames de leur insomnie. A Pimpatience qui tenail—* lait évidemment leur cousine, je soupçonnai qu’elle et son amoureux s’étaient entretenus de leur dessein, ` qu’elle avait appris une chose favorable, et qu’elle attendait, plus febrile, la fin du débat. La veille, les Goulven s’étaient dits trop las, l’un et l’autre, après l'excursion de l’apres—midi, pour dîner en notre com- pagnie. Mais, cematin, ils n’avaient pas refusé de nous suivre a Penmarch. Mm Goulven voulait que son orgueil ne parut pas fléchir devant ses craintes. ’ Torturée par la plus forte douleur qui lui pût échoir, elle se roidissait fièrement, les yeux secs. ' Je me demandai s·i, comme Zarthustra, elle était suffisamment Here de sa peine pour dire a la mort : « Si cela a été la vie... eh bien ; encore une fois! » Eût—elle voulu, par amour du sacrifice, par amour du Calvaire, pâtir encore une fois, comme elle pâtis- sait à cette heure dans cette lanterne ronde ou le gardien montrait à Gilberte les lampes électriques aussi complexes que des horloges, et les lentilles des ‘ gros miroirs segmentaires. -—- Il m’a écoutée, — murmura l’amante pendant que, tous deux, nous tournions, sous allure de conquérir par nos regards toute la région. —- Il m’a écoutée. Cette nuit, il lui a confirmé que son mal était grave et mortel, s’il ne se soignait pas, en changeant d’existence. Et il espère qu'elle lui proposera d’elle- même,. Sa cousine se rapprochait de nous. Madame Hélène me signala la fumée d’un navire à l’horizon des eaux vertes et montueuses. Malgré sa présence d’e`sprit, ` elle laissait voir une sorte de joie délirante qui scintil- lait a la pointe de chaque cil, qui luisait aux coins _ 380 LE sauveur Nom ` de·ses lèvres. Je ne sais pourquoi elle m’inspira sou- —dain quelque ,mépris. Rien de son esprit n’aimait alors Jean Goulven. Seul ‘l’instinct de cette créature _ intelligente la commandait. ll me parut qu’elle s’était tout a coup muée, sinon en bête, du moins en une coquine assez vulgaire. Passe quelques `minutes, je me rendis compte de mon injustice. Précisément, je reprochais ai l`énergie de sa nature ce que j’exigeais du docteur. Il me déplaisait qu’elle obéit à de francs appétits; et je traitais Goulvende lâche, 'parce qu’i1 n’y cédait pas. A cette incohérence de ma logique, je pus mesurer combien l’exemple de la sottise ·ambiante avait déja serieusement engourdi ma conception virile des faits. Ceux que je prétendais vaincre émousseraient-ils d'abord mes armes? Un mois plus tôt, j’eusse loué cette vigueur passionnelle de la jeune veuve, comme '— une preuve de santé morale. Aujourd’hui, faussée par I tant de vicissitudes, ma raison condamnait presque une si·noble franchise. ' · En quoi de chétif, de pitoyable, s’était changée ma force? L’atmosphère de l’Armor, la gronderie de l’0céan formidable, le ricanement des vieilles façades ventrues, m’avaient-ils rendu semblable ài ces Bretons résignés comme des enfants sous la férule? Et je connus que la vérité de mon être était en péril. Déja m’infectait l’endémie de cette province. Il me parut qu’enfermé sous la cloche de ce ciel pale, assiégé par les assauts du vent, je chancelais dans un u asile précaire, au sommet du phare que le cap de blocs et de cailloux humides élevait par—dessus le cercle des champs, des eaux. I _ J’eus le sens d`une débilité. N’allais-je pas devenir _ ; LE snnrspvr Nom 38f aussi un Goulven mol, passif et lache devant ses . espoirs? _ ` Il me fallait un autre air, un air moins victorieux · desiénergies, l’air, tonique et stimulant des monta- gnes, l’air subtil et empesté des capitales; non cet air océanique maître de qui tend à se depasser., Aussitôt je voulus partir. En bas, Vautoinobile bourdonnait à la façon>d’un gros insecte arrête sur l`ordure nourricière du sol. Là rampaient auss'i les essaims de Bretons noirs. Je criai l’heure aux Goul- ` ven, qui me suivirent avec leurs parentes. Nous nous arrêtàmes à l’orifice du cylindre clair, ou tournoyai-t la spirale en cuivre de la rampe. Du fond, plusieurs voix enfantines sonnaient, s’appelaient, se querel- laient. Des sabots claquaient en descendant. Un vol de ülles enrubannées s’engouffrait, avant nous`, dans l,3.blI`11B circulaire. Les échos de leur joie frappaient . le granit bleu. Ils animerent encore le jour intense_ que _versaient les longues fenêtres vers la courbe de cuivre étincelant. ·. . La brutalité du soleil et de cette liesse nous étour— dit tous, à l’instant de nous_ engager dans le puits de pierre vibrante. Trop de clarté, trop de bonheur criard ébranlèrent nos pensées. M"‘° Goulven hésitait à mettre le pied sur la première marche de fer : _ ·— Il y a trop de fracas, il y a trop de lumière! —- bégaya·t-elle. I . È — Ce simple granit bleu lisse et nn!.;. Il semble qu’on ne saurait ou se rattraper en cas de chute, — geignit M“‘° La Bevellière. . -—·Et_ce trou de. soleil vous aspire! — dit le doc- teur, penché sur la rampe. , - Oui, ce trou de lumière vous aspire! — con382 LE ssarsur Nom ürma madame Hélène, dont Ie sourire frissonnait. — Comment? — m’écriai-je. —- Comment pouvez- vous tous redouter la lumière de ce 'puits, et le tumulte de ces joies?... Vous faut-il absolument des antres, de la nuit, du silence, et de la mort... pour vivre? — Oh! -— fit hlm Goulven: —— il y a trop de clarté la, comme dans `la vie, trop de clartés aveu- glantes, trop ’de rayons qui transpercent". L’ombre ' endort, du moins... La clarté est plus cruelle que l’0mbre... ` — Ãh! ah! —- ripostai—je. — Vous préférez le som- meil dans le sépulcre à la course dans le matin`?.,. —— Il y a tout de même trop de lumière! -— con- firma le docteur, que blêmit le vertige. - Et cette ' rampe de cuivre, qui tournoie, réfracte tous les _ rayons! Elle les renvoie sur le granit du mur... _ —-· Ca fait mal au cœur! — gemit M“*° Goulven. -—- Et ce bruit qui vous fait mal à la tête!... -- ajouta maclame,Héléne. ··· Mai`s ce sont les dynamos que la vapeur- met en marche pour que le phare éclaire, tout a l’heure,' · lfespace de la nuit..., pour qu’il enseigne leur route aux hommes qui l’ignorent... — La pesanteur vous plombe les membres, ne , trouvez—v0us pas?... ·——interrogeait encore madame Hélène. - ` -— Allons, allons, -——— commandai-je, — descendons vers le bruit et la lumière,... vers la vie véritable, — madame Goulven... Ou bien vous resterez semblable a moi... semblable a moi qui tue les petites bonnes!... Hein! quelle menace, madame Goulven?... — Mon Dieu! jamais. je n’0serai descendre dans ce LE SERPENT Nom 383 'É . trou de bruit et de lumière, -—pleura—t-elle d’une voix ` tremblante. -— Hélène, passe devant!... ' -— Comment veux-tu que je passe avant toi?... Puis-je oser, si tu ne te décides d'abord?... — , Certes, madame Hélène prononça toute la phrase . en lui attribuant la valeur d’un symbole, à la ma- . tnière d’Ibsen. Elle voulait dire que sa cousine devait la première accepter le divorce, pour qu’elle sauvât _ Goulven. Et cela fit qu’ils sourirent ensemble tous trois douloureusement. . . . ` -—- Je n‘ose pas encore l — soupira M'" Goulven. — Alors laissez-moi vous montrer le chemin! —— i , conclus-je, en me precipitant vers l’escalier. — Lais- sez-moi, puisque je suis le seul qui affronte la clarté de la vie!... Et, content de cette plaisanterie littéraire qui mar- quait bien la puissance égale de nos mêmes préoc- cu·pations,`qui signalait aussi l’heureuse germination de mes semailles parmi le terreau bousculé des cœurs, je dévalai par les marches de fer dans le puits · de granit bleu qu’inondait la lumière, qifemplissaient leseris d`une jeunesse rustique... L’automobile nous emporta loin de cette terre aride et pavoisée, ou titubait encore, le long des cbaumières basses, la procession et ses tidèles, ses longs pierrots noirs, ses grosses ülles mitrées et dorées, parées de rubans azur, pourpre,. émeraude. · que le vent collait ai leurs- visages de Chine. a Deux jours plus tard, a Locmariaker, nous vînmes attendre le passage de notre bateau. Rien ne me per-. mit de découvrir si ma victime avait choisi. A ' plusieurs reprises, j’essayai des propos capables . 4 384 · LE SERPENT NOIBQ } V de renouer la conversation essentielle, soit avec · Mm Goulven, soit avec son mari, soit méme avec leur "cousine. Tous se déroberent. Ils connaissaient — trop mes tactiques. Leur- pudeur ne se souciait plus de m’etaler des faiblesses que je savais sufiisammentc ·· Dans le port d’Auray, notre bateau avait du, malgré nos prières, et par effet d’un contrat préfectoral, .· embarquer des moissonneurs à destination de Belle— Isle, avec une cargaison de bois. Ivres, ces nombreux passagers, assis sur les fagots, _sur les troncs de hêtres, de bouleaux et de sapins, chantaient et se ta- ` quinaient, à l’aise. En leurs costumes qu’eut peints -' Watteau, de jolis Gilles et d’aimables·Zerbinettes se ' lutinaient. Un joueur de cornemuse, juché sur la · dunette d’avant, s’époumonnait, en rythmant du sabot, [la ritournelle. Aux cordages tendus dans l’air vers la pointe du mât, des mains s’agrafaient que les travaux de la terre avaient grossies et durcies. Contre les bor- dages s’adossaient les vestes blanches de Pontivy, les vestes bleues de Locronan, les guimpes en percale des Lorientaises, les longs châles marrons en honneur ’ dans,les îles du Morbihan, les corsages noirs à courbes de velours ceignaut les poitrines épaisses du Finis- .tère. Des figures fraîches, virginales et rondes ` riaient sous les tiares d’ou pendaient les courtes ._ pèlerines noires doublées de vert, doublées d’ama·· rante, doublées de cramoisi, reflets variables pour · _ les joues a fossettes et les cous hâlés. Des fileuses s plantaient a leur hanche la quenouille chargée de lin roui.‘Avec leurs doigts alertes, elles roulaient le ül · sans négliger de riposter aux agaceries des gars, qui se `frappaieut l’épaule et laissaient le rire tordre leurs tailles. _· ` " _ ‘ LE SERPENT Nom 385 La Bretagne secourait les laboureurs de Belle·Isle, en leur envoyant ses fils à longues jambes et ses filles trapues, le bois qui chaufferait les fours à pain, qui pétillerait aux bivouacs des champs pour éclairer les visages des conteurs, les gestes des danseuses, lors- que leur ronde cernerait le feu créateur, en souvenir inconscient des vieux cultes chers aux Celtes primi- tifs, dans les plaines de l'Asie. De la passerelle nous les regardions. Madame Hélène et le. docteur échangeaient des réflexions ethnographiques que l’érudition douteuse de l\lf“° La “ Revellière contredisait insolemment. C’était l’heure ou le soleil décline, ou son or commence a sertir . les cimes des futaies, et les bords _ des nuages, ou l’ombre comble lentement les anfractuosités des `berges, ou l’air fraîchit, ou la rivière clapote, ou les faces des maisons, sur les hauteurs lointaines, se far- dent soudain de rose tendre. Maintes bandes d’0i— seaux regagnaient le gite. Les rives s’écartaient. Toute la nappe du Morbihan apparut à notre gauche, avec' — ses courants vigoureux fendus par les hautes perches _ des balises qu’ils_inclinent et qu’ils assaillent d’ecume argentée. La vitesse du steamer augmenta. Le halete- ment de la machine se précipitait. Nous courùmes droit a l’ouest, tandis que, de son beuglement la sirène saluait le petit phare blanc de P0rt—Navalo. · Enveloppée dans un pl'aid, Gilberte questionna sans trêve le capitaine obligeant. Nous écoutions l,l1OH1I1]B de mer dire ses voyages de jadis vers les Singapore, les Hong—Kong et les Yeddo. Le docteur se joignait à lui pour évoquer les paysages luxuriants du Mékong, les splendeurs humaines et végétales de Ceylan, la poussière des larges jrues chinoises ou . · 22 386 LE SERPENT NOIR _ igrouille, sous les planches bariolées des enseignes, une foule sournoise, digne, ·m-archandant la viande rouge de l‘étal et les parfums du thé en monoeanx, admirent le potier qui hâte, de ses orteils et de ses doigts, la rapidité du tour. · Francbi le détroit, notre steamer defonça les heulcs de l’Océan. Il s’isola dans l’espace d‘eaux lourdes et croulantes. Le vent du large retroidit nos membres, et secoua le prélart tendu contre la balustrade de la passerelle. Mm La Revellière craignit que Gilberte ne sfenrhumat: elle la tit descendre dans le salon. Comme l`enfant maussade pleurnichait, sa mère dut lui donner l’exemple en les accompagnant. Nous demeurâmes, les Goulven et moi, près du timonier velu qui poussait, retenait la roue verticale de la barre. aux injonctions du capitaine. Les mâts se penchaicnt îv. tribord, se redressaient dans le ciel bleuatre avec les angles aigus de leurs cordages, puis inclinaient a ' bàbord vers les vagues creuses et miroitantes. Le 'vaisseau roulait doucement, berçait ainsi les mois- sonneurs. Ils devisaient, assis a croppetons sur le pont d’avant, pour le rire des tileuses dont ils ` itiraillaient les navettes. Une grande paix fraîche . venait du ciel. Le biniouexhalait tantôt ses joies alertes, tantôt ses plaintes douces. Une voix féminine chanta 1 ` l Qu’avez—vous donc, la belle, Qu‘avez—vous à—à pleurer 9... C’était un`mode triste et lent que le musicien ampli- — tiait en dégonflant la panse de son instrument brodé, en précipitant le jeu de ses phalanges sur les trousde flûte. Après entente par signes, un chœur à trois parties se forma.

