Le Service de santé d’une armée en campagne

La bibliothèque libre.
Le Service de santé d’une armée en campagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 88 (p. 686-711).
DES
SERVICES DE SANTE
D'UNE ARMEE EN CAMPAGNE

Quand on l’envisage de sang-froid, la guerre, quoiqu’elle donne lieu à des actes héroïques, n’est pas une des manifestations de l’homme qui révèlent le mieux la supériorité de sa nature sur le reste de la création. Les peuples qui se jettent dans la carrière de la guerre montrent par là qu’ils désespèrent des ressources de la sagesse humaine, de la puissance de la vertu et de la justice, de l’autorité des sentimens bienveillans et charitables que la religion et la philosophie, chacune de son côté, maintiennent et propagent parmi les hommes. La guerre en effet accepte pour arbitre la force brutale, qui, par essence, n’a rien de commun avec tout ce que je viens de nommer, la sagesse, la vertu, la justice, la bienveillance, la charité.

Mais la guerre est décidée ; quand ces lignes paraîtront, il est probable que les hostilités auront commencé. Dans de telles circonstances, la grandeur et les destinées de la patrie dépendent de la chance des batailles, et dès lors c’est un devoir pour chacun, quelle que soit sa manière de voir sur le fait de la guerre et sur ses horreurs, non-seulement de souhaiter le succès du drapeau national, mais encore d’y contribuer dans les limites de son pouvoir. Les dissentimens de parti et d’opinion ne doivent plus trouver de place.

J’ai dû donner cours aux pensées qui précèdent avant de livrer au public les observations qui suivent et que je crois conformes à l’intérêt national. Si quelques critiques s’y mêlent, elles ne sortiront pas du cadre tracé par le patriotisme. Bien au contraire elles n’auront été inspirées, et ce sera visible, que par le sentiment d’un vif attachement pour nos braves soldats et par le désir de conserver dans la plénitude de leur vigueur et de leur vaillante activité ces défenseurs du pays, en écartant d’eux une partie au moins des risques qui ne viennent pas de la balle, du boulet ou de la baïonnette de l’ennemi, risques auxquels a succombé un si grand nombre de nos soldats dans les guerres antérieures.

Les deux peuples qui vont se faire la guerre sont des plus civilisés, des plus renommés pour leurs lumières, pour l’élévation de leurs sentimens, pour leur humanité, leur culte de la raison, leur amour de l’équité, et cependant ils se soumettent à un genre d’épreuve où l’équité, la raison, ne comptent plus, et où l’humanité est éclipsée, puisque l’ambition de l’homme dans la guerre est de détruire son semblable.

À ces tristes caractères de la guerre, il y a une contre-partie, je suis loin de dire une compensation. C’est, dans les guerres modernes du moins, l’effort énergique et soutenu auquel se livre l’esprit humain, et qui se produira vraisemblablement sous plus d’une forme grandiose dans la présente guerre. Je voudrais explorer aujourd’hui un coin de ce sujet. Cependant, quelque intérêt qui s’y rattache, je laisserai à l’écart l’un des merveilleux aspects de l’intelligence dans son application à la guerre, je ne dirai rien des talens militaires qui pourront se déployer et du genre de génie que pourront montrer les capitaines chargés de combiner les mouvemens des armées et de présider à leur choc dans les batailles, Les grands hommes de guerre, ceux dont la présence dans une armée vaut, selon le jugement de Wellington sur Napoléon, celle de 40,000 soldats, ont été rares dans tous les temps, autant que les grands poètes, et on les compte dans la série des siècles ; ils sont investis d’un don du sort, et les peuples en prononcent le nom avec un mélange d’admiration et de terreur. Quelqu’un de ces hommes exceptionnels se révélera-t-il dans la lutte entre la France et la Prusse ? Y aura-t-ii un Arminius ou un Germanicus ? Nul ne le sait, nul ne peut le prédire. De part et d’autre, les peuples ne peuvent faire que des vœux ardens pour obtenir l’apparition sous leur drapeau d’un de ces mortels privilégiés et terribles, de même que les Grecs, alors qu’on tirait au sort le nom de celui des héros qui devait se battre avec Hector, adressaient à Jupiter cette prière fervente : « grand dieu, faites que ce soit le grand Ajax, ou le fils de Tydée, ou le roi de Mycène ! » Quand on raisonne froidement, abstraction faite des vœux qu’on peut former, il y a lieu, devant la campagne qui s’ouvre, de faire la supposition qu’à l’égard du haut commandement et de l’habileté stratégique les deux parties se valent à peu près l’une l’autre. C’est la seule hypothèse qui soit plausible en ce moment. Quant aux armées elles-mêmes, l’observateur désintéressé reconnaîtra que l’avantage est du côté de la France. L’armée française s’est formée à une école que rien ne remplace, celle de la pratique. La paix, elle ne l’a, pour ainsi dire, jamais complètement connue depuis qu’elle a mis le pied sur le sol africain. Si la campagne de Solferino en 1859 n’a été, par sa durée, qu’un incident passager, comme celle de Sadowa en 1866, qui a donné à l’armée prussienne une grande idée d’elle-même, les longues guerres de Crimée du Mexique, la guerre trop peu célébrée que nous avons faite en Chine, ont procuré aux troupes françaises des qualités qui les rendent redoutables à leurs adversaires, et le séjour de l’Algérie, où il faut constamment batailler contre des populations mal soumises et contre le climat, est pour elles une éducation permanente.

Un sujet sur lequel l’intelligence humaine aura lieu de se développer dans cette guerre, mais sur lequel il serait impossible, dans l’état présent des choses, de s’étendre sans indiscrétion, est celui du matériel de guerre, des armes, des instrumens et des agens qui pourront être mis en œuvre. La guerre, en faisant abstraction du sang qu’elle verse et des horreurs qu’elle sème, est en quelque sorte une industrie comme la filature du coton ou la fabrication des barres de fer. Elle a un outillage composé d’engins variés, puissans, ingénieux, qu’elle emploie pour atteindre son but. Que celui-ci soit exécrable ou non, ce n’est pas la question, c’est ce qu’un peuple s’enlève le droit d’examiner du moment qu’il s’en va en guerre. La guerre diffère énormément de l’industrie, au point de vue moral, en ce que, tandis que celle-ci se propose de produire et créer, le but de la guerre est de tuer et détruire ; mais, par le seul fait qu’on est en guerre, cet objectif est accepté, et on s’applique à l’atteindre. Dans un cas comme dans l’autre, dans la guerre comme dans l’industrie, on ajoute à la force propre de l’homme, autant qu’on le peut, les forces diverses de la nature captées et asservies par la science, afin d’obtenir de grands résultats. Pour affaiblir l’adversaire sur les champs de bataille, ou pour renverser les obstacles qu’il oppose sous la forme de places fortes, on utilise et on est tenu d’utiliser, de la même façon que dans l’industrie, ce que les savans ont découvert, ce que les inventeurs ont imaginé, de sorte qu’il est dans la nature des choses que la guerre et l’industrie se suivent.

C’est ainsi que dans la série des âges l’armement des soldats et celui de l’industrie se sont transformés parallèlement sous l’influence des mêmes causes. — Dans l’âge de pierre, les instrumens du guerrier, de même que ceux du chasseur ou de l’individu qui avait à couper et trancher des substances quelconques, sont des silex amincis ou pointus. A quelque temps de là, l’homme acquiert l’art de préparer les métaux, le bronze d’abord ; les armes comme les outils sont en bronze. Plus tard, on devient plus habile à réduire le minerai de fer ; armes et outils sont en fer. Au moyen âge, sous l’impulsion donnée par les savans les plus hardis du temps, les alchimistes, le moine anglais Roger Bacon découvre la poudre ; les mineurs s’en emparent pour creuser les entrailles de la terre, la guerre en fait son profit au moyen du canon et de l’arquebuse.

Depuis le rétablissement de la paix générale en 1815, le matériel des armées, de même que celui de l’industrie, a éprouvé de grands changemens. Pendant une première période, le progrès a été bien plus lent pour les instrumens de la guerre que pour ceux de l’industrie. On était prodigieusement las de la guerre, on en avait profondément ressenti les maux chez tous les peuples, et pendant plusieurs années les esprits inventifs s’en détournèrent comme d’un objet néfaste. Pourtant, sous la restauration, la France améliora beaucoup l’artillerie de terre. On la rendit plus mobile, et par là on la mit à même de multiplier et d’agrandir ses services. Le mérite en revient principalement au général, depuis maréchal Valée ; mais la forme des canons resta la même, ils continuèrent d’être à âme lisse. Il y a eu, pour le tir du canon, des expériences importantes dues au général Piobert. On fit aussi subir à l’équipement du soldat quelques modifications heureuses, et ensuite on eut le fusil à percussion ou à capsule au lieu du fusil à pierre de silex.

