Le Service géographique de l’armée

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LES COULISSES DE LA GUERRE



LE SERVICE GÉOGRAPHIQUE

DE L’ARMÉE

(1914-1918)




En ce petit hôtel du numéro 138 de la rue de Grenelle occupé par le Service géographique de l’armée, s’accomplirent, de 1914 à 1918, des efforts qui contribuèrent à la victoire dans une mesure que bien peu de gens soupçonnent, même parmi les combattants.

Non seulement le Service géographique produisit, à plusieurs dizaines de millions, une cartographie renouvelée et répartie journellement dans tous les corps de troupes, mais on lui confia, quand il ne les inventa pas, de nombreux organes qui firent de lui ni plus ni moins que les yeux de l’armée, avec un champ visuel de plus de six cents kilomètres. Mieux que cela, on peut dire que sur cet immense espace il conférait à l’armée le don de pénétration du lynx de la fable ; car il s’agissait de voir en quelque sorte à travers les montagnes pour découvrir les emplacements des batteries ennemies.


LE DÉVELOPPEMENT DU SERVICE GÉOGRAPHIQUE


Avant de se classer près du ministre de la Guerre, au rang des grandes directions de l’infanterie, de la cavalerie, de l’artillerie et du génie, le Service géographique traversa bien des vicissitudes. Les documents officiels mentionnent la date de 1744 pour la création, en France, du corps des ingénieurs-géographes militaires.

Reconstitués en un corps spécial, ils rendirent d’excellents services aux armées de la Révolution et du Directoire. Le personnel comprenait, en l’an IX, soixante officiers et en l’an XI, leur nombre était porté à cent un. Ils eurent à déployer dans leurs bureaux ou en campagne, le maximum d’activité que le premier Consul, aussitôt élu, imposa à toutes les branches de l’administration, aussi bien civile que militaire. Dès son entrée en fonctions, il fit procéder aux reconnaissances les plus urgentes sur les frontières de Briançon à Neuf-Brisach. Ensuite furent entrepris de grands travaux cartographiques.

Napoléon Ier attachait aux cartes géographiques une importance capitale. Il n’arrêtait aucun projet avant d’avoir étudié non seulement une carte, mais toutes les cartes, tous les plans, tous les documents écrits, trop souvent contradictoires, qu’on pouvait lui donner sur la région qu’il avait en vue. Les bonnes routes n’étaient alors pas nombreuses. Les cartes les indiquaient mal ou ne les indiquaient pas. Impossible de formuler des ordres sans recourir à des reconnaissances préalables, multipliées et poussées à de grandes distances. Ainsi voit-on en septembre 1806 le maréchal Berthier prescrire, au nom de l’Empereur, la mesure suivante : « Vous donnerez des instructions pour que des ingénieurs-géographes marchent toujours à l’avant-garde de chaque corps d’armée. Ils seront à cheval et figureront le pays à droite et à gauche. Ils m’adresseront journellement le croquis de leur travail que je vous remettrai pour être assemblé et mis au net. »

L’Empereur avait en quelque sorte la passion des cartes topographiques. Lorsqu’en 1796, il prit comme général le commandement de l’armée d’Italie, son premier soin fut de se constituer un bureau topographique personnel : ce bureau avait pour chef un officier de troupe, engagé volontaire de 1793, Bacler d’Albe, qu’on retrouve général à la fin de l’Empire. S’il aimait les cartes, il les voulait très lisibles, sur l’échelle de Cassini, laquelle était d’une netteté suffisante en ce temps de routes clairsemées, et dont la mesure subsistait encore d’ailleurs dans ce qui s’est appelé plus tard la carte d’état-major. Ce sont des transports de joie quand on lui soumet enfin des cartes remplissant ses désirs. Son attitude, ses paroles en telle circonstance sont notées dans le curieux rapport du colonel Muriel qui avait été chargé de présenter au souverain, à l’Élysée, le 6 mars 1809, ce qu’on désignait sous le nom de « carte de l’Empereur. » « L’Empereur se couche sur les cartes, examine, parcourt dans tous les sens, toujours à plat ventre sur les pieds et sur les mains, me fait dans l’intervalle des questions sur la manière dont le travail a été fait et sur la nature des matériaux employés. Sa Majesté sifflait de temps en temps et battait la mesure avec ses doigts sur les cartes. Un quart d’heure à peu près passe de la sorte. Sa Majesté, toujours couchée, jette les yeux sur le paquet qui contenait la carte de Basse-Autriche, me demande ce que c’est et, sur ma réponse, me dit de lui donner la carte de Vienne. Cette feuille déployée, Sa Majesté s’assied dessus en s’accoudant, me questionne sur l’échelle et me dit : « Voilà une grande carte ! Voilà des cartes ! »

Se coucher sur les cartes pour les examiner était, paraît-il, la position favorite de Napoléon Ier, même en pleine campagne. Ainsi le voyons-nous, en 1813, à Priesnitz, près Dresde, où il cherchait un point favorable au passage de l’Elbe. « Une batterie formidable, dit Planat de La Faye, placée sur la rive opposée tirait sans interruption quoique notre artillerie ripostât vigoureusement. L’Empereur courut un grand danger : il avait fait étendre une carte sur le sol, et s’était mis à plat ventre dessus pour l’étudier ; le major-général était assis près de lui, et tout le reste à une distance respectueuse, les yeux fixés sur le souverain. Tout à coup un obus vient tomber à dix pas derrière lui, s’enfonce et éclate en le couvrant de terre ainsi que sa carte. Heureusement personne ne fut blessé... L’Empereur se releva en secouant la terre dont il était couvert et dit gaiement : « Ces drôles-là n’en font jamais d’autres[1]. »

Grâce à l’impulsion donnée au corps impérial des ingénieurs-géographes, les bureaux topographiques, à la fin du règne de Napoléon Ier, possédaient des cartes de toute l’Europe, les unes un peu rudimentaires, les autres parfaites pour l’époque.

Passons sur la période intermédiaire : la guerre de 1870 fut une terrible leçon pour la section du Service géographique. A l’exception des cartes d’Allemagne, nulles autres n’existaient en approvisionnement. On n’avait jamais pensé que l’ennemi pût franchir la frontière. Et à l’heure critique, par une conjoncture invraisemblable, on se trouva dans l’impossibilité de tirer aucune carte de la France. Dans la panique qui suivit nos premiers revers, le général Hartung, chef de l’état-major, ordonna d’envoyer en province les planches de cuivre de la carte de France. Ce travail fut confié à un employé du Dépôt de la Guerre qui, après avoir emballé le tout dans cent cinquante caisses, les expédia sur Brest. Sage précaution... à condition toutefois de ne pas être tenue secrète au point de rester ignorée, jusqu’à la fin des hostilités, par les ministres de la défense nationale à Paris et à Tours. « Les cartes manquaient absolument, dit M. de Freycinet, dans son ouvrage la Guerre en province, cependant il en fallait, et pour l’armée et pour l’administration. » Après l’essai de divers et médiocres expédients, on sortit enfin de cette détresse grâce à la découverte, chez la veuve d’un officier supérieur, d’un album complet de la carte d’état-major. Alors, tant bien que mal, et de toute urgence, on installa à Bayonne un atelier de reproductions photographiques qui permit, dans les quatre derniers mois de la campagne, de distribuer quinze mille cartes aux états-majors. Au mois d’août 1871, les cent cinquante caisses de planches de cuivre revenaient de Brest au ministère de la Guerre[2].

Les conséquences lamentables du manque de cartes en 1870 montrèrent péremptoirement que le Service géographique était l’un des rouages essentiels de la défense nationale. Aussi lorsqu’en 1874, il s’agit de réorganiser l’armée sur de nouvelles bases, on reconnut la nécessité de créer, comme il existait en Allemagne, un état-major général chargé de préparer pour le jour voulu, la meilleure mobilisation de toutes nos forces. Dans cette conception, le nouvel état-major général s’incorpora les spécialités de la géodésie et de la topographie en son cinquième bureau. Semblable était à Berlin l’organisation du Service géographique militaire (Landesaufnahme), avec cette différence qu’on y employait autant de fonctionnaires et agents civils que d’officiers et sous-officiers. Le cinquième bureau ne tarda pas à devenir le Service géographique de l’armée dont le statut se résume en ces termes : « Assurer dès le temps de paix, l’approvisionnement en cartes de mobilisation conformément aux dispositions arrêtées par le haut commandement. Renouveler cet approvisionnement au cours de la campagne ainsi que fournir l’armée de toutes les cartes spéciales ou nouvelles dont elle pourrait avoir besoin. Posséder par conséquent le matériel et les réserves de papier nécessaires, et avoir étudié à l’avance les moyens d’augmenter, le cas échéant, la production. Enfin, avoir prévu les dispositions à prendre au cas d’événements contraires qui obligeraient le Service géographique de l’armée à quitter Paris. »

Comme chefs du service institué sur ces bases, continuant les travaux de la triangulation de toute la France et activantla cartographie de l’Algérie, de Tunisie et du Maroc, lescolonels et généraux Perrier, Derrecagaix, de la Noë, Bassot,Berthaut, se succédèrent jusqu’au 1er novembre 1911, date à laquelle le colonel Bourgeois en prit la direction pour la garder jusqu’en 1919.


