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Le Service de trois ans et les armemens allemands

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Le Service de trois ans et les armemens allemands
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 851-885).
LE SERVICE DE TROIS ANS
ET LES
ARMEMENS ALLEMANDS

Chacune des années 1911, 1912, 1913 aura vu l’Allemagne adopter une loi militaire nouvelle et relever le niveau de ses effectifs et de ses armemens ; chacune aura marqué, dans l’évolution militaire allemande, une étape plus rapide et un état de plus haute tension.

Le premier accroissement demandé au pays le 27 mars 1911, à l’occasion du nouveau quinquennat, n’était que de 10 000 hommes environ ; comme d’ordinaire, le programme ministériel prévoyait la création d’un certain nombre d’unités, particulièrement dans le domaine de l’artillerie et des troupes techniques. Les dépenses totales, évaluées à 177 millions de francs, devaient se répartir sur les cinq années de la période et préférablement sur les dernières, qu’on présumait devoir coïncider avec le plein rendement des impôts spéciaux créés en 1909 ; en même temps que les charges budgétaires, on échelonnerait ainsi les difficultés relatives au recrutement des officiers et des sous-officiers.

C’était là l’esprit même des précédentes lois quinquennales, celles du 15 avril 1905, du 25 mars 1899, du 3 août 1893, c’était celui des lois anciennes de septennat, qui toutes, en valeur moyenne, n’avaient grossi chaque année l’armée que de 2 000 soldats environ. Mais tout à coup la loi du 14 juin 1912 venait renchérir sur la précédente, en posant que l’effectif-troupe précédemment escompté pour 1916 serait accru de 34 000 hommes (29 000 soldats et 5 000 sous-officiers). Elle prévoyait la création de deux nouveaux corps d’armée, qui prendraient les numéros XX et XXI dans la série allemande commune et qui, joints à la Garde, aux trois corps bavarois, porteraient à 25 corps le cadre général de l’armée. Coûtant plus cher qu’aucune des lois votées depuis 1870, elle était cependant votée d’urgence, et par acclamation. En même temps, 118 millions de crédits extraordinaires étaient inscrits aux exercices 1912 et 1913 ; le reste des 144 millions nécessaires devait figurer aux dépenses ordinaires des années suivantes, et la réalisation du nouveau programme prendre fin en 1917.

A peine cependant l’incorporation du contingent de 1912 avait-elle été calculée selon ce programme, qu’une augmentation nouvelle, beaucoup plus considérable, était jugée nécessaire. Celle-ci fait l’objet de la loi mise en discussion le 7 avril et par laquelle l’effectif-soldats s’augmentera de 117 000 hommes, l’effectif sous-officiers de 15 000 ; des unités nouvelles de toutes armes seront mises sur pied ; 28 000 chevaux seront achetés. Les dépenses nécessaires seront inscrites pour 491 millions de francs aux budgets ordinaires et réparties par sommes progressives sur les exercices 1913, 1914, 1915 ; pour le reste (1 120 millions) elles formeront un programme extraordinaire échelonné cette fois en sens inverse : 545 millions en 1913, 355 en 1914, 220 en 1915.

Ainsi la nouvelle période quinquennale, pour laquelle les lois de 1911 et 1912 avaient prévu respectivement des accroissemens de 10 000 et de 34 000 hommes, verra finalement le total budgétaire s’élever de 176 000 hommes. A lui seul, ce chiffre égale presque toutes les autres augmentations réalisées depuis la guerre franco-allemande de 1870 : compare-t-on en effet les effectifs-troupe de 1873 (402 000 soldats et sous-officiers) à ceux de 1910 (595 000 soldats et sous-officiers), que la différence des uns aux autres n’est que de 193 000 hommes. Au surplus, les procédés de finance destinés à couvrir les frais de ces armemens gigantesques prennent, selon le programme allemand, l’aspect de mesures de salut public. Une contribution exceptionnelle de 5 pour 1 000 sur les fortunes couvrira toutes les dépenses extraordinaires ; elle serait renforcée, au cas où son effet ne serait pas suffisant, par celui d’un impôt complémentaire de 2 pour 100 sur les revenus supérieurs à 62 500 francs (50 000 marks). En même temps que la richesse allemande paiera ce tribut, de grandes quantités d’or seront retirées du marché monétaire : ces prélèvemens permettront de tripler le trésor de guerre enfermé dans la tour de Spandau et de le porter au total de 450 millions de francs.

La population allemande accepte toutes ces charges sans un murmure ; le ton de la presse est grave et recueilli, comme si l’on se sentait outre-Rhin à la veille d’événemens décisifs et si l’on voyait poindre sur le pays l’aube tragique de temps nouveaux. L’Empereur, à l’inspiration personnelle de qui la nouvelle loi militaire est due, prenait soin lui-même de souligner devant le peuple l’importance de cette heure d’histoire, quand, le 10 mars dernier, il adressait « à son armée » un solennel ordre du jour et qu’il invitait l’opinion allemande à refaire tout le chemin parcouru par la Prusse depuis qu’à la même date et cent ans auparavant Frédéric-Guillaume III l’avait appelée à prendre les armes contre nous.

C’est toute cette évolution militaire dont nous devons nous-mêmes nous souvenir si nous voulons embrasser toutes les données du problème posé devant la France de 1913, rattacher les dernières lois allemandes au passé allemand, voir au juste de quoi elles nous menacent, et de quelles conséquences elles doivent être quant à la lettre de nos obligations.


On sait que la haine passionnée de la France fut le sentiment qui galvanisa la Prusse de 1813. La colère populaire s’était longtemps amassée sous notre joug. De grands hommes d’Etat avaient su préparer par des mesures de liberté le conscient sursaut de l’éveil national. C’était Stein, accomplissant la double réforme, sociale et municipale, consacrée par la suppression du servage (9 octobre 1807) et par l’établissement de l’autonomie communale (19 novembre 1807), mais échouant dans l’essai d’une réforme administrative que la résistance de la noblesse terrienne, que l’organisation féodale de l’Etat ne lui permettraient pas de mener à bien. C’était Scharnhorst, officier roturier, monté par son mérite au faite de la hiérarchie militaire, sujet de Nassau devenu ministre de la Guerre prussien, qui se heurtait, à son tour, aux mêmes obstacles, mais plus puissans, plus profondément enracinés au sol, sur ce terrain militaire si étroitement contigu de tout temps aux prérogatives de la royauté. Son projet démocratique de constituer derrière l’armée active une armée de réserve, qui viendrait la doubler en temps de guerre, ne trouvait d’abord d’autre application concrète que les appels échelonnés de cantonistes, incorporés l’été, pour de courtes périodes, dans les rangs des compagnies actives ; leur instruction sommaire était complétée par des officiers, — véritables missi dominici, — qu’on détachait dans les cantons les jours fériés.

Ces acheminemens hésitans vers le service universel conduisirent du moins à la constitution, ou plutôt à la génération spontanée de cette armée libératrice rangée à l’appel de son roi sous les ordres de Blücher, d’York, de Bülow et de Gneisenau. Dès les derniers jours de 1812, au lendemain même de sa sécession d’avec notre Grande Armée, York vit son corps transfuge se grossir des landwehriens de la Prusse orientale. Lors de la mobilisation générale de l’armée, au mois de mars suivant, des détachemens de chasseurs volontaires, accolés aux bataillons et aux escadrons, donnèrent naissance aux premières forces de landwehr organisées. Grâce à elles, l’armée prussienne, que la lettre du traité de Tilsitt avait réduite à 42 000 hommes, en comptait 130 000 au premier jour de la guerre de l’indépendance ; 250 000, après l’armistice de Dresde ; 264 000, au début de 1814.

La Prusse s’est vue conduite ainsi, par voie expérimentale, au service obligatoire et personnel, devenu légal chez nous dès 1798. Telle est la bizarre conséquence des guerres de l’Empire, qu’à cette époque, les deux nations rivales font entre elles comme l’échange de leurs institutions. Par une sorte de régression militaire, nous revenons aux contingens faibles, au long service, et réduisons notre armée au cadre modeste des légions de Gouvion Saint-Cyr ; la Prusse fait sien, par la loi du 7 septembre 1814, notre ancien principe conscriptionnaire : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie ; » elle pose en face celui de l’instruction primaire obligatoire et sur cette double base, comme sur deux pieds-droits, jette la voûte militaire sur laquelle sa vie sociale va reposer.

Dès 1860, une natalité forte a doublé sa population de 1813 ; en même temps, l’armée active, portée sans cesse à un degré plus haut d’entraînement professionnel, s’est différenciée de la landwehr, qu’une paix prolongée a conduite à décliner et à dépérir. La réorganisation du 1er février tient compte de ces conditions nouvelles. Elle élargit le cadre de l’armée, relève le contingent jusqu’à 63 000 hommes et proscrit d’une manière définitive l’emploi de la landwehr en première ligne.

La campagne de 1866 en Bohême consacre le système et, par les agrandissemens territoriaux de la Prusse, par les accroissemens d’effectif dus à la contribution des États confédérés, ouvre une ère de rapides développemens. Les contingens dépassent maintenant 100 000 hommes. La loi du 9 novembre 1867 peut ne plus faire état que de l’armée active et de sa réserve, dont les obligations militaires s’élèveront désormais à 4 années au lieu de 2 ; on abaisse d’autant celles de la landwehr. La Confédération du Nord dispose alors de 3 classes actives (315 000 hommes), 4 de réserve (310 000), 5 de landwehr (330 000) ; c’est avec ces forces que l’Allemagne nous bat en 1870.

Les différences numériques qu’elle a su s’assurer ont pesé d’un poids lourd dans la balance des événemens ; mais, au cours de la période décennale suivante, elles changent de sens et se rétablissent à notre profit. Par sa deuxième loi de septennat (6 mai 1880), l’Allemagne élève à 427 274 hommes son effectif-troupe que celle du 8 mai 1874 n’avait fixé qu’à 401 659 hommes. Il est temps pour elle de nous disputer l’avantage que l’application de notre loi de 1872 vient de nous donner. Les effets s’en étendent déjà à neuf classes instruites, armée active et réserve, qui figurent dans nos formations de première ligne ; sa rétroactivité, à neuf classes antérieures, dont nous formons notre armée territoriale.