Vers le même temps avaient commencé pour l’artillerie de mer des essais qui montrèrent le perfectionnement que cette artillerie, toujours distincte de l’autre, pouvait recevoir, le système de construction des navires de guerre restant le même, c’est-à-dire ces navires restant en bois. L’idée-mère du système était d’avoir dès projectiles creux faisant explosion au lieu de boulets pleins. Cette voie nouvelle fut indiquée peu après les événemens de 1815, et les essais furent habilement poursuivis jusqu’à la mise en pratique par un officier fort distingué, le colonel, plus tard lieutenant-général Paixhans.

Mais c’est surtout depuis douze ou treize ans que la science a porté ses efforts avec intensité et persévérance sur le matériel militaire, et qu’elle y a déterminé une révolution par deux innovations extraordinaires, aujourd’hui adoptées universellement, le canon rayé et le vaisseau cuirassé.

De ces deux inventions, la première n’a pas peu contribué à la défaite de l’Autriche dans la guerre d’Italie en 1859. Cette puissance infortunée, si digne d’estime par sa constance et sa bravoure, devait dans une autre guerre, à sept années de là, éprouver de la main d’un autre adversaire, la Prusse, de nouveaux revers auxquels ne fut pas étrangère une autre innovation, celle du fusil à aiguille.

La France, notre patrie, exempte d’échecs du fait du fusil à aiguille, n’en a pas moins reçu de ce côté une leçon : le ministère de la guerre eut cette étrange distraction de laisser faire à la Prusse. la rénovation formidable de son fusil sans s’en apercevoir aucunement, et pourtant on a de nos jours dans chaque ambassade un ou plusieurs attachés militaires dont la mission est d’observer les changemens qui s’introduisent dans le matériel de la guerre et l’organisation des armées. Ou la transformation du fusil prussien ne fut pas aperçue par nos envoyés et attachés, ou s’ils en donnèrent l’avis, — et je ne prétends point qu’ils ne l’aient pas donné, — il n’en fut pas tenu compte. La routine, qui exerce en France une influence trop souvent souveraine, mit son veto et fut obéie. J’ai eu sous les yeux la preuve que le fusil à aiguille avait été proposé directement par l’inventeur au ministère de la guerre, et qu’il lui avait fait une réponse dédaigneuse bien avant les événemens de 1866. Cette bévue a été réparée depuis, en ce sens que le maréchal Niel a pourvu abondamment l’armée française d’un fusil à aiguille que les connaisseurs disent excellent, et à cet égard, de même que pour bien d’autres objets, la vigilance du successeur du maréchal Niel, le général, aujourd’hui maréchal Le Bœuf, n’a pas été moins alerte. Une pareille mésaventure est un de ces avertissemens qu’une administration intelligente et patriotique doit avoir gravés dans la mémoire.

Les partisans de la routine ont imaginé une formule banale de flatterie avec laquelle ils endorment la prévoyance nationale et paralysent l’esprit de progrès. C’est celle qui consiste à prononcer, à propos de toute sorte de choses qui ont été excellentes à l’origine, il y a cinquante ou soixante ans, mais ont cessé de l’être parce qu’on les a immobilisées, ces paroles sacramentelles, que l’Europe nous les envie. L’Europe n’a lieu de rien nous envier dans le sens propre du mot, car, lorsqu’il existe chez nous une bonne institution, les autres états, dès qu’elle est livrée à la publicité, l’étudient et se l’approprient. Elle est dès lors à eux tout autant qu’à nous. L’amour-propre national bien compris doit consister pour nous, non pas à nous envelopper dans notre gloire comme dans un manteau éblouissant et à nous offrir au monde comme des modèles inimitables, mais bien à rechercher sans cesse chez nos voisins ce qu’ils ont de mieux, afin d’en faire de même notre profit.

Les sciences chimiques, physiques, mécaniques, sont cultivées de notre temps dans un esprit d’application. L’on cherche à en tirer la substance directement utile au bien-être des individus ou à la force des états. C’est par là que l’industrie marche à pas de géant, changeant ses procédés, améliorant ses produits et en offrant sans cesse de nouveaux. Les mêmes sciences ont pour l’art de la guerre les mêmes effets que pour ceux de la paix. De là des inventions essentiellement militaires dont plusieurs sont connues du vulgaire : telles les torpilles qu’on enfonce dans la mer à l’approche des ports ou des plages de débarquement, comme une barrière qui doit faire reculer d’effroi les navires de guerre ennemis ; tels les appareils électriques qui, d’une distance indéfinie, apportent instantanément l’étincelle d’explosion soit à ces torpilles, soit à des amas de poudre cachés sous un bastion exposé à être pris par l’ennemi. C’est ainsi que le bastion Malakof à Sébastopol était miné, que la mine renfermait l’épouvantable quantité de 60,000 à 80,000 kilogrammes de poudre, auxquels un fil électrique partant de l’état-major russe devait mettre le feu. Un hasard providentiel, aidé par la patriotique inquiétude de nos officiers, fit trancher le fil pendant qu’il en était encore temps. Quelques instans plus tard, les héroïques régimens accumulés dans le bastion et tout autour sautaient en l’air, et peut-être à la suite de cette catastrophe la destinée de la guerre était retournée.

Outre les inventions meurtrières qui sont divulguées et tombées dans le domaine public, il est vraisemblable qu’il en est d’autres qui se dévoileront pendant la guerre par des coups imprévus. Les parties belligérantes ont chacune les leurs, on n’en saurait guère douter. Je n’ai rien à en dire, n’ayant aucun moyen de percer le mystère qui les entoure, surtout pour celles de la Prusse ; quant à celles de la France, si je les connaissais, mon devoir serait de les taire. Je présenterai seulement ici à cette occasion quelques observations latérales au sujet. Tout ce que peut avoir la Prusse en ce genre a été mieux tenu dans l’ombre du mystère ; chez nous, par le désir de parler à tout prix, ou pour caresser la vanité nationale, on a étourdiment ébruité tant qu’on l’a pu diverses tentatives qui avaient eu lieu dans nos arsenaux, et dont, même en temps de paix, il était indiscret de parler. Il est difficile de croire que les renseignemens donnés à cet égard par les journaux ne vinssent pas de quelqu’un des agens auxquels ces essais avaient été confiés ou par les mains desquels avaient passé les rapports. Il est clair cependant que de telles choses sont de celles qu’on garde pour soi. Les livrer à la publicité, c’est en faire perdre l’avantage à son pays. On ne s’explique pas que l’autorité du ministre de la guerre et du ministre de la marine ne se soit pas interposée pour empêcher ces communications et couper court à cette loquacité imprudente.

A côté des progrès que la science a fait faire à l’art de détruire les hommes à la guerre, il est bon de rappeler que sous la même influence l’art de guérir ceux qu’atteignent le fer et le feu suivies champs de bataille a réalisé un grand nombre d’acquisitions, et doit en réaliser bien d’autres. Voici par exemple un détail propre à montrer combien les services administratifs de. l’armée trouveraient à puiser parmi les découvertes que de nos jours la science appliquée livre sans cesse aux arts utiles. Dans les opérations vives de la chirurgie, la glace et les fomentations d’eau glacée ont une remarquable puissance préventive contre des accidens qui seraient funestes presque toujours. De plus boire frais est un des plus heureux soulagemens qu’il soit possible d’offrir à un blessé qui a perdu de son sang, et c’est un calmant qui agit sur son état général. Quiconque a visité une ambulance sait que le cri à boire, poussé avec angoisse, y retentit continuellement, et un verre d’eau bien fraîche est alors comme la manne céleste. Dans les ardeurs de l’été, une ambulance et un hôpital remplis de blessés, comme c’est le cas après une bataille, s’ils sont abondamment pourvus de glace, feront des prodiges ; mais quelle glacière pourrait subvenir à de tels besoins ? Je tiens de juges parfaitement compétens que telle blessure fort grave entraînerait une consommation de 10 à 12 kilogrammes de glace par vingt-quatre heures. Rarement ce serait de moins de 2 à 4 kilogrammes. On voit par là ce qu’il faudrait de glace en été pour des milliers de blessés. Or aujourd’hui le problème de la fabrication en grand de la glace est résolu : c’est une des plus ingénieuses applications de la physique qui aient jamais été faites. A l’exposition de 1867, M. Ferdinand Carré avait présenté deux machines, dont l’une faisait 25 kilogrammes de glace par heure, et l’autre 200, soit par jour 600 et 4,800 kilogrammes[1]. La manœuvre de ces appareils est simple et facile. Après des scènes de carnage comme les batailles de Solferino ou de Sadowa, si une de ces machines du grand modèle eût été établie dans chacune des grandes ambulances et chacun des grands hôpitaux, où les blessés furent entassés, on aurait sauvé la vie à des milliers d’hommes. Ces machinés, grandes ou petites, sont portatives. On se demande pourquoi elles ne figureraient pas désormais dans le matériel de l’armée, de manière à en munir chaque ambulance de quelque importance et à plus forte raison chacun des hôpitaux qui n’en sont pas nantis. Sur les grands navires de guerre, tous à vapeur aujourd’hui, il serait encore plus aisé de les faire fonctionner que sur terre, et ce serait presque sans frais. Le comité de dames qui s’est constitué pour secourir les blessés nomme dans sa circulaire les machinés à glace parmi les objets qu’il se propose de se procurer ; c’est un exemple qu’il donne et qui mérite d’avoir des imitateurs.

