Le Service de santé des armées avant et pendant le siège de Paris

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Le Service de santé des armées avant et pendant le siège de Paris
LE
SERVICE DE SANTE
DES ARMEES
AVANT ET PENDANT LE SIEGE DE PARIS


I

L’heure n’est pas venue de raconter l’ensemble de tous les services rendus par le corps de santé militaire pendant la campagne de 1870 et au siège de Paris. Le docteur Larrey, le docteur Nélaton, le docteur Chenu et leurs dignes émules sont en ce moment les acteurs infatigables de cette triste et glorieuse histoire. Après l’avoir faite, il leur appartiendra de l’écrire. Mon dessein est plus modeste : je voudrais raconter les origines du service de santé des armées, honorer la mémoire des deux grands hommes qui le personnifient, Ambroise Paré au XVIe siècle, Dominique Larrey au XIXe, exposer l’organisation actuelle de ce corps militaire, exquisser enfin les premiers résultats de la convention de Genève et de la fondation des sociétés de secours aux blessés. C’est particulièrement sur les médecins et les chirurgiens de l’armée que je voudrais appeler l’attention et l’intérêt. L’opinion a été longtemps ingrate, et la loi est encore injuste, à mon avis, envers ces bons serviteurs de la patrie et de l’humanité. On ne saurait trop plaider une cause si digne de nos sympathies, et c’est le devoir de tous depuis que les malheurs de la France ont fait un soldat de chaque citoyen.

L’histoire de cette partie de nos institutions militaires offre d’ailleurs au moraliste autant qu’à l’homme de guerre un spectacle attachant. Elle peut se diviser en quatre périodes bien distinctes. Avant le XVIIe siècle, il y a déjà partout des hôpitaux sédentaires, seulement le médecin et le chirurgien qui suivent les armées en campagne sont attachés au service personnel d’un prince ou d’un grand seigneur. André Vesale est le médecin de Charles-Quint, Ambroise Paré est le barbier de M. de Rohan. Pendant le XVIIe siècle, le corps de santé des armées s’organise régulièrement ; mais il n’est encore qu’un acte de la munificence royale, restant presque partout à l’état de bonne intention mal comprise ou mal exécutée, comme on peut s’en assurer en lisant les curieux écrits de l’intendant Chamousset, l’ami de Rousseau. Avec le XIXe siècle, ou plutôt à partir des grandes guerres de la révolution française, le service de santé est enfin considéré comme un droit du militaire malade, une dette de l’état envers l’armée ; les officiers de santé deviennent les égaux des officiers de régiment, sans cesser toutefois d’être placés sous l’autorité presque illimitée de l’intendance. Enfin nous voici au début d’une quatrième période, pendant laquelle les chirurgiens et les médecins militaires auront tellement multiplié leurs services et pris dans la science, devant l’opinion, au milieu de l’armée et de la garde nationale reconnaissante, un si haut rang, qu’ils mériteront de conquérir bientôt une complète indépendance. Ainsi peu à peu, en quelque sorte au prix du sang et à travers les batailles, ce service, qui n’était d’abord qu’un service privé, puis une grâce royale, sera devenu de nos jours une fondation patriotique, enfin par la convention de Genève, qui neutralise les hôpitaux et ambulances, une grande institution d’humanité internationale, dont le drapeau marqué de la croix flotte dans nos rues, et fait de toutes les maisons qu’il protège un de ces anciens lieux d’asile dans lesquels la violence n’entrait pas.

C’est avec Ambroise Paré que commencent au XVIe siècle la carrière de la chirurgie militaire et aussi le réveil de la chirurgie française. Sous l’empire de préjugés absurdes, la faculté de Paris et la faculté de Montpellier avaient longtemps interdit aux médecins, comme un métier indigne d’eux, l’exercice de la chirurgie, abandonné aux barbiers, aux rebouteurs ou aux membres de la petite confrérie parisienne de Saint-Côme, gens obscurs qui ne craignaient pas de se salir les mains. MM. les docteurs régens de la faculté de Paris dédaignaient ainsi le soin des dissections et des pansemens, et ils n’écrivaient qu’en latin pour les savans, lorsqu’un barbier tout à fait inconnu publia en français, au grand ébahissement de tous, un excellent petit livre intitulé la Méthode de traicter les playes faides par les hacquebutes et aultres basions à feu, et de celles qui sont faictes par flèches, dardz et semblables, aussi des combustions spécialement faictes par la pouldre à canon. L’auteur se nommait Ambroise Paré. Il était né à Laval en 1516 d’une famille d’ouvriers, et il était venu à Paris en 1532 se placer comme apprenti chez un barbier qui lui avait appris à faire la barbe, peigner, fabriquer des lancettes et panser des ulcères. Après trois années passées à l’Hôtel-Dieu, il avait été reçu lui-même chirurgien-barbier, grâce à un examen sur le faict de la cognition et curation des clouds, bosses, antrax et charbons ; puis à dix-neuf ans il était parti pour la guerre, dans l’armée levée par François Ier contre Charles-Quint après la rupture de la paix de Cambrai. Le maréchal de Monte-Jan, colonel-général de l’infanterie française, l’avait attaché à sa personne et emmené en Italie, où il demeura trois ans au milieu des armées. C’est après avoir suivi dans une seconde campagne aux Pyrénées le vicomte de Rohan qu’il publiait, à vingt-neuf ans, son petit traité qui marquait, comme je l’ai dit, le réveil de la chirurgie française et le commencement de la chirurgie militaire, transformée à la fois et dans ses procédés techniques et comme service d’humanité.

Peu d’années auparavant, un médecin né à Bruxelles et qui devait illustrer l’université de Padoue était parti avec l’armée de Charles-Quint, et peut-être se trouva-t-il en face de Paré. Plus instruit, aussi laborieux, aussi religieux, André Vesale, premier médecin de l’empereur, fut surtout le premier médecin du XVIe siècle, rival de gloire et de génie de son célèbre contemporain. Tous les deux ont été donnés à la science par la médecine des armées.

La chirurgie de guerre avait été jusqu’à Ambroise Paré un véritable procédé de torture. On cautérisait les plaies simples avec de l’huile bouillante, et on cautérisait aussi avec un fer rouge les membres amputés. Paré raconte, dans son Livre des playes d’harquebute, comment, après l’affaire du Pas-de-Suse, il regardait faire les autres chirurgiens, ne songeant qu’à les imiter de son mieux. L’huile bouillante ayant manqué pour cautériser toutes les blessures, l’inquiétude l’empêcha de dormir à son aise ; mais le lendemain il s’aperçut que les blessés cautérisés étaient plus malades que les autres, et il eut la hardiesse d’abandonner et de combattre une pratique généralement admise. Dans la campagne de 1551, au siège de Damvilliers, il tenta d’amputer une jambe en opérant les ligatures sans aucune application de fer rouge, et le malade fut sauvé. Ingénieux et hardi, il avait eu l’idée, pour extraire une balle reçue dans l’épaule par le maréchal de Brissac, de mettre le blessé dans la position où il était lorsqu’il avait reçu le coup, et c’est lui qui en 1545, au siège de Boulogne, arracha le tronçon de lance de la figure du duc de Guise, surnommé depuis le Balafré, sans autre instrument que les tenailles d’un maréchal et en demandant au prince la permission de lui tenir le pied contre le visage pour avoir plus de force. Le duc fut sauvé comme par miracle. Je lep nsay, Dieu le guarit, dit simplement Ambroise Paré.