Cette forte organisation militaire, qu’on n’attendait pas d’une république, donne à penser aux politiques d’outre-Rhin. Jointe à l’état d’opinion qui règne chez nous au temps du boulangisme, elle les porte à élever leur pied de paix jusqu’à 468 409 hommes par leur troisième loi de septennat (11 mars 1887). La France n’en garde pas moins le bénéfice de la forte tension militaire sous laquelle elle a su vivre et dispose d’un effectif de guerre supérieur de près de 700 000 hommes à l’effectif allemand. Tel est son apport, telle la dot que l’on soupèse-de part et d’autre, dans les conversations préliminaires à la conclusion d’une alliance franco-russe. De son côté, l’armée russe n’a pas cessé de grandir numériquement ; le centre de gravité de sa masse s’est approché de la frontière de l’Ouest, en prononçant comme une vague menace vers la Pologne allemande. C’est dans ces conditions que la France passe en 1889 au service de trois ans. La nouvelle loi, en étendant jusqu’à un laps de vingt-cinq années la durée générale du service, promet, au cas d’une mobilisation, 25 classes instruites, parmi lesquelles 10 seraient applicables aux formations de première ligne (3 classes actives et 7 classes de réservistes).

Une fois de plus, les Allemands craignent de voir l’équilibre numérique hésitant se rompre à leur désavantage. Ils se hâtent, par la loi du 15 juillet 1890, de corriger celle du 11 mars 1887, et de porter à 486 983 hommes l’effectif qui devra être entretenu pendant les dernières années du septennat. Mais les contingens annuels ne sont encore que de 175 000 environ. Il faut les élever à un niveau plus haut, si l’on veut accroître au jour d’une guerre le total des disponibilités. Le service de deux ans permettra de le faire sans alourdir les charges du budget. Il est clair, en effet, qu’à dépense égale, si l’effectif total est formé de deux classes seulement, au lieu de trois, les contingens nouveaux seront par rapport aux anciens en raison inverse de ces mêmes chiffres.

Cet avantage était si bien senti en Allemagne que. dès 1868, l’habitude s’était établie de congédier un certain nombre d’hommes après deux années de service seulement ; ces hommes étaient dits zur Disposition ; leur renvoi anticipé, en soulageant le budget, permettait d’élever d’autant les contingens. L’extension progressive de cette mesure en avait fait une sorte de règle ; mais pour lui donner force de loi en 1893, il reste à vaincre la résistance des militaires professionnels, et à triompher dans le Reichstag de l’opposition politique coalisée tout entière contre le projet. Les conservateurs le combattent au nom des principes ; les socialistes, — plus réfractaires alors qu’ils ne le sont aujourd’hui, — s’élèvent violemment contre un renforcement quelconque de l’armée ; les démocrates, qui ont pourtant inscrit le service de deux ans dans leur programme, n’admettent pas que l’adoption de ce service tourne à l’accroissement des effectifs totaux. Il faut dissoudre deux fois le parlement avant de parvenir, le 15 juillet, à un vote définitif.

La France n’a pas attendu l’accomplissement de la réforme pour essayer d’en parer les effets. Mais, dès cette époque, elle n’arrive à égaler à peu près sa rivale qu’en frappant d’une contribution plus forte ses réservistes : elle élève de sept à dix années leurs obligations spéciales en 1892. En dépit de cet artifice, le total de ses instruits ne saurait dépasser 4 000 000 d’hommes. L’Allemagne s’est assuré la disposition de 24 classes instruites, lesquelles, décomptées à la valeur moyenne de 237 000 hommes et réduites dans une proportion de 25 pour 100 pour tenir compte des morts et des invalidités, s’élèveront encore au total de 4 300 000 hommes.

Quant aux effectifs de paix, la loi du 27 mars 1899 les a fixés à 495 500 soldats, et c’est aussi le total que permettrait d’atteindre chez nous une application rigoureuse de la loi de 1889 ; mais l’armée allemande dénombre à part ses sous-officiers (80 000), tandis que les nôtres sont comptés dans le rang. L’avance numérique qu’elle tend ainsi à prendre sur nous devrait nous induire à resserrer les mailles trop lâches de notre loi de recrutement, à limiter les avantages faits à la classe bourgeoise, au détriment des paysans et des ouvriers, et à réduire le nombre des dispensés de tous genres, 70 000 environ pour chaque classe, qui ne passent qu’un an sous les drapeaux. Mais un fort courant d’opinion porte à ce moment chez nous vers la réduction du service à deux ans. La loi du 21 mars 1905 le sanctionne ; en supprimant toutes les dispenses, elle répond au besoin d’égalité qu’on a dit être le plus impérieux de tous pour des Français ; mais, bien qu’elle présente ainsi un caractère d’incontestable rigueur, nos classes, plus faibles que celles de nos voisins et liées à l’état stationnaire de notre natalité, ne nous permettront plus de lutter avec eux sur le terrain des effectifs.

Cet amoindrissement de force pourra nuire au développement de notre politique extérieure. Mais cette conséquence n’est pas aperçue, ou du moins elle est niée par les auteurs responsables du projet de loi. Ils parlent, à la tribune de la Chambre, de l’arbitrage international et de la limitation des armemens. Ils épiloguent sur cette utopie de la paix universelle qu’on s’obstine encore chez nous à appeler « généreuse, » après tout le mal qu’elle a fait à notre pays. Ils espèrent enfin que, si l’Allemagne refuse d’entrer dans l’obédience de la Cour de La Haye, les difficultés budgétaires enrayeront bientôt la montée de ses effectifs.


Leurs illusions ne seront pas de longue durée. Dès le 31 mars 1905, dix jours après le vote de la loi, Guillaume II débarque à Tanger ; le retentissant discours qu’il prononce ouvre la première crise marocaine. Les années suivantes, en dépit de budgets sans cesse déficitaires, l’Allemagne poursuit la patiente réalisation de son programme militaire. En fin de quinquennat, elle croit avoir assez accentué les différences de 1905 pour pouvoir nous imposer son projet d’accord relatif aux chemins de fer marocains. Le 4 mars 1911, le gouvernement français écarte la proposition allemande et prépare un contre-projet. Le 1er juillet, la Panther nous égratigne par le coup de patte d’Agadir : sa présence comminatoire appuie les revendications allemandes relatives à des compensations au Congo. Il en résulte, pour l’opinion française, un certain état d’oppression et de malaise ; mais cette inquiétude se dissipe dès les accords du mois de novembre, et elle ne renait pas le printemps suivant quand l’accroissement extraordinaire des 34 000 hommes et des 144 millions est demandé au Reichstag. Cependant, c’est la troisième fois que l’Allemagne nous somme, et l’usage est qu’après trois sommations le factionnaire fasse feu. L’agitation du Wehrverein, les commentaires de la presse, surtout la manière dont le vote parlementaire vient d’être enlevé rendent la mise en demeure plus significative, et c’est bien au souvenir de l’Agadir-politik, c’est furieux de la résistance éprouvée l’année précédente que le Michel allemand braque contre nous son pistolet.

Enfin son geste de 1913 nous fait sortir de notre impassibilité. En trois années, l’Allemagne a trois fois changé d’unité de mesure, et, des accroissemens comptés par milliers d’hommes en 1911, passé aux dizaines de mille en 1912, aux centaines de mille en 1913. Sa formule nouvelle : « Tout Allemand valide doit être soldat » menace de régler aujourd’hui le rapport des effectifs selon le chiffre même des populations.

C’est donc contre notre natalité faible qu’il faut maintenant nous armer, et c’est à quoi pourvoit la nouvelle loi de recrutement proposée, portant rétablissement du service de trois ans. Il arrive cependant qu’au moment où nous prenons ces sûretés, la presse officieuse allemande nous accuse d’un excès d’inquiétude et de nervosité. A l’en croire, nous nous serions deux fois trompé d’adresse : en 1912, quand nous laissions sans réponse une loi militaire manifestement dirigée contre nous ; en 1913, quand nous prenons pour notre compte des armemens qui ne nous concernent pas. L’Allemagne, pacifique, ne prépare aucune agression contre sa voisine de l’Ouest ; mais les derniers événemens balkaniques lui imposent des obligations nouvelles ; le Slavisme a brusquement grandi ; il faut lui faire face et, dans l’intérêt même de la paix, équilibrer par des forces allemandes, l’appoint de celles qu’il apporte à la Russie.

Ainsi parle la Gazette de l’Allemagne du Nord. Mais le sens de ses partages et de ses pesées échappera toujours au simplisme de notre esprit, et il ne correspond pas davantage au caractère du contrat défensif qui nous lie avec notre alliée. L’objet de cet accord très général et très élastique est la conservation de la paix européenne. Or, la paix est si souvent menacée, et par tant de côtés à la fois, que chacun doit compter sur soi d’abord pour la conserver. Le jeu de l’alliance n’est donc concevable que si elle assure aux deux contractans une sorte d’indépendance mutuelle, ou, pour mieux dire, de libre concurrence dans le programme de leurs armemens. Chacun d’eux a des intérêts spéciaux, l’un en Asie, l’autre en Afrique, qui divergent d’avec l’intérêt commun ; tous deux peuvent être engagés en même temps dans ces deux parties du monde, sans avoir la faculté d’agir de concert sur le théâtre stratégique européen. C’est ce qui arriva justement en 1905, la Russie étant occupée à la fois par la liquidation de sa campagne de Mandchourie et par la répression de troubles intérieurs. Son influence d’alors, au point de vue de la stabilité européenne, n’était plus que virtuelle, et la paix générale aurait été compromise si elle n’avait pas eu d’autres garanties, au nombre desquelles il faut ranger le caractère même de l’empereur allemand, son âme religieuse, et cette opinion expressément professée par lui, qu’aussi longtemps qu’une guerre européenne n’est pas inévitable, on ne saurait lui donner pour prétexte un conflit colonial.