L’art de la guerre étant déjà grandement redevable aux sciences d’application, et ayant lieu d’en attendre des acquisitions nouvelles, il s’ensuit qu’en se plaçant au point de vue exclusivement militaire tout gouvernement d’un grand état a intérêt à provoquer et à faciliter les travaux de laboratoire par lesquels des procédés nouveaux et des substances nouvelles se découvrent, se perfectionnent, et arrivent à une valeur pratique. La chose publique d’ailleurs en retire un profit direct de bien d’autres manières. Sous ce rapport, l’instruction publique a été mal servie depuis vingt ans.

Dans les débuts orageux de la première république, une excellente voie avait été ouverte à l’enseignement national. Les membres de la première classe de l’Institut (aujourd’hui l’Académie des Sciences) étaient dans les meilleurs termes avec le gouvernement ; ils avaient autorité sur lui, et l’enseignement s’en ressentit avantageusement. Napoléon Ier, membre lui-même de cette classe, continua ce système d’encouragement. Ce zèle bien inspiré s’amoindrit sous la restauration ; celle-ci frappa même avec rigueur plusieurs membres de cette académie, qu’elle considérait comme un corps ennemi. Sous la royauté de juillet, M. de Salvandy notamment favorisa le culte des sciences dans leurs applications. Le nouveau régime, institué en 1848 ou en 1852, trouve les choses en cet état. Tout faisait présager qu’à partir du jour où le pouvoir rentrait aux mains d’un Bonaparte, les sciences mathématiques, physiques et naturelles seraient de nouveau l’objet d’une sollicitude particulière. Comment en aurait-on douté ? L’empereur Napoléon III sait tout le bien qu’on peut tirer, pour la société, des applications diverses de la science ; il est lui-même un esprit chercheur, avide de cette sorte d’améliorations. Il a personnellement contribué, plus que qui que ce soit, à en faire arriver quelques-unes à maturité, car il est fondé à revendiquer l’honneur du canon rayé et du navire cuirassé ; il est de publique notoriété que c’est sous son impulsion que ces deux idées sont devenues des faits acquis. En outre l’empereur a fréquemment encouragé des fonds de sa liste civile bien des hommes qui s’adressaient à lui pour expérimenter des idées nouvelles empruntées à la science. Il semble que dans de telles circonstances le budget de l’instruction publique aurait dû immanquablement offrir à la science les moyens de se développer, et aux grands établissemens publics d’enseignement, sinon à tous, d’amples ressources pour façonner la jeunesse aux travaux de laboratoire, et même pour faire étudier, par les mains des professeurs ou de jeunes hommes d’élite, les questions scientifiques qui pourraient être soulevées. Il n’en a rien été. Le haut enseignement a été imperturbablement, dans ses moyens d’action, traité avec une déplorable parcimonie. Nous qui naguère étions les premiers en Europe, peu s’en faut que nous ne soyons plus qu’à la queue des autres. Dans ces dernières années, le gouvernement prussien donnait 1 million 1/2 ou 2 millions de francs pour un grand laboratoire de chimie à Berlin, plus d’un 1/2 million pour le même objet à Bonn. A Vienne, on achève en ce moment à grands frais un magnifique laboratoire de chimie et un autre pour la physiologie. L’empereur de Russie fait élever à Saint Pétersbourg un laboratoire modèle pour la physiologie. A Leipzig, c’est la physiologie et la chimie qui reçoivent cet appui, dont on est payé au centuple par le progrès que font toutes les branches des arts industriels. A Zurich, pour l’école polytechnique, à Heidelberg, à Munich, à Giessen, à Gottingen et dans d’autres villes d’universités de l’Allemagne, il y a mieux que tout ce que nous possédons en fait de laboratoires de chimie, de physique ou de physiologie, même à Paris.

Tous ces faits sont à la connaissance du gouvernement. Il a récemment envoyé au dehors un homme éminent, juge parfait en pareille matière, le docteur Wurtz, le doyen de la faculté de médecine, avec mission de constater en détail ces splendides et utiles hommages rendus à la science par nos émules de l’Europe continentale et plus spécialement de l’Allemagne. Son rapport, aujourd’hui imprimé, est une irrésistible pièce de conviction. Les détails qu’il fournit, les descriptions et les dessins qu’il étale sous les yeux du lecteur rendent notre infériorité apparente jusqu’à l’évidence. Dans les retours qu’il fait sur la France, M. Wurtz s’exprime avec la plus parfaite modération ; mais plus est grand son effort sur lui-même pour se contenir, plus est puissant l’effet de ses paroles. Il ne laisse aucune excuse à ceux dont l’imprévoyance et l’incurie ont arrêté en France la marche de l’enseignement scientifique supérieur, lorsqu’après avoir énuméré ce qui s’est fait à l’étranger il rappelle que l’agrandissement de la Sorbonne, siège de la faculté des sciences de Paris, voté il y a dix-huit ans, se borne à une première pierre posée en 1855, et que l’École de médecine de Paris, la première et la plus populaire du monde par les méthodes qui y sont suivies et par le savoir des professeurs qui y enseignent, reste « resserrée dans un espace trois fois trop petit, » et que « tous les services pratiques y sont installés dans des conditions déplorables. » Avant la mission de M. Wurtz, M. Duruy était informé d’une manière générale de l’activité qui se déployait dans le monde civilisé en faveur des sciences, pour former des hommes distingués en les pourvoyant de grands moyens d’expérimentation et pour accélérer le mouvement des découvertes. Dans son désir de conserver à la France le rang élevé qu’elle avait conquis dans l’enseignement supérieur des sciences, il aurait voulu qu’au lieu de le réduire, dans le budget, aux miettes du festin, on lui accordât pour ce chapitre spécial des allocations en rapport avec l’importance du sujet. Il échoua dans ses tentatives successives. Le refus venait des ministres des finances, toujours portés par position à l’économie, mais qui ici, au lieu d’être stimulés par leurs collègues à se montrer généreux, les trouvaient pour la plupart coalisés contre le titulaire de l’instruction publique. M. Duruy alors essaya l’impossible, de faire quelque chose avec rien. Il institua l’école pratique des hautes études par décret du 31 juillet 1868. Cette école, sans local attitré, aurait profité des établissemens déjà existans. En ce qui concerne les sciences, elle y aurait eu, pour son compte des laboratoires de deux sortes : les uns pour l’enseignement courant, les autres, dits de recherche, où on aurait mis les étudians doués d’une vocation prononcée, ayant déjà fait leurs preuves, à même de se livrer à leurs investigations en suivant leur propre pensée. M. Duruy obtint en tout 100,000 francs pour son grand œuvre, qui devait briller à la fois dans les départemens et à Paris et avoir plusieurs foyers d’activité dans la capitale. 100,000 fr., tandis que tel des laboratoires étrangers avait eu dix ou quinze fois autant ! D’après le rapport de M. Chesnelong sur le budget de 1871, en 1869 on a dépensé dans trente-six centres d’études 128,000 francs. On en installe en 1870 quinze nouveaux avec une dépense de 176,000 francs, et le budget de 1871 porte pour l’amélioration de l’enseignement supérieur une somme de 119,000 francs, qui n’est pas réservée en totalité à l’objet qui nous occupe. Comptons-la cependant tout entière. Nous voilà arrivés à un total de 423,000 francs, qui représente le summum des efforts de l’empire français pour maintenir vis-à-vis de l’Europe son prestige scientifique !