LA RÉORGANISATION DES SERVICES


Ce qu’il est permis d’appeler la chance française voulut qu’à l’heure de la guerre formidable de 1914, se trouvassent, aussi bien à la tête des armées que dans les autres services, des généraux d’une incontestable supériorité, prédestinés en quelque sorte à assurer la victoire de leur pays dans la conjoncture la plus dangereuse peut-être de son histoire. Rien de plus caractéristique à cet égard, que la présence, à point nommé, du général Bourgeois, au Service géographique de l’armée.

Qualifié d’abord par ses connaissances techniques qui devaient le conduire bientôt à l’Académie des Sciences, il avait le don rare de l’administrateur qui, où qu’il passe, remet toutes choses dans l’ordre le plus parfait, ayant saisi d’un coup d’œil les points essentiels et les détails secondaires. Si précieux que fût cet équilibre d’esprit, il n’aurait cependant pas suffi. Aussi nécessaire était ce que le général Bourgeois possédait à un degré supérieur : le courage d’engager sa responsabilité personnelle, pour résoudre d’urgence les questions imprévues qui allaient jaillir du hasard des chocs d’armées.

Des yeux solidement ouverts, trait saillant de sa physionomie, révèlent sa volonté inflexible de réaliser son dessein. Et son dessein, sa pensée unique ne fut autre, durant cinq années, que de fournir aux armées françaises et à celles des Alliés, avec une diligence ardente, insoumise à 1'obstacle, le matériel de combat dont il avait la charge.

Une fois directeur du Service géographique, en 1911, le temps de prendre contact avec les différentes branches de cette administration, il envisage immédiatement ce qui se passera le jour de la mobilisation. Car si l’on est au ministère de la Guerre, il semble assez naturel de se préoccuper de la guerre. Son premier soin est de faire établir un journal de mobilisation du Service géographique, élément fondamental, inexistant jusqu’alors. Ce journal donnait le tableau du travail quotidien pendant les quinze premiers jours de la mobilisation :

Rassemblement des lots de cartes pour les états-majors ;

Chargement des voitures à cartes de ces états-majors ;

Expédition immédiate aux corps ;

Réquisition éventuelle d’imprimeries de complément à Paris ;

Réquisition de papier chez certains éditeurs ;

Remplacement successif des militaires du service armé.

Si les événements en faisaient malheureusement sentir l’utilité, le douzième jour de ce programme serait consacré au transfèrement d’une imprimerie à Tours, où serait, au besoin, installé plus tard tout le Service géographique. Les détails relatifs aux aménagements de ces annexes, imprimeries et bureaux, furent étudiés secrètement en 1913. D’accord avec l’autorité militaire et la préfecture d’Indre-et-Loire, on disposa deux réquisitions, prêtes à jouer à tout instant : l’une, de deux imprimeries capables de tirer trente mille cartes environ par jour, et l’autre, d’un pensionnat de jeunes filles, dont les locaux étaient favorables à l’organisation des bureaux de Paris. En fait, les imprimeries et le pensionnat furent utilisés jusqu’à la fin de la guerre sans réquisition, leurs propriétaires ayant traité à l’amiable, avec une parfaite bonne volonté.

Les ateliers du Service géographique s’adonnèrent, en 1912, à la modification des limites de la carte existante qu’on avait décidé de prolonger jusqu’au méridien de Stuttgart. Ce n’était pas une petite affaire ; car au travail de réfection s’ajoutait la tâche d’introduire la carte rectifiée dans les lots de mobilisation, autrement dit dans plus de six cent mille paquets de vingt-cinq feuilles chacun en moyenne, soit au total quinze millions de cartes à manipuler. Cette immense besogne s’accrut encore lorsqu’en novembre 1913, l’état-major général passa du plan 16 au plan 17. Celui-ci prévoyant des opérations au Nord-Est, le Service géographique effectua aussitôt le tirage, au format réglementaire, des quatre feuilles figurant la Belgique jusqu’à la limite de Middelbourg et de Bois-le-Duc. Ces deux noms de villes semblent attester qu’on a trop légèrement prétendu, à propos du plan 17, que nous n’attendions rien du côté de la Belgique. Une telle ardeur fut déployée rue de Grenelle qu’au mois de juillet 1914, les approvisionnements de cartes, y compris les quatre feuilles de Belgique, étaient au complet dans les lieux de mobilisation de toutes les unités : actives, de réserve ou territoriales.

Certain que les choses étaient au point dans le Service géographique, le directeur, autorisé le matin même par le ministre, partait le 26 juillet pour Vichy, lorsqu’à la gare de Lyon, il vit arriver un officier dépêché par le ministre de la Guerre. Mis au courant, en deux mots, de la tension diplomatique qui s’accentuait du côté austro-allemand, le général Bourgeois regagna aussitôt la rue de Grenelle. Là, sans désemparer, il ordonna au chef du service de la mobilisation de vérifier, une fois de plus, que tous les corps possédaient leurs lots de cartes conformément aux prescriptions du haut commandement.


LES DÉBUTS DE LA GUERRE DE 1914


En vertu de son ordre de mobilisation, le général Bourgeois se mit, le 2 août, à la disposition du commandant en chef des armées. Celui-ci, connaissant le tempérament zélé et réalisateur du directeur actuel du Service géographique, n’hésita pas à lui demander de se dédoubler en se transportant du ministère de la Guerre au grand quartier général, et inversement, autant de fois que sa présence serait nécessaire ici ou là.

Du cadre normal des officiers spécialistes, il n’en restait que deux, rue de Grenelle. Les autres gagnaient en hâte aux armées leur poste de mobilisation. Le jour même, ils étaient remplacés par d’anciens officiers du Service géographique qui apportèrent, de leurs retraites, un dévouement et un entrain au-dessus de tout éloge. Ils encadrèrent les officiers de complément choisis d’avance et convoqués expressément. C’est avec ce personnel, mixte en quelque sorte, qu’il fallut parer à ce qui se peut appeler le branle-bas de mobilisation. Grâce au tableau de travail établi en temps de paix pour les jours critiques, on échappa aux retards presque inévitables dans des opérations multiples, compliquées et encore inabordées. En quarante-huit heures, deuxième et troisième jours de mobilisation, on prépare les stocks importants de cartes et les agencements des bureaux cartographiques à installer au grand quartier général, et à chacun des quartiers généraux d’armée. Le quatrième jour, des automobiles de réquisition arrivent rue de Grenelle ; en une demi-journée plus une nuit, elles sont aménagées en bureaux-magasins, puis chargées ; et le cinquième jour, à la première heure, elles sont prêtes à partir avec le deuxième échelon des quartiers généraux auxquels elles appartiennent.

Pendant ce temps, afin de subvenir au remplacement journalier des cartes perdues ou détériorées dans les marches et les batailles, les presses de la rue de Grenelle roulaient au fracas de leurs cinquante-quatre mille coups par jour, c’est-à-dire autant de cartes tirées en noir.

Dès le 10 août, il apparut clairement que les Allemands ne se bornaient pas à traverser le Luxembourg, mais qu’ils descendaient à marches forcées, par Aix-la-Chapelle et la Belgique. De cette manœuvre, il résultait que le champ des opérations allait peut-être s’élargir à l’Ouest. Celte supposition ne tarda pas à se changer en réalité. Le 13 août arrivait à Paris l’officier cartographe de la 5e armée, avec mission de rapporter d’urgence des cartes permettant d’étendre plus à l’Ouest le front de cette armée qui tenait notre aile gauche. Le directeur du Service géographique qui, depuis deux ou trois jours, pressentait la possibilité de cette demande, avait combiné les travaux dans ce sens et fut en mesure de satisfaire immédiatement à la requête du général de Lanrezac.

L’échec du plan 17 et la retraite de Charleroi entraînèrent la modification des dispositions prises à l’arrière, notamment celles qui concernaient le Service géographique. Son centre de distribution, comme son nom l’indique, devait être en un point correspondant à la ligne du centre des armées combattantes. Dans le cas de l’action principale dans l’Est, sa place était à Paris, ensuite à Tours, si l’on redoutait l’investissement de la capitale. Prévisions aujourd’hui déroutées par le mouvement de l’ennemi débouchant formidablement par le Nord-Ouest. Non seulement Paris était menacé, mais Tours faisait face maintenant à l’extrême gauche de notre front. Grave inconvénient auquel le général Bourgeois remédia en toute célérité. Il choisit Clermont-Ferrand comme troisième centre de distribution. A des conditions avantageuses, fut loué un couvent de sœurs de charité, local immense,suffisant au besoin pour y établir également le principal de la fabrication. Ainsi se trouvait-on paré à tout événement : si Paris était assiégé, Tours devenait le centre de distribution pour la gauche de nos armées, et Clermont-Ferrand pour la droite.