Il est vrai que les affaires d’Orient pèsent d’un poids tout autre que les affaires marocaines dans la balance politique ; que, selon l’expression d’un journaliste berlinois, les victoires balkaniques sont des succès russes, ce qui est une autre manière de dire que les défaites turques sont des revers allemands. Dès lors, la catastrophe ottomane devait se traduire à Berlin, avec la soudaineté d’un mouvement réflexe, par de brusques velléités d’armemens. L’attitude prise à ce sujet ne pouvait être différée, car elle importait au règlement même de la crise orientale ; elle offrait à l’Autriche un appui devenu nécessaire, elle faisait comprendre à l’Europe qu’au moment où l’escadre internationale se présente devant la baie d’Alessio, c’est l’Allemagne qui rôde autour de Scutari.

Cependant, rien n’est changé dans le problème militaire franco-russe, parce que rien ne peut l’être dans le plan général de guerre allemand. Placé entre deux adversaires différens d’espèce, de position, et de vitesse, l’état-major de Berlin prétend toujours les battre successivement. Son appareil militaire, beaucoup plus dense à l’Ouest qu’à l’Est, est conçu dans l’esprit de cette manœuvre ; le réseau ferré la prépare ; l’intervention de l’armée autrichienne en Galicie la seconde ; enfin les conditions mêmes de l’engagement des armées russes la suggèrent, en raison de la lenteur relative de leur concentration, des retards qu’elles peuvent éprouver dans leurs marches, de la nature ingrate du théâtre où elles auraient à se déployer. Toutes ces données faisaient, hier encore, qu’au début d’une guerre européenne générale, la France était bien pour l’Allemagne l’adversaire principale. Loin qu’elles aient perdu de leur importance, il semble que l’état nouveau de l’Europe politique ne fasse que leur prêter plus de force et plus de valeur.

S’il est vrai que la Russie ait politiquement grandi, elle demeure aussi vaste, aussi lente, aussi résistante, aussi indifférente aux revers, aussi bien défendue par l’espace et aussi irréductible au temps qu’elle l’était en 1812. La manière la meilleure de la frapper est de chercher à l’atteindre dans son alliée, en portant contre celle-ci les coups les plus prompts et les plus décisifs. On a de ce côté l’avantage d’une frontière enveloppante, d’un territoire ennemi peu profond, défendu par la fortification seulement sur son périmètre extérieur, d’une capitale relativement vulnérable, et surtout d’une race nerveuse, qu’on peut espérer abattre d’un seul choc et par un seul revers.

C’est donc bien à la France, aujourd’hui plus encore qu’hier, c’est à l’ennemie héréditaire que les premières salves sont destinée. C’est parce que les Russes sont devenus plus lourds dans la balance, qu’on charge le plateau de notre côté. On veut une guerre brutale et courte : on sait qu’on ne disposera plus, pour la campagne de France, de huit mois, comme en 1870 ; qu’il faudra compter par semaines, sous peine de voir l’intervention russe se produire avant le dénouement, et la France encore debout, non pas couchée à terre et foulée sous la botte du vainqueur, se dresser dans un de ces sursauts patriotiques dont elle est coutumière, qui étonnent, qui déconcertent et dont, en somme, on a peur, car si l’on méprise le pays welche comme terre de plaisir, on le craint comme terre de liberté.

Telles sont les éventualités dont les Allemands sentent la menace ; elles rendent impérieuse pour eux la nécessité d’agir offensivement contre nous dans la marge de temps dont le retard russe leur permet de disposer. Nous ne saurions donc voir dans les suggestions officieuses allemandes autre chose qu’une manœuvre diplomatique en lignes intérieures inspirée du plan même de l’état-major allemand. Mais d’un autre côté, la France, avec 40 000 000 d’habitans, est dans l’impossibilité physique d’entretenir une armée égale à celle qu’alimente une masse allemande de 60 000 000 d’hommes. Dès aujourd’hui, son fardeau militaire est le plus lourd de toutes les nations d’Europe, en même temps qu’elle est celle où les institutions, les aspirations et les mœurs assurent à l’individu le plus de liberté. Elle doit donc mesurer au plus juste sa nouvelle surcharge, sous peine de s’exposer demain au découragement et au dégoût.

Ici interviennent le jeu normal de l’alliance franco-russe et la répartition probable de leurs forces que les Allemands seraient obligés de faire entre les deux théâtres de l’Est et de l’Ouest. On ne sait au juste comment ils résoudraient ce double problème, ni quels effectifs ils affecteraient à leur défensive initiale en Prusse. On voit seulement que le tracé enveloppant de la frontière, que l’appui prêté par les places de Posen et de Thorn sont pour eux autant d’avantages. Le désir d’en profiter au mieux apparaît chez eux par le développement donné depuis peu aux ouvrages fortifiés de Mazovie et par les nouveaux crédits attribués au renforcement de Graudenz et de Kœnigsberg. D’un autre côté, les créations récentes d’une inspection d’armée à Dantzig (1913), d’un XXe corps à Allenstein (1912), paraissent traduire l’intention de renforcer sur place les forces de la défense et celles du commandement.

En tout état de cause, il est plausible d’admettre que les cinq corps d’armée immédiatement voisins de la frontière polonaise pourraient y être immobilisés, les vingt autres corps entrant dans la composition des armées formées en Lorraine.

Ainsi les 4/5 de l’armée allemande se concentreraient contre nous. Pouvons-nous, avec notre cadre précisément égal à vingt corps d’armée, les recevoir aujourd’hui à forces égales ou supérieures, et dans quelles conditions notre loi actuelle de recrutement nous place-t-elle pour leur faire face victorieusement ? Tel est le problème qu’il s’agit maintenant d’envisager.


L’état des effectifs présente par lui-même une importance si considérable et il réagit d’une manière si directe sur les autres facteurs de la puissance militaire qu’il forme naturellement le premier objet de l’examen. Menons cette étude par voie d’analyse, en commençant par la couche profonde, — la troupe, — et passant de proche en proche aux autres élémens.

Nous verrons alors, à chaque mois d’octobre, le contingent allemand se former par l’effet des prélèvemens opérés sur 500 000 jeunes gens âgés de 20 ans et sur 700 000 jeunes gens de 21, 22, 23 ans, ajournés des années précédentes. C’est ainsi qu’en 1911, les commissions de révision incorporent, dans l’armée et la flotte, 228 925 jeunes soldats appelés, abstraction faite d’environ 50 000 engagés, volontaires de diverses catégories et qu’elles classent par surcroît dans l’ersatz reserve (réserve de recrutement) 91 132 bons pour le service. La qualité physique des recrues est garantie par l’excès des ressources sur les besoins, par l’élimination des malingres, directement incorporés dans le landsturm, et surtout par cette circonstance, que plusieurs classes contribuent à la formation d’un même contingent. On trouve, sur les 228 925 appelés de 1911, 106 249 jeunes gens de 20 ans ; 58 185 de 21 ans ; 64 491 de 22 ans ou davantage.

Abaissé à 220 000 environ pour tenir compte du prélèvement spécial fait au titre de la flotte et grossi des 50 000 engagés volontaires, le total des soldats réellement incorporés ressort à 270 000 hommes. L’année suivante, par le départ des 14 000 engagés volontaires d’un an parvenus au terme de leur contrat, il tombera à 256 000 hommes ; mais cette année même, — nous raisonnons sur les bases d’avant 1911, — 270 000 hommes entreront de nouveau dans l’armée. La somme de ces deux chiffres, — 526 000 hommes, — donnera le total nominal des soldats présents au 31 décembre et ne différera de l’effectif budgétaire d’avant 1911, — 505 839, — que parce que les incorporations allemandes sont toujours majorées de 9 pour 100 d’Uberetatsmässige pour tenir compte des pertes probables par maladie ou par invalidité, et qu’ainsi les effectifs budgétaires sont toujours dépassés par les effectifs vrais.

C’est cet état de choses que la loi militaire nouvelle mise en discussion au Reichstag, en même temps que le projet de budget complémentaire pour 1913, va modifier profondément. Annulant les fixations budgétaires de 1911 et de 1912, — 515 080 hommes et 544 211 hommes — dépassées tour à tour avant d’avoir été atteintes, le texte nouveau fixe à 661 176 hommes le total-soldats à réaliser dès 1916. Quant à la vitesse de réalisation, le programme de la prochaine incorporation paraît avoir été calculé en vue de porter pour cette année le chiffre légal aux environs de 640 000 hommes, abstraction faite des Uberetatsmässige. Le général Litzmann, écrivant dans le Tägliche Rundschau que « le temps des demi-mesures est passé,» expliquait, il y a peu de jours, que ce premier bond aura pour objet de donner immédiatement aux trois armes principales, infanterie, artillerie, cavalerie, leur pouvoir offensif nouveau. Ce résultat une fois obtenu, le reste des accroissemens pourrait s’échelonner sur les exercices suivans et finir en queue de poisson vers 1915.

En supposant cette époque atteinte, en admettant que nous n’ayons pas d’ici là cette guerre de liquidation dont on parle de l’autre côté du Rhin, il faudra raisonner maintenant sur des contingens allemands de 360 000 hommes et voir ce que seront en face nos contingens français. Or le nombre de nos jeunes soldats incorporés en 1913 peut être déterminé d’avance par un procédé simple, qui consiste à prendre la moitié du nombre des naissances masculines en 1892. Cette règle empirique revient à admettre, — ce que les statistiques des dernières années démontrent être suffisamment exact, — que le rendement de nos contingens est de 50 pour 100. Dès lors, 437 770 enfans mâles, nés en 1892, doivent nous donner cette année 218 000 soldats. Ce nombre déclinant ne sera plus que de 212 000 après 1916 ; de 208 000, après 1921 ; de 196 000 après 1925. Il ferait donc prochainement ressortir, si notre loi de recrutement n’était pas modifiée, une différence voisine de 150 000 hommes entre deux classes correspondantes, l’une allemande et l’autre française. Encore doit-on observer que nos rendemens voisins de 50 pour 100 ne sont aussi élevés que parce que nous incorporons avec les bons, les demi-bons et les quart de bons ; ils trouvent leur contre-partie dans les déclassemens, chaque année plus nombreux, d’hommes passés du service armé au service auxiliaire, dans un état sanitaire généralement médiocre, dans un tribut plus lourd payé à la tuberculose et aux autres causes de réforme, enfin, dans cette conséquence inévitable, qu’en imposant à de jeunes soldats des fatigues au-dessus de leurs forces, on rend plus brutale et plus meurtrière pour eux la sélection physique du régiment.