La négligence dont l’enseignement des sciences a souffert pendant les dix-huit ou vingt dernières années, outre ses autres inconvéniens, qui sont flagrans, aurait pu devenir une cause d’affaiblissement militaire en face d’un adversaire qui a toujours été très éveillé sur ce point, et dont toutes les facultés étaient tendues pour le perfectionnement de ses institutions guerrières. Il n’est pas impossible qu’il ait dans son armement des détails avantageux auxquels nous n’aurions pas pensé. Si je dis des détails, c’est que je suppose qu’il ne s’agirait de rien qui pût exercer une influence décisive ; mais ce n’en est pas moins un motif pour que nous soyons plus circonspects à l’avenir. Le ministre actuel de l’instruction publique, M. Mége, a, par une circulaire récente, exprimé dans un langage ferme et digne l’intention de retirer de cette impasse l’enseignement supérieur des sciences. Nous attendrons donc, non sans une impatience légitime.

Mais venons à ce qui regarde plus directement la guerre. Il y a un autre côté par lequel la science fait immédiatement sentir son action sur les institutions militaires, et donne le moyen de faire de grandes choses à la guerre en sacrifiant le moindre nombre d’hommes possible. Je veux parler de l’hygiène des armées, de l’organisation du service médical, spécialement pour les temps de guerre, des ambulances où l’on opère les blessés après les batailles, des infirmeries où l’on recueille provisoirement les soldats tombés malades dans les campemens, des hôpitaux situés à une assez grande distance, dans un lieu sûr où l’on ramasse malades et blessés. Une bonne armée, on le sait, est difficile à former. Elle exige une longue suite de labeurs, une instruction appropriée pour chaque corps, et pour chaque homme des exercices dans les casernes ou dans des camps retranchés. Elle réclame même la pratique effective de la guerre pour la majeure partie de ce que l’on nomme les cadres, et pour une fraction plus ou moins importante des soldats. Il lui faut de plus un matériel extraordinairement varié, embrassant tous les objets nécessaires aux divers modes de la vie militaire, rassemblés d’avance dans de vastes magasins, depuis les salles des arsenaux jusqu’à l’officine des hôpitaux. Indépendamment de cette connaissance du métier, de cette expérience acquise, de tous ces objets matériels, il lui faut l’esprit militaire, cette bonne opinion de soi, de son corps, de ses chefs, cette haute idée de la patrie qui élève le cœur de chacun sur le champ de bataille, et y devient un gage du triomphe.

Une armée disciplinée et aguerrie dans laquelle chacun connaisse et aime son métier, qui soit pourvue de tout ce qui répond à sa laborieuse destination, est un des plus remarquables produits que puisse susciter l’intelligence humaine. Elle est dans l’état actuel de la politique le boulevard de l’indépendance et de la dignité nationale, un légitime sujet d’orgueil, de confiance et de sécurité pour la nation et pour le gouvernement. La France, on n’en saurait douter et l’Europe ne l’ignore pas, possède aujourd’hui une armée qui répond aux données que nous venons d’esquisser ; mais cet admirable instrument de puissance, ce capital précieux et immense, car c’en est un dans toute l’acception du mot, cette vaste réunion où chacun de nous compte un fils ou un frère, des amis dévoués, il ne suffit pas à un grand état, exposé par sa situation à faire la guerre, de l’avoir bien constitué dans ses diverses parties. Pour que l’armée rende les services qu’on en attend, il faut, après l’avoir formée, la conserver, et c’est ici qu’apparaissent des difficultés peu communes. Quand je dis conserver l’armée, je n’entends pas, et le lecteur l’a bien compris, le fait de garantir du fer et du feu les hommes et les corps qui la composent. Le fer et le feu sont un danger inhérent à la guerre même, et dont toute la première une brave armée comme l’armée française prend résolument son parti. Bien plus, avant les armes nouvelles dont l’expérience est loin d’être complètement faite, ce danger n’était pas destructeur jusqu’à la désorganisation, si ce n’est dans certaines batailles exceptionnellement désastreuses pour le vaincu. En s’en tenant à ce que constate le passé, on est fondé à dire qu’une bonne armée peut, lorsqu’une bataille est malheureuse, éprouver de grosses pertes, qu’elle en fait de telles souvent, alors même qu’elle est couronnée par la victoire, mais qu’elle y survit dans son organisation et sa masse. Les recrues viennent remplir les rangs éclaircis, et, si le commandement et les cadres sont bons, si les soins n’ont pas manqué, si les approvisionnemens abondent, à peu de temps de là il n’y paraît guère. Ce qui démolit les armées, ce qui fait qu’elles sont sujettes à se fondre comme la neige au soleil, c’est qu’elles sont soumises à des causes de destruction bien plus funestes que celles qui agissent sur les champs de bataille.

Il y a longtemps qu’on avait remarqué la rapidité avec laquelle disparaissaient, en s’effondrant pour ainsi dire sur elles-mêmes, des armées qui étaient superbes au début d’une campagne. Depuis que les idées démocratiques ont pénétré dans les mœurs publiques sous cette forme, acceptée de tous en principe, que c’est une obligation étroite pour le gouvernement et pour la société de veiller aux intérêts des populations, les esprits ont été plus fortement saisis qu’auparavant de cette observation déjà ancienne, que les ravages commis dans la guerre par le fer et par le feu, quelque cruels qu’ils soient, ne sont que secondaires en comparaison de ceux qui proviennent des maladies. Les hommes portés aux améliorations publiques se sont livrés à des recherches que dans plusieurs des grands états, notamment en France, l’administration elle-même a facilitées. Aux indications sommaires que l’on avait pu réunir relativement aux guerres de la république et du premier empire, à celles qui çà et là ont marqué les trente ou quarante premières années du siècle (la guerre des Russes contre les Turcs en 1828 par exemple), ont succédé des relevés dignes de foi concernant les guerres des vingt dernières années. Chez nous, le principal mérite de ces recherches statistiques appartient au docteur Chenu, qui a courageusement rempli le devoir d’un bon citoyen. Ses publications ont justement obtenu la faveur publique et les récompenses de l’Académie des Sciences. On a eu ainsi des révélations navrantes, irrécusables. On sait maintenant, à n’en pas douter, que, pour un homme tué ou blessé à mort dans les combats, il y en a trois, quatre, dix quelquefois, qui périssent pour d’autres causes. Des hommes éminens dans l’art médical, les médecins en chef de nos armées eux-mêmes, ayant scruté les faits à la lumière de leur savoir et sous l’inspiration de leur patriotisme, ces causes ont été reconnues en détail, et les moyens à y opposer ont été expressément signalés.

Ainsi un champ nouveau s’ouvre à la sollicitude des gouvernemens, à leurs obligations envers les peuples. Il devient possible d’épargner la moitié, les deux tiers peut-être des victimes humaines que la guerre dévore. La science en fournit les moyens positifs, certains, incontestables ; il ne s’agit plus que de vouloir.

Dans l’ordre chronologique, la première des grandes guerres qu’on rencontre pendant l’espace des vingt dernières années est celle de Crimée. Parmi les cinq puissances belligérantes (la France, l’Angleterre, la Turquie et le Piémont d’un côté, la Russie de l’autre), il en est une, la Turquie, que nous laisserons à part, parce que les procédés de la statistique n’ont pas encore pénétré chez elle. La France a perdu 95,615 hommes sur un peu plus de 300,000 ; là-dessus 75,000 ont péri du choléra, du scorbut, de la pourriture d’hôpital et du typhus. L’armée piémontaise, composée de 12,000 hommes, a très peu coopéré aux travaux du siège, l’occasion lui en ayant manqué, car, selon le docteur Chenu, elle n’aurait eu que 12 tués dans le combat et 16 morts à la suite de blessures, total 28 dus à la guerre ; elle a perdu en tout 2,200 hommes au moins et plus probablement 2,500. Dans les rangs de l’armée russe, 30,000 hommes ont été détruits par le fer ou le feu, et 600,000 sont morts de blessures ou de maladies. Les blessures probablement ne forment pas plus du vingtième de ce total ; comptons-en plus, admettons 50,000. Il reste ainsi 550,000 décès à mettre au compte des maladies où des fatigues des marches forcées indéfiniment prolongées sur de mauvaises routes, dans une mauvaise saison, contre 80,000, qui doivent être attribués à la guerre proprement dite. L’armée anglaise est celle dont les pertes ont été les moindres ; cependant, sur 97,864 hommes, elle en a perdu 22,182, dont 4,600 seulement par le fer ou le feu. de l’ennemi ; mais au sujet de l’armée anglaise il y a lieu de remarquer que la destruction par la maladie a été fort inégalement répartie sur les diverses époques de la guerre. Très considérable pendant la première année, elle a été en décroissant grâce aux soins intelligens qui furent prodigués aux soldats. Ce fut ainsi que les fléaux les plus destructeurs, le scorbut, la pourriture d’hôpital et le typhus, qui faisaient tant de ravages ailleurs, furent à peu près inconnus parmi les troupes anglaises pendant l’hiver de 1855 à 1856. Durant cette période, les hôpitaux français au contraire reçoivent 12,800 scorbutiques, dont il meurt 964, et 19,063 hommes atteints du typhus, dont 10,278 succombent. Pendant le même temps, l’armée anglaise avait des uns et des autres un total de 240 malades dont il n’est mort que 17. Encore parmi ceux qui ont survécu de ces nombreux malades français, combien dont la santé a été profondément altérée pour le reste de leurs jours !