Les âmes se marièrent pour s’exprimer selon la cantilène monotone, presque funèbre, bien que les ivrognes de l'assistance hurlessent pafois, de toutes leurs forces, le refrain :

Luron, luron, lurette !
Luron, luron, luré !…

Mais les jeunes filles s`appliquèrent à moduler le son très lentement, très tristement, tandis que les eaux divisées par l’éperon s’écoulaient en gazouillant aux deux côtés de l’étrave.

La gaieté ne s’éteignit pas toute; pourtant chacune et chacun sefnblèrent psalmodier une mélopée de deuil et de résignation. Le biniou se lamentu. Prestes de leurs doigts, les lileuses maniaîent la quenouille. Actifs de leurs bras, les moissonneurs fourbissaient la faucille. De temps en temps, les ivrognes buvaient à la régalade le cidre du pot qu’ils se transmettaient. Sur les fagots, les couples ne dénouèrent pas leurs timides enlacements.

L’gas, dans la mer a plongé !…
Luron, luron, lurette…
Luron, luron, luré !…

Ce fut même sur un ton goguenard que les trois parties du chœur saluèrent la chute du matelot dans l’abime, sur le ton qu’eût adopté l’artiste des danses macabres, lorsqu’il s’amusait à peindre papes, seigneurs, courtisanes, mariées, poètes et loqueteux conduits au tombeau par un squelette ménétrier.