L’existence d’un robuste cadre de sous-officiers est d’autant plus nécessaire que la troupe sert moins longtemps et qu’elle ne fait pour ainsi dire que fuir à travers ce cadre ; mais la formation en devient d’autant plus difficile aussi, le temps étant mesuré court pour choisir les gradés et pour les initier à leurs devoirs. Les Allemands ont résolu ce dilemme en constituant leurs sous-officiers en un véritable corps de métier, fort de 90 000 hommes selon les fixations de 1911, de 95 000 selon celles de 1912, de 110 000 selon celles de 1913. Tous rengagés, ces agens subalternes de commandement assurent à eux seuls l’encadrement de la troupe, le grade de caporal n’existant pas et la chambrée ne contenant que des Gefreite, c’est-à-dire des premiers soldats.

Nos mœurs démocratiques ne nous auraient pas permis de copier en ce point l’organisation de nos voisins et de former nos sous-officiers en une caste professionnelle, ouverte au plus tôt au soldat après deux ans de noviciat. Quand nous l’aurions fait, le recrutement en serait resté difficile, en raison de notre état social ; et c’est ce que le rédacteur de notre récente loi des cadres de l’infanterie a implicitement reconnu, quand, en abaissant de 7 000 le nombre des sous-officiers rengagés de l’armée, il a réduit des 3/4 aux 2/3 la proportion des rengagés.

Au demeurant, nous n’avons, selon le budget de 1913, que 34 200 sous-officiers de carrière (sur lesquels 31 300 dans la métropole). Le nombre de nos caporaux rengagés est de 8 000 (sur lesquels 5 000 dans la métropole) : on en escomptait 23 000, lors de l’élaboration de la loi de 1905. On espérait en outre constituer, par voie d’engagement volontaire, un contingent permanent qui aurait relevé d’autant l’état précaire de nos effectifs. Au 31 décembre dernier, le chiffre de ce contingent permanent n’était que de 38 650 hommes pour toute la métropole, et il tendait depuis quelque temps à fléchir ; on se plaignait en outre dans les régimens que les engagés de 4 et 5 ans fussent trop souvent des sujets d’une moralité douteuse, bons à être évacués au plus court vers les compagnies de discipline.

Ces mécomptes étaient particulièrement fâcheux pour notre cavalerie, la seule de toute l’Europe à laquelle on ait osé appliquer le service de deux ans. Elle aurait éprouvé un besoin impérieux de soldats de long service pour former le premier rang de ses escadrons, instruire ses recrues, dresser ses chevaux, et cependant elle avait vu le chiffre de ses engagemens volontaires passer de 7 328 en 1909 à 5 010 en 1910, à 4 666 en 1911 ; celui de ses rengagés et commissionnés (sous-officiers non compris) descendre lui-même de 4 384 en 1910 à 4 328 en 1911, à 3 791 en 1912.


C’est dire que l’effectif permanent ne s’accroît pas chez nous, mais périclite, et que l’inégalité déjà constatée plus haut entre les contingens ne pourra que s’accentuer, si l’on embrasse maintenant dans une comparaison générale toutes les catégories qui composent la troupe. Il faudra tenir compte seulement de ces circonstances : que l’Allemagne n’est pas engagée, comme nous, dans une œuvre de pénétration au Maroc ; que les 60 000 hommes employés à cette entreprise sont prélevés pour près des deux tiers sur nos troupes de l’Algérie et de la Tunisie ; qu’ainsi notre 19e corps n’est plus transportable dans la métropole ; que, d’un autre côté, nous disposons d’un corps colonial qui, quoique fortement réduit par les prélèvemens faits au profit du Maroc, n’en est pas moins mobilisable en France et porte quand même à vingt le nombre des corps dont nous disposons.

Dès lors, le calcul de nos forces vraies en septembre 1913, à la veille du jour où la nouvelle loi allemande va produire son effet, sera aisé à faire. Le rapport sur le budget de la guerre en 1913 indique qu’à cette date la classe française libérable sera de 176 300 hommes (résidu des 202 500 appelés de 1911) ; la classe non libérable sera de 191 195 hommes (résidu des 217 200 appelés de 1912). Il faut ajouter à ces nombres 40 362 engagés de diverses catégories ; le total-soldats se fixe ainsi à 407 857 hommes. Grossi enfin de 40 200 gradés et hommes de troupe rengagés ou commissionnés, il porte le total-troupes à 448 057 hommes.

Cette somme se retrouverait sensiblement la même d’année en année, puisque les contingens annuels varient peu ; la fraction du corps colonial présente en France ne relèverait pas beaucoup plus haut que 460 000 hommes. Cependant, par l’effet de l’incorporation prochaine, l’effectif-soldats allemand dépassera 640 000 hommes. Avec 100 000 sous-officiers, 17 000 engagés volontaires d’un an, non comptés budgétairement, et 3 000 ouvriers assimilables pour nous à des soldats, car nous prélevons sur notre personnel armé un nombre d’employés correspondant, le total-troupes dépassera 760 000 hommes.

Le rapport de 460 000 à 760 000 est loin de cette égalité à laquelle nous prétendions encore il y a dix ans. Il est bien inférieur à la proportion des 4/5 qui correspond à notre charge proportionnelle ; d’après la répartition probable de l’armée allemande entre les deux théâtres de l’Est et de l’Ouest. Il l’est même à celle des 2/3, qui existe entre les chiffres globaux des deux populations ; mais il descendrait plus bas encore en 1916, le total-troupes allemand ayant monté dans l’intervalle jusqu’à 828 000 hommes, par un accroissement de 62 000 soldats, engagés, employés et de 6 000 sous-officiers. Notre infériorité numérique qui, tout à l’heure, sur le terrain des contingens, paraissait n’être que de 300 000 hommes, serait alors de 368 000 sous-officiers et soldats ; elle s’accentuerait davantage si l’on prenait en compte les officiers, et d’une manière d’autant plus sensible, qu’il ne s’agirait plus cette fois de l’encadrement, mais du commandement.

Est-ce à dire que nous sommes distancés sans remède, que nous devons nous résigner à notre retard et faire à la suite de Berlin une politique à la remorque, proportionnée à la faiblesse de nos effectifs ? Non, car en gardant sous les drapeaux la classe libérable, au moment où nous incorporons nos recrues, nous tenons encore tête à l’ambition allemande, emportée dans un brusque entrain d’impérialisme par l’accélération que lui donne sa natalité d’il y a vingt ans. Cette troisième classe pourrait s’abaisser, peu à peu, par l’effet des invalidités et des maladies, jusqu’à 170 000 hommes. Elle en perdrait environ 50 000 par l’effet de l’exonération spéciale que la loi projetée propose d’accorder aux soldats ayant au moins quatre frères ou sœurs vivans, et ne serait plus ainsi, vers la fin de la troisième année militaire, que de 120 000 hommes environ ; mais ajoutée aux deux autres (460 000 hommes j elle donnerait encore la somme respectable de 580 000 hommes.

La proportion numérique des 4/5 qui, pour des raisons précédemment déduites, doit exister entre l’armée allemande et nous ne serait pas encore atteinte, mais elle aurait été moins éloignée de l’être pendant la période d’hiver, la plus intéressante au point de vue de la mobilisation, et la présence de nos compagnies de 2/3 de soldats instruits pour 1/3 seulement de recrues nous aurait assurés par surcroit d’une supériorité de qualité. Ainsi, tout le long de l’année, nous pourrions faire face, sans sourciller, aux moulinets-de sabre allemand. Enfin, cette attitude laisserait à la Russie le temps de se pourvoir, de répondre, en ce qui la concerne, aux armemens de 1913, et tous nos devoirs, soit envers nos alliés, soit envers nous-mêmes, auraient été exactement remplis.


Dira-t-on qu’une comparaison d’ensemble portant exclusivement sur les effectifs, ne peut donner sur la valeur relative des deux armées qu’un aperçu superficiel et qu’elle laisse subsister un doute sur la question de savoir si la réforme de la loi de recrutement est en effet urgente, ou si notre infériorité sur le terrain du nombre ne peut pas être compensée par quelque autre moyen ? Il faudra insister alors sur le rapport étroit qui existe chez nous entre un état numérique insuffisant et les conditions de l’instruction militaire ; il faudra passer du dénombrement des troupes à la considération de leur qualité et de leur valeur.

C’est ici l’un des points où le parallèle entre les deux armées est le plus suggestif, et où notre manière prime-sautière contraste le plus vivement avec la patiente continuité de la méthode allemande. Le service de deux ans n’est pas nouveau en Prusse ; il a été institué une première fois en 1837, dans l’idée même de Vauban, d’avoir « le plus grand nombre de soldats possible, au meilleur marché possible ; » mais il ne les a pas formés aussi bons qu’on aurait voulu, et l’on a préféré revenir, en 1852, à l’ancien service de trois ans.

Les indications négatives que cette première expérience a données sont encore présentes à l’esprit des anciens militaires quand, en 1890, la question du service de deux ans s’agite pour la seconde fois. Le gouvernement ne passera donc à un nouvel essai qu’après s’être entouré de minutieuses mesures préparatoires, relatives à la division du territoire au point de vue du recrutement, aux promotions supplémentaires d’officiers dans les écoles, aux rengagemens des sous-officiers. Il songe même à modifier le mécanisme de l’incorporation et à partager chaque classe en deux fractions qu’on appellerait l’une après l’autre à six mois d’intervalle. On assurerait ainsi, à toute heure, la prépondérance numérique des anciens soldats sur les recrues, et l’encadrement y gagnerait, mais l’instruction militaire pourrait en souffrir. Pour qu’elle se fasse, au contraire, avec l’unité et la facilité désirables, on en vient finalement à cette conclusion, développée par le ministre devant le Reichstag en 1893 : qu’il faut « avant tout augmenter les effectifs à l’intérieur des unités. » La brusque élévation des contingens, passée d’un coup de 175 000 hommes à 229 000, rendra cet accroissement facile, et ce ne sera qu’après avoir prélevé à cette fin sur chacun d’eux 34 000 hommes, qu’on pourra employer le reste de l’excédent (20 000 hommes) à élargir un peu le cadre.