Peu de temps après, en 1859, éclate la guerre d’Italie. Les événemens de la guerre n’ont duré que quelques semaines, il y a eu cependant beaucoup de tués, parce qu’il s’est livré plusieurs batailles acharnées entre deux armées vaillantes. Les tués, blessés et disparus dans l’ensemble ont été évalués à 63,000 environ, dont 17,775 Français, 6,575 Piémontais, et 38,650 Autrichiens. Là-dessus, le nombre des morts n’a pu être exactement déterminé. Quant aux maladies, quoiqu’on fût dans un pays à proximité de la France et offrant par lui-même d’abondantes ressources en tout genre, elles firent, pendant l’occupation et au retour, de nombreuses victimes parmi nos soldats ; suivant le docteur Larrey, qui dirigeait le service médical, la mortalité qu’elles causèrent « semble avoir dépassé, pour notre armée, le nombre des hommes tués sur le champ de bataille. »

Une autre guerre bien plus longue et bien plus meurtrière a été celle de la sécession en Amérique, d’avril 1861 à avril 1865. Le nord a successivement appelé sous les armes au-delà de 2 millions 1/2 de soldats ; mais il ne paraît pas en avoir jamais eu plus de 600,000 présens au même instant sous les drapeaux. Le sud en a successivement levé 1,100,000. Les calculs les plus dignes de foi apprennent que le nord a perdu 97,000 hommes par le fer ou le feu et 184,000 par les maladies ; le sud a eu 630,000 hommes hors de combat, sur quoi les morts paraissent avoir été de 500,000. La proportion due aux maladies de ce côté a été beaucoup plus considérable que du côté du nord, parce que les soins prodigués à l’armée du nord ont fait défaut dans les troupes du sud, dont le gouvernement était très pauvre.

Enfin dans la campagne de 1866 en Bohême, entre les Autrichiens et les Prussiens, les relevés statistiques ont porté, pour l’armée victorieuse, le nombre des morts par les événemens de guerre à 4,450 ; les morts par le typhus et les autres maladies ont été de 6,427, et cela pour une campagne de quelques jours. On manque de détails au sujet des pertes de l’armée autrichienne, mais elles auront été plus considérables de toute façon.

Lorsque les faits relatifs à la guerre de Crimée eurent été constatés en France, on voulut savoir pourquoi et comment tant de nos compatriotes avaient péri en dehors des combats. On en trouva dans les rapports des médecins l’explication détaillée, nous la résumons rapidement.

1° Le recrutement a des exigences excessives ; on fait entrer sous les drapeaux un certain nombre de sujets qui n’ont pas la force physique nécessaire pour ce rude métier. On se flatte d’en faire des soldats ; on n’a que des piliers d’infirmerie et d’hôpital, dont l’inefficacité et l’existence misérable encombrent l’armée, la gênent dans ses mouvemens, et sont loin d’en élever le moral.

2° La nourriture de l’armée française en temps de paix laisse à désirer, elle est rarement suffisante, et elle est sans aucune variété, ce qui est une cause de fatigue et de faiblesse.

3° On néglige dans l’armée française la propreté, dont le prédicateur anglais Wesley a dit que c’est plus qu’une qualité, — une vertu. Les physiologistes ajoutent que c’est une des pratiques qui dans une grande agglomération d’hommes contribuent le plus à la santé commune, et dont l’absence est une des causes déterminantes de l’apparition de cette espèce d’ange exterminateur qu’on nomme le typhus.

4° Le nombre des médecins dans la guerre de Crimée a été fort insuffisant. Ils se sont multipliés par leur activité, ils ont fait des efforts surhumains ; mais l’effet même de ce dévoûment a été de les diminuer : 82 sur 450 sont morts à la peine, victimes ignorées du sentiment du devoir.

5° On a violé les deux lois les plus notoires de l’hygiène, celle qui interdit l’encombrement dans les ambulances, les infirmeries et les hôpitaux, celle qui recommande la ventilation de ces différens asiles et la mobilité des premiers, dont le nom même indique qu’on les considère comme destinés à se déplacer, afin d’éviter l’infection que répand autour d’eux tout ce qui en est rejeté. Les médecins chargés de la haute direction du service de santé ont réitéré à cet égard leurs avis pressans : vains efforts ! ils sont rentrés l’un après l’autre, les uns, comme Baudens et Scrive, pour mourir presque aussitôt, un autre, M. Michel Lévy, avec une santé délabrée, tous ayant consigné dans leur correspondance avec l’administration supérieure la preuve de leur zèle pour le bien public et de leur courage à remplir leurs devoirs par des avertissemens sincères et donnés à propos. On devait penser qu’à la première guerre cette dévastation de la vie humaine par des causes autres que la chance des combats serait considérablement diminuée, parce qu’on aurait appliqué au mal les remèdes si bien indiqués par les autorités médicales. On avait lieu d’espérer aussi que le nombre des médecins militaires serait accru, que les moyens mis à leur disposition seraient augmentés, qu’en fait d’instrumens et d’outils propres aux opérations chirurgicales on en aurait à profusion, car enfin, si l’on gaspille quelque chose, il vaut mieux que ce soient des ustensiles de chirurgie que la vie des hommes. On a le regret d’être forcé de dire que ces prévisions si naturelles ne se sont point réalisées dans la campagne d’Italie, qui suivit, à trois ans d’intervalle, la guerre de Crimée. Il y a eu dans cette campagne un peu moins d’un médecin par mille hommes, 132 pour 160,000 hommes. Après les batailles, l’insuffisance a été au-delà de tout ce qu’on peut imaginer : pour des milliers de blessés qu’il fallait opérer immédiatement, une poignée de chirurgiens ; 9 médecins de l’armée française à Milan pour plus de 8,000 blessés après la victoire de Solferino ! Pas d’infirmiers ou à peine quelques-uns ; on a dû employer à leur place des musiciens absolument inexperts. Peu ou point de couvertures, si peu de linge que dans certains cas les médecins déclarent avoir fait requérir des habitans une certaine quantité de mousse. Défaut de médicamens, et, ce qui est plus fort, absence d’une partie des instrumens de chirurgie les plus indispensables ; les boîtes à résection sont on ne sait où, alors qu’on a des milliers de blessés sur les bras. La pénurie est telle qu’on est trop heureux, à Novare, de trouver une boîte à amputations à emprunter d’un médecin des environs. Pour tout caractériser d’un mot, des hommes blessés à Solferino sont restés cinq jours sur le champ de bataille sans qu’on les ramassât, et 800 blessés de la même provenance n’ont pu être nourris pendant quatre jours que par la commisération publique, c’est un des médecins qui le déclare.

Heureusement la campagne d’Italie se faisait dans une belle saison, et on n’y a aucunement rencontré l’humidité et le froid, causes de tant de morts en Crimée. Heureusement aussi le pays peuplé et riche où l’action se passait offrait beaucoup plus de ressources que l’ancienne Chersonèse. Heureusement enfin la campagne d’Italie fut extrêmement courte, et pourtant, quelle qu’en ait été la brièveté, on remarquait déjà, parmi les troupes qui étaient en ligne à Solferino et à Magenta, le commencement de maladies générales venant d’infractions à l’hygiène, particulièrement d’un régime alimentaire défectueux et de l’absence de couvertures la nuit. Si la guerre avait duré six mois, en supposant, ce que je reconnais pour très contestable, que les soins n’eussent pas été meilleurs, dans ces contrées privilégiées où il semble qu’il n’y ait qu’à se baisser pour ramasser ce dont on a besoin, on aurait vu l’armée française, à qui le gouvernement et les chambres étaient bien résolus de ne rien refuser, subir des pertes énormes, occasionnées par le manque d’une bonne nourriture, la privation d’objets indispensables pour le campement et l’omission des précautions hygiéniques les plus recommandées par l’expérience.