Mais l’admirable maître donna des leçons d’humanité autant que des leçons de chirurgie. Les barbiers-chirurgiens étaient alors attachés à la personne et à la solde d’un grand seigneur ; il n’y avait pas de chirurgien du soldat. C’est le temps où La Noue écrivait rudement : « Le lit d’honneur des blessés est un bon fossé où une arquebusade les aura jetés. » Ambroise Paré vit un jour creuser une fosse pour un soldat mourant que sa compagnie près de partir allait abandonner. Il réclama, le fit placer sur une charrette, « lui fit office de chirurgien, de médecin, d’apothicaire, de cuisinier, » et fit si bien qu’il le sauva. Les soldats voulaient porter le chirurgien en triomphe ; à la première étape, chacun des hommes d’armes lui donna un écu, chacun des archers un demi-écu. C’était la première ambulance volante. Quelques années après, le maître barbier étonnait beaucoup sa femme, fille du valet-chauffe-cire de la chancellerie, en lui apprenant que le roi avait daigné le faire inscrire sur la liste de ses chirurgiens.

Charles-Quint venait de passer le Rhin avec 120,000 hommes et d’envoyer le duc d’Albe mettre le siège devant Metz, noble ville destinée à souffrir toujours la première dans les malheurs de la patrie, et qui était alors accablée par la guerre, l’hiver et la maladie. Les soldats croyaient en outre être victimes du poison. Le roi envoya Paré à Verdun ; un capitaine italien s’engagea, pour 1,500 écus, à l’introduire dans Metz. Paré y entra, après mille dangers, le 8 décembre 1552, à minuit, par la porte Moselle, et le lendemain le duc de Guise le présenta sur la brèche à tous les capitaines, qui l’embrassèrent avec effusion, « Nous sommes sauvés, s’écriaient les soldats, notre Ambroise est avec nous ! » Il releva les courages et contribua au salut de la ville. Il était peu de mois après dans Hesdin, où les soldats se le disputaient et le portaient comme un corps saint ; mais il fallut se rendre, et il ne sortit que déguisé en ramoneur, après avoir été pris et condamné aux galères. Il avait alors trente-six ans, et il en avait passé dix-sept à la guerre, en Italie, aux Pyrénées, dans le Luxembourg, près de la Moselle, en Flandre, ou dans son humble boutique à Paris.

Il aimait cette ville, où il avait fait ses premières études, où il s’était marié, et, témoin des querelles continues de l’Université avec la confrérie de Saint-Côme, qui avait fini par obtenir le titre de collège des chirurgiens, il servit à fonder solidement ce premier corps chirurgical pratique en acceptant d’y être reçu, bien qu’il ignorât le latin ; mais on ferma les yeux pour cette fois, et le chirurgien du roi fut admis aux examens le 18 août 1554, reçu bachelier, licencié, enfin maître le 18 décembre ; on n’osait pas encore dire docteur. La faculté ne réclama point, et Ambroise Paré, usant de son crédit pour obtenir du lieutenant criminel les corps des suppliciés, fonda aussitôt et continua pendant plusieurs années des cours de dissection et d’anatomie pratique.

Deux petites expéditions militaires, la mort violente de Henri II, suivie si promptement de la mort de son triste fils, et un accident grave, une chute de cheval qui lui brisa la jambe, enlevèrent Paré à ses études jusqu’au début de la guerre civile de 1562, pendant laquelle on le vit encore au siège de Rouen, à la bataille de Dreux, au siège du Havre, toujours actif, partagé entre les opérations et les observations, changeant sa thérapeutique un peu surannée (car il fut l’un des partisans opiniâtres de l’huile de petits chiens), inventant des instrumens nouveaux, à la fois opérateur, chimiste, coutelier, sachant se donner chaque jour à la science et à la guerre. Le Havre capitulait en 1563, et en 1564 Paré publiait ses Dix livres de chirurgie, avant de partir pour suivre le roi Charles IX dans un long voyage à travers les provinces qui dura près de deux années. La peste, la petite vérole, la rougeole, furent les fléaux rencontrés sur son chemin par le chirurgien du roi. Il faillit en mourir, mais il eut soin d’en décrire les symptômes et le traitement dans un livre nouveau. Au milieu de ces épidémies revint la guerre civile, signalée par les tristes noms de Jarnac et de Moncontour, et Paré donnait ses soins aux blessés de ces lugubres journées, lorsqu’il fut envoyé en Flandre par le roi pour soigner le marquis d’Avret ; il le sauva, et fut reçu en triomphe à Mons, à Malines, à Bruxelles, comme un grand capitaine. Ce voyage marque la dernière période heureuse de sa vie. Pendant les vingt années de sa forte vieillesse, Ambroise Paré eut à traverser la Saint-Barthélémy, à laquelle il échappa par la faveur de Charles IX, selon la tradition reçue, ou plutôt parce qu’il était catholique, comme l’a établi M. Malgaigne. Les années suivantes furent remplies par l’exercice infatigable de son art, la publication de ses travaux, la résistance aux injures et aux attaques d’absurdes rivaux, enfin par le service du roi, auquel il était attaché, comme premier chirurgien, aux gages de 666 livres 12 sols. La guerre l’arracha une fois encore à ses livres, et il était dans Paris pendant le siège de 1590, terminé par l’horrible famine qui réduisit les 200,000 habitans à recevoir Henri IV malgré les prédications des évêques et la terreur de la potence. Ambroise Paré fut infatigable au milieu des mourans et des affamés.

Le siège de Paris fut levé le 20 août 1590. Le 20 décembre, Ambroise Paré mourait à près de quatre-vingts ans dans la ville où il avait été petit apprenti barbier, puis chirurgien du roi, maître respecté, citoyen loyal, bienfaiteur et modèle du peuple et de l’armée. Il a lui-même résumé sa vie dans ces mots de l’avis au lecteur qui précède ses œuvres : « J’ai veu les guerres, où l’on traicte les blessés sans fard et sans les mignarder à la façon des villes. Je me suis trouvé en campagne, aux batailles, escarmouches, assaults et sièges de villes et forteresses, aussi enclos ès villages avec les assiégés, ayant charge de traicter les blessés. Et Dieu sçait combien le jugement d’un homme se parfaict en cet exercice, où, le gain estant éloigné, le seul honneur vous est proposé, et l’amitié de tant de braves soldats auxquels on sauve la vie, ainsi qu’après Dieu je puis me vanter d’avoir faict à un nombre infini. » C’est en quelques lignes sa carrière, son âme et l’éloge de sa profession.

Le souvenir d’un tel homme était peut-être présent à Sully, lorsqu’il établit en 1597, à l’occasion du siège d’Amiens, des ambulances pour suivre les mouvemens des troupes. Il y avait déjà de nombreux hôpitaux sédentaires ouverts aux militaires, comme à tous les malades, et quelques-uns, comme ceux de Laon, Sens, Lyon, Paris, étaient à peu près aussi anciens que la fondation du christianisme sous les premières races. C’est seulement au XVIIe siècle, je crois, que les rois, qui étaient en possession du droit d’envoyer dans toutes les abbayes, sous le nom de religieux lais ou d’oblats, des blessés, invalides ou vétérans, fondèrent des hôpitaux ou hospices militaires spéciaux, tels que les Invalides (1659), Bourbonne (1730), l’hôpital militaire des gardes françaises à Paris (1759), puis à Metz, Strasbourg, Lille et en tant d’autres villes ; mais les armées en campagne étaient suivies par une bande de charlatans et de vendeurs de remèdes, et les blessés sur le champ de bataille étaient presque abandonnés. Sully, Richelieu, prirent quelques mesures pour leur soulagement, dont il ne paraît pas que Louvois se soit occupé. Enfin un édit du 17 janvier 1708 créa un service permanent de conseillers de sa majesté, médecins et chirurgiens, inspecteurs généraux et majors, à la suite des armées et dans les hôpitaux des places de guerre.