Depuis, l’administration militaire allemande s’est conformée sans cesse au même principe : elle renforce, plutôt qu’elle n’étend ; elle n’augmente jamais le volume au détriment de la qualité. C’est ainsi que les 173 demi-bataillons formés en 1893 n’étaient encore que des doublures par rapport aux unités anciennes : leur rôle devait être de soulager les trois bataillons auxquels ils seraient accolés, en assurant certaines parties spéciales du service et en fournissant la majeure partie des hommes détachés. Cet essai, jugé malheureux, prit fin dès 1896. Par la consolidation des 173 demi-bataillons en 86 bataillons, par la création de 19 états-majors de brigade, de 42 états-majors de régiment (1er avril 1897), on eut alors sous la main les élémens de formations militaires plus importantes. Celles-ci prirent naissance (25 mars 1899), par le dédoublement des corps d’armée à trois divisions (Xie, XIIe, IIe bavarois), et ce furent les trois nouveaux corps numérotés : XVIIIe, XIXe (2e saxon) et IIIe bavarois. Mais toujours le nombre des petites unités surpassait celui des grandes ; et tandis que 578 bataillons seulement trouvaient leur place dans le cadre organique des 48 divisions, on en possédait déjà 624.

L’esprit de ce système ne peut se comparer qu’à l’économie d’un propriétaire rural, procédant par culture intensive et tirant chaque année de son fonds le produit maximum. En plaçant çà et là les revenans-bons de son industrie, il se trouve disposer à la fin de nouvelles tenures, qu’il exploite à leur tour de la même manière. Or, toute cette prospérité repose sur le riche capital humain que l’Allemagne s’est donné en 1893 et sur ses plus-values ultérieures de recrutement ; l’origine en est dans l’adoption du service de deux ans. Et la même cause première, appliquée à un pays sans natalité, va dès 1905 produire chez nous des effets tout opposés.

Jusque-là, la loi de 1889 nous avait permis de remplir d’hommes, à peu près, le cadre de nos vingt corps d’armée. Si mollement appliquée qu’elle fût, elle pouvait encore rendre 490 000 soldats, car, si sur chaque classe comptée théoriquement à 210 000 hommes, 70 000 environ ne faisaient qu’un an de service, si les deux classes les plus âgées s’abaissaient de ce fait à 140 000, le total ne s’élevait pas moins au chiffre indiqué. Il menaçait au contraire de s’abaisser brusquement aux environs de 420 000 par l’adoption du service de deux ans. Dès lors, — objectait l’état-major de l’armée, — comment conserver encore le plan organique ancien et ne pas examiner une nouvelle loi des cadres, parallèlement avec la réforme proposée du régime du recrutement ?

La Chambre, pressée d’en finir avec cette dernière affaire, passa outre, et se satisfaisant des raisons spécieuses portées par M. Berteaux à la tribune, disjoignit l’une de l’autre ces deux questions inséparables. Dès lors, la première conséquence du nouveau système devait être la baisse des effectifs à l’intérieur des unités, et la seconde, l’impossibilité ultérieure d’étendre le cadre, sous peine d’accentuer davantage ce fléchissement.

Ces remarques, aussitôt faites par les observateurs attentifs qui nous guettent de l’autre côté des Vosges, réagirent sur leur politique. Dès les premiers jours du mois d’avril, au moment même où l’Europe apprenait le débarquement de Guillaume II à Tanger, un exposé des motifs, accompagnant le dépôt de la nouvelle loi quinquennale, invitait le Reichstag à consacrer définitivement en Allemagne l’institution provisoire du service de deux ans. Le ministre omettait de dire qu’une incertitude sur notre attitude finale et la crainte de nous voir rejeter la loi chez nous à l’étude avaient seules suspendu jusque-là sa proposition. Il reproduisait simplement, en faveur du court service, les raisons, devenues tout à coup probantes, qui n’avaient pas été jugées valables lors du précédent quinquennat. Des crédits spéciaux, dits « de compensation, » lui paraissaient cependant nécessaires ; et il développait pour finir un long plan de créations nouvelles, intéressant surtout l’artillerie et la cavalerie.

80 batteries, 10 escadrons, furent en effet constitués les années suivantes ; 28 autres escadrons, après 1905. Ainsi, de quinquennat en quinquennat, le complément se poursuivait arme par arme, dans l’ordre d’urgence. La formation des XXe et XXIe corps était dès lors prévue, et sans doute elle se serait effectuée plus tôt si la guerre avait éclaté dans l’intervalle ou si, la paix continuant de régner, l’évolution militaire allemande avait été moins prudente et moins progressive. Tous leurs matériaux étant à pied d’œuvre, on les a vus prendre naissance l’an dernier, le XXe à Allenstein, le XXIe à Sarrebruck, par la simple création de leurs états-majors. Mais, déjà, un nouveau travail préparatoire recommençait, — 17 bataillons, 6 escadrons, 11 batteries ; — il s’active en 1913, — 18 bataillons, 34 escadrons, un grand nombre de formations accessoires, — sans que la méthode ait changé un instant et sans que des renforcemens numériques intérieurs aient cessé de précéder la multiplication des unités. C’est ainsi que, sur les 669 bataillons du plan organique actuel, 280 seront au nouvel effectif fort (721 hommes de troupe). L’ancien effectif fort (641 hommes) sera désormais celui des bataillons faibles, si bien qu’au total, l’infanterie, en dix ans, se sera accrue de 82 000 hommes, en se grossissant seulement de 44 bataillons.

Loin qu’elle put se donner un semblable développement, la France n’a fait que sentir à chaque instant la gêne inévitable liée à l’insuffisance de ses ressources de recrutement. La loi des cadres de l’infanterie, remise cinq ans sur le métier (1907-1912), rendue finalement sous l’impression de l’avant-dernière loi allemande, a dû s’accommoder de la maigre compagnie d’infanterie à 115 hommes, sous peine de réduire le grand cadre (les corps d’armée), ou, conséquence plus grave, de modifier le petit cadre (bataillon, compagnie), et de tomber alors dans le hasardeux système d’une mobilisation faite par dédoublement d’unités ; elle n’a pu constituer les groupes cyclistes destinés aux divisions de cavalerie qu’en réduisant le nombre des compagnies de plusieurs bataillons de chasseurs ; enfin, elle a renoncé, par force, à réunir en une compagnie autonome nos sections de mitrailleuses, qui prélèvent leurs effectifs sur des compagnies déjà trop faibles. Plus récemment, la loi des cadres de la cavalerie n’a pu faire autre chose que réduire à rien les cinquièmes escadrons pour en distribuer l’effectif entre les quatre autres, et, par un système exactement inverse de celui des Allemands, qu’endivisionner toute l’arme à cheval, c’est-à-dire créer de grands groupemens au moment même où des unités élémentaires disparaissaient.

Telles sont les difficultés auxquelles on se heurte, quand on raisonne sur le cadre sans pouvoir parler des effectifs. Au moins l’expérience que nous en avons faite n’a-t-elle pas été perdue : elle inspire visiblement l’intéressant contre-projet soumis par MM. Joseph Reinach et Adrien de Montebello aux délibérations de la Commission de l’armée.

L’idée-mère de cette proposition consiste à rétablir dans leur rapport de subordination rationnelle la question des effectifs et la question du recrutement ; à partir de la première, que l’on résout au préalable en dotant chaque unité existante du taux d’hommes qui lui est nécessaire ; la somme des besoins partiels donne le total de soldats qui doivent être demandés à la population ; la loi de recrutement s’en déduit. Si, par exemple, on estime que l’état numérique de nos 2 112 compagnies d’infanterie exige un relèvement de 40 hommes par unité, afin que chacune d’elles ait 200 fusils, dans les régimens voisins de la frontière, 150 dans les régimens de l’intérieur ; si nos 786 batteries reçoivent chacune 30 soldats, nos 350 escadrons chacun 20, afin de s’élever respectivement à 120, à 150 hommes, et de pouvoir manœuvrer chaque jour à rangs serrés, on trouvera que, pour les trois armes principales, il manque à nos effectifs 115 000 hommes. On retombe ainsi sur la nécessité d’avoir sous les drapeaux une troisième classe, c’est-à-dire sur l’objet même du projet ministériel ; mais on y vient par voie logique et en rendant explicite ce que le texte officiel avait sous-entendu, à savoir la nécessité pressante de relever l’état numérique intérieur des petites unités.

Aucune considération ne peut être plus impérieuse, si nous voulons une armée prête à faire la guerre et propre à soutenir dans le monde le grand héritage de notre passé. Il est évident en effet que plus l’état des troupes sur le pied de paix est voisin du pied de guerre, et mieux l’enseignement militaire se donne, mieux les fonctions sont remplies, plus la vie intérieure des unités s’anime et se diversifie. Tous ces intérêts déclinent au contraire, — et très vite, en progression géométrique, — quand la dotation numérique s’appauvrit.

L’existence militaire ne se soutient, plus alors que par une dépense plus grande d’énergie de la part du commandement, par le rayonnement incessant de la volonté et de la foi, comme il arrive dans un corps qui s’anémie, mais dont le système nerveux garde encore sa vitalité.

Convenons-en donc : c’est sur l’officier, aujourd’hui, que tout repose, et de proche en proche, de l’homme de troupe au sous-officier, du sous-officier au lieutenant, c’est bien sur lui que la loi de 1905 rejette tout ce dont elle a déchargé le soldat. Un devoir pédagogique constant, une action de présence continue, un effort incessant d’exemple, des contacts plus étroits dans l’obéissance comme dans l’autorité, telle est sa part, et c’est la meilleure, et elle ne lui sera pas enlevée ; mais, seules, les âmes d’élite peuvent s’en satisfaire au point d’oublier le reste, et de s’affranchir des difficultés liées à la vie chère, à la lenteur de l’avancement, au recul des militaires dans l’ordre des préséances, enfin aux conditions mêmes du travail journalier. Des garnisons trop nombreuses, trop peu concentrées, où l’on n’a que trop rarement le contact vivifiant des autres armes, une troupe si légère d’effectif qu’on ne la sent pas peser dans la main, un commandement d’autant plus lourd, une fiction perpétuelle au point de vue de la guerre, la fastidieuse « convention de manœuvre, » des exercices par a + b où l’officier donne moins d’ordres que de commentaires, où il ne décide plus, mais où il pérore, voilà le programme d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Cependant, l’entrée de la carrière militaire reste hérissée d’examens et d’épreuves. Les ayant subis, il faut passer une année dans le rang, deux autres à Saint-Cyr ou à l’Ecole Polytechnique, tandis que l’heureux fruit sec de ces deux concours suit tranquillement le sort de sa classe ; candidat au grade d’officier de réserve, il entre après douze mois de service dans un peloton spécial, devient sous-lieutenant après dix-huit, et, fier d’une épaulette acquise à bon marché, peut mettre à six pas de distance l’aspirant de Saint-Cyr qui ne le salue pas.

