Le Serviteur/1/2

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Ernest Flammarion (p. 6-10).
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II

Si de toi, jadis, il n’y a pas longtemps encore, j’ai pu médire, que je le regrette ! Mais je sais que tu me le pardonnes, toi qui jamais n’as dit « un mot plus haut que l’autre », toi, le doux, le pacifique, qui te réservais tes dernières années de souffrances muettes, et ta dernière heure avec ton cri :

— Mon Dieu, je vous donne ma vie pour qu’Henri devienne bon !

Tu me posais des questions, auxquelles je ne répondais guère que par monosyllabes, sur ma vie, sur mes occupations, sur mes repas. Tu n’as jamais su combien j’étais ému à voir les efforts que tu faisais pour me montrer que tu t’intéressais à mon travail. Mais vivre à Paris nous rend autres que nous ne sommes. Nous en venons avec des idées sur notre supériorité intellectuelle et morale. Nous croyons qu’il est indispensable à tous les hommes, pour leur développement, de connaître des noms et des œuvres de poètes, de philosophes, de musiciens, de peintres, de sculpteurs. Notre orgueil ne nous laisse point admettre que, sans le secours de personne, des saints se soient fait, de l’homme et de l’univers, une image qui vaut bien celle que, laborieusement et à coups de lectures, nous finissons par nous en tracer. C’était plus fort que moi : je ne pouvais me résoudre à te donner ces détails qui t’auraient fait si grand plaisir. Et tu es parti — qu’il en est souvent ainsi ! — sans me bien connaître, sans savoir ce qu’il y avait au fond de moi-même, puisque tu as demandé que je devienne bon. Mais ce n’est pas du tout ta faute.

Tu te tenais au coin du feu, dans un de ces vieux fauteuils en osier que ne vendent pas cher ces marchands ambulants qu’on appelle chez nous tantôt « bohémiens », tantôt « pacants ». Tu ne les aimais pas, ces hommes qui ne se fatiguent guère, toi l’acharné au rude travail, ces errants qui vont d’un bout à l’autre du monde, toi qui de trente années ne sortis point de cette petite ville de trois mille âmes. Mais ne les injuriant point, ni ne les repoussant, tu ne me grondais pas quand à une femme qui paraissait malheureuse j’avais donné deux sous.

Mais ce n’est pas surtout te reposant au coin du feu, dans ton fauteuil, que je te revois. Pour rester assis, il fallait que tu fusses devenu incapable de travailler : jusqu’à ta soixante-septième année, tu n’avais pas gagné assez d’argent pour pouvoir vivre de tes rentes. Dernièrement on me disait de quelqu’un :

— Et puis, il n’est pas d’une famille riche : son père était colonel.

Tu n’aurais pas du tout compris. Tu aurais peut-être cru que l’on se moquait de toi. Pour ne les avoir point fréquentés, tu n’as jamais su qu’il existe des gens pour qui l’on est pauvre quand on n’a pas au moins vingt mille francs de rentes qui, bon an, mal an, vous tombent sans même que vous vous donniez la peine de détacher vos coupons : la banque à laquelle vous avez remis vos titres en dépôt se charge de le faire. Nous appartenions à cette catégorie de la société, nous, où l’on considère comme des riches, non pas même un colonel, mais le percepteur du chef-lieu de canton, mais les receveurs des contributions indirectes aux appointements de cent cinquante francs par mois. On ne saurait trop préciser, pour ceux qui ne savent pas. La vie et la pauvreté dans une petite ville ne leur apparaissent qu’au milieu d’un clair-obscur où ils distinguent mal. Je ne veux pas dire que nous ayons été de ces pauvres qui vont mendier leur pain. Courageux, tu avais l’esprit d’économie. Mais, ce pain que nous n’allions pas mendier, c’était toi qui le gagnais. Que tu fusses tombé malade à quarante ans, et nous étions réduits à la misère. J’ai revu ton livre de comptes. J’ai constaté qu’en l’année 1901, par exemple, vous aviez dépensé pour vous deux neuf cent cinquante francs. Si j’en retranche les six louis du loyer annuel, je trouve que vos frais de nourriture, d’entretien et de chauffage se sont montés, pour vous deux, à deux francs vingt sept par jour, à quelque chose comme vingt-trois sous pour chacun. Il doit exister quelque part des gens qui diront que ce n’est pas beaucoup. Mais vos dépenses étaient proportionnées à vos recettes. Puis, les mêmes, réflexion faite, estimeront qu’avec vingt-trois sous par jour on ne meurt pas de faim, que vous n’êtes pas à plaindre, qu’il y en a de plus malheureux. Si tu avais l’esprit de révolte, tu les traiterais de misérables.