Le XVIIe siècle a inauguré, le XVIIIe siècle a continué l’organisation régulière du service de santé militaire, soit dans les hôpitaux, soit dans les camps. Le recrutement des officiers de santé, l’instruction des élèves dans les amphithéâtres annexés aux principaux hôpitaux militaires, et qui ont précédé les amphithéâtres des facultés de médecine, l’établissement d’un conseil ou directoire central de santé, l’envoi d’inspections régulières, l’assimilation des médecins et chirurgiens militaires aux officiers de l’armée, furent l’objet de règlemens nombreux, détaillés, parmi lesquels ceux de 1747, 1780, 1788, méritent d’être cités. Le premier était l’œuvre de l’habile intendant Fontanieux, passé de l’administration civile à l’administration militaire, et qui introduisit dans cette nouvelle branche du service public l’esprit de détail et de subordination si nécessaire, mais si facilement exagéré, dont les traditions et les exigences ne sont pas perdues. La corruption ne manqua pas d’envahir ce service comme tous les autres à la fin du lamentable règne de Louis XV. Lorsque le duc de Choiseul en 1761 nomma M. de Chamousset intendant-général des hôpitaux sédentaires de l’armée du roi, ces établissemens étaient abandonnés à des entrepreneurs qui choisissaient et payaient les chirurgiens, médecins et pharmaciens, nommés sans aucun concours, et telle était l’impéritie de ces praticiens, que les soldats, dit ce célèbre intendant, « craignaient beaucoup plus leurs instrumens que les armes des ennemis. » Il fut obligé d’emmener un chirurgien et un pharmacien de son choix lorsqu’il alla rejoindre à Cassel l’armée du maréchal de Broglie. Une compagnie d’entrepreneurs des soixante hôpitaux de l’armée venait de faire faillite. M. de Chamousset exigea que toutes les places de chirurgiens fussent données au concours, il créa des économes, établit une pharmacie centrale, réforma la comptabilité, proposa l’union des hôpitaux militaires aux hôpitaux civils, la formation d’infirmiers soldats ou religieux comme les frères de Saint-Alexis en Allemagne. Ce n’était pas le moment des réformateurs. En 1771, M. de Chamousset fut dénoncé, traqué, destitué, et le service était tombé dans un tel état en 1788 que la France ne pouvait disposer pour ses armées en activité que de 170 médecins, chirurgiens ou élèves, tirés des hôpitaux militaires de Metz, Lille, Strasbourg et Toulon, tandis que l’ordonnance de 1708 en avait créé 200. Heureusement des hommes de science et de courage, Coste, Lapeyronie, Lorentz, Garengeot, Helvétius, Chapelain et Castelan, Petit, Percy, Parmentier, honoraient la profession, et le Journal de Médecine militaire, fondé en 1780, recevait les tributs qu’ils trouvaient le temps de fournir à la science. Le moment approchait où la guerre allait accabler, mais régénérer la France, où une idée plus nette et plus haute du droit des hommes allait pénétrer toutes les institutions. La médecine et la chirurgie des armées eurent aussi leur révolution ; un décret de la convention en date du 7 août 1793 indiqua le nouveau caractère de l’institution du service de santé militaire par ce titre énergique du premier paragraphe : des droits des militaires en maladie.

Deux ans auparavant, au mois de juin 1791, l’assemblée constituante avait décrété dans chaque département une conscription libre de gardes nationales de bonne volonté[1]. Les volontaires parisiens furent les premiers prêts. Dès le 3 août, trois bataillons de 600 hommes quittaient le camp de Grenelle, où ils avaient été formés. Ils emmenaient un jeune chirurgien de la marine qui venait de faire sur la Vigilante le voyage de Terre-Neuve, et avait réclamé l’honneur de partir pour l’armée du Rhin avec les enfans de Paris ; c’était Dominique Larrey, né dans les Pyrénées en 1766, élève à Toulouse de son oncle et à Paris du célèbre Desault. En allant s’embarquer à Brest avant vingt ans, il avait voulu visiter à Laval la petite maison où était né Ambroise Paré, dont il devait, à deux cents ans de distance, recommencer la noble vie.

Dès l’année 1792, après le décret du 11 juillet qui déclara la patrie en danger, le service des volontaires devint un service obligatoire, et tous les citoyens capables de porter les armes furent ; mis en réquisition. M. Camille Rousset, dans un livre dont les tristes événemens d’aujourd’hui ont augmenté l’à-propos, a raconté l’histoire de ces volontaires et de ces fédérés, courageux, indisciplinés, maraudeurs, foule en armes bientôt embarrassante. Heureusement cette foule fut reçue à l’armée par de vieux capitaines, comme Dumouriez, Kellermann, Biron, Custine, qui demandèrent dès le premier jour l’amalgame des nouveaux régimens avec les anciens, et la mesure fut autorisée par la convention le 11 juin 1793, grâce aux rapports énergiques de Carnot, Aubry et Dubois-Crancé. Ce que Kellermann et Carnot firent pour l’organisation des armées de la république, Larrey le fit pour l’adjonction à chacune des divisions de l’armée d’un service de santé régulier. C’est à lui principalement que l’on doit la répartition méthodique du corps et des cadres des officiers de santé, composé, par division, de 1 chirurgien-major, 1 aide-major, 4 sous-aides, 1 pharmacien-major, 2 sous-aides, 1 économe et des infirmiers, avec 12 voitures légères et 4 pesantes, classification qui se prête aisément à des décompositions secondaires, se double, se dédouble, et se combine précisément avec les unités de l’armée soit en garnison, soit en campagne. Une autre innovation, qui lui appartient plus encore, prouve les sentimens profondément humains qui l’inspiraient. Jusqu’à Larrey, les officiers de santé s’établissaient à une lieue de la bataille, et les blessés, ramassés longtemps après l’action, étaient exposés à mourir faute de soins immédiats. Il mit les chirurgiens et les infirmiers à cheval avec les instrumens dans leurs sacoches, les fit suivre de voitures légères destinées aux blessés, et lança ces ambulances volantes à l’avant-garde, avec ordre d’aller ramasser et panser les blessés sous le feu. Larrey fut mandé à Paris en 1793 pour organiser le service de santé des quatorze armées de la république. La France, alors si féconde en hommes d’action, eut au même moment Larrey à l’armée du Rhin, Desgenettes à l’armée d’Italie, et à l’armée du nord leur doyen, l’illustre Percy, qui avait en 1787 refusé le titre de chirurgien en chef de l’armée russe, pour rester simple chirurgien-major des divisions de Flandre et d’Artois, et qui venait de publier le Manuel du chirurgien d’armée (1792).