Doit-on s’étonner, après cela, que les vocations militaires tendent à devenir moins nombreuses que par le passé ? Le chiffre décroissant des candidats aux écoles, les promotions faibles, les démissions nombreuses ont obligé de recourir pour 1/5, et non plus comme autrefois pour 1/10 à des promotions d’adjudans. Malgré tout, les déficits suivans existaient à la date du 1er avril 1912 : officiers d’infanterie, 735 ; de cavalerie, 143 ; d’artillerie, 55. Ce dernier chiffre parait, à première vue, peu significatif ; mais il faut se souvenir que lors de la réorganisation de 1909, on avait supprimé un lieutenant par batterie, et qu’ainsi cette arme spéciale, si importante de tous temps dans notre système, si précieuse pour nous à l’heure présente, par le prestige dont elle jouit aux yeux de l’étranger, éprouve tout à coup une diminution de 800 lieutenans, singulièrement contraire au bien des services qu’elle est chargée d’assurer.

Est-ce à dire que ces déficits soient graves ? L’Allemagne en a de plus considérables et de plus profonds, qui tiennent à son état social et qui vont s’accroître encore en raison du développement subit qu’elle donne à son cadre. Elle n’en garde pas moins sur nous l’avantage de pouvoir promettre des joies professionnelles plus grandes à ses officiers. Pour s’en convaincre par un exemple, que l’on compare entre eux l’escadron français d’aujourd’hui et l’escadron allemand de demain.

Porté à 150 hommes dans tous les régimens allemands (au lieu de 138), celui-ci est formé pour les 2/3 de cavaliers de deux et trois ans de service, et pour le reste d’autant d’engagés volontaires que de recrues. C’est dire que la portion venue du contingent et mise pour la première fois à cheval pendant l’hiver n’est que le 1/6 du tout, et qu’avec seulement quelques files creuses, l’escadron peut encore manœuvrer en bataille durant cette période de l’année.

L’escadron français est à 130 cavaliers, desquels il faut déduire, si l’on veut descendre jusqu’au détail, les absens par détachement, par indisponibilité ou par congé. On trouve ainsi, sur une situation journalière datée du 28 mars 1913 et signée par un capitaine d’un de nos régimens de dragons : 9 sous- officiers, 9 brigadiers, 94 cavaliers ; total 112 hommes présens. 27 cavaliers sont dans leur deuxième année de service ; il faut en déduire un tailleur, un sellier, un bottier, un cycliste, deux ordonnances. C’est avec le reste qu’on a dû, depuis le 1er octobre, poursuivre l’instruction spéciale des télégraphistes et des mitrailleurs, encadrer 80 recrues, assurer le service de garde et de place, le dressage, le travail et la condition de 190 chevaux dont 40 ne sont âgés que de 5 ou 6 ans et réclament encore des soins particuliers. C’est dire que les anciens n’ont pu participer aux exercices et que l’escadron s’est trouvé partagé en deux groupes : des cavaliers d’un an qui ne montent plus à cheval, et des jeunes soldats, qui n’y montent pas encore.

Au moins, l’instruction de ceux-ci a-t-elle été vivement menée. Après deux mois et demi, ils passent les obstacles avec ou sans étriers ; après quatre mois, ils chargent avec toutes les armes ; le 1er mars, devenus mobilisables, on les aligne sur leurs anciens. Le premier rang a 12 hommes au lieu de 16, le second rang est incomplet ; ainsi, l’unité de guerre n’est pas constituée ; cet escadron, troué comme une écumoire, ne présente pas, en bataille, cette rigidité de barre avec laquelle on charge ; mais, même dans cette forme incomplète, il sera difficile de le rassembler. Car voici maintenant les exigences du service intérieur et de la vie régimentaire : on demande au capitaine-commandant des hommes de corvée, des fourgonniers, des plantons, des employés, des ouvriers, des secrétaires, des ordonnances, des cuisiniers. Le lieutenant voit « ses hommes » manquer au dressage, aux théories, aux classes, et disparaître si définitivement de son peloton que, pour la plupart d’entre eux, les deux années de service s’abaissent à n’être plus que six mois d’instruction.

Sa consolation tardive sera de les ravoir à l’époque des grandes manœuvres ; son orgueil modeste, de se mettre à leur tête, et si cette petite troupe toujours incomplète, une vingtaine de lances seulement, fait quand même son affaire, si elle patrouille, éclaire, rapporte et charge bien, si elle peut, derrière un chef aimé, faire sa brèche dans une troupe ennemie, tout le mérite n’en revient-il pas à celui qui a dirigé une instruction si laborieuse ? La patrie n’a-t-elle pas envers ce soldat une dette de reconnaissance ? Et pourrait-elle s’en acquitter autrement qu’en lui rendant « ses hommes, » en lui payant, en monnaie de troupe, tout le prix de son dévouement ?


Les dépenses militaires ont marché de pair en Allemagne avec le relèvement numérique, non pas seulement parce que des troupes plus nombreuses exigeaient des frais d’entretien plus considérables, mais surtout parce que des efforts budgétaires particuliers étaient jugés nécessaires en raison même de la réduction du service.

C’est ainsi que les « mesures de compensation » demandées par le général Von Einem au Reichstag en 1905 comportaient une augmentation de l’effectif sous-officiers, du nombre des chevaux dans les batteries montées, des allocations plus copieuses de cartouches, la création de stands et de camps d’instruction. Sur ce dernier point, le programme suivi datait de 1893 ; il s’agissait d’y consacrer encore une fois la même somme, — 120 millions à peu près, — affectée déjà à ce chapitre au cours de la période décennale, précédente. La question du réarmement, au contraire, était toute nouvelle, en raison du retard créé par l’adoption malencontreuse, en 1896, du canon de 77 millimètres à tir accéléré. La distribution de la bouche à feu neuer Art (nouveau modèle) commença en 1906 et l’artillerie allemande, largement distancée par la nôtre, entra dans une période d’étude et de transformation qui s’achève à peine aujourd’hui. A l’obusier de 105 millimètres modèle 1898, dont il existe dans chaque corps d’armée un groupe, à l’obusier de 15 centimètres, servi par un bataillon spécial, on a vu s’ajouter depuis d’autres dotations matérielles, destinées cette fois aux trains d’armées : l’obusier de 15 centimètres encore, le mortier de 21 centimètres modèle 1908 ; on y verra demain le canon de 10 centimètres à tir rapide modèle 1904, le canon de 13 centimètres à grande portée. Selon les calculs de notre Revue militaire des armées étrangères, plus de 160 millions de francs ont été affectés depuis 1900 à ces bouches à feu.

L’armement une fois mis en service, les lots de munitions constitués à 385 coups par pièce dans le corps d’armée, on s’occupa plus spécialement de développer les formations auxiliaires et de compléter l’outillage technique. C’est ainsi qu’il a été dépensé depuis 1907 : pour l’aviation et les troupes de communication, 34 millions ; pour la télégraphie, 12 millions ; pour le matériel du génie, 12 millions, etc. Rien que dans le cadre du corps d’armée allemand, l’avance prise est marquée par ce double fait, qu’il existe un détachement de 250 télégraphistes, contre 50 dans le corps français, et un approvisionnement de projecteurs de campagne, qui nous font jusqu’à présent défaut.

Ces supériorités organiques apparaîtraient plus manifestement encore dans la comparaison des outillages d’armées. C’est que pendant toute la période antérieure, de 1893 à 1904, la France n’avait suivi que de loin et comme à regret l’essor ascendant donné par sa voisine à la courbe budgétaire. Nos crédits militaires, inférieurs de 150 millions en moyenne aux crédits allemands, ne dépassaient pas de beaucoup 600 millions ; il existait ainsi en 1905 un retard considérable à notre désavantage qui, joint aux conséquences financières immédiates du passage au service de deux ans, nous obligea, les années suivantes, à relever progressivement nos budgets jusqu’au delà de 850 millions. Mais, pareil à ces Zeppelin dont la tactique est de se rendre invulnérables en faisant dans l’espace un bond vertical, le budget allemand monta plus vite encore ; il dépasse aujourd’hui un milliard.

On ne s’étonnera donc pas que, le 19 décembre dernier, notre précédent ministre de la Guerre ait pu dresser toute une liste de dépenses dites « d’extrême urgence » et s’élevant au total de 635 millions. Ce programme spécial est venu depuis à l’examen de la Chambre, en même temps que le projet de loi sur le recrutement. Délesté de 135 millions reportés aux dépenses ordinaires et destinés à s’échelonner sur les prochains exercices, puis de 60 millions représentant le prix d’un matériel d’obusiers à l’achat duquel de récentes expériences ont montré l’opportunité de surseoir, le devis s’abaisse à 420 millions ainsi décomposés : service de l’artillerie, 214 000 000 ; du génie, 160 000 000 ; de l’intendance, 21 000 000 ; des chemins de fer, 17 000 000 ; des poudres et salpêtres, 5 300 000 ; de santé, 2 600 000 ; service géographique, 100 000.

La destination de ces sommes est, naturellement, tenue secrète ; mais les éclaircissemens sommaires donnés à la Commission du budget et livrés ensuite à la publicité suffisent à faire voir que le « programme spécial » est bien le succédané des mesures de compensation prises par le ministère allemand dès 1905.