Depuis la guerre d’Italie, le monde a eu le spectacle d’une des guerres les plus acharnées qui l’aient jamais ensanglanté, celle de la sécession des États-Unis. D’immenses armées y ont été en présence dans des conditions qui appelaient les précautions les plus attentives, car tous les accidens de climat y étaient accumulés, puisque la guerre s’est étendue des rivages brûlans, pendant l’été du moins, du golfe du Mexique au centre de la vallée de l’Ohio et à la Pensylvanie, et du delta du Mississipi aux passes des monts Alleghanys, et elle a duré quatre fois les quatre saisons si diverses de l’année. A l’origine, ni le nord ni le sud n’étaient prépares pour la guerre ; le nord l’était moins que le midi en proportion des forces qu’il devait mettre en ligne. D’un effectif de quelques milliers d’hommes, il a dû passer à celui de 600,000 soldats, car dans les dernières années de la guerre c’est le nombre qu’on a eu sous les drapeaux. Il a donc eu à créer toutes choses de toutes pièces en fait d’organisation militaire. Au point de départ, on n’avait qu’un embryon d’administration de la guerre ; le corps médical était sur des proportions lilliputiennes, et on possédait à peine un tout petit nombre de petits hôpitaux. Cependant la vie humaine est prisée haut dans les États-Unis, et il fallait entourer de soins prompts et efficaces les hommes qu’une blessure ou la maladie envoyait soit aux ambulances, qui font pour ainsi dire partie du champ de bataille, soit aux hôpitaux, établis à une distance plus ou moins grande. On s’y est appliqué avec vigueur et obstination, et après un peu de temps les résultats ont été excellens.

Lorsque la guerre fut finie, l’administration française envoya sur les lieux, avec la mission de recueillir tous les renseignemens utiles, plusieurs officiers, et particulièrement un des hommes les plus distingués du corps de l’intendance, M. Vigo Roussillon[2]. Il a été ainsi constaté, et il l’expose dans son volume de la Puissance militaire des États-Unis, que les états du nord avaient résolu aussi complètement que possible les problèmes devant lesquels nous avions si fâcheusement échoué en Crimée. C’est ainsi qu’il y a eu 6,450 médecins pour un effectif nominal de 800,000 hommes, qui, avons-nous dit, n’a pas dépassé en fait 600,000, et ces médecins disposaient largement et directement de tout ce qui était nécessaire au service ; il y avait en outre un millier de médecins liés pour trois mois par un contrat synallagmatique que le médecin ou l’état pouvait dénoncer un mois à l’avance. En Crimée, pour près de 300,000 hommes, nous n’avons eu que 450 médecins militaires. Avec une telle quantité de médecins munis d’aussi grands pouvoirs, le service des ambulances américaines devait avoir une grande puissance et une grande célérité, et celui des hôpitaux De pouvait manquer d’être très satisfaisant aussi. Un des faits les plus dignes d’attention, c’est qu’en France le médecin, pour se pourvoir des objets dont il a besoin, est sous la dépendance absolue du corps des intendans, tandis qu’en Amérique le corps médical statue et agit par sa seule autorité.

Du reste, l’usage qu’ont suivi à cet égard les Américains est celui de l’Angleterre, de la Belgique et d’autres pays. Il suffit de lire les dépêches des principales autorités médicales de l’armée française en Crimée, les publications de M. Chenu et de divers autres médecins militaires, les études de feu M. Baudens dans cette Revue[3], pour être porté à penser qu’il y a beaucoup à dire contre la subordination où sont placés les médecins dans l’armée française. Je me plais à croire que nos ministres de la guerre ont fait de cette question l’objet d’une étude approfondie, et que dans la guerre actuelle, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, la France recueillera les fruits de leurs investigations consciencieuses. Il n’est pas possible que nous supportions une fois de plus les sacrifices effrayans qui ont été en Crimée le fruit d’un système très probablement mauvais en lui-même et certainement mal exécuté.

Le logement et le campement se sont faits en Amérique dans les conditions les plus avantageuses. Pour le logement des troupes, qui étaient rendues sédentaires dans une pensée d’instruction, on avait des camps formés de baraques en planches dont M. Roussillon a donné la description minutieuse. « La moitié de chaque baraque est, dit-il, affectée à une compagnie ; chaque compagnie possède au rez-de-chaussée une cuisine spacieuse, un réfectoire, un cabinet à eau pour la toilette des hommes, un petit magasin, une chambre d’officiers, des chambres pour les sous-officiers. On entre au rez-de-chaussée par des porches ou perrons couverts, situés sur les deux pignons… Une grande chambre à coucher, pour toute la compagnie, est au premier étage, qui se compose ainsi de deux chambres… La cheminée, commune aux deux cuisines (une par compagnie), se trouve au centre de l’édifice. Le réfectoire est en face de la cuisine, et l’on évite ainsi de permettre aux hommes de manger dans leurs chambres, ce qui est chez nous une cause de malpropreté et de mauvaises odeurs. Dans chaque chambre, deux poêles en fonte sont destinés à la fois au chauffage et à l’aération. Les militaires français qui ont visité ces baraques affirment qu’on n’y rencontre jamais ces odeurs désagréables si fréquentes le matin dans nos chambres de caserne. La statistique médicale démontre en outre qu’elles sont très salubres. — Ce résultat satisfaisant doit être attribué à deux causes : la première est la propreté habituelle de la population américaine et l’usage assidu du lavoir établi au rez-de-chaussée, pourvu de tous les appareils de toilette nécessaires ; sous ce rapport, nos soldats ne pourraient que gagner à ce qu’on les amenât à d’aussi bonnes habitudes, qu’ils rapporteraient plus tard dans leurs foyers ; la seconde est le système d’aération bien entendu qui caractérise ces constructions. Les Américains ont mis en usage dans leurs casernes les plus ordinaires des procédés auxquels nous n’avons recours que pour l’assainissement de nos hôpitaux les plus modernes et les plus perfectionnés[4]. »

Un des obstacles à la salubrité des camps résulte des matières que chacun des hommes jette chaque jour dans un de ces endroits qu’il n’est pas besoin de nommer. M. Roussillon expose comment on en triomphe dans les casernes et dans les camps ; au moyen de ces précautions, dit-il, on évite ces odeurs insupportables qui, pendant les jours chauds, signalent les abords des camps français, et on ne rencontre jamais ces miasmes qui se dégageaient des tranchées de Sébastopol. M. Roussillon donne aussi des détails utiles sur l’hôpital de régiment qui remplace notre infirmerie régimentaire ; c’est également fort hygiénique. Ce qui n’est pas moins intéressant ni moins instructif pour nous, ce sont les précautions prises pour le campement proprement dit, c’est-à-dire pour l’habitation sous la tente.

Les Américains se sont avec beaucoup de raison préoccupés de la nécessité de préserver les hommes de l’humidité du sol. Dans un pays où l’on exploite tant de forêts, on rencontre souvent, même en campagne, des approvisionnemens de planches ; mais indépendamment de cette ressource chaque soldat américain a une couverture en caoutchouc qu’il porte toujours avec lui, et qui est destinée à le garantir de l’influence de l’eau dont peut être imprégné le sol sur lequel il doit coucher. Il place sous lui la couverture de caoutchouc et se couvre ensuite d’une couverture de laine. « Cette précaution, dit M. Roussillon, a dû, autant que l’usage de la chemise et du caleçon de laine, qu’on ne saurait trop recommander[5], contribuer au remarquable état sanitaire des armées du nord. La cause principale des maladies de nos soldats est la nécessité fréquente, quand on marche, de camper le soir sur des terres détrempées ; la couverture de caoutchouc a parfaitement réussi à prévenir ce danger. Pour subvenir à l’inexpérience de leurs officiers et de leurs soldats, les Américains avaient fait imprimer et distribuer à un nombre immense d’exemplaires : 1° une instruction adoptée dans l’armée anglaise sur la manière de camper, 2° les règles relatives à la santé du soldat, 3° les règlemens d’hygiène militaire. » Bientôt on se conforma partout à ces principes, et c’est ainsi qu’à peu de frais en somme on a épargné tant d’existences, et qu’on a eu une armée robuste, compacte, sur laquelle les intempéries n’avaient pas prise, et qui défiait les épidémies. Je passe sur le chapitre de l’alimentation, pour laquelle les Américains n’ont rien épargné, toujours sur la bonne raison que le grand objet de l’administration de la guerre est de maintenir le soldat en bon état et en pleine force. Un détail intéressant, c’est que les armées étaient suivies, autant que possible, d’immenses troupeaux de bœufs. Les confédérés qui occupaient Pétersburg ont pris en une seule fois quatre mille têtes de bétail à l’armée du nord. On avait perfectionné aussi les moyens de transport. Le chariot du modèle américain, employé avec quelques améliorations par notre armée expéditionnaire du Mexique, lui a rendu de grands services. Je coupe court, pressé que je suis par le temps, pour arriver au service hospitalier. Dès le commencement de la guerre de sécession, le nord n’eut pas seulement à organiser un nombreux personnel médical ; il lui fallut construire des hôpitaux militaires capables de recevoir au-delà de 100,000 blessés ou malades, préparer des dépôts de convalescens, des dépôts d’invalides, ériger des magasins pour les médicamens, les objets de pansement et le matériel d’ambulance. Le 30 juin 1862, quatorze mois après le commencement des hostilités, on avait 150 hôpitaux sédentaires ; quand la guerre se termina, il y en avait 233, présentant ensemble 137,000 lits, dont rarement plus de 100,000 ont été occupés.