La carrière de Larrey dès lors fut prodigieuse d’activité. Il était en Catalogne en 1794, en Italie en 1795, et il partait en 1798 pour l’expédition d’Égypte, n’ayant interrompu son service à l’armée que pour enseigner au Val-de-Grâce dans les intervalles. Il était à la bataille d’Aboukir, où le général Bonaparte lui donnait un sabre d’honneur, au Caire guérissant avec Desgenettes et Bruant une épidémie opththalmique, en Syrie inventant les cacolets qui devaient être plus tard si utiles à nos blessés de l’armée d’Afrique, à Jaffa pendant la peste, couchant avec les pestiférés pour prouver aux soldats épouvantés que le fléau n’était pas contagieux, et il ramenait en 1801 vers les rives de France 1,300 blessés guéris ; puis il reprenait son enseignement, écrivait un mémoire sur l’expédition d’Égypte, et, pour se soumettre à la loi, il passait sa thèse devant ses élèves, avant de regagner l’armée, comme Ambroise Paré, déjà chirurgien du roi, s’était fait aussi recevoir maître par la faculté de Paris. Après la rupture de la paix d’Amiens, nous retrouvons Larrey au camp de Boulogne, à Austerlitz, à Wagram, à Iéna, à Berlin, puis à l’autre extrémité de l’Europe, en Espagne. Le typhus le ramène à Paris, et, à peine rétabli, il part pour Vienne, voit mourir le maréchal Lannes dans ses bras à Essling, et c’est encore Larrey qui est chargé d’organiser avec Desgenettes le service de santé de l’armée de Russie. Sa conduite à Smolensk, à la Moskova, à la Bérésina, fut d’un héros de courage et d’humanité. M. Thiers a retracé avec émotion la scène de la Bérésina, Larrey repassant la rivière pour chercher ses instrumens, et les soldats le portant sur leurs épaules pour sauver leur sauveur. Après cette carrière si bien remplie qui finit à Waterloo, son unique préoccupation fut de faire profiter la science des résultats de sa longue expérience et de former des élèves pour le service de l’armée, il donna les dernières années de sa vie à l’enseignement et à la pratique de son art, se partageant entre les hôpitaux, les Invalides, le conseil de santé et l’Institut, mais toujours prêt à tout quitter, comme à vingt ans, pour courir au danger. En 1835, il acceptait d’aller étudier le choléra dans les départemens du midi ; en 1842, à soixante-seize ans, il demandait à inspecter les hôpitaux de l’armée d’Afrique, et partait avec son fils pour Alger et Constantine. Peu de semaines après, Larrey, ramené malade en France, mourait à Lyon dans les bras de son fils, digne de lui succéder. Il avait servi l’armée pendant cinquante-six ans. La reconnaissance publique a élevé par la main de David d’Angers une statue à Ambroise Paré dans sa ville natale de Laval, — une statue à Dominique Larrey dans la cour du Val-de-Grâce, comme un modèle offert à tous les chirurgiens qui entrent dans ce grand hôpital militaire. Sur la première, on lit ces simples et belles paroles : je le pansai, Dieu le guarit, et sur la seconde on a gravé ces mots du testament de Napoléon Ier : Larrey est l’homme le plus vertueux que j’aie connu.


II

Honoré par de tels hommes, formé sous le feu, ayant à tous les coins de l’Europe affronté la fatigue et combattu la mort, le corps de santé militaire a-t-il vu pendant le premier empire sa condition améliorée, élevée, nettement définie par la loi ? Nullement. Napoléon témoigna beaucoup d’estime à Percy, à Larrey, à Desgenettes ; mais il ne fit rien ou presque rien pour le corps de santé militaire malgré les réclamations qui lui furent présentées, notamment au camp de Boulogne et en 1810. Le décret du 7 mai 1793 avait assimilé les officiers de santé aux officiers de l’armée pour la solde et le rang. Le directoire les priva en 1796 de plusieurs des avantages de cette assimilation, et lorsqu’ils furent admis à la pension de retraite en 1797, ils se virent refuser le traitement de réforme et l’entrée dans le cadre de réserve. Le conseil de santé, détruit, puis rétabli en 1800, fut de nouveau supprimé en 1802 par Napoléon, qui n’aimait pas les corps consultatifs, et remplacé par des inspecteurs généraux, Coste, Percy, Desgenettes, Heurteloup, Larrey, Parmentier, chargés à la fois de faire des cours, d’examiner les élèves, de visiter les hôpitaux, de suivre les armées. L’enseignement régulier dans les écoles de santé de Paris, Montpellier, Strasbourg, ou dans les hôpitaux militaires d’instruction, établi en 1795 par Fourcroy, fut désorganisé par la guerre, qui entraîna maîtres et élèves, et on le rétablit seulement, avec le conseil de santé, en 1814 et 1816. Il est certain que Napoléon, comme Frédéric, Pierre le Grand, Richelieu, Condé, ne pensait pas beaucoup aux morts et aux blessés ; il avait d’ailleurs trouvé le corps de santé militaire à peu près licencié, et il avait introduit dans l’armée, par une sorte de conscription précédée d’examens de pure forme, des apprentis médicaux peu dignes des honneurs militaires, s’ils n’avaient été dirigés par des maîtres capables de faire des prodiges avec les plus faibles ressources. À ces motus de la négligence, du dédain même de Napoléon Ier envers les médecins de ses soldats, se joignit dès le principe une autre et plus décisive raison. Ce grand organisateur attachait une importance capitale au partage du département de la guerre en deux branches très distinctes, le commandement et l’administration, les généraux et les intendans. Le corps de l’intendance était alors, par l’instruction, le choix, l’intelligence, très supérieur au corps de santé. Soigner les troupes fut toujours aux yeux de l’empereur un service subalterne rentrant dans la besogne. de l’administration avec les transports, les vivres et les logemens. Animé de ces dispositions, il écouta quelquefois, il n’exauça jamais les doléances des officiers de santé, quand ils se plaignaient d’être réduits à l’état de rouage administratif. « Je répugne infiniment à rester à l’armée sous le régime administratif, écrivait le vieux Percy en 1806 au maréchal Duroc, et il me serait impossible de rentrer en campagne, s’il fallait y être encore dans l’état de pénurie, de détresse, de cruel et honteux dénûment dans lequel nous nous sommes vus. »

La dette de reconnaissance de la nation envers les bienfaiteurs du soldat fut peu à peu payée par les gouvernemens qui succédèrent à l’empire, sans que la subordination du médecin à l’administration de la guerre cessât d’être la lourde règle et l’article premier de toutes les législations. Les mesures de 1814 et 1816, l’ordonnance du 10 septembre 1826, la loi du 19 mai 1834, les ordonnances du 12 août 1836 et du 19 octobre 1841, ont réorganisé le conseil de santé, rendu au médecin son rang dans l’armée, divisé les écoles en hôpitaux d’instruction et de perfectionnement, rétabli le concours, augmenté les traitemens, et à chacun de ces progrès a correspondu dans le corps entier une meilleure instruction, des travaux scientifiques importans, le perfectionnement des hôpitaux, des ambulances, des instrumens ; mais si le titre d’officier de santé militaire, qui n’appartient qu’à des docteurs reçus au concours, est dans les termes de la loi un grade, pour l’intendance il n’a pas cessé d’être un emploi. Assimilation a été le droit, subordination a été le fait pendant toute la durée des gouvernemens de 1815 et de 1830, auxquels le service de santé militaire est pourtant si redevable. Heureusement à la fin de cette période, de nombreux écrits, les travaux de commissions compétentes, des polémiques répétées, avaient créé, du moins dans le public scientifique et militaire, un mouvement d’opinion très marqué. La Belgique, la Prusse, l’Autriche, l’Angleterre, par des mesures successives, avaient constitué le service sanitaire de leurs armées d’une manière indépendante, et la France elle-même venait d’organiser d’après les mêmes erremens (ordonnance du 14 juin 1844) le corps des officiers de santé de la marine attachés aux arsenaux et aux escadres. Ces précédens et ces longues réclamations eurent enfin pour résultat le décret du 3 mai 1848, rédigé par les généraux Schramm et Cramayel, les intendans Melcion d’Arc et Dagnan, les médecins Bégin et Alquié[2]. Assimilation complète, quant aux grades, des officiers de santé militaire aux officiers des autres corps de l’armée depuis le sous-aide, qui a rang de sous-lieutenant, jusqu’à l’inspecteur-général, qui a rang de général de brigade, fonctionnement indépendant de tout le corps, par l’action de ses chefs directs, sous l’autorité du ministre et du commandement, contrôle purement administratif de l’intendance, attributions du conseil de santé analogues à celles des comités consultatifs permanens des différentes armes, telles furent les dispositions de ce décret précis, clair, accueilli avec une immense satisfaction, et considéré comme un acte destiné à trancher définitivement un conflit déplorable ; mais ce serait bien mal connaître la France que de croire à des triomphes définitifs de la loi sur la routine : celle-ci plie et ne rompt pas. Les faits résistent longtemps aux droits, et le service de santé des armées, l’une des branches les plus accablées de règlemens qui existent dans l’administration française, n’est pas encore affranchi, même en 1870, du joug des anciennes traditions et du poids des anciens préjugés. A peine le second Napoléon était-il élu président de la république que le maréchal de Saint-Arnaud lui proposait de revenir sur le décret de 1848, que l’assemblée législative avait renvoyé à l’examen du conseil d’état. Une commission présidée par le maréchal Vaillant déclara que « l’indépendance réclamée pour le corps de santé vis-à-vis du corps du contrôle était le contraire du vrai, » que le décret du 3 mai 1848 était d’origine révolutionnaire, et ces termes très vifs servirent d’introduction au décret du 23 mars 1852, qui organisa de nouveau la subordination du corps de santé à l’égard de l’intendance, tout en consacrant quelques améliorations de solde, d’avancement, de retraite, en faveur des trois branches du corps de santé, médecins, chirurgiens et pharmaciens. Payés un peu plus largement, avancés un peu plus promptement, mais privés plus que jamais d’initiative et d’autorité, les officiers de santé recommencent la lutte. Nous allons les voir gagner pendant les guerres de Crimée, d’Italie, du Mexique, un chevron par campagne, et acheter péniblement de petits progrès par d’immenses services. A la guerre de Crimée correspond le décret du 12 juin 1856, préparé en vue de faciliter, par une meilleure constitution des écoles, le recrutement, dont le ministre déplore l’insuffisance. La diminution du nombre des candidatures, l’accroissement du nombre des démissions, obligent le maréchal Vaillant à reconnaître « qu’il y a dans tout le corps un grand sentiment de malaise et de découragement, » et à constater que « l’avancement des membres du service de santé est plus lent que dans aucun corps de l’armée ; » il augmente le cadre par le décret du 23 avril 1859, qui coïncide avec la guerre d’Italie. Animé de dispositions beaucoup plus équitables, le maréchal Randon rétablit en 1860 l’assimilation des grades du service de santé avec les grades de l’armée, et réorganisa l’école de Strasbourg en 1864 à la veille de l’expédition du Mexique, Le corps de santé de la flotte reçut également en 1865 (décret du 14 juillet) une nouvelle organisation, et continua à être placé, dans de meilleures conditions, sous l’action propre de ses chefs. Enfin un nouveau règlement du service de santé militaire, qui porte la date de 1867 et la signature du maréchal Niel, a été promulgué trois ans après, à la fin d’août 1870, par les soins de l’intendance, pendant la campagne de France et lorsque les médecins étaient déjà tous rendus à leur poste. Le second empire a donc notablement amélioré les détails, mais il a passé encore, comme le premier, sans que rien ait été fait pour assurer à un aussi important service l’indépendance que réclament l’intérêt général, la dignité de la science et le dévoûment. A chaque guerre, on invoque, on exalte ceux que l’on nomme pompeusement les anges gardiens du soldat malade, après la guerre, ils sont regardés comme les agens coûteux d’un service presque inutile.