Le 2 septembre 1914, le Gouvernement part pour Bordeaux, emmenant tous les ministères et leurs directions. Le Service géographique ne pouvait songer à transporter en province l’ancien fonds des cartes du Dépôt de la Guerre. Composé de cartes gravées depuis le règne de Louis XV, y compris celles de Cassini, ce fonds est d’une valeur inestimable. Le directeur le fit emmurer, sans traces visibles, dans les vastes caves du n° 138 de la rue de Grenelle (hôtel de Sens). Par excès de précaution, on aménagea à Bordeaux un troisième centre de fabrication. Mais l’objet important, celui qui, dans la pensée du général Bourgeois, ne pouvait souffrir ni interruption, ni délai, c’était la distribution des cartes de remplacement. Laisser venir les demandes à Bordeaux, c’est-à-dire à la direction, ainsi que l’aurait voulu le règlement dont ne se départirent malheureusement pas d’autres services, c’était organiser le retard et le désordre. Car, du front à Bordeaux, et retour, il fallait compter au moins trois jours, au bout desquels les intéressés risquaient fort d’avoir changé d’adresse. Rompant avec une tradition inapplicable, selon lui, en l’occurrence, le général ordonna que toutes les demandes de cartes seraient envoyées en double, l’une à Paris, l’autre à Bordeaux, et que, sans attendre l’avis de son chef, Paris donnerait satisfaction aux corps qui étaient en ligne. Il estimait qu’un double emploi de cartes était préférable à la pénurie dans une unité quelconque. Il tenait pour principe absolu que les combattants devaient, en tout, pour tout et partout, avoir le sentiment que l’arrière ne les laissera jamais manquer de rien. Toutefois, il avait fallu préalablement conjurer une crise très grave : la menace de voir diminuer le stock permanent de papier que le général avait toujours entendu maintenir très élevé, à l’abri de chômages d’usine, ou de difficultés de transport. Car le papier, pour cette administration, c’est en définitive être ou ne pas être. Or, fin 1914, les prix majorés de jour en jour et hors de toute proportion, peut-être par des accaparements de sous-produits, empêchaient le fonctionnement des grandes papeteries outillées spécialement pour alimenter le Service géographique. Armé des pleins pouvoirs du ministre de la Guerre, le directeur, par ses réquisitions immédiates et par les effets d’un décret d’interdiction de sortie des matières utiles à la papeterie, remit les choses en leur état normal. Et le 10 décembre 1914, le général Bourgeois, dans son rapport au ministre, pouvait dire : « Les marchés en cours de livraison, les stocks de matières premières permettent au Service géographique de l’armée d’envisager l’avenir avec sécurité, dût la guerre durer plus de deux ans encore. La question des cartes ne se pose donc pas ; l’armée peut en user de la façon la plus large, elle sera toujours servie. »

La fabrication difficile et délicate de cartes en aussi grand nombre qu’on en désirât, — ce nombre dépassa seize millions pendant la guerre, — et leur acheminement à tous les points du front, étant désormais réglés, comme une machine automatique pour ainsi dire, n’exigeaient plus du directeur qu’une surveillance de quelques instants au rapport du matin.

Artilleur de carrière, passionné pour tous les problèmes scientifiques de son arme, le général Bourgeois ne tarda pas à trouver un champ d’activité qui élargit singulièrement le rôle du Service géographique, tel qu’il avait été prévu pour le temps de guerre, aussi bien par la France que par l’Allemagne. Ici ni là, tant était grande la conviction d’une guerre à décision rapide, personne n’avait envisagé le Service géographique autrement qu’à titre de fournisseur de cartes. Or ce qui ne devait être qu’une sorte de maison d’édition de documents géographiques devint en outre bientôt en France le centre de projection de toutes les lumières propres à révéler, heure par heure, sur un front de six cents kilomètres, à l’artillerie et aux autres armes, les détails des organisations ennemies, et ceux de notre sphère d’action. Cette innovation issue des conjonctures inattendues de la guerre moderne exigeait de nombreux collaborateurs dont l'éducation spéciale vint encore à la charge du Service géographique. Plus de mille officiers, chargés d’interpréter les travaux topographiques et d’en déterminer les éléments de tir, passèrent par les centres d’instruction fondés à Breteuil, à Château-Thierry, à Neufchâteau et à Nettancourt ; sans compter les officiers italiens qui vinrent plus tard à notre école du lac de Garde, sur le mont Rival. Enfin le corollaire naturel de ce rôle d’investigateur général voulut que le Service géographique s’occupât de la construction des instruments d’optique. Et comme il ne faisait jamais les choses à demi, il assuma également le contrôle de toutes les branches de leur fabrication.

C’est dans cet ordre d’idées que furent créés de toutes pièces, par le Service géographique au cours des hostilités :

Aux armées. — Les groupes de canevas de tir ;

Les sections topographiques de corps d’armée ;

Les sections topographiques de division ;

Les sections de repérage par le son ;

Les sections de repérage par observations terrestres ;

Les écoles d’officiers-orienteurs d’artillerie ;

Le centre de perfectionnement des deux services de repérage.

A l'intérieur. — Le service de fabrication des instruments d’optique et de leur verrerie ;

Le service de fabrication du matériel topographique ;

Le service des plans en relief ;

Le bureau central météorogique militaire.

On estimera aisément la valeur de l’effort accompli en constatant que, le 2 août 1914, le Service géographique n’était représenté à chaque armée que par deux officiers qui devaient suffire dans la période de mouvement. Pareille croyance, pareille organisation dans les deux camps français et allemand. L’erreur était grande, car au jour de l’armistice, de notre côté, -— et probablement de l’autre aussi, — on comptait, sous sa dépendance, en moyenne, à chaque armée, jusqu’à soixante-dix officiers et onze cents sous-officiers ou soldats spécialisés.


LA GUERRE DE TRANCHÉES


L’offensive à outrance avait été, au début, la règle des deux belligérants. Après la bataille de la Marne, celle des Flandres n’ayant pas amené la décision, et les fronts respectifs s’étant allongés et amincis, on se préoccupa de les solidifier. Et de la Suisse à la mer du Nord, sur des centaines et des centaines de kilomètres, les adversaires s’abritèrent, s’enfoncèrent dans la terre, cherchant à se rendre invisibles et à suppléer au nombre par des fortifications improvisées.

C’est alors que le général Bourgeois proposa au général Joffre d’adapter, autant que ce serait possible, à la guerre de position que l’on venait d’inaugurer, les procédés de préparation de tir en usage dans la guerre de siège. A cet effet, et dès le 1er  novembre 1914, fut recruté, parmi les officiers du Service géographique et les ingénieurs du Service hydrographique de la marine, ce qu’on a appelé « les groupes de canevas de tir. » Cette dénomination, sans signification exacte par elle-même, se vulgarisa vite sur le front pour désigner ce qui était, en fait, une succursale du Service géographique. Avant la guerre, on n’entendait par « canevas de tir » que le guide topographique du tir de l’artillerie, plus spécialement pour le tir indirect, c’est-à-dire sur des objets invisibles, qu’ils soient à contrepente ou dissimulés seulement.

Dès 1908, on avait prévu qu’en cas de siège des places allemandes, et particulièrement de Strasbourg, Metz et Thionville, il serait nécessaire d’adjoindre à chacune de nos armées assiégeantes une équipe d’officiers spécialisés, dont les travaux permettraient à notre tir d’atteindre principalement les batteries d’artillerie et les abris de munitions ennemis, toujours cachés soigneusement. Il appartenait donc à ces officiers de découvrir, par tous moyens optiques et géodésiques ou renseignements oraux, les arcanes de la forteresse, puis de les situer sur une carte amplifiée. On en découpait ensuite la portion qui intéressait chaque chef de batterie.

Des cartes d’Alsace-Lorraine, à grande échelle, très claires, nous n’en manquions pas. Nous nous en étions procuré d’autant plus plus facilement que l’état-major allemand en avait autorisé la vente dans le commerce : ces cartes (au 25 000e) étaient établies à une échelle environ trois fois et demi plus grande que notre unique carte d’état-major (au 80 000e). On pouvait par conséquent y porter avec beaucoup plus de clarté les adjonctions utiles au bon fonctionnement du « canevas de tir. » Pour opérer ailleurs qu’à Strasbourg, Metz et Thionville, nous ne possédions que notre carte d’état-major, bonne sans doute pour tracer ou suivre un itinéraire ; mais faible ressource présentement. D’ailleurs, son insuffisance, voire certaines erreurs, avaient été signalées, déjà en 1891, par la commission centrale des travaux géographiques, laquelle préconisait chaudement une carte, à plus grande échelle, donnant le kilomètre carré sur vingt-cinq centimètres carrés (soit au 20 000e). Pour des raisons d’une politique lamentable, les pouvoirs publics reculèrent devant une dépense globale de vingt millions qui eût largement suffi. Ils n’accordèrent qu’un crédit annuel de soixante-quinze mille francs. Avec une telle annuité, il aurait fallu au moins deux cents ans pour achever le travail !

Politique lamentable en effet, car la carte que le budget ne permit pas de réaliser était réclamée non seulement par les chefs militaires, mais avec autant d’instance par les hauts fonctionnaires des administrations civiles. Que ce soit pour les routes, les canaux, les chemins de fer, l’aménagement de forces hydrauliques ou les projets d’irrigations et de drainages, la connaissance parfaite des formes du terrain était de la plus haute importance. Rien qu’en ce qui concerne les chemins de fer, le rapporteur du budget des travaux publics pour 1889, estimait que, si lors du premier tracé des voies ferrées, on avait eu une carte intégrale, on aurait économisé plus d’un milliard, somme fabuleuse à cette époque où l’on n’avait pas encore entendu parler de milliards par centaines, pas même par dizaines.