Il n’savait pas nager,
Et la mort l’a-a mangé !

continuèrent les voix tendres, maladroites, des fileuses. Dans la fumée noire du bateau, que rabattait le vent, monta le son placide. ll·s’en alla plus haut que les pointes des mâts obliques, jusqu’au pâle zénith...

Avec les jeux de la mort, l’àme bretonne a composé les strophes mêmes de ses plaisirs, tant elle demeure , fidèle au terrible Ankou, qui la rend veuve quotidiennement.

Par hasard, au milieu de ces filles, l’une offrait le plus beau visage de madone. Son corsage de drap bis, largement bordé de noir, serrait une taille noble, des, épaules souples. Autour d’elle, les garçons rivalisaient de lazzi. Fière de régner sur leur attention, elle chanta, les dents rieuses:

Il n’savait pas nager,
Et la mort l’a-a mangé !

Du haut de la passerelle, nous la contemplions_ comme la seule forme vivante digne dc cette ‘mer majestueuse, de ce ciel pourpre, vert et bleu, qui enveloppaient l’effort haletant de notre vaisseau, dans leurs odeurs_ saines et leurs couleurs sublimes. La fille de l’Armor psalmodia, .de sa voix douce le distique. Pres de nous, le docteur fredonnait avec la deuxième partie du chœur :

Il n’savait pas nager,
Et la mort l’a-a mangé !

· LE senrmr mom ` 389

Cela d’un tel accent, que sa femme et moi, nous nous interrogeâmes des yeux, elle, anxieuse, blème. Luron, luron, lurette! Luron, luron, Iuré!... '— cria-t-il selon le refrain entonné par toutes les bouches brutales. Sans nul doute il avait chanté en appliquant a son destin méme, par une claire allusion, le sens de la cantilene. Il ne savait pas nager dans Pélément t terrible ou les hommes en lutte pressent le faible, t comme les vagues de l’océan pressent et noient le naufragé. Déjà la mort lui mangeait le cœur... "Voila ce qu’il avait voulu crier de sa détresse. Voilà _ ce que comprenait Mm Goulven; car la pitié et la . douleur mouillèrent ses yeux, autant—que je pus le deviner dans la pénombre crépusculaire. D’ailleurs il ne 'permit pas à nos regards de fouiller les siens. ll s’obstinait a entendre seulement les chanteurs que berçait la nef, ai voir seulement le feu qui s’alluma ' devant nous, écarlate, ami phare de la Teignouse, dressé sur le roc, entre le vert lumineux des eaux et la courbe plus verte du ürmament. _ · Le corps mince de Goulven souffrait dans l’étui d’un long paletot brun; et ses pieds en vieilles bottines jaunes se crispaient l’un sur l’autre. Le capitaine empoigne lui—méme la barre pour doubler le récif; le soin de son art l'absorba. En sorte qu’à cette extré- mité de la passerelle.nous étions, tous trois isolés. La grande ·brise emportait loin des oreilles indiffé- rentes les paroles que prononça M¤ï° Goulven, alors: · ——- Ecoute, Jean... écoute... Tu es malheureux... Tu es malade... Promets-moi que tu vas te reposer en ' rentrant... N’est-ce_pas, monsieur Guichardot, il faut 22. 390 `LE sauveur Nom qu’il se· repose?..'. Tes travaux, laisse-les... Plus tard... —— Je n’ai pas le droit de laisser mes travaux, — interrompit-il sans tourner vers nous la tête, ¢—— c’est l’unique voie de salut... Ai—je le droit d’abandonner ces recherches qui peuvent sauver des multitudes... bientôt, demain... Si demain je trouve... — Est-ce un devoir` plus haut que de conserver nos ·deux vies, mon pauvre bonheur,.. nos deux vies côte à côte Est—il un devoir supérieur, Jean? ` -— Peut—être! —- avoua·t-il assez rudement pour que le vent n’étouffàt pointsa réponse. Je crois que je n'0ublierai plus cette heure. _ M“‘° Goulven était assise, a l’abri du froid, sur un pliant du bord, dans le coin formé par l’angle des balustrades garnies de leur prélart. Recroquevilléc sous une pélerine de bure écossaise, elle était une petite personne dolente,-menue, hagarde, que le roulis balançait avec le capitaine et sa roue, les chanteurs, les rieuses de l’avant, leur cuisine dont les oignons brùlaient, la cargaison de bois, les fines lignes des mats et de leur agrès, la proue pointue qui s’élevait parfois sur la crête d’une lame pour retomber en glissant dans la cascade écr0ulee... q Quelle peine sans égale trahit la victime l0rsqu’elle recommença de parler! Je m’étonnai qu’une salive de sang ne débordàt point de ses levres a chaque mot, tant il me parut que sa poitrine se déchirait avant qu’elle les pût dire. ' —— Pour ces milliers de vies alors, ces milliers de vies que tu sauveras,... peut—être..., il faut d’abord menager la tienne... Il ne faut rien négliger de ce qui fassurera le repos... Rien... Maintenant, j’écarte Q`. LE SERPENT Nom 3%