Tous ces édifices étaient en bois, conformément à cette opinion très répandue, à tort ou à raison, chez les hygiénistes américains, que, quelques soins minutieux que l’on prenne, l’hôpital le mieux construit est, après cinq années de service, tellement imprégné de miasmes délétères, qu’il faut le démolir et en bâtir un autre. Chacun des hôpitaux se formait d’un nombre plus ou moins grand de baraques peu étendues. Le plus considérable de tous, établi à Chesnut-hill, près de Philadelphie, se composait de 50 baraques, réduites chacune à un rez-de-chaussée et dispersées suivant les rayons d’une sorte de cercle ; elles débouchaient toutes dans une galerie fermée et couverte servant à la fois de moyen de communication et de promenade pour les malades. Le cercle est encadré dans un carré où se trouve un chemin de fer. Les bâtimens de l’administration, les réservoirs d’eau, la bibliothèque, occupent le centre commun au carré et au cercle. Cet hôpital a pu recevoir jusqu’à 3,000 blessés ou malades. Le nombre est grand, mais par le fait de la division en bâtimens peu vastes et complètement séparés, et grâce à un ensemble de précautions hygiéniques bien conçues et sévèrement maintenues, cette agglomération n’a donné lieu à aucun accident. On n’a connu dans cet établissement ni la pourriture d’hôpital, ni le typhus, ni le scorbut. La construction même de cet hôpital fut un tour de force : il fut érigé tout entier en soixante-dix jours par un entrepreneur.

Les résultats généraux du système sanitaire qui a prévalu en Amérique sont dignes d’être cités, et méritent qu’on se les propose pour modèles. Pendant les huit ans qui avaient précédé la guerre, la mortalité dans l’armée régulière des États-Unis avait été en moyenne de 24 sur 1,000. En 1859, année de paix pour l’Angleterre, l’armée anglaise n’avait perdu que 9 hommes sur 1,000. Dans l’armée française en 1846, la mortalité était, pour l’intérieur de la France, de 19 sur 1,000, pour l’Algérie de 64 sur 1,0.00. Ce dernier chiffre est beaucoup plus élevé que celui de l’armée des États-Unis, qui cependant était dans des conditions de service analogues à celles de notre armée d’Afrique ; mais plus tard la France avait repris l’avantage sur les Américains. C’est ainsi qu’en 1862 et en 1863 l’armée française à l’intérieur avait perdu 10, et en Algérie 12 sur 1,000. Aux États-Unis, dès le début de la guerre, la situation changea : la première année, la mortalité fut sur 1,000 bommes de 67, dont 17 pour blessures et 50 par maladies. Pendant la guerre de Crimée, dans l’armée française la mortalité par année moyenne a été du fait de la guerre de 34, du fait des maladies de 121, en tout de 155. Dans l’armée anglaise de Crimée, les proportions correspondantes ont été, pour les blessures, de 33, pour les maladies, de 93, en tout de 126.

La première année une fois passée, l’état sanitaire de l’armée du nord s’améliore promptement. Dans la seconde année, le total de la mortalité ne fut que de 39 pour 1,000 ; ce fut notablement moindre l’année suivants. Le signe le plus frappant de l’excellent état sanitaire de cette armée, c’est l’absence totale d’épidémie quelconque. Le typhus, qui avait dévoré notre armée à Mayence au retour de la campagne de 1813, qui bientôt devint notre principal fléau en Crimée, ne s’est pas montré dans les établissemens hospitaliers de l’armée du nord, non plus que la pourriture d’hôpital.

Les faits qui précèdent ayant été rendus publics, un devoir s’impose à tous les gouvernemens qui ont un grand état militaire, c’est de se mettre en mesure d’obtenir les mêmes résultats dans les guerres qu’ils pourraient avoir. Nous croyons servir l’intérêt du pays en demandant au gouvernement qu’il fasse connaître ce qu’il a préparé en ce genre, comment il a profité des tristes enseignemens de la guerre de Crimée, où la maladie a rempli des ossemens de nos soldats les cimetières de Sébastopol et de Constantinople, quel parti il a tiré des indications que lui ont fournies avec un zèle infatigable les habiles et savans médecins placés à la tête du service de santé dans nos armées, MM. Michel Lévy, Baudens, Scrive et leurs divers collaborateurs, dont les noms sont cités, à la suite de leurs réclamations trop significatives, par le docteur Chenu. Toutes ces autorités médicales lui ont adressé des rapports faits pour son édification, et quelques-uns ont publié des écrits qui sont de patriotiques appels à l’opinion publique. Un ordre du ministre et un ordre de l’empereur lui-même sanctionnèrent leurs conseils. Comment aussi entend-on faire profiter nos soldats de ce que lui ont rapporté du service de santé des États-Unis les officiers intelligens qu’il avait envoyés en Amérique après la guerre, et les observateurs qui ont pris mandat de leur patriotisme ou de leur humanité ? Les modèles de beaucoup d’appareils utiles imaginés par les Américains sont venus s’offrir d’eux-mêmes. C’est ainsi qu’une partie des types du matériel créé par la Commission sanitaire des États-Unis pour le déplacement ou le soulagement des blessés figurait à l’exposition universelle de Paris de 1867, et a été décrite sommairement dans le rapport du jury, plus en détail dans des publications spéciales, particulièrement par le docteur Evans, qui les avait exposés. On y remarquait surtout un wagon-ambulance, fait pour transporter doucement, dans la position horizontale, les blessés, aujourd’hui plus nombreux qu’autrefois, qui, par la nature de leurs atteintes, ne supportent pas une autre pose. Ce wagon est encore à Paris.

La demande dont nous nous faisons aujourd’hui l’organe, parce qu’elle préoccupe justement une partie du public qui n’est pas la moins éclairée, la moins étrangère à l’esprit de parti, n’est indiscutable à aucun degré. Dans, une de nos assemblées, le sénat, en réponse a une question faite par un honorable membre, M. Brenier, on a dit, — et l’orateur qui s’est exprimé ainsi n’est rien moins que M. le ministre de la guerre par intérim, — que faire semblable question tendait à diminuer la confiance de l’armée. L’honorable général Dejean nous permettra-t-il de lui dire que le moral de l’armée est fort au-dessus des observations qui pouvaient s’échanger dans une telle discussion ? Cette vaillante jeunesse, bouillante d’ardeur, n’a qu’une idée en ce moment, celle de combattre, d’affermir au prix de son sang le rang de la France et sa dignité, engagés dans les hasards des combats. Elle laisse à d’autres le souci de penser aux soins qu’elle mérite. Ce sont les familles, infiniment plus que les soldats, qui se préoccupent de la nécessité d’entourer l’armée de toute sollicitude, pour qu’il ne lui manque rien de ce qu’on peut raisonnablement faire pour elle, et pour que rien ne soit épargné de ce qui est propre à sauver ses blessés et ses malades, et encore mieux à prévenir les maladies. Plus que les familles, c’est le pays tout entier que le gouvernement est tenu de rassurer par une déclaration qui n’a rien de pénible ni de compromettant, si, comme il y a lieu de le croire, il s’est entouré de toutes les précautions réclamées par la circonstance. Il ne s’agit pas de divulguer un secret d’état et d’ébruiter le plan adopté pour la campagne. Il s’agit de donner une satisfaction légitime à des sentimens sacrés, l’amour des parens pour leurs enfans, l’attachement et la reconnaissance du pays pour ces hommes intrépides qui vont présenter leur poitrine aux balles et aux boulets de l’étranger. Les familles et le pays s’estimeront heureux de savoir que les leçons de l’expérience, qui avaient été perdues après 1856, ne le seront point cette fois, et qu’on a pris en grande considération tout ce qu’ont fait de bon au profit de leurs soldats les Anglais en Crimée pendant la dernière année de la guerre, les Américains pendant les quatre années qu’a duré la lutte de la sécession, ce qu’ont recommandé nos propres médecins avec tant d’insistance, ce qui a été conseillé après mûre réflexion dans des livres spéciaux et dans des rapports des propres agens du gouvernement, par M. l’intendant Roussillon entre autres.