Donc, en 1914, notre approvisionnement général se bornait à la carte d’état-major, sauf pour les endroits que les modestes crédits avaient permis de relever. C’étaient les environs de Dunkerque, Lille, Maubeuge, Mézières, Nancy, Épinal, Langres, Laon et Paris. En d’autres termes, pour toute la région qui s’étend en longueur de Saint-Omer à Bar-le-Duc, et en hauteur de Givet à Meaux, englobant Amiens, Arras et Châlons, aucun travail cartographique à grande échelle n’avait été fait. Autant dire que cette lacune affectait la majeure partie des pays déjà envahis, ceux où il faudrait bien combattre un jour. L’urgence de remédier à cette situation déplorable, pleine d’anxiété pour le commandement, s’accusa encore davantage quand le général Joffre, en son quartier général de Romilly-sur-Seine, eut adhéré aux propositions du général Bourgeois et lui eut confié pleins pouvoirs pour introduire sans retard dans la guerre de position les méthodes d’artillerie de la guerre de siège.

L’ordre était donné ; l’homme était là pour l’exécuter, c’était parfait. Mais tout de suite se dressa l’objection que l’alpha de cette nouvelle organisation était indispensablement de posséder les éléments primordiaux qui sont à la base du travail géographique : clochers, tourelles, arbres isolés, hautes cheminées, etc... Comment, à défaut de la carte à grande échelle, en vain réclamée depuis 1891, se procurer ces repères fondamentaux qu’elle aurait donnés ?

On n’ignorait pas qu’ils figuraient, ces repères, sur les plans cadastraux de la France. Malheureusement, les plus désirables se trouvaient séquestrés maintenant par l’invasion aux chefs-lieux de département, conservateurs ordinaires de ces documents. Impossible de songer à les y chercher. On en était là, lorsque le directeur du Service géographique se rappela que des copies du cadastre sommeillaient depuis longtemps dans les archives de la rue de Grenelle en attendant que les ressources budgétaires permissent d’entreprendre, sérieusement et non par fragments, la grande réfection de la carte. Le cadastre terminé vers 1850 n’était certes pas la perfection. En premier lieu et pour cause, les chemins de fer n’y étaient pas marqués. Néanmoins, il accusait un nombre considérable de repères : les routes avec leurs intersections qui n’avaient pas changé et, précieux, très précieux jalons, les positions très exactes des maisons dans les villages, et, en particulier, des églises, des écoles sur lesquelles existent le plus souvent des clochetons. Grâce à ce travail autrefois exécuté minutieusement par des géomètres consciencieux, on était sauvé. Avec une photographie aérienne de même dimension, dont on plaquerait les repères, clochers, tourelles, etc., sur ceux du cadastre, on aurait, avec les éléments intermédiaires, révélés par l’objectif, un véritable levé topographique dans tous ses détails. La possibilité de dresser, à grande échelle, une carte des contrées envahies n’est pas la moindre de ces chances heureuses dont l’histoire de la guerre offre plusieurs exemples en faveur de la France.

Il est difficile en effet de s’imaginer à quelles erreurs, à quels retards nos armées auraient pu être exposées sans le secours, sans la collaboration permanente de la carte à vingt-cinq centimètres carrés pour un kilomètre carré. Alors que jadis on n’en voyait guère l’emploi que pour le réglage du tir de l’artillerie de siège, la tournure des opérations démontra son utilité pour d’autres armes. D’abord, l’artillerie de campagne la demanda afin de régler exactement ses tirs de destruction des ouvrages ennemis et ses bombardements des routes propices aux convois de munitions et de ravitaillement des Allemands. A son tour, l’infanterie réclama bientôt, et avec insistance, des cartes très lisibles lui permettant de connaître, en tous ses détails, le terrain qu’elle occupe et celui qui sera le théâtre de ses prochaines attaques. Dans le premier cas, il s’agit avant tout de déterminer le tracé le plus rationnel de la tranchée principale, ou plutôt de la tranchée-mère du dédale de boyaux et de tranchées communicants, qui seront creusés successivement. Pour diriger avec sûreté ce chantier de terrassement, il faut nécessairement un plan intelligible et complet. Dans le second cas, l’infanterie doit préalablement être fixée sur la valeur des obstacles et des appuis qu’elle est susceptible de rencontrer : le moindre bouquet d’arbres, le plus humble ruisseau, un épaulement quelconque, la plus chétive taupinière, sans parler des réseaux de fils de fer, ni des blockhaus de mitrailleuses, peuvent, les uns faciliter, les autres gêner l’attaque. Véritable labyrinthe d’écueils mortels, les positions ennemies devaient, on peut le dire sans exagération, être sondées mètre par mètre, car c’est pied à pied qu’on se disputait le sol, comme par exemple à l’Hartmannswillerkopf où, dans l’été de 1916, les opérations, avec des alternatives d’avance et de recul, durèrent trois mois sur un front de trois kilomètres !

En ces luttes où la parcelle était de réelle importance, tous les gradés, même le chef de demi-section parfois illettré, jouaient un rôle personnel. Dans l’exécution fréquente des coups de main, une correspondance continue s’échangeait avec l’arrière. Pour que tout le monde se comprit dans les ordres et rapports qui s’entrecroisaient, il fallait des deux côtés un graphique similaire et lumineux d’où se détachassent, nettement, les noms donnés arbitrairement aux points qui intéressaient la tactique. En tous sens, mais très distinctes, s’éparpillaient des dénominations dont chacune ne relevait que de la fantaisie du premier qui l’avait écrite. Il y avait, par exemple, le bois en V ; le bois en T ; le bois en U ; le bois Sabot ; le Trapèze ; le ravin de la Mort ; la tranchée des Bébés ; celle du Turkestan ; les boyaux de Hongrie, du Casque, des Valkyries, et d’autres qui eurent leur moment de tragique célébrité. Des arbres mêmes bénéficièrent d’un état civil. Seuls les réseaux de fils de fer n’eurent point les honneurs du baptême. On se bornait à indiquer leurs sinuosités se déroulant en certains endroits sur neuf lignes et plus. Cette défense massive dépasse quelque peu les limites de la prudence. Elle témoigne, chez notre adversaire, plutôt une inquiétude jamais apaisée qu’une grande confiance dans sa marche en avant.

Les figures ci-contre A et B représentent dans leurs cadres le même espace de terrain :

(A) au 80000e, c’est-à-dire un centimètre et demi carré pour un kilomètre carré, sur la carte d’état-major, la seule carte de mobilisation que nous possédions en 1914 ;

(B) au 20 000e, c’est-à-dire vingt-cinq centimètres carrés pour un kilomètre carré, sur le plan directeur de guerre (ou nouvelle carte) qui, du jour de son apparition, fut d’un emploi constant, et donna, durant toute la campagne, satisfaction complète aux artilleurs, aux états-majors et aux autres armes.

Un simple coup d’œil suffit pour voir que, sous peine de créer l’indéchiffrable, on ne pouvait reporter en A toutes les indications données par le plan directeur (B) qui mérite à tous les égards le nom de vraie carte, de carte technique par excellence.

En outre, lorsque les défenses allemandes se multiplièrent davantage, on établit une carte seize fois plus grande encore que B. Cet agrandissement a permis de montrer, de la façon la plus claire, l’ensemble de l’organisation ennemie jusqu’en ses moindres détails : mitrailleuses, lance-mines, réseaux de fils de fer, chevaux de frise, lignes téléphoniques, chemins de fer à voie étroite, postes de commandement d’officiers de tous grades, abris, tranchées et boyaux de toute importance. On comprend de quelle valeur inestimable était, au moment d’une attaque d’infanterie, ce document grâce auquel notre plus jeune aspirant ou l’humble sergent en savait presque autant que le grand quartier général allemand.

Quelque diligence que l’on apportât à mettre en œuvre les matériaux recueillis de tous côtés : au cadastre, aux bureaux des compagnies de chemins de fer, aux services des forêts et des canaux, ce n’est que vers septembre 1915, au moment de notre offensive de Champagne, que commencèrent à être répandus sur le front des plans directeurs parfaits.

C’est que, malgré tout le zèle déployé, on avait rencontré des difficultés qu’on ne pouvait tourner. Le classement méthodique des éléments venus de part et d’autre, leur ajustement et la construction de la carte constituaient déjà une besogne délicate et longue. Ensuite, le plan une fois dressé, il fallut organiser un service de mise à jour ; car chez nous comme chez l’ennemi, les emplacements de troupes avec leurs ouvrages défensifs se modifiaient à tout instant sous la pression adverse. Il importait de les noter sur la carte. A cet effet, furent installés, auprès de chaque corps d’armée, des offices de reproduction qui fournissaient journellement les graphiques rectificatifs à transcrire au plan directeur. Ces rectification comprenaient les observations nouvelles reçues de toutes parts, principalement du service aéronautique. Celui-ci, pour la seule bataille qui nous rendit maîtres du Mort-Homme et de la cote 304, ne donna pas moins de cinq mille six cent quatre-vingts clichés photographiques, en août et septembre 1917.

Avec son activité ordinaire, le Service géographique parvint à livrer les quantités suivantes de plans directeurs : en 1914, trois cents ; en 1915, neuf cent treize mille ; en 1916, trois millions cinq cent sept mille ; en 1917, quatre millions quatre cent vingt-sept mille ; en 1918, quatre millions quatre cent soixante mille. Ce résultat étonnant par lui-même le devient plus encore, si l’on songe que rien de ce qui était relatif à une extension du « canevas de tir » n’avait été envisagé en temps de paix. 11 n’existait nulle part de personnel préparé à ce genre de travail. Il fallut prélever, dans les corps, un par un, les militaires que leurs occupations dans la vie civile rattachaient plus ou moins étroitement aux arts du dessin et de la topographie. Une excellente source de recrutement se trouva parmi les architectes et les géomètres. Un certain contingent provint aussi des dessinateurs industriels dans tous les genres : mécanique, étoffes, broderies ou dentelles. Dans le nombre, se rencontrèrent même des artistes-peintres, des sculpteurs dont quelques-uns étaient des prix de Rome. Ces collaborateurs venus de toutes les branches de l’art et de l’industrie se distinguèrent par une extrême bonne volonté, sans laquelle on n’aurait pu aboutir, car tout était nouveau en cette affaire, pour les chefs comme pour les subordonnés.