Quelle est la part exacte à faire au corps de santé militaire et à l’intendance dans une meilleure organisation de l’armée ? C’est aux hommes compétens à résoudre cette question. Déjà le général Trochu a indiqué les bases d’une réforme de l’intendance dans son excellent écrit sur l’armée française. Je me garderai bien de rabaisser les services laborieux de l’intendance militaire, surtout dans un moment où ses membres, exposés à tant d’attaques, les dédaignent pour redoubler d’efforts patriotiques. En France, lorsque deux administrations sont en lutte, on a coutume de donner alternativement raison à l’une, puis à l’autre, de sacrifier tantôt le vaincu, tantôt le vainqueur, en sorte que tout est sans cesse à recommencer.

Le corps des médecins, chirurgiens, pharmaciens, est en effet divisé en deux parties, — ceux qui sont adjoints aux troupes et ceux qui sont attachés aux hôpitaux, ambulances, dépôts de médicamens, écoles de santé ; mais tous les médecins envoyés dans les régimens ont passé par les écoles et presque tous par les hôpitaux. Or l’autorité absolue, l’autorité du ministre de la guerre lui-même, est déléguée, d’après les termes précis du décret du 28 mars 1852, à l’intendance militaire pour tout ce qui concerne les hôpitaux, et aussi pour le personnel auxiliaire requis en temps de guerre. Le conseil de santé des armées n’a d’autorité sur le corps médical qu’en ce gai concerne l’art de guérir ; il n’a qu’un avis consultatif et il fournit seulement des notes sur le mouvement du personnel. C’est une académie de médecine et de chirurgie militaires. L’avancement a lieu sur l’avis de l’intendance, les plaintes des officiers de santé contre leurs chefs sont adressées à l’intendance. La commission de classement pour les propositions d’emploi à faire au ministre comprend deux intendant L’intendance a l’inspection administrative des écoles. Ajoutez que le choix et l’évacuation des locaux, les lits, les magasins, le matériel, les vivres, les transports, dépendent de l’intendance. Il est vraiment impossible de toucher de plus près et par plus de points au traitement des malades et à la condition des médecins. Dans un des derniers rapports militaires sur le combat de Villejuif pendant le siège de Paris, on lit ces mots : « l’intendance est arrivée sur le terrain avec les services dont elle dispose ; » sous cette formule caractéristique sont compris les vivres, les munitions et les chirurgiens. C’est une définition exacte, un aveu naïf des rapports qui subordonnent complètement le corps médical à l’administration militaire.

Après avoir constaté ces faits, je me borne à rappeler que la bonne exécution d’un service est en raison de la responsabilité de l’agent chargé de le remplir, et que la facilité du recrutement d’un corps est en raison des avantages, de l’autorité et de la considération assurés aux membres de ce corps. Voilà deux axiomes de toutes bonne administration que l’on pourrait, dans l’armée, placer sous l’autorité du maréchal de la Palice. Une curieuse statistique[3], parfaitement dressée par M. le docteur Didiot, prouve que ces lois banales sont devenues des vérités mathématiques dans le service de santé militaire. De 1846 à 1865, le nombre, des élèves a baissée et le nombre des démissions a haussé exactement dans la proportion de la justice refusée ou rendue aux membres de ce corps, traité par les Français à peu près comme les Italiens traitent les saints, passato il pericolo, gabbato il santo ; mais toutes les fois que les médecins et les chirurgiens sont insuffisans faute de recrutement, ou impuissans faute d’autorité, les soldats malades et blessés sont mal soignés. Réclamer pour les médecins, c’est donc plaider pour les cliens, et la cause d’une catégorie de fonctionnaires n’est autre que la cause de l’armée.

Trois faits mémorables devaient rendre cette conséquence visible à tous les yeux, la faire sortir du cercle des discussions techniques, y intéresser enfin l’opinion universelle. Les grands travaux dus aux médecins eux-mêmes, les écrits du second Larrey, de Scrive, Baudens, Lévy, Boudin, Bégin, surtout les éloquentes statistiques du docteur Chenu, avec de nombreux ouvrages des savans étrangers, les écrits et les efforts d’un autre genre qui donnèrent naissance à la convention internationale de Genève et à la fondation des sociétés de secours aux blessés, enfin les faits retentissans de la guerre d’Amérique et les faits présens de la deuxième campagne de France et du siège de Paris, composent un ensemble du plus saisissant intérêt. Le conflit de l’intendance et du corps de santé, la longue querelle de la compétence contre le fonctionnarisme n’est plus qu’un détail secondaire de cet ensemble. La médecine et la chirurgie militaires, après avoir tant fait pour les sciences médicales, qui leur doivent les préceptes de l’hygiène des masses nombreuses et les principaux progrès de l’art des opérations, ont donné de nos jours la main aux sciences morales. Les médecins nous ont appris ce que coûtent les conquérans, et, après avoir fait la guerre à la mort sur les champs de bataille, ils ont dans leurs écrits déclaré la guerre à la guerre. Les sciences morales ont reconnu ce service immense en demandant bien haut pour les médecins, les chirurgiens, les infirmiers, les ambulances, une immunité spéciale, une neutralité reconnue par le droit des gens, un caractère inviolable. En même temps elles ont entendu le cri des médecins qui se plaignaient de l’insuffisance de leurs ressources sur les champs de bataille, et une armée volontaire de secours, d’humanité, d’ingénieux dévoûment, s’est levée dans toutes les nations civilisées. Un tel événement vaut la peine qu’on s’y arrête. C’est une page honorable dans l’histoire des hommes écrite en peu d’années, par des procédés tout à fait modernes.