  • toute considération morale ou religieuse... Je te serai

charitable jusqu’au bout, Jean, jusqu’au bout... Je te rendrai libre, Jean! Elle ravalait un sanglot. Brusquement, il se retourna ` vers elle, et s’adossa contre la balustrade. Les cavités de ses orbites étaient obscurcies, Sa bouche trembla. —- Que veux—tu dire ‘? -· Ce que tu penses,... ce que tu espères depuis longtemps déjà... Oh! oui... ce qui t’apparait comme un rêve d’avenir glorieux, comme un rêve de félicité sans nom... G’était l’amertume du reproche et l’amour du sacri- lice qui faisaient l’émotion de sa gorge, de son mur- mure,. La victime se résignait. — Quoi donc?... ' i _ — La richesse d’Hélène t`aidera ...· Car... tu vas- ` divorcer, Jean!... Et je ne résisterai pas. Enfin elle se déterminait! Mon œuvre était accom- plie. Je remerciai ma sagesse et mes obstinations..- Entre toutes mes entreprises, celle—ci n’était certes ` pas la moindre. Ma logique avait vaincu les traditions ' d’une race routinière, les scrupules de la foi, Pégoïsme d’un amour très fort. Et j’allais voir succomber aussi les sentiments de la compassion. Goulven ne savait comment faire pour contenir sa joie, s’assurer de la vérité, prodiguer les marques de sa gratitude, et les vaines consolations. ll suffo— - quait. Son regard pourtant me signitla moins sa reconnaissance que son‘étonnen1e11t de ma victoire. I Moi—même j’étais tout arrogance sur la mer et sous le ciel. Mes libres nerveuses vibrèrent. J’eus envie de p piaffer et de courir. `Un effort me fut nécessaire pour , refréner mon excitation. . BÉEZ LE SERPENT Nom . — Ne joue pas l’ét0nnement, ·—— disait M'“°Goulven, A cette heure, du moins, sois sincère... Qu’y a-t-il de nouveau, pour nous, dans cette proposition, sinon d'entendré ma bouche la formuler?... —— Qui l’a formulée auparavant?... · - M. Guicbardot, Hélène,... toi-mémé, dans nos` discussions de chaque nuit,... toi-même, depuis huit jours, bien que tu n’aiés pas osé tout dire... Va, j’aurai le courage de porter ma croix entre toutes les stations de mon calvaire. Ne me plains pas... La mer aurait pu dévorer ton corps, au loin, pendant une croisière du Surcouf. J’aime mieux savoir que tu marches dans un chemin de triomphe,... même sans · moi. ' Les larmes l’étouffaient; cependant elle ne les laissa point jaillir. Plus étroitement recroquevillée dans sa pélérine écossaise, elle concentrait tout ce qu’ellé pouvait de forces afin d’achéver sa tâche. · · —Yvonne l... — murmura son mari, ll s`assit auprès d’elle, sur l’autre pliant.Il lui cher- cha la main dans les plis de l’ét0ffe, et joua très mal le rôle de celui qui refuserait le sacrifice, à cause de son amour, de son devoir, des lois divines. M"" Goul- ven ue se reculait pas. Je vis même qu’ellé aussi lui serrait la main frénétiquement. Elle répéta : —- Avant tout, il ne faut pas que tu meures... Il ne faut pas que ton génie meure... Pour les pauvres malades, il ne le faut pas! - I — Je n'en suis pas encore à l’agonie, voyons?... Tu ' es folle!... Hein, Guichardot, est—elle folle?... —- C’est une femme admirable et digne de sa foi! — répondis-je de maniere ambiguë". Elle me comprit. Loin de s`attardér aux interrupI - LE sznraur Nom 393 tions et aux protestations ridicules de son mari, elle continua. de s’expliquer, refoulant ses sanglots : - - Mieux vaut que mon cher bonheur de femme disparaisse; oui, cela vaut mieux, va!... Apres tout, c’est aussi ma tâche de chrétienne charitable, si ce n’est pas strictement ma tâche de catholique". Oh I n’insiste pas... Sans doute, ton cœur ne veut pas mc laisser... Mais ta raison l’exige!.,.. Va, va... j’ai eu ma part,}. Tu m’as donné ma part... Désormais j’aurai le bonheur encore de me souvenir... Je possède au moins un trésor de souvenirs, tu sais !... A quoi bon te défendre ‘?... Seules des. paroles droites et franches sont de mise en cet instant... Ne nous mentons pas... Ton esprit réclame ce que ta bouche refuse,.. Oui, je suis déchirée, puisque je t’aime... Oui, mon être lamentable est la pantelant, meurtri... Mais .tu me connais :§tu sais comme les résolutions de ma charité sont irrévocables. Je te le jure devant Dieu : je veux, que nous divorcions et que tu épouses Hélène. Je le veux atin que les pauvres malades soient guéris par ta science. Goulven balbutia, en essayant de larmoyer : ' ·-— Alors, c’est que tu ne m’aimes plus! ` — Si je t’aime, ne dois-je pas t’arracher aux périls . de notre existence ? Tu sais bien ce qui nous menace... Je t’aime pour toi, plus que pour moi... Mon affection n’est pas égoïste : elle te préfere à elle-méme... N’étes·vous pas de mon avis, monsieur 'Guichardot, - vous quim’avez, sur ce point, dessilléles yeux?Aujour— d’hui, je l’aime pour lui, plus que pour moi. i —- Cela n’est pas humain!... Cela n’est pas véri- table l... —- s’écria·t—il. ' . = —· Cela est chrétien cependant. Des saintes ont eu 394 , LE SERPENT nom ` · des vertus plus singulières... .l e ne t'aime plus, oses—m dire ! Est—ce que je ne t’aimais pas quand tu partais pour tes voyages dans les mers dangereuses ?... Est-ce que je ne t’aimais pas quand tu m’as quittée pour .aller à la guerre de Chine ‘?... Est-ce que je ne ifaimais pas?... Cependant je cachais mon chagrin : je t’aimais pour toi courageux, pour toi noble, pour toi glo-‘ rieux,... et non pour moi qui eusse voulu te gar- der dans une petite chambre, contre ma poitrine... Ne croyez-vous'pas que j’ai souffert toutes les angoisses- pendant les mois ou j’interr0geais chaque Ilot iivide — venant du large, en tremblant qu’îl ne me rendit un ' corps dans l’écume ?... Et cependant, tu es reparti; et . je t’ai laissé repartir sans pleurer, parce qu’îl fallait donner l’exemple aux mères et aux femmes des mate- ` lots... Est—ce que je ne t’aimais pas alors pour toi I seul, puisque je me résignais à souffrir des mois et des mois, des saisons et des saisons !... Mm Goulven s’exaltait ainsi par la parole. Pas un geste n’accompagnait sa plainte verbeuse. Quelle que fut sa vaillance. elle ne s'empêchait pas de déclamer un peu comme les personnages des poètes, dans l’intention d'attendrir celui qui demeurait près d’elle, inerte, sans courage devant sa propre v0l0nté..l1po‘us- sait_ des exclamations inutiles. Je sentis qu’elle avait, risqué l'offre du divorce, parce qu’elle doutait enco1·e de Pacceptation. Mais j’avais confiance. Lui ne tenait peut-être guère à subsister, ni surtout a lutter d’une façon fatigante pour subsister. Mais il tenait forcément à ce que le sérum de Goulven fut. salutaire, a ce que les Facultés le reconnussent, a ce que des milliers de malades fussent guéris, à ce que la thérapeutique par le magnétisme du sang fut 1'ori · LE ssnrmur Nom — 395 _ · gine d’une médecine nouvelle, puis d’une biologie fondée sur les orientations électro-planétaires du mouvement vital. · A cet espoir, je crus qu’il immolerait tout, même · Pindolence de son fatalisme breton, même sa com- passion de chrétien pour le faible et l’inutile, pour le déchet social, pour cette victime tapie dans l’angle de la passerelle, et qui prolongeait sa jere- miade, malgré les clameurs du vent secouant le pré- lart, les chansons des moissonneurs, les rires des ivrognes et le fracas des bûches dégringolant aux coups plus forts du roulis. Nous doublâmes les rochers de la Teignouse sous les clignotements écarlates de son phare assailli par _les hydres brusques de la marée. Discrètement, je _ m’écartai du couple en peine, mais de telle sorte que les souffles m’apportassent néanmoins son murmure. Je m’accoudai. Je feignis de m’intéresser mélancoli- quement au lac lunaire, au lac d’argent gris et scintil- V lant que formait, sur les eaux les plus lointaines, la clarté lunaire cernée par les nuages en route vers les cimes du Nord. ·Elle tombait d’une déchirure oblongue, entre les ouates verdatres, pour illuminer un cercle d`eau, vers l’horizon de l’espace,Je ne sais pourquoi j’associai, dans mon esprit', ce reflet =de l’astre nocturne aux résignations désolantes, que ` chantait le chœur des Bretons, que rythmait le son 'fourbe et mélancolique du biniou 2 Qu’avez-vous donc, la belle ‘? Qu'avez-vous a pleurer -— Je Uaccompagne, —— répondait Mme Goulven, — 396 LE sam>Eu·r·uo1·u l ' tu le vois, jusqu’au.départ pour tarvie heureuse; · Jean, comme je îfaccompagnais ju_squ’au mole ou tîattendait la baleinière du Surcouf. Je te demande seulement de penser qu’à toutes les heures de mes jours je regarderai le chemin par lequel tu revien- · dras peut-être, —- qui sait?—·m’embi·asser au front, un soir, devant Hélène qui t’aimera pour elle... Moi, je t’aimerai pour toi... Et ce sera, sur elle, ma vic- toire, Jean!... . Elle pleura discrètement, à la un de ce souhait. Élie avait du en méditerlles termes dans l’ins0mni·e des nuits récentes. Son mari lui étreignit lesdeux mains. Elle conclut : ' — Va, c'est dit... C’est dit. Ne parlons plus faus- sement, veux-tu ?... Je te le demande en gràce. Là, j‘attendais mon Goulven. Et voici tout ce q.u’il balbutia: z —- Tu le sais! ce ne serait pas pour moi, si je t`0· béissais. Ce serait pour l’œuvre de la science hu- maine... Tu le sais... Répète-moi que tu le sais.,. Yvonne! Répète... Car tout t’appartient de moi; tout, entends-tu, Yvonne? tout! ' . —- Tout de ton esprit... Rien de ton cœur!.