Déchiffrer un cliché obtenu en avion, y déceler les batteries, les abris de munitions, chose difficile en soi, le devenait chaque jour davantage en raison de ce que le camouflage se perfectionnait par des procédés de plus en plus ingénieux. Parmi des organisations qu’on s’était efforcé de construire sensiblement pareilles, quelles étaient les vraies ? Quelles étaient les fausses ? Pour répondre à ces questions, pas de méthode connue. Les clichés n’étaient jamais bons. L’image qui aurait dû être prise verticalement s’était fixée au hasard des mouvements irréguliers de l’avion. Elle s’offrait confuse, baroque. Pour discerner la vérité dans l’infinie variété des déformations photographiques, on ne pouvait compter que sur une longue habitude servie par une sorte de sens divinatoire.

Ce labeur compliqué s’ajoutait aux autres soins déjà dévolus aux modestes « canevas de tir » du début. L’appellation « Groupes de canevas de tir » s’appliquait aujourd’hui à de grands établissements composés de bureaux, d’ateliers, de laboratoires, et de vastes magasins où se distribuaient cartes, boussoles, instruments de mesure et d’optique de toute sorte ; parfois il y avait en outre un train d’imprimerie, composé de quinze wagons, avec les presses mécaniques, les ateliers de photographie et d’héliogravure. Nous en avions même un, au lac de Garde, dirigé par un imprimeur de Toulouse. A toute heure, coup sur coup, arrivaient les directions du commandement, les photographies de l’aéronautique, les renseignements recueillis de l’interrogatoire des prisonniers et des espions. Suivre les unes, éclaircir les autres, cribler le reste et ensuite mettre au point le plan directeur du lendemain, c’était un travail ininterrompu de jour et de nuit. Nos alliés Belges, Anglais, Italiens adoptèrent une organisation analogue à la nôtre, dès qu’ils eurent constaté les services énormes rendus par notre manière de traiter l’exploitation du plan directeur. Quant à l’armée américaine, elle s’est mise modestement, et avec la meilleure grâce du monde, à l’école chez nous. Son personnel géographique fut instruit au camp de Valdahon (Doubs). Les Allemands eux-mêmes instituèrent des plans directeurs similaires aux nôtres, après nous en avoir pris. Autant qu’ils le purent, ils nous copièrent littéralement. Dans le délai de deux mois, on était presque certain de retrouver sur leurs plans comme dans leurs règlements les modifications et améliorations successives que nous avions apportées aux nôtres.

LE REPÉRAGE PAR LE SON


Ne connaissant pas de limites à ses ressources d’activité, le Service géographique n’hésita pas à se charger d’une nouvelle et très importante organisation, celle du repérage par le son. Le problème du repérage par le son, se posa presque à l’instant où partit du côté de l’ennemi, en 1914, le premier coup d’un canon à longue portée. Répondre au canon par le canon, contre-battre les pièces qui répandent la dévastation et la mort dans les lignes, abris ou cantonnements, et qui entravent la circulation sur les routes, c’est un des rôles essentiels de l’artillerie. Les systèmes d’information ordinaires : la fumée de départ pendant le jour, la flamme de décharge dans la nuit, les recherches optiques terrestres ou aériennes sont de précieux guides de riposte. Mais le temps s’opposait souvent à ces genres d’investigation : le brouillard, la pluie, la neige paralysaient l’aviation et l’observation visuelle. On ne percevait que la détonation et encore très fréquemment après que le projectile avait éclaté et fait ses ravages. Tenant compte des installations et des versants inapercevables, on peut énoncer comme axiome qu’en matière d’artillerie on entend mieux qu’on ne voit.

Dès l’ouverture des hostilités, le général Nivelle, alors colonel d’artillerie, se préoccupa des possibilités de déceler les batteries en activité par l’audition du coup de canon. Théoriquement, le problème est assez simple. Il repose sur la vitesse du son. Celui-ci, parcourant trois cent quarante mètres par seconde, sera toujours perçu à des temps différents, par des écouteurs qu’on aurait postés séparément, par exemple, à Montmartre, à Grenelle et à Ville-d’Avray. Si dans ce cas, le premier a entendu la détonation à midi juste, il est certain que le deuxième, vu son éloignement, la recevra à midi trois secondes, et le troisième, à midi huit secondes. Prenant pour base ces écarts d’audition qui valent des mètres ou des kilomètres, et s’appuyant sur le tracé géométrique de deux hyperboles, tout mathématicien déterminera sans peine la position de la pièce qui a tiré. Solution théorique facile, mais qu’il s’agissait de transporter dans la pratique.

Cela présentait de sérieuses difficultés. Néanmoins, la réalisation désirée fut promptement obtenue, grâce à la très heureuse idée du colonel Nivelle qui soumit la question à l’un de ses subordonnés, astronome de l’Observatoire de Paris, amené sous ses ordres par le hasard de la mobilisation. C’était le brigadier Nordmann, promu successivement maréchal-des-logis, puis sous-lieutenant. Le brigadier Nordmann fut donc le premier qui imagina un appareil de repérage par le son. Tout le monde a vu, dans les bureaux de poste, le télégraphiste frapper, sur le bouton d’une patte articulée, des coups qui impriment des signes sur un ruban de papier. Supposez que ce ruban soit divisé en secondes, par exemple ; le coup tapé par un observateur ou un écouteur se marquera sur l’une de ces divisions. Tels sont les rudiments dont s’est servi le brigadier Nordmann pour construire un appareil composé d’une pendule à secondes, en connexion électrique avec un chronographe actionnant des plumes ou aiguilles enregistreuses ; celles-ci pointeront sur le ruban l’instant exact de la perception à chaque poste d’écoute. Ces éléments deviennent les facteurs principaux de la détermination du point de départ du son.

Le colonel Nivelle ne fut pas seul à se préoccuper de la question du repérage par le son. Dès le 20 septembre 1914, le Service géographique, alors à Bordeaux, recevait de M. Esclangon, astronome à l’Observatoire et professeur à la Faculté des sciences de cette ville, un mémoire très complet, spécifiant en embryon la plupart des perfectionnements qui ont donné plus tard le meilleur résultat auquel on soit arrivé. M. Esclangon indiquait même qu’à l’institut Marey on trouverait les instruments nécessaires à l’expérimentation de ses idées. Par une coïncidence curieuse, dans le courant d’une semaine, à trois ou quatre jours près, le Service géographique était saisi d’autres propositions concernant le repérage par le son. Elles émanaient de M. Driencourt, ingénieur hydrographe de la marine et du colonel Ferrié, directeur de la télégraphie sans fil. Dans le même temps, M. Painlevé, président de la commission des inventions, soumettait au ministre de la Guerre, qui les transmettait au général Bourgeois, les essais faits à Paris par M. Nordmann.

L’idée parcourut-elle le monde scientifique ou naquit-elle spontanément dans les cerveaux qui tous n’aspiraient qu’à seconder les efforts de la défense nationale ? Toujours est-il qu’en ce mois de septembre 1914, le problème du repérage par le son était étudié par une légion de savants, parmi lesquels, mis à part les spécialistes du Service géographique, il faut se borner à citer : MM. Nordmann, Esclangon, Driencourt, Ferrié, Georges Claude, Pierre Weiss, Cotton, professeur à la Sorbonne, Dufour, professeur au lycée Louis-le-Grand, l’abbé Rousselet, professeur au Collège de France, Émile Borel, sous-directeur de l’École normale, et au nombre de nos amis, imbus également de notre idéal, M. Bull, physicien anglais, attaché à l’institut Marey. Ce fut une fièvre d’activité dans les laboratoires et en plein air. Les uns demandaient au gouvernement de Paris qu’on tirât pour eux des coups de canon à blanc ; d’autres s’évertuaient à faire des essais ingénieux, tel M. Dufour qui, impatient de vérifier ses conceptions, observait, dans les dépendances de l’École normale, rue d’Ulm, les battements d’une grosse caisse.

Pendant que se poursuivaient ces divers travaux, la réalisation obtenue par M. Nordmann était utilisée sur le front. Elle donnait des résultats, sinon parfaits, du moins fort appréciables. Une première modification y fut apportée par la suppression des hommes écouteurs, dont l’ouïe peut être plus ou moins sensible, les mouvements plus ou moins vifs, facteurs importants lorsqu’il s’agit de fractions de secondes. Des microphones récepteurs et transmetteurs automatiques remplacèrent l’oreille humaine. A côté du système Nordmann modifié, on employa les dispositifs Dufour, Bull, et Cotton-Weiss comportant des variantes d’acoustique ou d’adjonction photographique. Donc quatre systèmes à peu près égaux dans leurs effets étaient exploités. Ils permirent de réduire au silence nombre de bouches à feu invisibles.