III

Le chirurgien, pendant le combat, est l’homme de tous ; on ne doit pas tirer sur lui, et tous ceux qui tombent, sans distinction de patrie, ont droit à ses soins. C’est là une convention de droit naturel, gravée dans le cœur humain depuis qu’il y a des chirurgiens et des batailles. « Sauve Machaon, le médecin fils d’Esculape, crie Idoménée à Nestor à la fin du onzième chant de l’Iliade, car il vaut à lui seul un grand nombre de guerriers. » Sans remonter jusqu’à la guerre de Troie, ce généreux instinct et ce besoin mutuel qui font du médecin et du blessé deux êtres presque sacrés devant lesquels la violence doit s’arrêter ont souvent pris la forme d’une convention écrite. Par une coïncidence assez curieuse, les plus anciens exemples connus ont été donnés dans les guerres entre l’Allemagne et la France. L’électeur de Brandebourg et le comte d’Asfeld en 1689, le maréchal de Noailles et le comte de Stair pendant la guerre de la succession d’Autriche en 1743, le marquis de Rougé et le baron de Buddenbrock en 1759, firent avant de se battre des traités spéciaux pour la protection des hôpitaux, des blessés, des médecins et aumôniers, promettant qu’ils ne seraient pas faits prisonniers de guerre. En 1764, le philanthrope ingénieux et sincère que nous avons déjà nommé, Chamousset, demanda que ce noble usage devînt une règle du droit des gens. « On ne devrait pas, dit-il, regarder les hôpitaux comme des conquêtes, et les malades qu’ils renferment comme des prisonniers, » et, poursuivant cette belle pensée dans le style de l’époque, « la voix d’une politique inquiète, s’écrie-t-il, devrait-elle l’emporter sur le cri de la sensibilité qui réclame des droits si sacrés ? Le moment ne serait-il pas venu d’établir parmi les nations une convention réclamée par l’humanité[4] ? » L’historien de la chirurgie, Peyrilhe, émit le même vœu en 1780. Le premier texte rédigé d’une convention est dû à l’illustre Percy[5] ; il la soumit en 1800 à son chef, le général Moreau, qui l’approuva et l’envoya au général autrichien Kray ; celui-ci ne comprit rien à cette leçon d’humanité, qui ne devait entrer dans les lois de l’Europe qu’en 1864, précisément cent ans après le mémoire inaperçu de Chamousset. Un médecin prussien, le docteur Wasserfuhr dès 1820, et de nos jours, en 1861, un médecin de Naples, le docteur Palasciano, et un fournisseur de l’armée française, M. Henri Arrault, encouragé par les conseils du docteur Larrey, eurent le mérite de reprendre cette idée si généreuse ; mais l’honneur d’avoir poursuivi le projet d’une convention internationale pour la neutralisation des ambulances militaires et la fondation de sociétés libres de secours aux blessés revient surtout à M. Henri Dunant, de Genève. Commencée à Genève, l’œuvre se termina dans Genève ; c’est à ce vaillant petit pays neutre que l’Europe doit cette nouvelle forme de la neutralité. Témoin et narrateur ému de la bataille de Solferino, M. Henri Dunant prit la peine de parcourir l’Europe entière, s’adressant aux intendans, aux généraux, aux souverains, aux hommes de bien, aux écrivains, pour les intéresser au sort des victimes trop oubliées des batailles. Au commencement de 1863, le président de la société genevoise d’utilité publique, M. Gustave Moynier, prit l’initiative d’une conférence internationale d’études sur ce sujet, que son généreux compatriote avait mis à l’ordre du jour de toutes les sociétés de bienfaisance, et la conférence, réunie à la fin de la même année à Genève, fut composée de délégués de quatorze nations. Elle résolut la formation immédiate de comités pour concourir dans chaque pays au service de santé des armées, et elle émit le vœu que la neutralité des ambulances et des hôpitaux, des médecins, des blessés, des personnes qui les secourent, fût proclamée en temps de guerre par les puissances belligérantes, garantie par un traité et assurée par l’adoption d’un signe distinctif. Des démarches continuées par M. Moynier et ses collègues, appuyées par tous les membres de la conférence, eurent pour résultat l’invitation faite à tous les états par le conseil fédéral suisse de vouloir bien envoyer à Genève des plénipotentiaires. Grâce à M. le général Favé, la France favorisa vivement la proposition. Le 8 août 1864, vingt-six délégués de seize états[6] arrivaient à Genève, et se mettaient à l’œuvre sous la présidence du général Dufour, commandant en chef de l’armée suisse. Le traité fut signé le 22 août et successivement ratifié de 1864 à 1868 par toutes les puissances chrétiennes et même par la Turquie. Il oblige vingt-deux gouvernemens. Les États-Unis, qui avaient envoyé des délégués, n’ont pas encore adhéré à la convention. Proposée, rédigée, acceptée, pratiquée en si peu d’années, cette convention est assurément l’un des plus beaux triomphes que la-libre initiative ait obtenus des gouvernemens de l’Europe.

L’œuvre de Genève est double. La neutralisation légale des services de santé des armées et la formation des sociétés de secours en faveur des blessés sont dues à la même impulsion ; mais elles ne doivent pas être confondues. Je raconterai brièvement et séparément les résultats de chacune de ces deux grandes entreprises d’humanité.

La convention de Genève, du 22 août 1864, déclare neutres : 1° les lieux de traitement des blessés, hôpitaux et ambulances ; 2° le personnel des hôpitaux et ambulances, intendance, services de santé, d’administration, de transport, et les aumôniers ; 3° le matériel des ambulances, mais non celui des hôpitaux fixes ; 4° les habitans du pays qui portent secours aux blessés ; 5° les militaires blessés ou malades eux-mêmes pendant la durée du séjour à l’hôpital ou à l’ambulance ; 6° le drapeau et le brassard portant la croix rouge sur fond blanc, adopté comme signe distinctif et uniforme pour marquer la neutralité des lieux, des personnes et des choses, La bataille de Sadowa fut la première expérience de la convention. La Prusse en signifia le texte à l’Autriche, et en suivit les dispositions malgré le refus de son adversaire. La pratique sur le terrain révéla les bienfaits certains, mais en même temps l’insuffisance ou les difficultés d’application de quelques-uns des articles de la convention, et en 1867 un grand nombre de médecins et de chirurgiens allemands se rendirent à Paris, à l’occasion de l’exposition universelle, pour prendre part à des conférences internationales provoquées par la société française de secours aux blessés, que présidait le général duc de Fezensac. Dans une galerie spéciale dont l’emplacement est occupé maintenant par un parc d’artillerie, au Champ de Mars, l’exposition présentait un choix de tous les instrumens, véhicules, lits, inventés par les différentes nations pour le service des blessés, avec une collection de livres sur le même sujet en toutes les langues, collection enrichie des immenses documens réunis par le docteur Évans sur les travaux de la commission sanitaire des États-Unis. La salle de conférences vit rassemblés les délégués des sociétés de secoure de tous les pays, les chirurgiens de toutes les armées qui s’étaient battues depuis dix ans, le docteur Mundy d’Autriche à côté du docteur Langenbeck de Prusse, le docteur Chenu de France et le docteur Longmore d’Angleterre en face du docteur Heyfelder de Russie, les chevaliers de Malte et de Saint-Jean, les religieux des ordres hospitaliers et un grand nombre de dames. Un rapport du baron Mundy, chirurgien-major de l’armée autrichienne, suivi de discussions très intéressantes dirigées par le comte Sérurier, eut pour résultat l’adoption d’une série d’articles destinés à compléter les dispositions de la convention de Genève. Les gouvernemens suisse et italien provoquèrent aussitôt une nouvelle conférence diplomatique, et le 20 octobre 1868 cette conférence vota quinze articles additionnels, cinq pour préciser quelques-unes des stipulations de 1864, dix pour étendre les avantages de la convention aux armées de mer. Ces articles n’ont pas encore été officiellement ratifiés par tous les gouvernemens, mais ils sont entrés dans l’usage avec la convention primitive. Le zèle infatigable des sociétés de secours a provoqué de nouvelles conférences qui ont eu lieu à Berlin du 22 au 27 avril 1869. Ces conférences auront été comme une sorte de répétition des rôles douloureux que les chirurgiens des deux nations, si heureux alors de fraterniser, auraient à remplir dans les rangs de leurs armées nationales. Ils ont examiné ensemble les meilleurs appareils, discuté ensemble les moyens pratiques de diminuer les calamités de la guerre, juré ensemble d’accomplir les devoirs de l’humanité, et de respecter la convention qu’ils avaient faite. Cette convention a-t-elle produit les effets qu’on en attendait ? Nous pouvons en juger par nos propres yeux, mais résumons d’abord l’œuvre des comités de secours placés sous la protection du drapeau qu’elle a déployé.