Et d’abord, 130 millions demandés en première ligne, représentent pour nous, dans le domaine des achats encore à faire, l’équivalent de ces étendues de landes, de prairies et de bruyères dont l’armée allemande dispose depuis dix ans pour ses évolutions. Autant qu’à elle, ou plus encore qu’à elle, en raison du poids nouveau dont l’instruction de nos régimens de réserve venait peser dans notre balance, les mêmes camps nous étaient nécessaires, et il existait bien chez nous, depuis 1897, un plan selon lequel un camp de division devait être attribué à chacun de nos corps d’armée ; mais jusqu’en 1908, il n’avait pu être alloué encore pour ce chapitre qu’un crédit total de 30 millions. Ces résultats décourageans firent qu’on n’osa plus parler que de camps de brigade. Dix nouveaux millions, en quatre ans, furent attribués à cette rubrique modeste, et voici maintenant notre situation : nous possédons huit camps inachevés, trois de division, cinq de brigade ; les Allemands en ont vingt-cinq, sur lesquels seize de 3 500 hectares, qu’on portera bientôt à 5 600 hectares, sont propres au rassemblement de divisions. En outre, un fonds spécial de 105 millions, provenant de la vente de terrains militaires aux environs de Berlin, sera affecté à la création de cinq nouveaux camps, si bien qu’avant peu, l’Allemagne ne sera plus éloignée d’avoir réalisé le camp de division par corps d’armée.

Un projet dressé par notre état-major vise aujourd’hui chez nous l’achèvement en six ans de dix camps de division : la Courtine, qui existe déjà, Coetquidan, Sissonne, Valdahon, qu’on transformera, et six autres à créer de toutes pièces. Les camps de Châlons et de Mailly, agrandis, pourront servir à des évolutions de corps d’armée ; ceux dii Larzac et de Sauge seront utilisés dans leur état actuel. Les acquisitions nouvelles étant faites cette année même, les premiers aménagemens, l’an prochain, les camps nouveaux pourraient être occupés en partie dès 1915.

Les 214 millions demandés pour l’armement proprement dit paraissent destinés soit à la constitution d’équipages légers d’artillerie, — s’il est vrai qu’en ce point nos besoins stratégiques soient les mêmes que ceux de l’Allemagne, — soit à la réfection d’un matériel de siège qui a vieilli. Le génie complétera son outillage de campagne, renforcera ses places fortes et nous donnera les huits grands dirigeables qui manquent à notre flotte aérienne. La manière dont l’intendance utilisera son crédit nouveau de 21 millions se devine si l’on remarque que depuis 1907 l’intendance allemande a dépensé 19 millions pour « équipages et cuisines roulantes, » faisant la première son profit de l’exemple donné par l’armée russe aux militaires européens, et coupant court de bonne heure aux longues expériences sur ces cuisines faites chez nous depuis 1904.

Si maintenant quelqu’un s’étonne que le total de tous les crédits demandés ne s’élève qu’à un demi-milliard, alors que notre retard budgétaire mesuré depuis 1905 est d’un milliard tout entier, il faudra revenir une fois de plus à la question des effectifs et dire que, tant que la loi de recrutement n’a pas été modifiée, il serait peut-être illusoire d’étendre outre mesure nos sacrifices financiers. Le pouvoir de notre argent trouve assez tôt sa limite, par la raison que les dépenses organiques nous restent interdites, et celles-ci ne deviendront possibles pour nous que quand la libre disposition de trois classes aura renouvelé nos disponibilités de personnel.

Le moyen d’étendre nos formations auxiliaires et nos détachemens spécialisés, quand, pour les trois armes fondamentales elles-mêmes, les combattans font défaut ? quand la formation de 160 batteries nouvelles en 1909 n’a pu se faire qu’au prix d’une diminution intérieure d’effectif (90 hommes au lieu de 103) et d’un emprunt de 8 400 hommes à l’infanterie ? Ce prêt à fond perdu était le dernier qu’elle pût consentir : aussi, pour créer les batteries d’obusiers projetées, proposait-on, hier encore, de revenir aux batteries de campagne à six pièces, non que ce type fût le meilleur, mais il aurait permis une économie de personnel. C’était avouer que nous n’avons plus le choix de nos formes constitutionnelles, que notre loi de recrutement nous les impose et qu’elle coupe court chez nous à toute évolution rationnelle, c’est-à-dire à tout progrès.


Et cependant le développement pris par les formations spéciales n’a pas d’influence directe sur les armes combattantes. Le perfectionnement de l’outillage ne prévaut pas sur la qualité de l’armement. Les effectifs du temps de paix disparaissent dans ceux des unités mobilisées. Il semble enfin que, sur le terrain strictement militaire, notre armée, une fois complétée par l’incorporation des réservistes, doive redevenir égale à l’armée allemande ; mais un instant de réflexion montre qu’il ne peut en être tout à fait ainsi et que seules nos qualités de race viendront alors rétablir l’équilibre à notre profit.

Nos compagnies de guerre à 250 fusils mélangent entre eux des hommes de 21 à 26 ans, appartenant à six classes différentes, deux de l’armée active et quatre de la réserve. Derrière notre première ligne de bataille, des réservistes plus âgés entrent dans des formations de réserve qui figurent aussi dans le bilan des forces et dans le calcul des opérations. Ainsi, la charge militaire repose à la fois sur des hommes jeunes, célibataires, et sur des hommes mûrs, dont la plupart sont mariés. On sait que le décret sur la levée en masse avait établi entre ces deux âges des différences d’obligations : « Les jeunes gens iront au combat. Les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des vivres... » La distinction faite était d’autant plus juste alors que les volontaires pères de famille n’avaient jamais porté les armes sous la Monarchie et qu’ils figuraient dans les rangs républicains pour la première fois. Elle parait moins nécessaire entre soldats et réservistes, tous passés par le même apprentissage militaire ; mais il n’en est que plus frappant de voir aujourd’hui l’armée allemande renouveler dans toute sa rigueur et faire délibérément sien notre principe de 1793.

Par là, s’achève l’évolution commencée chez elle en 1813, marquée dans ses premières étapes par les réformes organiques de 1860, de 1867, de 1871, et systématiquement activée au cours des vingt dernières années. Dès 1893, un des argumens principaux, à l’appui de la loi du lo juillet, fut que, grâce à l’élévation numérique des contingens, on disposerait à l’avenir de classes de réserve plus fortes ; que l’armée active, en se mobilisant, en mettrait à contribution un plus petit nombre, trois par exemple au lieu de quatre ; et qu’ainsi « elle se rajeunirait. » Ce rajeunissement s’est fait si vite que deux classes de réservistes allemands suffisaient hier, là où notre infanterie en utilisait quatre, et que l’objet avoué des renforcemens de 1913 est d’élever assez haut l’état numérique de l’infanterie pour qu’une seule classe suffise à sa mobilisation. Un simple appel de réservistes pourrait alors la porter au pied de guerre, et, par le jeu facile des ordres de convocation, le gouvernement serait maître de la mobilisation en pleine paix chaque fois que sa politique l’exigerait.

La cavalerie allemande, à l’inverse de la nôtre, n’emprunte aucun élément à la réserve. La mobilisation de l’artillerie, jusqu’à ces derniers temps, n’était pas plus rapide d’un côté des Vosges que de l’autre, parce qu’elle se subordonnait à l’opération relativement lente de la réquisition des chevaux ; mais le programme soumis au Reichstag comporte l’acquisition de 28 000 animaux, grâce auxquels l’artillerie se trouvera en partie affranchie des sujétions qu’elle subit aujourd’hui. Il est intéressant d’observer à ce sujet que l’exportation des chevaux français en Allemagne a passé de 4 474 en 1909, à 6 244 en 1910, à 6 873 en 1911, à 7 213 en 1912, qu’elle marquait en janvier 1913 une augmentation de 22 pour 100 sur le mois correspondant de 1912, et que, bien servi par notre indifférence et notre incurie, le programme des achats de 1913 pourra être promptement réalisé.

Rien n’empêchera plus alors l’Allemagne d’exploiter, au point de vue de la mobilisation, cette même richesse en hommes, qui fait sa force numérique en temps de paix. Ces deux avantages, complémentaires l’un de l’autre, trouvent chez nous leur contre-partie dans la prédominance de l’élément réserve sur l’élément actif et dans la lenteur un peu plus grande de notre passage au pied de guerre. Les Allemands font état de cette différence, qu’ils associent dans leur esprit au retard supposé d’élémens auxiliaires, attendus chez nous d’outre-mer, et ils croient pouvoir en conclure qu’ils auront en face de nous l’initiative des opérations.

La zone prévue de leur concentration est la Lorraine allemande, du Mont Donon à Pont-à-Mousson. Cette région, largement innervée par le réseau ferré, abonde en quais de débarquement ; mais différens indices, et notamment le grand nombre de lignes nouvelles ou de tronçons de raccordement, tracés depuis peu dans le Luxembourg belge, ont fait croire qu’une partie de leur offensive déborderait de ce côté jusqu’à la Meuse, peut-être même au delà. S’il en était ainsi, le dispositif allemand du début présenterait dans l’ensemble un caractère linéaire, et tout en ressemblant, avec une amplification colossale, à l’ordre tactique de Frédéric II, s’inspirerait aussi de l’idée frédéricienne de l’enveloppement.

Il n’y a là qu’une modalité possible parmi beaucoup d’autres, telles que la rupture centrale ou l’enveloppement double par les deux ailes à la fois. Mais il suffit qu’elle ait paru hier encore la plus probable aux écrivains militaires des deux nations, pour qu’on puisse la prendre aujourd’hui comme thème et qu’on s’en aide pour raisonner sur les combinaisons allemandes de demain.

La priorité dans le temps qu’ils pensent avoir acquise ne fait qu’accroitre à leurs yeux leur liberté d’action. Tous les modes d’offensive se représentent alors à leur esprit, — enveloppement simple ou double, rupture sur le front, attaque dans le flanc ; — le meilleur pour eux sera celui qui leur permettra d’arriver le plus tôt à un résultat décisif dans l’esprit même de leur avance et de leur vitesse, c’est-à-dire de nous atteindre en flagrant délit de concentration et de nous infliger leur choc, avant que nous ayons pu sortir de notre défensive initiale.