Cependant, on acquit bientôt la certitude que, parfois, des détonations accusées par le microphone ne se rapportaient, ne pouvaient se rapporter à rien. Quelque effort que l’on fit pour le contre-battre, le tir ennemi continuait régulier comme en pleine quiétude. Et pourtant, par la même méthode, on touchait le but en d’autres points. A quelle cause faire remonter ce mélange de vraies ou fausses indications ? La science s’attacha à l’analyse de ce phénomène déconcertant, dont elle fournit assez promptement l’explication. Elle démontra que, dans le cas d’un tir à projection rapide, supérieure à trois cent quarante mètres par seconde (vitesse du son), toujours l’obus court en avant du son qu’il a produit au sortir du canon. Or, ainsi que la proue d’un navire en marche fend et déplace bruyamment les eaux, l’obus déchire et refoule les couches d’air avec un fracas qui va devançant le bruit de la décharge de la pièce. Ce phénomène a reçu le nom d'onde de choc. Son origine étant connue, comment éviter la confusion ? Comment différencier à l’audition, le coup d’onde de choc du coup de détonation ? Par des études qui leur font grand honneur, nos savants mirent en évidence le contraste existant entre les deux ondes. La première, celle de choc, se dessine en une seule ligne courbe, genre de vague unique ; et la deuxième, celle de détonation, en une série de festons allongés. Ceci trouvé, les spécialistes du récepteur central eurent la faculté d’éliminer les bruits parasites, dénoncés sur la bande enregistreuse par leur forme de vague.

Si, par cette amélioration notable, la méthode avait atteint son plein rendement, cela ne veut cependant pas dire qu’on possédait le repérage absolu de toute pièce en activité. Diverses anicroches compliquaient encore fréquemment la tâche de nos observateurs. L’adversaire, sachant qu’il est guetté, s’ingénie à dérouter les recherches. Son meilleur moyen est de couvrir de rafales même perdues, la voix du canon qu’il tient à garder secret. La multiplicité des ondes sonores produit alors un emmêlement quasi indéchiffrable des signaux. Toutefois, l’habitude et la patience parviendront à dégager la vérité parmi ces troubles artificiels, comme elles feront état des altérations causées par les ravins, les collines, les bois, le vent et la neige.

Regardant du côté des Allemands, on remarque qu’en ce qui concerne nos méthodes scientifiques de repérage par le son, ils étaient fort en retard sur nous. Qu’ils en aient eu l’intuition plus ou moins confuse, c’est possible, même probable. Nous n’en savons rien. Mais la certitude est que nous ne découvrîmes, chez eux, l’existence de sections de repérage par le son, sous le nom de Schall Mestrup, que trois mois après qu’ils se furent emparés d’un de nos postes, lors de la première attaque par les gaz asphyxiants (26 avril 1916). Il semble bien pourtant qu’ils ignorèrent ou ne pénétrèrent pas aisément nos perfectionnements ultérieurs, œuvre de nos savants ; car ils demeurèrent attachés, jusqu’à la fin de la guerre, à des systèmes rudimentaires que nous avions dépassés depuis longtemps.

LES NOUVELLES MÉTHODES D’OBSERVATION


Nos postes ou sections de repérage par le son se complétaient par des « observatoires terrestres » qui dépêchaient également leurs renseignements aux laboratoires ou offices centraux géographiques des armées. Les observatoires avaient pour mission de surveiller le champ de bataille, et particulièrement de situer sur la carte les batteries ennemies révélées par leurs fumées et lueurs. De ces observatoires, on en comptait en moyenne, selon la configuration topographique, quatre ou cinq par dizaine de kilomètres de front.

Le plus haut dignitaire de l’armée ennemie, le maréchal Hindenburg, dans ses Mémoires, n’hésite pas à voir dans l’excellence des observatoires terrestres du front des Alliés, l’une des premières causes de la débâcle allemande, inaugurée positivement le 8 août 1918. Il dit, en parlant de cette journée que le général Ludendorff, de son côté, a qualifiée de « jour de deuil de l’armée allemande : » « Nos troupes avaient trop songé sur ce front à la continuation de l’offensive et pas assez à la défensive. Il faut reconnaître toutefois que creuser des tranchées et construire des défenses accessoires, au contact immédiat de l’ennemi, était un travail qui nous causait beaucoup de pertes, car les observateurs ennemis déclenchaient immédiatement le feu de leur artillerie sur tous les mouvements qu’ils remarquaient et même sur des hommes isolés. »

La marche à la victoire s’était arrêtée pour les deux adversaires, après les batailles de la Marne et de l’Yser. En ces rencontres formidables, le chef français et le chef allemand s’étaient inspirés de la doctrine napoléonienne dont l’un des préceptes dit que « dans une bataille, il faut toujours tirer sans calculer la dépense des boulets. » Trop religieusement peut-être, avait été écoutée la parole de celui qui a le mieux connu la profession des armes. On avait dépensé même les réserves des magasins de l’arrière. Des deux côtés, il fallait attendre maintenant les secours de l’intérieur, et surtout les secours en munitions pour une consommation qui continuerait à dépasser de beaucoup les prévisions initiales des états-majors. Cela promettait d’être long. On n’improvise pas la remise en marche de fabriques abandonnées brutalement le jour de la mobilisation. Encore moins peut-on d’un coup de baguette édifier de grandes usines, les équiper de machines encore inexistantes pour la plupart ; enfin éduquer les milliers et les milliers d’ouvriers spécialistes nécessaires à une énorme production d’armement et de munitions. Ainsi ajournés, les belligérants durent recourir aux fortifications de campagne pour se rendre inexpugnables. Comme conséquence, les armées changèrent leur mode de formation. L’ordre en masses profondes pour la guerre de mouvement s’étira en ordre mince sur une longueur de plus de cinq cents kilomètres. Face à face, c’étaient en réalité deux armées à la fois assiégeantes et assiégées. Elles défendaient l’immense place de guerre, dans l’espèce le terrain dont chacune avait la garde. L’une et l’autre guettaient l’occasion de faire une brèche. Malheur à qui se laisserait entamer ! Malheur à qui serait contraint de tourner le dos ! Dans cet ordre mince de combat, chaque point serait vulnérable, si les efforts de l’ennemi n’étaient aussitôt enrayés par l’action de l’artillerie. Celle-ci également égrenée, pièce contre pièce pour ainsi dire, devait agir avec plus de précision encore que dans les opérations ordinaires. Jamais champ d’études ne s’offrit plus spacieux, ni plus propice aux exercices de tir.

Avec la collaboration de la haute science, — ce nouvel agent de la guerre, qui chaque jour étendait son influence, — on rechercha tous les défauts d’un tir cependant remarquablement ajusté, selon les lois de la balistique courante. On en vint à tenir compte, dans le réglage du canon, du poids des obus. Ceux-ci, bien que conditionnés pareillement à l’usinage, étaient néanmoins parfois plus ou moins lourds. De ce fait, ils dépassaient ou n’atteignaient pas leur but. Dans le même ordre d’examen, on analysa les propriétés de chaque lot de poudre. Quoique préparée d’après des principes sévères et avec des matières identiques, elle présentait assez souvent des différences qui, même minimes, faussaient la rectitude du tir. Enfin, on porta la plus grande attention sur les phénomènes atmosphériques dont les effets sont loin d’être négligeables dans les conditions actuelles de la guerre. Les préparations d’offensive, les chances favorables ou contraires aux excursions des aviateurs, le perfectionnement de plus en plus désirable des tirs à très grandes distances, l’apparition des gaz toxiques dans la bataille, montrèrent la nécessité de connaître, au mieux possible pour toutes les régions du front, les présomptions de la science météorologique. Dès le commencement de la guerre, trois services météorologiques, l’un sur le front, l’autre rue de Grenelle au Service géographique, le troisième à l’Office civil ordinaire, contribuaient à renseigner les armées sur les prévisions du temps. Afin de centraliser toutes les indications utiles et de coordonner les méthodes, fut créée, en 1917, sous les ordres du général Bourgeois, une direction unique des services météorologiques, chargée de communiquer plusieurs fois par jour, aux armées intéressées, les pronostics atmosphériques dont le prix se conçoit aisément.

L’époque d’une attaque générale, on le sait, est fixée assez longtemps d’avance par les considérations stratégiques, liées souvent elles-mêmes à des combinaisons politiques. Toutefois, l’heure du déclenchement peut, en dernier ressort, être retardée selon la teneur du bulletin météorologique qui, toutes les six heures de jour et de nuit, par le télégraphe et par téléphone, fournit au haut commandement des indications sur le temps qu’il fait, et ses changements probables partout sur le front. Les grandes perturbations viennent de l’Océan. Leur apparition, leur développement éventuel, étaient déduits de quelque trois cents dépêches ou câblogrammes reçus journellement de presque tous les points du globe. C’est assurément un avantage que nous avions sur les Allemands. Malgré leurs sous-marins, ils ne recevaient rien de l’Atlantique, encore moins des côtes de Bretagne. Sous ce rapport, on peut dire qu’ils avaient un bandeau sur les yeux. A l’aide des avertissements venus de tous côtés, le vent était traqué comme un fauve dans une forêt. Savoir où il va, c’est connaître la menace du danger. L’annonce du déplacement des orages jouait, on le comprend, un rôle important. L’orage voyage en quelque sorte comme en chemin de fer, avec des horaires à peu près certains. Si, par exemple, il passe sur Paris à quatre heures, il sera indubitablement, étant donnée sa direction, à sept heures, à Châlons-sur-Marne, et ainsi de suite. A ce propos, on eut un jour la preuve évidente que le service météorologique des Allemands était bien inférieur au nôtre : au moment de leur grande attaque du 15 juillet 1918, éclata un orage épouvantable qui, prévu par nous, fut ignoré de leur côté à ce point qu’ils permirent la sortie de leurs avions, dont deux s’abattirent dans nos lignes de la région de la Meuse.