- gémit-elle. —— Mais Pesprit vaut que nous détruisions ‘nos cœurs. ` Il s’affligea quelques secondes. Il se crispait sur son pliant, que serraient ses jambes croisées dans le long paletot brun, que tourmentaient ses ])lBdS.H8lÈ·' . veux en bottines assouplies. Absurde, il prétendit ne pas aimer madame Helene, la tenir pour une mère soucieuse de confier à un bon éducateur le dévelop- pement de sa fille. So. lâcheté s’empêtra dans des finesses maladroites qu’il avait aussi préparées durant ·` LE sauveur Nom ' 397 les nuits dernieres: madame Hélène ne lui serait qu’une amie, pas même une maîtresse; et autres calembredaines. Il perdait la tête. Enfin il se contenta · d’étre sincère : . V — Quelle preuve d’amourI... Crois-tu qu’un homme aitjamais reçu de sa femme une telle preuve d’an1our ? · Et je suis là, bête, inapte à rien- dire de ce que je .je sens... Je suis la comme une brute... A quoi ’ bon, vraiment, notre petit savoir, si l'on, reste aussi dépourvu dans `un tel moment!... Ah! ce que j’épr0uve de vénérationpour toi, de reconnaissance... Et je ne peux pas,... je ne peux pas le dire...Ah! , —— Promets seulement qu’un jour tu reviendras,‘... le `· jour de ton succes,... avec Hélène;... et que... ' Un sanglot l’interrompit, qu’el1e étoulïa dans le haut collet de sa pèlerine. Son béret blanc s’inclina,` caoha les convulsions de sa figure. Lui s’écria que, ·s’il acceptait—le sacrifice, surement il reviendrait, _ et qu‘alors elle serait la sœur, la sœur adorée ·d”Hé- lene, la sienne, leur sainte admirable. Il voudrait que .l’hér0ïque femme eût sa page dans l’hîstoîre des découvertes, et qu‘elle prolitàt de tonte leur fortune.` ` de tous les avantages de la renommée. Voilà qu’il donnait carriere a son vœu naturel, jusqu’alors maî- _ trisé. Fou, bavard,délirant, il transformait, de phrase en phrase, l’l1ypothèse en réalité prochaine. Il con-- , sentait. Sa joie crevait le masque de tendresse et de _ · compassion. Et le béret blanc cachait toujours la détresse de M"‘°·Goulven blottie dans son collet misé- rable. , ‘ ' = » Luron, luron, lurette! Lur0n,_Iur0n, luré ! ' , 23 `. 398; ' LE SERPENT Nom psalmodierent·lentement, paresseusement, les mois- sonneurs presque assoupis, et si bas qufon entendit ` frissonner, gazouiller les eaux s‘écoulant de la vague fendue par l’etrave. Ensuite le docteur avoua les dangers de sa maladie. Il imaginait bien que c’était le seul argument excusa- ble, pour sa femme : · —j Toi aussi, toi aussi, tu voulais donc ressusciter; Lazare`... ma chérie ! _ L Elle redressa la tête,,Hon·t je ne pouvais plus voir si ( 1 elle était ou non noyée'—de larmes. Les saccadesl de L cette voix retentirent: _ ·- · ` ,_ ., —¢ Tu vas d’abord te soigner,-tout de suite... Q1a,—je · Fexige. Je le dirai à Helene... C’est la condition ! Dégageant ses mains,`elle se leva, cbanoela, car le roulis inclinait _les angles des cordages brusquement sur tribord. Elle se tamponna les yeux et se mouch·a...· De longs soupirs frémissaient en elle qui grelotta.·Mai·s, son corps se ralfermit. Elle eut l’·energie de me sourire; I — Monsieur Guich ardot, je ne suis plus semblable v0llS. . . · ' · _——_ Vous vous êtes dépassée.!,... · .—— Oui,..; n”est-ce pas, Jean ?... , . ·. —— C’est une creature vraiment surhumaine.;. Etje. ` me demandeoomment, après cela, nous pourrions nous séparer... Comment serait—il possible de se quit- tor après cela, voyons ‘? - · . Ã- Ne songe q·u’à te soigner pour ton œuvre... Car c`cst pour ton œuvre tout ça,... tout.,. , i Si mes remèdes pouvaient me guérir, avant l... · Je perçus bien qu‘il dit cela par politesse. Son être rajeuni exultait. `Gependant il ajouta ce mensonge de convenance : · _ · LE sauveur Nom 399 ` -4Si ce n’étai|: qu’une épreuve ?... Si ce n’était qu’une épreuve d`oi1 notre affection sortirait encore · accrue,... infinie *3 Bonnement, au hasard, il exprima c_e vœu banal, tandis que son espoir évoquait la richesse, la puis- sance, Pimmortalité offertes parla splendide femme , ala couronne d’aIgues noires, cette Dahut qui, tout a l’heure, reparaîtrait sur la nef, les mains chargées de trésors, et les lèvres chargées de passion... Voilà, certainement. ce qu’imaginait alors son espoir, ditfé- ` rent de ses paroles. · · —— Seigneur !... Ne ferez-vous pas que ce soit une épreuve, seulement une épreuve? — pria l\l“‘° Goulven en s’accoudant. Elle adressait cette supplication à la clarté répàn· due, par la déchirure oblongue des nuages, sur la’ surface des eaux vastes et mornes comme aux pre- ·miers temps des origines, quand elles voilaient toute l’élaboration secrete dela vie planétaire. — Notre bateau était petit dans cette nuit faite de souffles froids, de flots ruisselants, d’ombres mai ·éclairées,`au loin, par la radiation du lac lunaire, et baiayées, de minute en minute, par le gigantesque rayon électrique que le phare de Bangor darde sur le sciel armoricain. Tous trois nous demeurâmes muets quelque temps. . appuyés sur la balusfrade. L`effort régulier de la machine scanda les affres de nos réflexions. Mon silencerendait hommage à Pénergie de cette femme _ extraordinaire. Donc elle se résignait stoïquement a la perte de toute félicité possible, .a la torture sentimen- tale la moins tolérable, dans une seule intention de suprême bonté. _ Et je me demandais si elle aussi, la ' 400 LE SERPENT Nom l ; , faible, la victime, ne démontrait pas que le type _ humain est quelque chose qui peut toujours se ' dépasser. _ . - En bas, les tileuses avaient enveloppé leurs que- nouîlles, faute de lumiere, et elles devisaient avec les moissonneurs couchés sur les piles instables des troncs de hêtre. Les blancheurs remuées des coiffes signa- laient, dans l’obscur,les coquetteries.Le biniou s’était . tu... Des couples se retiraien·t a l’écart, chuchotaient. Uméelat de rire parfois était strident, puis barbare à la ronde. L’amour émouvait ce grouillement de Celtes bercés en mer dans la fraicheur dela brise parente. ’ Un chapeau a rubans vola, fut rattrapé par un bras de . femme demi—nu hors d’une large manche. Des cornettes se 'heurtèrent. Un baiser claqua. La silhouette d’un gars à grandes jambes se campa sur un mont de fagots, et il brandissait une faucille, criant des mots bretons qui mirent en joie nerveuse le troupeau de filles pressées au milieu des bourrades amicales.Alors une vieille se fâcha, glapit longtemps, it mesure que s`apaisait la liesse. · - lllÉ"^° Goulven dit : _ —.Tout de même,,tu n’as pas été gentil... -- Ce fut une voix d’enfant punie : la voix d'après les sanglots lourds et la üevre des larmes salées. — Tu n’as pas- été gentil... Tu aurais pu m’avertir... Tu aurais pu. ne · pas laisser à d’autres le soin de me persuader... — Mais... comment veux-tu croire que jamais, jamais, moi, j‘aurais voulu te conseiller une telle souffrance?". Peux-tu le croire? -— Non, tu n’as pas- été gentil... J’entendis s’étraugler la phrase et les larmes jaillir. J’eusse cru que Gilberte, une écolierc, sanglo ' '· LE sauveur Nom 401 tait là, et non plus une femme de trente ans, pleine de vaillance. Aussitôt j'eus‘le sens qu’elle reprenait ' ~ sa parole, qu’elle ne la respecterait pas. Toute son ‘ énergie s’évanouissait. Elle ne redoutait pas lc_ ridi- cule des grimaces. Il fut hideux de voir renifler, ·braire, cette figure d’épouse flétrie, de voir sangloter _'cette longue échine sous la burc écossaise. — Yvonne!... Yvonne! — pria Goulven. — -'Yvonne !... Il lui saisit le bras, et dit précipitamment : -— Calme-toi... calme-toi... Je ne t’ai pas promis de ` X t’abandonner... Je ne t’ai rien promis de cela... ' · —Tu dois le promettre... Tu dois le promettre, —-— gémit-elle. — Tu appartiens aux existences que ton r génie sauvera:.. N’est—ce pas, monsieur Guiohardot, il doit promettre? Elle souhaitait une réponsenégative. Je me défen- · dis de la servir. - A — Puisque vous avez l’héroïsme de lui demander ` cette promesse, je ne désapprouverais pas qu’il vous la fît... Un homme de sa sorte ne s'appartient pas, ne ` ·vous appartient pas. Il appartient a la science comme ` · un missionnaire à sa foi. · —-— Tu entends!... ' Et elle étouffa des cris dans son mouchoir. Ã Il la soutint à la taille; il murmura des mots _. caressants. C’était l’instant décisif de cette longue · crise. J’appréhendai que l‘étalage de ce chagrin ne le · _ trouhlat trop, et que cette émotion n’ébranlât le peu » de confiance qu’il avait dans sa logique positive. En effet, désireux d’alléger cette peine, il discutait déjà. Il prétendait que le sermen_t nuptial, échangé devant l'autel, le liait a sa femme, que c’était la un enga402 1.1; sauveur ·uomI· ` gement solennel et définitif, que, d7autre part, il lui semblait. lâche de délaisser une malheureuse sainte trop faible, trop ihdulgente, trop dévouée, de l’ou¢ — blier, pauvre, trahie, solitaire. Au hasard, il discouy rut, moins pour nous convaincre et se convaincre, que pour prêter à sa femme une lueur nouvelle d’es— poir, momentanément. C’était sa tactique provisoire`_ I de Se montrer au moins ergoteur. Raffermie par cette manière de trêve, Mm Goulveu I tarit ses larmes. Elle s‘épongea, répara le désordre de ses cheveux. Prévoyait-elle une victoire sur la ‘ sensibilité de son mari? La voix basse et enrouée, elle ` s’obstinait à répéter que, sïil l'avait quittéemaguère, pour remplir ses devoirs de marin, elle pouvait souffrir aussi qu’il la quittat pour remplir ses devoirs de savant. Plus longue serait la séparation, plus dure et plus humiliante la circonstance; mais cela s’impo— sait. _ I · ile ne me rappelle plus comment elle dirigea son langage. Quand j’essaie de retracer la scène dans ma mémoire, cependant très fidele, je nIe distingue qu’une petite femme en pèlerine : elle s’exprime avec lenteur, et gênée par une déglutition insolite. Son béret ombre sa figure osseuse, que ses cheveux épars frôlent aucaprice de la brise, des que la lune me · permet de la voir nettement. Tantôt elle lève les yeux vers le sommet des mâts, les angles de cordages qui penchent ou se redressent. Tantôt elle fixe son regard sur le lac lunaire qu’cntoure un infini confus de _ · tumultes; de frémissements liquides, de rafales brèvesemportant le décor des nuages raclés, -de minute en minute, par _le rayon du phare. A côté d’elle, dans le long paletot brun, le docteur s’adosse I ` . LE snnriswr Nom !i03` ·- ai la balustrade. Ses mains en petrissent le fer; ses pieds, se détendent, s’allongent, se contractant, s"en— lacent. Voilatout, Les Goulven sont moins agités que les rustres qui s`égaient et se bourrent en bas, qui- _ pfredonnent et qui racontent, qui se disputent et qui s’embrassent, grouillemeut obscur, a l’abri des hauts bordages et des tas de bois, d'oi1 monte l’odeur suave