À partir de 1863, ces comités ont pris dans tous les pays une extension vraiment admirable. En Prusse, le prince Henri XIII de Reuss, chef de l’ordre de Saint-Jean, partagé en branche protestante et branche catholique, établit le 6 février 1864 un comité central. Secondé par 85 comités dès la première année, le comité de Berlin envoya des délégués pour fonder des ambulances pendant la guerre de Danemark, sous la direction du comte Everard de Stolberg-Wernigerade, aidé par les diacres et les diaconesses évangéliques et les frères catholiques de la Miséricorde, Il y avait 120 comités et peu d’argent au commencement de la guerre de 1866. Le roi nomma le comte de Stolberg commissaire royal de l’assistance volontaire aux malades ; l’ordre de Saint-Jean et le comité central lui donnèrent pleins pouvoirs. Un comité de dames s’organisa sous la direction de la comtesse Louise d’Itzenplitz. De nombreuses sociétés libres rivalisèrent de zèle. On estime à plus de 4 millions de thalers les ressources qui furent mises, sous toutes les formes, à la disposition des blessés, sans parler des fondations pour les invalides, les veuves et les orphelins. À la même époque, en Autriche, des sociétés provisoires formées pour les guerres d’Italie et du Danemark, puis dissoutes, étaient remplacées par une société permanente présidée par l’archiduc Albert, et cette société a secouru les blessés pendant toute la campagne de 1866, avec le concours de nombreuses associations locales et des chevaliers de l’ordre teutonique. La Société des dames badoises, la Société bavaroise de secours aux militaires, les sociétés de Brème, Hambourg, Cassel, la société des dames saxonnes, qui a pris le nom de Société Albert, méritent une mention spéciale à côté de la société de Suède, de la société des Pays-Bas, fondée par le roi Guillaume III en 1868, des sociétés d’Italie, de Suisse et d’Espagne, et de la société russe fondée en 1867 par la grande-duchesse Hélène, et qui compte déjà 8,000 membres. Il y a même une société à Constantinople sous la présidence de l’inspecteur-général du service de santé militaire, Marco-Pacha. Le monde chrétien connaît et admire le nom de miss Florence Nightingale, et rattache à ce nom les merveilles accomplies par le corps médical et par les sociétés libres de l’Angleterre après les rudes leçons du commencement de la campagne de Crimée. Enfin on a lu le récit de M. Édouard Laboulaye[7], racontant, en face des misères de notre organisation française mises à nu par le courageux (et savant travail du docteur Chenu, les efforts de l’initiative privée aux États-Unis, qui partirent de rien pour aboutir à former 32,000 comités, à lever une véritable armée de femmes et à dépenser 400 millions de francs au service des blessés de la patrie.

La France est en train de se relever et de montrer aussi ce dont elle est capable sous l’aiguillon du malheur. La Société française de secours aux blessés militaires de terre et de mer, fondée en 1863, approuvée en 1866, n’avait encore, au commencement de 1870, qu’une existence obscure et des moyens restreints. Les membres d’une même famille, le duc de Fezensac, le comte de Goyon, le comte de Flavigny, présidens successifs, avec le concours de quelques membres aussi prévoyans que zélés, la soutenaient avec persévérance, sans parvenir a vaincre les défiances un peu dédaigneuses de l’armée et l’insouciance trop connue des Français, qui commencent à croire à la guerre quand la mitraille éclate. Un appel, répété par les cent mille voix de la presse au début de la guerre, fut entendu et trouva partout de l’écho. Deux mois à peine sont écoulés, et déjà la société a pu organiser et expédier seize ambulances, à Borny, Toul, Verdun, Beaumont, Attigny, Sedan, Montmédy, Mouzon, Metz, onze par ses propres ressources, cinq avec le concours de lord Hertford et des donateurs suisses, anglais, américains, hollandais et italiens. Depuis que Paris est investi, pendant que presque toutes les ambulances sont demeurées au service des blessés dans les territoires envahis, la même société, aidée par l’initiative des établissemens publics, des communautés religieuses, des particuliers, a pu préparer dans les vingt arrondissemens 217 ambulances fixes, comprenant 3,619 lits, et elle a déjà, jusqu’au 10 octobre, dépensé 2,568,254 francs, distribué plus de 72,000 kilogrammes de linge, 10,000 draps, 104,000 litres de vin. Auxiliaire de l’armée et de l’intendance, la société a en outre organisé quatre ambulances pour la garde mobile, et à toutes les sorties de la garnison de Paris elle envoie ses voitures sur le terrain de l’action pour ramasser les blessés et assister les mourans. Chaque voiture est accompagnée par un médecin, deux aides, deux délégués, un aumônier. La presse française a fondé un second service d’ambulance, moins important, mais excellent, qui rivalise de zèle et d’émulation fraternelle avec la Société internationale. La presse a réuni près de 1,500,000 fr., établi huit grands hôpitaux pour 600 lits et des ambulances volantes destinées au champ de bataille ; le comité de la presse a obtenu le concours d’habiles chirurgiens et l’assistance des frères des écoles et des sœurs de l’Espérance. — Les sociétés protestantes et Israélites dirigent d’autres ambulances, et il en a été établi à l’avenue Uhrich par les Américains sous des baraques curieuses à visiter, et par les Italiens et les Suisses. Les mairies de Paris ont fondé ou adopté plus de deux cents ambulances municipales ; chaque bataillon de la garde nationale a un dépôt de blessés sous le nom d’ambulance de rempart. Les trois grands hôpitaux militaires, Val-de-Grâce, Gros-Caillou, Récollets, servent de centre et de modèle à ce vaste ensemble de secours accumulés par la libre initiative pour l’assistance patriotique des blessés. A chaque ambulance, le premier poste est celui des chirurgiens, des médecins, des élèves en médecine. Les frères et les sœurs des communautés charitables ont été dès le début les infirmiers tout préparés et gratuits des nouveaux services, les prêtres de toutes les paroisses s’y succèdent le jour et la nuit comme aumôniers volontaires. Les dames se dévouent partout aux soins les plus répugnans des blessés ou des malades. Peu à peu l’ordre s’établit, et une commission supérieure, nommée le 23 octobre par le gouverneur de Paris, va le rendre plus rapide. Les grands hôpitaux, servis par les meilleurs chirurgiens, reçoivent d’abord les blessés, on dirige sur des dépôts séparés les malades ; les petites ambulances ne sont plus que des séjours de convalescence ou des réserves pour l’avenir, les moins bonnes sont interdites et fermées. Le drapeau à croix rouge reste planté sur les monumens de Paris, et les blessés sont recueillis aux Tuileries, au corps législatif, au. sénat, aux affaires étrangères, à peu près dans tous les endroits où s’est discutée et déclarée la guerre. Il va sans dire que les blessés prussiens, bavarois, badois, trouvent partout les mêmes soins que les blessés français.