En artillerie, le tir est inefficace, si l’on ne tient pas compte de l’effet du vent. Moins considérable sur la direction du projectile, son action est très sérieuse sur sa portée. Dans ce cas, par un vent d’une vitesse de dix mètres par seconde, l’obus a toutes chances de tomber au moins à trois cents mètres en deçà du but visé par le canon de 155 tirant à dix mille mètres. Dans la même hypothèse, la déviation latérale ne serait que de moitié. En principe, les diverses poussées du vent, si violentes soient-elles, n’ont pas la brutalité qu’on pourrait croire. Pratiquement, on leur attribue une durée moyenne de trois heures. Des tables de calculs appropriées permettent de voir d’un coup d’œil la rectification de réglage convenable à la force du vent. Une fois la science entrée dans la synthèse du tir, elle ne laissa pas de s’occuper de la température qui agit elle-même, en augmentation ou en diminution, sur la précision de l’arme de jet, comme on disait jadis. Raréfaction ou condensation de l’air : résultats différents. De sorte que les éléments de tir se modifient à tout instant, au caprice du thermomètre et du baromètre. Toutes ces choses qui semblent très compliquées, le seraient en effet, si elles n’avaient été fort simplifiées par un instrument portatif construit par le Service géographique, et qui donne automatiquement les calculs de réglage par rapport à l’activité du vent et aux conditions atmosphériques.

En matière d’aviation, la météorologie avait pour mission essentielle de mesurer la puissance du vent à toutes les hauteurs dans les régions que l’avion se propose de parcourir. Quand l’aviateur Marchai entreprit et réussit l’audacieux projet d’atterrir en Galicie russe, en survolant Berlin, la météorologie lui avait donné, pour dix heures consécutives, les évolutions probables des vents sur lesquelles il devait régler sa marche. L’établissement de semblables codes de tactique aérienne exigeait le contrôle, d’apparence irréalisable, de ce qu’on ne découvre pas dans l’atmosphère, c’est-à-dire au delà d’un kilomètre par temps couvert. Impossible de créer artificiellement un nuage de fumée, comme on faisait en cas de besoin par un temps clair. Donc, rien à voir ; il ne restait qu’à entendre. Mais quoi ? Mais comment ? On eut alors l’idée de lancer dans les airs un nuage sonore, sous forme de ballonnet libre, muni de cent cinquante petites cartouches de mélinite qui exploseront mécaniquement à des intervalles connus. Et le problème est ainsi ramené à ce que nous avons déjà vu pour le repérage par le son, avec en plus, cependant, la détermination du son en hauteur. La différence des éclatements enregistrés par de multiples microphones écouteurs a permis, non seulement de calculer la vitesse du vent qui était celle de l’aérostat, mais aussi de discerner parfaitement la distance latérale et la distance longitudinale. Il n’apparait pas que l’ennemi ait jamais soupçonné l’objet de cette petite pyrotechnie aérienne. Peut-être a-t-il cru que c’étaient des coups de fusil isolés. On n’a d’ailleurs aucune connaissance d’un moyen quelconque qu’il eût employé pour apprécier la valeur du vent dans les sphères interdites à l’observation visuelle.

Essentielle était aussi la prévision du brouillard. L’atterrissage dans le brouillard est, sauf miracle, la mort certaine de l’aviateur. Le refroidissement de l’air, dans des conditions particulières de l’atmosphère, est l’indice qui permet de calculer l’heure où le pilote doit atterrir avant d’être enveloppé par le brouillard. Il est à peine besoin de noter que la prévision de la direction du vent intervenait logiquement dans les attaques précédées de gaz toxiques. Il importait au premier chef qu’elles n’eussent pas lieu à l’heure où le vent ferait volte-face et retournerait le fluide mortel sur les envoyeurs.


LA CRISE DE L’OPTIQUE


Malgré le poids des responsabilités d’ordre presque purement scientifique qu’il avait déjà prises, le général Bourgeois crut devoir, dès 1915, attirer à lui le contrôle d’une fabrication de guerre qu’il jugeait susceptible d’un plus grand développement. Il s’agissait des instruments d’optique dont la construction relève mi-partie de la science, mi-partie de l’industrie. Là, sa maîtrise administrative s’affirma dans toute son ampleur. Deux faits qu’il suffira d’énoncer en fournissent l’attestation frappante. Premièrement : si nous prenons, entre autres, les jumelles de guerre, nous verrons qu’au moment où elles passèrent aux mains du Service géographique (février 1915), leur production mensuelle, qui se chiffrait par mille pièces à peine, atteignit progressivement, en 1916, le nombre fabuleux, en l espèce, de 25 000 par mois. Deuxièmement : produire de grandes quantités, c’était déjà bien, vu l’urgence ; mais produire beaucoup, et à très bon compte, c’était infiniment mieux. N’est-ce pas, d’ailleurs, remplir l’idéal du véritable chef d’industrie ? Le Service géographique, que ce soit avec le bon vouloir spontané, — et plus fréquent qu’on ne croit, — des fournisseurs, ou que ce soit à l’aide d’une pression raisonnée et tenace, le Service géographique, dis-je, ne dépassa point les prix d’achat d’avant-guerre. Et ces prix furent maintenus jusqu’à la fin des hostilités.

La fabrication des boussoles pour l’infanterie est la première dont le Service géographique eut à s’occuper. C’était en novembre 1914. Il fallait 14 000 boussoles tout de suite. Cette industrie n’existait pour ainsi dire pas en France : il appartint donc au Service géographique de la créer. Six mois plus tard, en mai 1915, il y avait 15 500 boussoles, tant distribuées qu’en cours de distribution ou de livraison. Enfin, les besoins s’étant accrus avec les effectifs, ce nombre était porté à 50 000 à la date du 15 juin 1916.

Afin d’éviter le retour de graves erreurs, il convient de dire ici les causes de l’effrayante pénurie d’instruments d’optique où l’on se trouva le jour de la déclaration de guerre. Comme pour l’artillerie lourde, on en parlait beaucoup, mais on n’y pensait jamais pratiquement. Nous n’ignorions cependant pas l’intérêt que, dans leurs préparatifs de guerre, nos ennemis attachaient à ces deux parties de l’armement. Les modèles qu’ils avaient adoptés étaient d’autant mieux connus, au moins en ce qui concerne les instruments d’optique, que les usiniers d’outre-Rhin en faisaient offrir la fourniture à notre ministre de la Guerre. Sans entrer dans le détail des erreurs, constatons que l’approvisionnement de l’armée en jumelles analogues à celles des Allemands fut, pendant une dizaine d’années, l’objet de mesures indécises et lentes, qui nous retinrent loin d’une production immédiate et intense, destinée à relever notre infériorité et assurer les ressources de l’avenir. Survint la guerre, et immédiatement se déclara, aiguë et inquiétante, la crise de l’optique. Car ce n’était pas dix mille, mais cent mille jumelles qu’il aurait fallu ce jour-là. Pas d’artillerie lourde ! Pas de jumelles ! Ce sont les deux premières clameurs qui retentirent du front. « Les Allemands nous voient et nous ne les voyons pas ! » s’écriaient les officiers revenus en permission, et les premiers blessés évacués à l’intérieur. Des pères, suppliés par leurs fils, couraient chez les opticiens qui furent promptement dévalisés. Alors, plus rien. A cette situation, le remède le fera attendre.

Maintenant que le personnel de la Section technique a été dispersé par la mobilisation, l’optique est entrée dans les attributions de l’arsenal de Puteaux. Celui-ci fait ce qu’il peut. Mais il ne peut pas grand chose dans cette spécialité. Non seulement il est surmené par les commandes urgentes de canons, de projectiles, d’affûts de toute sorte, mais encore le colonel-directeur doit suivre rigoureusement les instructions du ministère. Et quand ce dernier sera à Bordeaux, c’est à Bordeaux qu’il faudra en référer pour obtenir des livraisons de jumelles qui, toutes, au fur et à mesure de leur réception à Puteaux, sont acheminées sur Bourges où en est tenue la comptabilité !

Aux derniers mois de 1914, on peut évaluer à vingt ou vingt-cinq jumelles, par jour, la production totale des trois ou quatre fabriques rouvertes lentement, l’une après l’autre, et travaillant misérablement parce qu’on manquait presque de tout, principalement d’ouvriers professionnels, les valides étant tous mobilisés. Il faut bien reconnaître que l’arsenal de Puteaux était matériellement dans l’impossibilité de donner à l’optique l’impulsion vigoureuse nécessaire, d’autant plus que la France était à présent sollicitée d’en pourvoir ses alliés. Ni l’Angleterre, ni la Russie, ni l’Italie, encore moins préparées que nous, ni l’Amérique, ne possédaient l’équivalence de notre modeste outillage. Dans ces conditions, on n’apercevait guère la solution du problème angoissant de livrer aux armées, en nombre suffisant, le matériel d’optique réclamé avec une émouvante insistance par le haut commandement.