 d’écorces gommeuses. A l’horizon, le phare gesti-

. cute, éclaire tout a coup la voile d’une barque infime ` _ et lointaine. A trois mètres de nous, sur la même pas= ‘ N 'rserelle, ni le capitaine, ni le timonier ne `soup- ' çounent même notre drame, mon drame... I ` Les Goulven ne sont—ils pas mes marionnettes, ceux dont j’ai façonné les âmes, depuis six semaines, . avec dextérité ‘?... Dire que j’ai persuadé cette femme amoureuse et pieuse de proposer le divorce, de dompter son affection unique, d’endormir la vigi- • lance de sa foi 1... ` · — Ne penses—tu pas, — objectait alors son mari, — qu’un isophisme me sert de prétexte pour m’afTran— chir,de notre peine commune, et en décharger tout ` le poids sur tes épaules fragiles ?... Ne t’arrivera—t—il pas de croire que j’aime éperdument ta cousine, et ' que cela m’éblouit, m’empêche de discerner la vrai devoir ‘?... Oui, comme un homme ébloui, je chan- celle, au milieu de lumières vacillantes. , —— ll y va de ta vie ! — exhalait ia voix d’agonie, · _·— N’y allait—il pas de ma vie quand je combattais le typhus et la fièvre jaune dans les hôpitaux des tro- piques? N’y allait-il pas de sa vie quand mon père, avec vingt-quatre matelots, coupa la retraitewde sept - cents Pavillons noirs, qui le décapitèrent ?... Eh bien, , j’ai tout de même combattu le typhus ; il a tout de ~ 2/#0·1 Ã LE sisarnsruoxn _ I même arrêté les Pavillons noirs au passage du col... É -Yvonne,je t’en supplie, ne me regards pas avec tes I yeux de torturée!... ' _ - . ï Discourant ainsi, essayait-il de se soustraire à la . _ lutte, de s'avouer vaincu par sa logique même ?... Ou bien voulait—il ne dénoncer le serment nuptiai, ' que si l’épouse elle-même l`y contraignait, étant sur qu’elle saurait l`y contraindre ? ' J'incline à conclure maintenant qu’il était aussi. ' lâche devant son devoir strict d’époux quedcvant son l , devoir large de savant. Ce qui lui importait, c’é·tait qu’une autre décidât en sa place. Il ne rodoutait que ` d’etre responsable. —— Que compte mon petit bonheur devant ia multi— tude des pauvres malades !... l\l*"° Goulven s’en tenait ai cet unique argument, le ` bon, mais que précisément elle souhaitait entendre réfuter. Il le fit, pour trahir encore la franchise de * · ses espoirs réels.Je l’eusse étranglé volnptueusement, ce volatile candide qui se refusait a tout essor de ses _lourdes ailes. Il réendossait. a chaque seconde, ce que Nietzsche appelle « la camisole de force du devoir bourgeois » : ·— Suppose qu’un malveillant dise, plus tard, a Gilberte : « Cet homme qui vous enseigne le bien, cet 'homme a laissé sans fortune,presque sans pain, dans . une bourgade bretonne, dans une ile, la femme- qui lui avait donné sa jeunesse, tout son dévouement d‘épouse irréprochable, aimante et sincère... Il l’a laissée pour suivre celle qui lui apporta les moyens, de réussir. Ahn d’obtenir l’argent, il a livré sa pre- mière femme au malheur »... Yvonne, sout.iendras—tu g qu’un tel exemple puisse engager Gilberte a être une personne morale, une honnête fille selon notre conscience, la tienne, la mienne ?… Tu ne réponds pas… Tu restes muette… Comme tes traits s’altèrent, Yvonne !

— D’un côté, il y a les milliers de vies… De l’autre, il n’y a que mon petit bonheur.