Plus nos zones de concentration seront voisines de la frontière, et plus grand sera pour nous le risque de tomber dans un plan pareil. Si nous prétendions, par exemple, nous concentrer en avant des places d’Epinal, Toul, Verdun, généralement considérées au contraire comme devant couvrir nos rassemblemens, nous aurions pris fâcheusement une avance d’espace qui aggraverait notre retard de temps. Si nous reportons nos zones de débarquement en arrière de ces places et à une profondeur telle que l’espace interposé puisse retarder l’adversaire et nous revaloir notre propre retard, nous abandonnons la défense de cette marge de territoire aux garnisons de nos places et à nos troupes de couverture. Dans l’un et l’autre cas, une offensive directe, immédiate, intensive, partie de la Lorraine allemande, paraît la plus conforme de toutes à l’intérêt des Allemands. Elle peut leur permettre, dans la première hypothèse, de déchirer notre dispositif avant même qu’il ne soit formé ; dans la seconde, de faire brèche à la ligne fortifiée française, ou bien d’en élargir les créneaux trop étroits, de la franchir au plus court et d’atteindre derrière nos rassemblemens encore incomplets.

C’est ainsi qu’en 1913, l’idée napoléonienne de la rupture paraît se substituer dans l’esprit de l’état-major allemand à l’idée frédéricienne de l’enveloppement. Cette variation théorique accompagne la transformation de leur armée en un instrument de choc, en cet outil professionnel que Von der Goltz, dans son livre célèbre sur la Nation armée, supposait mis « aux mains d’un nouvel Alexandre » et dont il menaçait l’Europe, sans savoir alors que son paradoxe serait si tôt réalisé.

Il l’est sous nos yeux, non pas, comme l’écrivait le maréchal, par une poignée de 50 000 soldats, mais par les 500 000 hommes que l’Allemagne peut jeter sur nos frontières en un espace de temps deux fois moindre qu’il y a vingt ans. Elle s’est activée dans l’intervalle, parce qu’elle a senti que nous nous ralentissions. Elle a fait retour à la conception des armées de métier, parce que nous paraissions évoluer vers celle des milices. Elle a patiemment préparé sa loi de 1913, parce qu’elle n’apercevait pas de réponse stratégique plus péremptoire à notre loi de 1905.

Telle est cependant pour certains esprits français la foi dans le système militaire actuel, que, même devant cette réplique, il leur parait encore défendable. Ils proposent de réduire nos unités de l’intérieur au rôle de troupes-cadres, ou de dépôts destinés à la formation des recrues, tandis que le gros de l’armée active occuperait la région frontière et formerait face à l’Allemagne une couche militaire d’une particulière densité. Les troupes-cadres se mobiliseraient par l’absorption d’un nombre considérable de réservistes. Quoique n’étant plus en somme que des formations de réserve, elles constitueraient les armées proprement dites et viendraient en leur temps appuyer la résistance faite dès la première heure par les troupes-frontière sur le territoire envahi.

Ces idées tendancieuses sont incompatibles avec les conditions de notre défense, c’est-à-dire avec l’existence même de notre pays.

Et d’abord, une barrière de troupes actives dressée le long de la frontière serait aux yeux de l’adversaire un appareil peu menaçant, et qui n’aurait compromis que nous. Une armée de première ligne, mise tout entière en couverture, n’est qu’une armée prématurément déployée et tombée d’avance dans le plan de l’ennemi. Des armées de deuxième ligne, composées tout entières de réservistes, sont impropres à supporter le choc de masses professionnelles, pareilles à celles que l’Allemagne va se donner. Ainsi, la répartition des rôles serait chez nous l’inverse de ce que le bon sens réclame : nous ferions de la défensive avec nos jeunes soldats, de l’offensive avec nos vétérans. Entre des forces de couverture qui n’auraient pas l’initiative des opérations, par la raison qu’elles ne doivent pas la prendre, et des armées de campagne impropres à la ressaisir, parce qu’elles se rassembleraient trop tard, nous nous serions mis dans le cas de perdre l’une après l’autre deux batailles, la première avec notre armée active et la seconde avec nos réserves.

La vérité est que le seul moyen possible de déjouer les calculs fondés par les Allemands sur la facilité plus grande de leur mobilisation est de leur opposer notre offensive, menée à notre heure et postérieurement à leur déploiement principal. Il nous faut pour cela une armée active de même espèce que la leur, et telle que, même après leurs nouveaux accroissemens, le rapport général de nos forces aux leurs reste le même qu’auparavant. Trois classes présentes à la fois peuvent seules nous les donner ; on retrouve donc ici, pour des motifs stratégiques, la même nécessité de modifier le régime du recrutement, rendue déjà manifeste pour des raisons d’instruction et d’organisation.


À ces argumens purement militaires, une objection de bon sens a été faite : c’est que trois ans de service au lieu de deux, la reprise en 1913 d’un fardeau déposé depuis 1905, sont des actes graves, et dont les effets peuvent n’être pas tous heureux. Que la volonté publique s’y décide trop tôt, sans avoir mesuré au juste tout ce qu’ils comportent de sacrifice, et demain la lassitude, la rétivité ensuite, finalement l’antimilitarisme, pourront défaire, dans l’ordre des forces morales, ce que le relèvement des effectifs aura fait dans l’ordre des forces matérielles.

Il y a là, en effet, un danger. Mais le remède au mal n’est pas loin. On le trouve dans le développement même que l’armée va recevoir, grâce à l’afflux de forces nouvelles et dans l’activité proprement militaire que va prendre la vie à l’intérieur des unités. Un état numérique plus fort permettra des manœuvres plus animées, un commandement plus efficace, une obéissance plus consciente. Une plus longue durée de service assurera une distribution meilleure des grades, en en augmentant le prix aux yeux des soldats et en provoquant ainsi l’émulation parmi eux. Dans ces conditions, aucune valeur d’homme ne sera perdue pour l’armée ; chacune, selon son poids spécifique, montera à sa place propre dans la hiérarchie. Déjà, sous le régime de la loi de 1905, la force ascensionnelle donnée aux jeunes gens d’une certaine catégorie sociale les faisait rapidement parvenir au grade d’officier de réserve ; on tirait ainsi du rang des soldats d’élite, dignes d’en commander d’autres au combat. Les mêmes avantages offerts aujourd’hui aux mêmes candidats seront mis au prix de plus grands efforts, puisque la loi proposée exigera d’eux d’abord deux années de commun service et qu’ils serviront ensuite une année entière dans le grade d’officier ; mais, là encore, la sévérité de l’épreuve assurera le résultat de la sélection et la correspondance exacte du cadre militaire avec le cadre social.

La lenteur même, la rigueur de cette préparation cesseront d’être senties si la vie militaire devient enfin ce qu’elle doit être : l’étude de la guerre, la préparation à la guerre, la connaissance exacte de la guerre dans toutes ses formes et sous tous ses aspects. Il faut se souvenir du mot de Bugeaud : « qu’il y a entre les armées d’Europe, occupées à leurs routines, et des armées vraiment prêtes à la guerre, la même différence qu’entre des enfans et des adultes. » Il faut laisser nos enfans grandir sous les armes. Il faut, aux troupes immobiles dans leurs garnisons, donner l’émancipation du mouvement et l’affranchissement de l’action ; multiplier pour elles les rassemblemens généraux, élargir les camps d’instruction. La leçon qu’elles y recevront sera d’autant plus féconde qu’étant françaises, elles ont, par instinct, le goût et le besoin de la discipline de guerre.

Qu’on nous les donne donc, ces troupes agissantes, toujours en haleine, toujours en tension ; qu’elles aient l’outillage qui leur manque et faute duquel elles ne ressemblent pas à notre pays ; qu’elles trouvent, dans l’adaptation de la technique aux fins militaires, l’extension et l’assouplissement d’un cadre devenu trop rigide pour absorber toutes nos forces dans le jeu de notre machine militaire et pour provoquer les affinités électives, en multipliant les fonctions ; que, par une pratique constante du terrain, des armes et des outils, elles exercent et fondent ensemble toutes les autorités, toutes les activités, toutes les bonnes volontés ; on reconnaîtra alors que l’armée est bien la nation en armes ; la guerre, la république en défense ; le combat, l’application la plus haute qui puisse être faite des principes de justice et de solidarité.

C’étaient là les perspectives morales que nos pères avaient vues s’ouvrir devant eux le jour où ils avaient décidé que tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie. « Qu’elle est belle, cette idée de la conscription ! s’écriait alors Mourer aux Cinq-Cents. Par elle, l’armée sera toujours dans la République et la République toujours dans l’armée ! » Mais, en apercevant clairement la beauté du principe, le Directoire avait mal réglé la lettre de l’application. Sa loi idéologique du 5 septembre 1798 s’était bornée à dire que, chaque année, des mesures nouvelles préciseraient les obligations des classes conscrites à l’égard de la nation, et les devoirs de chaque génération française par rapport à celles qui l’avaient précédée ou suivie. Pris aussitôt de court par la guerre, il paya cher sur les champs de bataille pour son vague déclamatoire et pour l’insuffisance de sa législation.

Craignons de recevoir nous-mêmes, ou d’infliger à la génération suivante, la même sanglante leçon. Convenons une fois que le problème de la défense nationale est pour la République le seul vital, le seul difficile ; que le caractère de la démocratie française est d’être fortement armée, mais qu’aussi, une armée moderne, avec les caractères nouveaux qu’elle emprunte à l’esprit même de la guerre, avec la division du travail instituée entre tous les participans de l’action, ne peut pas être une charge stérile pour la société.

Au problème de notre constitution militaire, un autre problème, infiniment plus intéressant et plus général, reste attaché : celui du partage à faire entre la cité et le citoyen, de l’équilibre entre ce que la nation doit à l’individu et ce que l’individu doit à la nation. Ce contrat est si difficile qu’il ne faut pas s’étonner d’avoir à le retoucher en 1913, après l’avoir cru réglé en 1905. Le but recule davantage, et cependant un terme d’histoire est atteint. Au seuil de la nouvelle étape, la France se doit à elle-même de ne pas marchander l’effort à fournir. Qu’elle change son fusil d’épaule et qu’elle se mette en chemin !


PATRICE MAHON.