Ces faits sont sous nos yeux. Ils suffisent à la défense de la convention de Genève et à l’honneur des sociétés de secours aux blessés. Cependant cette convention et ces sociétés soulèvent déjà des critiques assez vives, surtout en Allemagne. Faut-il y répondre ? Quand on a dit d’une loi qu’elle peut être violée et d’une institution qu’elle a des inconvéniens, on n’a rien dit ; toute chose humaine a les défauts humains. Il est très vrai que la convention n’est pas également praticable dans tous ses articles, que la guerre, qui viole toutes les lois, viole aussi celle-là, que les articles adoptés ont besoin d’être complétés. Déjà le travail est prêt. La conférence de Berlin a rédigé les amendemens, et une autre conférence est convoquée pour 1871 à Vienne, où elle se réunira au lendemain de la plus formidable expérience. Des articles pourront être ajoutés pour le traitement des prisonniers, la répression du pillage après le combat, l’inhumation et la constatation de l’identité des morts, la communication réciproque de la liste des morts et des blessés, les pénalités à introduire dans le code militaire pour la violation de la convention. Sans doute la neutralité ne peut pas être complète dans une ville assiégée ; pendant le blocus de Paris, toutes les maisons marquées d’une croix ne peuvent pas par exception recevoir des vivres et ne pas recevoir des bombes ; mais déjà, grâce à la convention de Genève, une armée en retraite peut laisser sans crainte ses blessés dans les ambulances et les hôpitaux, le personnel peut y rester à son poste sans être prisonnier, les habitans sont encouragés à recueillir les blessés, qui leur servent de sauvegarde, les blessés sont relevés, soignés et renvoyés après guérison, quelle que soit leur nationalité. Dans une ville assiégée, les dépôts de malades peuvent être disséminés de manière à éviter les affreux périls de l’encombrement. Un colonel anglais peut traverser les lignes prussiennes pour apporter un demi-million à nos blessés, et le signe de la croix rappelle à tous les hommes que, même sous la mitraille, ils sont du même sang. Une convention qui produit de tels effets mérite de prendre place dans le code international à côté des articles de 1856 votés au congrès de Paris sur la neutralité maritime, et de la convention signée à Saint-Pétersbourg le 15 novembre 1868, pour interdire l’usage des balles explosives. Ce sont trois victoires du droit sur la force, de la douceur sur la brutalité, de la conservation sur la destruction.

Quant aux sociétés de secours, elles ne sont pas sans défaut ; les tâtonnemens de leurs débuts, les imperfections de leur matériel, les abus de leurs immunités, prêtent à la critique. Les croix rouges servent de paratonnerre à quelques maisons que n’habite pas l’ardeur désintéressée du patriotisme, et elles tiennent sur trop de bras la place du fusil. On voit jusque sur le champ de bataille des empressemens suspects, et il a fallu que le gouverneur de Paris prit un arrêté pour empêcher la confusion des voitures en quête de blessés ; mais tous ces abus sont bien petits, et ils ne peuvent en rien diminuer l’admiration que mérite l’explosion de la fraternité patriotique en faveur des victimes de la guerre. Entrez dans les ambulances, allez suivre au Palais de l’Industrie la visite du docteur Nélaton, suivez à l’École des ponts et chaussées le docteur Desmarquais et le docteur Ricord, entrez au corps législatif pendant les opérations du docteur, Mosetig et les consultations du docteur Mundy, assistez aux séances des membres du comité des visiteurs à l’Elysée, faites-vous conduire à l’ambulance établie par la presse au collège des Irlandais, par les jésuites à Vaugirard, par les sociétés protestantes au collège Chaptal, par M. Jules Favre dans les salons où M. de Gramont commentait ses dépêches, — de telles visites imposent silence à toutes les critiques, et nul ne sort de ces lieux d’asile sans maudire la guerre, cause de tant d’horreurs, sans honorer la France, mère de tant de vertus.

Tous ces détails, matériaux incomplets qui serviront plus tard à composer l’une des pages touchantes de l’histoire du siège de Paris, nous ont en apparence éloigné du récit des origines, de la condition actuelle et des vœux du corps de santé des armées françaises. En réalité, ce corps est l’auteur et il reste le centre de ce vaste mouvement d’humanité. La convention de Genève n’est que la traduction en langage légal des usages pratiqués dans les camps par les continuateurs d’Ambroise Paré et l’expression solennelle du respect qu’ils ont su inspirer. Les sociétés de secours ne sont que la réponse à leurs cris de détresse depuis le jour où, témoins impuissans de maux épouvantables, ils ont pris le parti de ne plus s’adresser au pouvoir et de parler à l’opinion. Au commencement de la guerre qui désole la France, le personnel des officiers de santé militaires et de leurs assistans se composait à peine de 1,500 personnes, et ils figuraient au budget de la guerre pour moins de 2 millions. Il est arrivé à leurs chers malades et blessés un budget volontaire de 8 ou 10 millions et une armée de secours de plusieurs milliers d’hommes et de femmes dévoués. Ainsi escortés, ils feront d’abord beaucoup plus de bien, et c’est l’essentiel. Obtiendront-ils ensuite plus de justice pour eux-mêmes ? Je le crois. Après nos malheurs, les mots de centralisation, unité, règlement, tutelle administrative, auront perdu tout prestige. L’exemple de la Prusse et des autres pays militaires nous trouvera plus humbles et plus attentifs. La réorganisation de l’armée sur des bases nouvelles sera devenue une nécessité. Enfin la question du service de santé des blessés et des malades militaires sera sortie du cercle des académies et des discussions techniques, où elle est jusqu’ici restée trop enfermée, car nous aurons tous été soldats, nos maisons auront été des hôpitaux, les bienfaiteurs de l’armée auront été nos bienfaiteurs, et ils se verront appuyés par l’opinion universelle.

Sans doute il serait plus court d’en finir avec les chirurgiens-majors, les intendans, la convention de Genève et les sociétés de secours aux blessés en supprimant la guerre. Nos petits-enfans travailleront à réaliser ce rêve, quand ils apprendront dans notre histoire que le XIXe siècle, si fier de ses progrès, a sacrifié à l’idole monstrueuse de la guerre 4 ou 5 millions de jeunes gens. Pour les Français de notre génération, ce n’est pas fini. Résolus à ne pas rendre Paris et à délivrer la Lorraine, et l’Alsace, nous avons devant nous de longs combats. Tâchons donc d’adoucir la guerre que nous ne pouvons pas éviter.


AUGUSTIN COCHIN.

  1. Les Volontaires de 1791, par M. Camille Rousset.
  2. Études sur le service de santé militaire en France, par L.-J. Bégin, Paris 1860.
  3. Histoire statistique du corps de santé militaire, de 1846 à 1865, par le docteur Diddot, médecin ; principal ? Marseille 186S.
  4. Œuvres complètes de Chamousset, II, 15.
  5. Éloge de Percy, par Pariset, I, 307. ― Histoire de Percy, par son neveu, le docteur Laurent.
  6. Angleterre, Bade, Belgique, Danemark, Espagne, États-Unis, France, Hesse, Italie, Pays-Bas, Portugal, Prusse, Russie, Suède, Suisse, Wurtemberg. La France était représentée par M. l’intendant de Préval, le docteur Boufier et M. Jagerschmidt, délégué des affaires étrangères.
  7. Voyez la Revue du 15 décembre 1869.