À la lueur du rayon que le phare dardait sur leurs physionomies, par instants, il examinait les défaillances du visage en pleurs. Sa perspicacité de médecin observait, par habitude. Et il déduisait quelle somme de souffrances indiquait la transfiguration constante de la victime. Cela surtout le poignait. Car il avait cette manie de porter remède au mal, déjà puissante dans son enfance, lorsqu’il ramassait les oiselets tombés de l’arbre, lorsqu’il relevait les grenouilles écrasées par une voiture trop rapide au bord de la route. Cette manie avait guidé toutes ses ambitions durant l’adolescence, toutes ses études pendant la jeunesse, tous ses courages au cours de son existehce. Cette manie le possédait tant qu’à cette heure même il faisait de la thérapeutique en invoquant les raisons capable de rasséréner Mme Goulven, de restituer du sang à cette face quasi-morte :

— Suis-je certain de conduire au succès efficace ma découverte du sérum ? Comment l’affirmerais-je dès aujourd’hui ? Demain un fait d’expérience peut se révéler qui détruira mon hypothèse entière. Et alors ? Je l’aurais condamnée pour rien que pour mon aise. J’aurais soumis la réalité de ton chagrin à l’illusion de mon succès… J’aurais sacrifié le réel à l’illusoire. J’aurais sacrifié le positif qui est la vie de ma femme, à l’hypothèse, je veux dire à l’efficacité encore douteuse du sérum pour guérir les foules de = 7406 · LE smursnr mom . I typb·îques.. . Dis—moi, Guichardot, serait-ce là un acte

·scien·tiüque‘? A _ .

_ '— Tu déplaces la question, —— répondis-je sévère- -— ment. — D’ailleurs, les codes soumettent lîndividu _ Q. positif et réel à. Pintérêt collectif et à l’avenir social, s choses abstraites, contestables ou futures. Les parents _ thésaurisent moins pour eux que pour leurs héritiers. Les lois et les familles sacritient le présent positif a l’avenir toujours douteux. C’est une loi. sociolo- - gique. ` -.Et ta vie?... Je t’en conjure, épargne ta vie 1-... _ —· M'f*° Goulven parle courageusement et sensé- ment, — appuyai-je. —- Le positif, c’est le danger qui menace ta santé!... _ ·—-Comme ta bouche tremble, Yvonne!... Ton front brûle, ma chérie... Je te jure que je ne suis pas résolu à t'0béir... ' _ — 0béis—moi, je t’en supplie, Jean... Toutes les sagesses s’allient pour te décider. ` ·—— Mais non... Non... J`aime Hélène". Je mentais tout à l’heure en le niant... Je l'aime! Je l’aime· trop - pour que le désir de satisfaire ma passion ne m’àit pas abusé sur moi-même et surmes véritables devoirs. L’acte deviendrait vil. Je le conçois clairement, à ,— cette minute ou tous les muscles douloureux vibrent _ sous ta peau, malgré _toi. Je ne veux pas compter parmi ceux qui proclament ignoblement: « Tout est permis en amour... », et qui s’en vont, raillant les . larmes, ravageant les félicités autour d’eux pour assouvir un triste instinct paré de mensonges poéti- ques. Je l’ain1e. _ ' Anéantie par cet aveu, M""' Goulven regardait son . mari, sans pouvoir émettre un nouveau son. De ses E6.? r--

   xssenrrur Nom 4(lï,
 îiëvres tordues pas un souffle ne sortait, quel que fût

` `son `effort. . ` ..· Enfin elle- dit, d’une voix rauque:

 Alors, ~alors... puisque .tu l’aimes..; tu n`as plus

‘_=qu’à la suivre... Laisse—moi seule, si tu ne m’aimes plus, moi, situ l’aimes, elle!... - ·< Ellefse détournait, s’agriffait à la. barre d’appui. _ néjergmssissaient Ie. feu vert .et le feu rouge qui `xsignalent les deux môles du Palais, devant la côte noire de Belle-Isle. Avant Fatterrissage, il fallait que le drame finit. J ’en conçus la nécessité, en approuvant _ Pastuce du docteur qui, pour cette minute décisive, ‘ avait réservé l’aveu brutal de sa passion. Ainsi la afemnie, jalouse et fiere, sans doute, préfererait le perdre, plutôt que d’accepter l`aumône d’une‘affection 'trompeuse. C’était habile, de la part d’un volatile si pesant. Il protestait encore, pour la forme, pensai-je, v et par manie médicale de remédier a la contraction . _nerveuse de cette face livide : ' ` - Hélène m’a choisi pour créer le caractère de sa I Lülle. 'Si Gilberte apprend de moi que nous devons ( °é0raser un être faible et bon, afin d’assurer notre jtriomphe, aurai·je formé son caractère, selon mes , vues ?. .. Réponds, Yvonne . ’ — Quitte-moi, puisque tu ne m’aimes plus... (Test _·la seule fin- loyale digne de toi, de nous... Tu n’as plus qu’a me quitter... · __ , . Elle se redressa, s’envelop'pa comme pour se garer _ des contacts, et regarda fixement les phares de File ' I _Oll elle ramenait son désespoir et le·cadavre de sa vie. ' _ 'îoudain, larmoyant, il l’enlaça. · ` - Je n’appréciai pas ce jeu de comédie. ` · ‘ '. _' ·—- Je resterai près de toi. Tu entends!·=—-promit-ill \ · ` ' ` ' · ‘ S ’ · ,` -sj;`:‘î`E;‘ ` `ÃÉ8 -1.12 saumur Nom ` f` V —-T Jetadorerai comm`e ma sainte. Je t’ailme mieux` È qu’on;n’aime une' amante, une épouse. Je t’adore» comme une .sainte. Ton cœuiybat trop lourdement, I ma chérie.; Calme-·toi... Je resterai,... je resterag.: " . Elle répliqua sévèrement : _ _ ` = -—P1us il y a de vies accumulées, tu me le_ré§ pètes toujours, plus il naît de pensées. Sauver des' vies,'c’est accroître l’esprit du monde... Va. donc avec — celle 'qui t’aidera,... qui t’arrachera de notre mail- Q · chance! ' , '— I ‘· — Pas du tout! Nous irons ensemble sur les han- '·— teurs de l’E1igadine; nous irons, pauvres comme desmendiants. La, je guérirai... Et nous y devien-` drons très forts... Car je _me sens plus robuste, main- · tenant _que j’ai vaincu mon égoïsme et mon instinct... _ , Mentait·il, ou non? De fait, elle se précipita sur lui, le saisit aux épaules, et lui cria, les yeux dans · les yeux: ` . · `. - Tu crois donc avoir vaincu,. Tu le crois? ` -——— Notre seul être, qui fut un instant divisé, murmura·t-il, presque aphone : — notre seul etre- L s‘est reforme". _ A ces 'derniers mots seulement, je sus qu’il était. sincere, Il renonçait a madame Hélène, Mon œuvre avortait. La rage enfla mes joues, serra mes poings et mes dents. Par l'ot“fre seule, et peu franche, du, sacrifice, .cette chétive creature avait reconquis ‘ l’époux, sa chose, ce que l’a1nour exige de posséder jusqn’à la mort... Alors, je voulus intervenir; mais l’on entrait, dans le port, difücilement, parmi la flottille des," barques noires. Debout à l’âvant, les moissonneurs -. criaîent, chantaient, faisaient du vacarme. Sur le I iï '`z· , J La sam-mvr nom .499 ‘ Ãéiquai', leurs embaucheurs les appelerent par tous les

 noms celtes. Et ils répondaient en` brandissant leurs-

ffaueilles dans. la nuit. ,La—dessus, Gilberte ·nous. ç .-rejoiguit, puis sa mère et sa grand’mère. L’enfant ltoussait. A la lueur des mauvais reverbères, nous .;?;d‘istinguâmes la voiture de Sauion, le vèhiculei du Ftemps de Fouquet, les rideaux de cuir et le cheval à dont les lanternes eclairaient la crinière blonde. ï Jé remis au lendemain mon sermon. Par le tube qui

 porte les ordres, de la passerelle au fond de la chauf-

'fjerie, le capitaine hurlait ses.« Stop! » et ses « -En Cy avant! doucement'! » A travers les mats et les·che— "Q minees des vapeurs, les fenêtres des hôtels s’illumi-

 nerent, 'Leurs concierges en annonçaient les avan-

fhtagesa tue—tête. Notre bâbord manqua d’aplatir un

 Qanot contre la maçonnerie du quai. Les moisson-

.J-neurs chanterent, par esprit de joie, et par manière 1} de salut a la terre dont ils allaient recueilliryles fruits. '