C’est alors que le général Bourgeois offrit au ministre de prendre au Service géographique le contrôle direct et indépendant des diverses fabrications d’optique. Grosse affaire : il s’agissait de toucher à l’arche sainte des prérogatives ! Toutefois, le ministre comprit que toutes les armes, — et non plus seulement l’artillerie, — se servant maintenant d’instruments d’optique, aucune raison ne subsistait pour que l’artillerie en conservât la régie exclusive, et que, tout au contraire, leur fabrication gagnerait à être entre les mains d’une administration, pour ainsi dire neutre, telle que le Service géographique.

Du jour où sa nouvelle coopération fut agréée par le ministre, le Service géographique se mua partiellement en une vaste entreprise de fournitures de guerre, menée comme par un administrateur délégué aussi soucieux de satisfaire sa clientèle que d’assurer le rendement le plus fort et le plus avantageux. Désormais, il n’était plus question d’attendre, parfois plus d’un mois, que la demande d’une jumelle ou autre article eût accompli le trajet hiérarchique du régiment à la brigade, de là à la division, pour passer au corps d’armée qui la transmettait à l’Armée.

Dorénavant, une visite personnelle ou une lettre, à l’un des magasins des « canevas de tir » du front, suffira pour obtenir séance tenante ou par prochain courrier, et contre simple reçu, l’instrument sollicité. Le général Bourgeois avait su s’entourer de collaborateurs, pour la plupart jeunes polytechniciens, énergiques et résolus, qui se mirent à travailler l’optique et son industrie, comme ils auraient fait d’une thèse de doctorat. Ils déployèrent, dans leurs nouvelles fonctions, une compétence qui surprenait les praticiens les plus expérimentés. Ce n’est pas près de ces jeunes gens qu’on pouvait, sous de vains prétextes, s’excuser de livraisons insuffisantes. Ils pourvoyaient à tout, courant eux-mêmes la ville, pour découvrir le métal ou les produits dont on prétendait manquer. Un jour, c’est le charbon qui va faire défaut dans la principale verrerie. Notez qu’il faut consommer six tonnes de charbon pour fondre une tonne de verre d’optique. En cas d’arrêt prolongé de la production, c’est l’armée aveuglée, pour ainsi dire. Sans balancer, l’un des officiers du Service géographique part pour Rouen où, sur les quais, gisent des monceaux de charbon, retenus par la pénurie ou le désordre des transports. Réquisitionner des wagons, les faire charger devant soi, monter sur la locomotive, puis ramener le charbon, c’est l’affaire d’une journée, et la crise est conjurée. Infimes épisodes, sans doute, dans l’énorme tragédie. Mais grands, très grands enseignements. Le génie, a-t-on dit, est fait de patience. Mais le génie de la guerre requiert d’abord, de tous ses favoris, une volonté sans cesse agissante et impatiente de l’exécution des ordres. Par les résultats acquis, on va juger la valeur d’une méthode préoccupée uniquement du but. Rien ici ne saurait être plus éloquent que les chiffres.

Prenons d’abord la fabrication des jumelles. A la déclaration de guerre, nos armées en possédaient environ dix mille, du système à prismes. Avec ce que nous possédions de matériel optique, elles avaient presque toutes disparu après les batailles de Belgique et de la Marne. Donc, c’est à peu près avec zéro comme stock, et la minime production mensuelle de mille jumelles, que le Service géographique assuma la tâche de parer sans délai à la crise excessive de l’optique. Le premier soin du directeur fut de rouvrir tous les ateliers indistinctement, et de remonter diligemment la construction, très courante à Paris, des jumelles dites de Galilée. De puissance inférieure à celle des jumelles à prismes, elles seraient, en attendant mieux, données aux sous-officiers d’infanterie à qui elles rendraient certainement de grands services. Elles étaient d’ailleurs parfaitement admises par l’Angleterre qui s’inscrivait chez nous pour de fortes quantités. On a vu également le développement presque incroyable qu’avait déjà pris, sous l’impulsion du Service géographique, la fabrication des jumelles en 1916. La progression fut telle qu’en 1918, la production totale atteignit le chiffre quasi fantastique de 950 000.

Sur ce nombre, la France en avait octroyé à ses alliés les quantités suivantes :

A l’Angleterre............... 215 000

A l’Italie.................. 230000

A la Russie................. 79 000

A l’Amérique................ 15000

A la Belgique............... 3 500

A la Grèce............... ... 2500

A la Roumanie............... 2500

et des quantités moindres, mais cependant sérieuses, à la Serbie, au Portugal et à l’armée polonaise.

Concurremment à ces jumelles portatives, une autre, depuis longtemps en usage chez les Allemands, était absolument indispensable à l’artillerie de campagne et aux canons courts de l’artillerie lourde, pour l’observation continue aux distances moyennes. Ses propriétés particulières consistaient en la réunion d’un grossissement de douze à seize fois, d’un vaste champ visuel et d’un relief très accentué des objets. Cet instrument, d’une longueur de cinquante centimètres, portait le nom de lunette binoculaire ; plus communément, on disait jumelle-ciseaux, parce que ses branches s’étendaient jusqu’au parallélisme et se refermaient à la manière d’une paire de ciseaux ; la troupe, dans son langage imagé, l’appelait « la bête à cornes, » en raison de ce qu’elle figurait une ramure quand elle était dressée sur son trépied. De ces lunettes binoculaires, la section technique de l’artillerie n’en avait jamais eu que cent trente qui s’engloutirent dans nos premiers revers. Elles provenaient peut-être bien de source allemande ; car en 1915, il n’y avait pas de fabrication organisée en France pour cet appareil. Sans perdre une minute, le Service géographique en fît créer l’outillage compliqué et en pressa la construction. Celle-ci exigeait une précision mécanique toute exceptionnelle, dépassant de beaucoup la pratique courante de l’industrie. Au prix d’efforts incessants, on parvint, à partir d’octobre 1915, à une production mensuelle de trente pièces, pour passer à cent pour le mois de janvier 1916, et continuer dans une progression constante. Finalement, au jour de l’armistice, le Service géographique avait réalisé la fabrication de onze mille lunettes binoculaires. Sur ce total, il en fut cédé :

A l’armée américaine............... 1 440

A l’armée anglaise............... 900

A l’armée italienne............... 111

A l’armée belge............... 52

A l’armée grecque............... 90

Il faut noter en plus la création d’une lunette monoculaire à trois grossissements, destinée à remplacer les anciennes lunettes terrestres qui étaient très encombrantes et d’optique médiocre. De ces lunettes monoculaires, il en fut fabriqué également 11 000. Enfin, plus tard, le Service géographique s’adjoignit en supplément la construction des objectifs de photographie pour l’aviation. Sous son impulsion féconde, le rendement mensuel de cette spécialité fut rapidement quadruplé. Si à ce bilan de fabrication déjà bien imposant, on ajoute des théodolites combinés pour l’artillerie à longue portée ; des lunettes avec un grossissement de cent fois pour des observations de travaux redoutables et devenus presque microscopiques par la distance, tels que l’amorçage à fleur de terre des mines souterraines de l’ennemi ; enfin si l’on tient compte des goniomètres boussoles (seize mille), pour toutes les batteries ; et plusieurs milliers de lunettes pour les chars d’assaut ; on pourra dire que le petit hôtel de la rue de Grenelle s’était transformé en un centre d’activité scientifique et industrielle assez puissant pour satisfaire sans délai à toutes les demandes d’une clientèle qui s’étendait effectivement de Salonique à Belfort. En soulevant ce petit coin du rideau des coulisses de la guerre, nous avons pu nous faire une idée de ce que fut, sur un terrain spécial, l’effort de la France.

Au premier plan, nous avons vu que, sous la direction d’un chef admirablement doué, l’un de nos services importants s’était, durant toute la guerre, montré d’une compétence scientifique non égalée, d’une organisation exemplaire, reconnues même par l’ennemi qui se targuait jadis, avec un orgueil impressionnant, d’avoir la primauté dans toutes les branches de l’art militaire. Son retour à la modestie est exprimé nettement par le général von Bertrab, rédigeant après la guerre un mémoire, à l’usage de son gouvernement, sur « la nécessité d’une nouvelle organisation des services topographiques. » Il dit : « La guerre nous a donné une leçon... Ce qui aggrava la situation, ce fut la désorganisation de la Landesaufnahme[3] au moment de la mobilisation. On chercha à y remédier en créant le Kriegsvermessungschef[4]. Malheureusement, ce fut en vain, parce qu’il manquait une autorité au courant de tous les travaux topographiques. Les Français restèrent fidèles aux bons principes pour leur plus grand bien et à notre désavantage, comme nous l’avons constaté plusieurs fois sur le front. »

Au second plan, les nombres d’instruments cédés aux armées étrangères, — nombres un peu trop vite oubliés, tout de même, par ceux qui les connaissent le mieux, — attestent que, pendant que des millions de Français offraient leur vie à la défense de la liberté du monde, le reste : invalides, vieillards, femmes, enfants, se mettaient à l’usine, s’improvisaient ouvriers, au sens propre du mot, et peinaient jour et nuit à forger les outils de combat et de victoire pour leurs compatriotes et pour tous les Alliés, dont la plupart, particulièrement les plus grands, n’avaient pas vu leurs ressources industrielles décimées, comme les nôtres, par l’invasion.


Arthur-Lévy.
  1. Vie de Planat de La Faye, officier d’ordonnance de Napoléon I", p. 135.
  2. Colonel Berthaut, la Carte de France. Étude historique, I, 276.
  3. Service géographique.
  4. Chef du bureau topographique de guerre.