La forme de gouvernement que nous avons depuis le plébiscite du 8 mai a pour caractères essentiels le contrôle et la publicité, et les dépositaires du pouvoir n’ont pas lieu de s’en plaindre, car par le contrôle et la publicité ils partagent la responsabilité des événemens avec la masse de la nation, au lieu d’en garder pour eux tout le poids. Sous le régime constitutionnel, la confiance aveugle n’existe plus ; il y a la confiance raisonnée, qui veut qu’on la renseigne, et qui se trouble, si on se refuse à lui rendre des comptes. Que pour la conduite des opérations militaires le secret soit gardé religieusement, et que nul n’ait le droit de l’enfreindre, ce sont des exceptions commandées par la nature des choses pour le succès même, et qui d’ailleurs n’échappent pas à la loi générale de la responsabilité. Celle-ci en effet réclame ses droits plus tard et avec un redoublement d’exigence. Mais le fait de bien nourrir les soldats et de les bien vêtir, de les pourvoir de la couverture de caoutchouc, classique des Américains du Nord afin de les garantir de l’humidité du sol, — d’une couverture de laine qui les préserve de la diarrhée, de la dyssenterie, en leur maintenant au bivouac la chaleur vitale ; mais la prévoyance d’adjoindre à l’armée beaucoup de médecins, beaucoup d’infirmiers mieux dressés que le petit nombre qu’on en eut dans la campagne d’Italie de 1859 ; mais l’attention de se bien approvisionner de médicamens et de moyens de transport pour les blessés, d’avoir en quantité, pour les opérations chirurgicales, les instrumens les plus parfaits ; mais l’observation des lois de l’hygiène dans l’organisation des campemens, des ambulances et des hôpitaux, tout cela n’a rien de commun avec les mystères de la politique et de la stratégie. Ce sont des règles à l’égard desquelles il n’y a plus à discuter, qui sont connues, à Berlin aussi bien qu’à Paris, de quiconque a pris la peine de s’informer et de lire. Nous ferions une grande faute de ne pas nous en emparer pour nous-mêmes, et à cet égard tout dépend de l’administration de la guerre. Les chambres ne lui ont pas marchandé l’argent, et ne le lui marchanderont pas davantage à l’avenir tant que se prolongera la lutte ; avec ce nerf de la guerre, on aura tout le reste. En supposant qu’à l’heure où nous sommes il manquât quelque chose en ce genre aux préparatifs de la campagne, il est temps encore de combler les lacunes. La furia francese fait des miracles d’organisation en quelques jours, et le gouvernement y serait aidé par le patriotisme de toutes les classes.

Ces derniers mots me conduisent à un point qui a bien de l’importance, le concours du public pour les soins à donner aux blessés et aux malades. Les actes de dévoûment en ce genre étaient fort difficiles pendant la guerre de Crimée à cause de l’éloignement. Ce fut pourtant alors que miss Nightingale accomplit, au profit de l’armée anglaise, les prouesses de charité intelligente qui lui ont acquis la gratitude de ses compatriotes et l’admiration du monde ; La France, dans les mêmes circonstances, eut ses sœurs de charité, qui se surpassèrent, et c’est beaucoup dire. Pour la guerre actuelle, la France a devant les yeux un modèle qui a laissé dans les esprits une trace ineffaçable, la Commission sanitaire des États-Unis, dont le docteur Evans a résumé l’histoire à l’usage des Français. C’était une association qui, pendant la guerre de sécession, a contribué au soulagement des blessés et des malades de l’armée du nord, moins encore par des souscriptions en argent ou en nature, quoique les unes et les autres aient été fort abondantes, que par la coopération personnelle d’une partie de ses membres, hommes et femmes, jeunes et vieux, religieux et laïques. On estime que le total des valeurs appliquées par la Commission sanitaire et ses auxiliaires au soulagement des soldats malades ou blessés n’a pas été au-dessous de 120 millions de francs ; mais il n’y a pas de somme d’argent qui puisse représenter les efforts ingénieux, les inventions, la vigilance déployés par elle, et surtout l’action directe des personnes qu’elle avait groupées. Elle avait ses voitures d’ambulance, les meilleures qu’on eût jamais faites, ses wagons de chemins de fer et ses bateaux à vapeur, bien arrangés les uns et les autres pour leur destination spéciale, le transport des blessés ; elle fournissait des médecins et des infirmiers quand le personnel administratif était insuffisant, et des femmes zélées et pieuses s’y ajoutaient en nombre. Près de chacun des hôpitaux au gouvernement, elle avait un dépôt rempli de vêtemens chauds, de linge, de couvertures, d’oreillers, avec des masses de conserves, soit de viande, soit de bouillon, de cidre, de vin, d’eau-de-vie, et où les bons livres, qui sont la médecine de l’âme, n’étaient pas oubliés. Elle avait surtout des trésors inépuisables de bienveillance, de paroles fortifiantes et douces, de bons procédés apportés au chevet de chacun. Le docteur Evans fait remarquer combien cette sollicitude répandit de consolations sur les blessés et les malades. « À peine sortis des rangs du peuple avec lequel ils étaient en communication constante, les délégués, dit-il, étaient plus près de lui, sentaient plus profondément les besoins du soldat volontaire que ne le faisaient les bureaucrates enveloppés dans la triple cuirasse de la routine officielle. » Sans la Commission sanitaire, le nombre des morts eût été notamment plus considérable.

La forte constitution de la Commission sanitaire des États-Unis et l’étendue des services qu’elle a rendus sont de ces signes auxquels se reconnaît un peuple vraiment libre, en possession de la liberté réelle et pratique autant que de la liberté théorique inscrite sur les monumens et dans les livres officiels. La Commission sanitaire a pu s’organiser et agir puissamment aux États-Unis parce que, au moment où éclata la guerre, l’Amérique ne connaissait pas la centralisation exagérée et le système réglementaire qui paralysent l’initiative soit individuelle, soit collective des citoyens. Beaucoup de personnes éclairées et charitables parmi lesquelles les femmes sont aussi nombreuses que les hommes, cherchent à constituer parmi nous une ou plusieurs associations qui se proposeraient la mission si bien remplie par la Commission sanitaire américaine. Nous verrons avec le temps la suite de cette tentative, dont le succès est infiniment désirable, particulièrement pour ce qui est de la coopération personnelle. Jusqu’ici, et depuis 1793 tout autant pour le moins qu’avant 1789, les gouvernemens qui se sont succédé parmi nous ont cru qu’il était dangereux pour leur autorité que les citoyens pussent se rapprocher et mettre en commun leurs idées et leur argent. On a redouté l’initiative même des individus isolés. Il n’est pas hors de probabilité que ces offres si généreuses, si patriotiques, si chrétiennes, rencontrent de la résistance dans quelques-uns des rouages administratifs. La bureaucratie a contracté l’habitude de tout faire ; il lui déplaît que les citoyens, dont c’est pourtant le droit, veuillent s’ingérer dans la gestion des affaires de la grande communauté française, et elle invoque pour cela des règlemens qui sont le plus souvent son propre ouvrage. Si le cas se présentait, nous comptons sur la même intervention supérieure qui, dans l’hiver de 1855-56, écarta définitivement les obstacles devant lesquels échouaient les pressantes recommandations des autorités médicales en faveur de nos troupes de Crimée, dévorées par la maladie, et qui fît laisser le champ libre à leur zèle éclairé et à leur noble dévoûment.


MICHEL CHEVALIER.

  1. Le rapport sur l’exposition universelle de 1867 fait connaître qu’alors la machine à 25 kilogr. par heure coûtait 4,800 francs, et celle à 200 kilogr. 24,000 fr., t. VIII, p. 374, Rapport de M. A. Thénard. — La grande machine a fonctionné pendant plusieurs mois consécutifs dans l’édifice de l’exposition au Champ de Mars,
  2. MM. de Chanal et Guzman, envoyés aussi par le gouvernement, eurent à s’occuper de l’organisation militaire proprement dite.
  3. Voyez la Revue des 15 février, 1er avril et 1er juin 1857.
  4. M. Vigo Roussillon, Puissance militaire des États-Unis, p. 129 et suiv.
  5. J’espère que notre administration de la guerre aura remarqué cette recommandation.