 Nous ne pûmes échanger entre nous que des mots

E inutiles, descendre a tatons de la passerelle sur le E pont, ou la masse odorante des Bretons nous englou- i`jit,_nous refeula dans ses remous, puis nous poussa 'sur la planche de va-et-vient. Déja les mousses lan- ççaientaux camionneurs le bois; ils déchargeaient le `

 navire! Le bruit des bûches s’écroulant sur les payés-

il-nous etourdit, d*’autant que moissonneurs et mois- . sonneuses sïnterpellerent, se bousculèrent pour re- Qjoindre, par équipes, leurs loueurs qui vooiféraient contre les absents. les distraits, les retardataires. Une __-vieille üt le plongeon dans l’eau clapotant entre le ·Ã bateau et le quai. On la repêchait, avec un harpon. Un_ . colosse ‘l’attrapa, la remit sur pieds, ruisselante et ' ahurie, mais ifayant pointlàché soupanier, ni?soi§y··îÉ rrîllard. Autour d’elle éclataient les rires. Min dîé— -__A puiser ma colère, je frayai passage aux dames, de.; mon mieux,·ie coude en éperon, .et le poing bru-tat,5 Quelques chapeaux bretons chavirèrent. Des coiffes " r turent froissées: Des injures celtes et françaises m’agonirent, auxquelles ripostaieïit les ·débardeursl’_i pliant sous le faix de nos valises. Ils en jetèrent plu·« t sieurs sur les banquettes de la voiture. Gilberte avait une quinte de toux; et M“‘° La Revellière lui nouait 1; furieusement un foulard autour du col. l’

— Écoute, Hélène ! — dit brusquement M""’ Goulven.- Le suroit qui s’elève est très mauvais pour les I maux de gorge, et il- va souffler droit sur Sauzon, · toute une semaine..; Si tu m’en crois, tu resteras au ’ Palais avec ta fille. M .’Guichardot aura la complaiâ L sance de vous aider icidans vos préparatifs de départ, ce soir et demain. L’air de l’Ocean est trop pernicieux pour l"enfant, n’est-ce pas, Jean?

— J’aimerais mieux —— bégayatil -- que ma petite amie-retournât sur le continent. Ce suroit ne lui vaut rien.

— M"" La Revelliere va venir avec nous, à Sauzon, chercher vos bagages a tous trois, — continua d’or-` ’ donner Mm Goulven, soudain autoritaire et véhé-·, mente.Elle sera de retour demain, au Palais, pour " l—’beure du bateau... Allons, Hélène,.. : adieu, ma, chérie... _ ’ `¤ ~

_ En quelques secondes, les paroles irrémédiables avaient été dites. Tout a coup, les Goulven nous congédiaient rudement, madame Hélène et moi. .. J’étais roulé. La `Compagnie des Produits pharmaceutiques n’acquerrait— pas le sérum du typhus en son-état de 9 p " ne s1:rrEN·r—No1R

  • >‘·.,?:_ . ,< · _ .
 L’affaîre était manquée. A peine avais-je,.

tfagucours de Vaventure, acquis le droit d’être reçu dan.s

salon des dames La Revelliere et de passer bientôt,. "

Qëaiûprès- de leurs calomniateursj pour l’amant de, ?.lâ..belie· veuve. Chance utile a la politique _de mes ëentmprises, comme je peux m’en assurer,f0rt heu- Qreulsenient, aujourdhui. _ « ·_ · fçger ,6111 se_t0ucba les mains. On se lit les souhaits @usage.`i\1‘“°G0ulven embrassa très longuement sa Ãicousine qui, muette etstatuaire, accepta le pardon îièigniiîé par cette étreinte. Quant a moi, bien qu·· f;im».n flair me prémunît contre l’inutilité de `toute î-riouveiie tentative, je recommandai pourtant à Goul- aêxevr ` · 23 _< Si tu as l’esprit scientilique, tu refléchirasu- QiEcris—moi dans huit jours, à Paris.

 '— Je t’écrirai, — accorda-t-il fort sèchement. '
 .l’espérais encore que mes semailles germeraient.

dans la dure matière du cerveau breton. Autant. Ã que le permit la lumière chassieuse des lanternes,. êje- constatai que la tête du docteur semblait un·_

crane creusé d'un rictus. Le désespoir Pémaciait.

"ainsi. Avide de fuir madame Hélène et le reproche- I debcaux yeux, il escalada le marche-pied de'la··voi—— »_iîèqi‘e, en buttant, se réfugie tout au fond, dans l"0bscu?

 des rideaux de cuir; Mm La Ptevellière fut hissée

Ãpar Mm Goulven, qui se pressait d’en iinir, qui üt claquer la portière. Et le véhicule s’engagea dans la Ãiioule,des,moissonneurs. Eux se mettaient en niarche ·1ëifersle·premier gite de leur route. La blancheur des ··co·ifl`es et les boucles des chapeaux luisaient au passage sous-les, réverbères.'iDans un chariot, une îribaiimbelle de (illes se démenait et distribuait des bro— \ 419. LE saumur nom ‘ " cards aux `piétons gouailleurs. Le chariot suivit le véhicule des Goulven, et, de sa masse, le cachan. Devant la veuve, sa fille et moi, ·ce n'était plus qu’une cohue bruyante qui s’enl`onçait dans la ville, sous les allées d’ormes plantées, au grand siècle, le long de l’arrière-port. Entre le docteur et nous, ce peuple du passé rétablit l’obstacle que nous avions voulu renverser. Notre effort n’avait pas suffi. Ni la ` splendeur de madame Hélène, ni son art éloquent, ni les clartés de ma logique n’avaient séduit ces vieux · chrétiens adorateurs de la faiblesse et du sacrifice- lls allaient de nouveau s’endormir, au tic—tac de leur vertu... - ` Notre amie balbutia dans un souffle d’angoisse : — Mais s’il meurt!... — Que voulez—vous!... Il doit savoir qu’il faut re- _noncer à vivre si _l`on n’a pas le courage de faire souffrir... Et je lui rappelai le serpent noir qui rongea la gorge ` du pâtre rencontré par Zarathustra. Goulven n’avait pas su mordre le monstre, ni cracher sa tête, quoi que j'eusse crié. Gilberte toussa davantage. Traînant une brouette, le valet d’hôtel nous retrouvait. Il empila nos valises. Alors Mm' Hélène cessa de regarder le chemin par ou - s’écoulait la foule des Celtes; et, prompte, elle nous mena vers Pauberge, afin d’y pâtir plus secrètement". Elle disait : _ — Oh! il n`a pas manqué de courage., 1ln’a ou que trop le courage de se dompter, de préférer au . triomphe et à l’amour une noble agonie que ne trom- blera point le regret d’avoir trahi celle qui avait, en · lui, placé sa confiance... Je pense, moi, qu’il est bien de ces « surhommes » dont vous parlez toujours…

— Peut-être ! — concédai-je, afin de ne pas discuter avec une personne folle de chagrin et de honte…

Cependant je fredonnai, à l’exemple ironique des Bretons :

Il ne savait pas nager,
Et la mort l’a-a mangé !…

La rafale emporta les sons à travers cette île rase et tragique, cernée par les fureurs de l’Océan, assaillie par les mille hordes des fantômes liquides qui grimpent à ses murs de granit ; puis retombent en mugissant parmi les hydres des flots accourus pour jaillir, d’un bond éternellement victorieux, contre la fragilité des rocs et la résignation des hommes.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

1 
 17
2 
 68


à compléter