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Le Serviteur/2/9

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Ernest Flammarion (p. 147-162).
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IX

Car tu ne faisais pas qu’aller de notre maison à notre champ. Tu allais, de notre maison, dans toutes celles où il y avait pour toi de l’ouvrage, dans toutes celles où l’on consentait à te faire travailler.

Poli avec tout le monde, c’est toi qui saluais, toujours le premier, les commerçants, les rentiers, et ces importants personnages que sont les fonctionnaires.

Tu passais dans nos petites rues, poussant ta brouette ou les bras ballants, avec des chaussons de laine dans une paire de sabots que tu ne trouvais pas lourds. Il n’y a rien de tel que de ne pas prendre l’habitude des bottines vernies. Et j’ai beau faire. J’ai beau tâcher, quelquefois de me répandre, de devenir quelque chose comme un jeune homme du monde : c’est toujours de toi que je viens c’est toi qui me précèdes partout. Mes yeux, toute mon enfance, ne se sont reposés que sur tes mains déformées, à la longue, par le manche de la pioche et de la cognée, que sur ton front souvent soucieux. Je t’ai va rire parfois : je ne t’ai jamais vu sourire. Si je songeais à mes aïeux, c’étaient d’autres fronts pareils au tien, d’autres mains pareilles aux tiennes, que je voyais dans la pauvre ferme de ce pays de rochers et de bruyères.

Rentré dans ton pays avec l’idée d’y vivre de ton travail, tu représentais une bonne volonté et deux bras qui ne demandaient qu’à s’employer. Peu t’importait à quelles besognes. Au jour le jour tu appris, en le pratiquant, ton métier de jardinier. C’en était assez pour la petite ville et pour toi. Personne ne songeait à te demander de créer un jardin. Il suffisait que tu pusses entretenir ceux qui existaient déjà. C’est ainsi que bientôt tu sus cultiver les melons, greffer les arbres fruitiers, couper le gazon des pelouses, blanchir la chicorée, égaliser les bordures de buis, mettre ce qu’il faut de fumier aux endroits qui en ont besoin, écheniller, tailler les haies, marcotter, ramer les pois, et que sais-je encore !

Mais tu n’étais pas seulement jardinier. Tu étais le journalier qui exécute pour le compte des autres les mêmes travaux que chez lui, mettant le vin en bouteilles, sans en boire une goutte, sciant le bois de moule et fendant les souches, aussi soigneusement que si c’eût été pour nous. Tu aimais le travail bien fait, et ignorais l’existence du mot « sabotage ». On te rétribuait selon tes mérites. Tu travaillais de toute ta force, en toute loyauté, ne regardant pas avec arrogance les maîtres de quelques heures ou de quelques journées. Tu ne manifestais point l’insupportable orgueil de ces ouvriers qui se disent : « Si je venais à me croiser les bras, c’est le patron qui serait embêté ! » Les patrons ont souvent des torts : il se peut qu’ils ne les aient jamais tous. Les tiens, pour toi, avaient toujours raison. Tu obéissais même à leurs domestiques. Ce n’était point platitude, mais connaissance exacte des obligations de ta vie et conscience de la nécessité de l’ordre social.

Tu faisais partie de la grande famille de ces ouvriers que l’on ne rencontre guère que dans les petites villes. Il y en a aussi quelques-uns dans les communes d’au moins cinq cents âmes. Il n’y en a point dans les villages où chaque paysan possède sa maison, son pré, son champ, et ne travaille que pour son propre compte. Tu faisais partie de cette grande famille d’ouvriers qui, comme l’a dit un écrivain de nos pays, n’ont pas de métier spécial : ils savent seulement tout faire. Qu’on vous appelle, et vous accourez. Parfois même vous n’attendez pas : vous allez vous proposer. Vous êtes tous vêtus à peu près de la même façon : presque tous vous portez un vieux chapeau de feutre noir vite déformé. Quelques-uns, les plus vieux, sont coiffés de casquettes à oreillettes qu’ils rabattent quand le froid pince. Vous possédez à peu près tous les mêmes outils. Ce sont vos seuls frais de première mise et d’installation : une pioche, une bêche, un râteau, un sarcloir, une fourche en fer, un sécateur, une scie, une hache, une cognée, des coins, une brouette. La brouette est pour vous la voiture à âne des paysans des villages ; elle sert à tous usages. Vous limez vous-mêmes votre scie. Quand vient à se briser une dent du râteau, vous la remplacez par un long clou. Dans chaque petite ville les bourgeois sont assez nombreux pour que vous ne mouriez pas de faim. Et puis, quand l’ouvrage manque ici, on peut en trouver là. Ainsi beaucoup parmi vous, suivant la saison, s’engagent pour des coupes de bois. Pendant des jours ils ne manient plus que la hache, la cognée et la scie : les voilà devenus bûcherons. Ils s’engagent aussi pour la durée de la moisson. La faux leur redevient familière, et voici qu’ils sont semblables aux paysans des villages. Beaucoup parmi eux boivent et fument. Ils connaissent le chemin des auberges et du bureau de tabac.

Dans les jardins des riches, les après-midi d’été, tu portais le poids de la chaleur sans te plaindre, puisque chaque heure de travail t’était payée cinq sous ; il te fallait rester penché douze minutes sur la terre pour gagner cinq centimes. Car tu n’étais pas de ceux qui flânent, s’en vont de droite et de gauche, bavardent avec les servantes, se dérangent même dix minutes pour aller boire un verre à l’auberge d’en face. Tu songeais qu’un verre de vin rouge coûte vingt-quatre minutes de travail. Tu n’entrais ni dans les auberges ni dans les cafés parce que tu savais le prix de l’argent, et que ni les cafetiers ni les aubergistes ne font cadeau de leur « marchandise ». Tu ne fumais pas. Le tabac donne mal à la tête. C’est un poison. Il faut travailler deux heures durant pour en gagner un paquet de cinquante centimes. C’est une grande force dans la vie que d’avoir, comme étalon de ses besoins et de ses désirs, le prix d’une heure de son propre travail. On peut se passer de distractions. Il faut que toujours la volonté soit tendue, qu’à pas un seul endroit elle ne fléchisse.

Et puis tu voulais en donner aux riches pour leur argent. Tu n’ignorais pas que gagner « cinq sous de l’heure » oblige à ne pas se reposer une minute.

Pourtant, les jeudis où je n’allais pas à l’école et, durant les grandes vacances, les jours où il faisait « par trop étouffant », vers quatre heures nous te portions du vin frais mélangé d’eau du puits. Plusieurs fois ainsi je t’ai trouvé dans le jardin de « la Marie de Mme de La Reynière ». La bonne d’une veille dame n’a pas le temps de bêcher ses carrés ni de sarcler elle-même ses allées. Dans un coin, face au Sud, il y avait dés ruches autour et à l’intérieur desquelles les abeilles faisaient diligence, comme toi dans le jardin. Mais je me sentais plus à mon aise près de toi qu’aux environs des ruches. Les abeilles travaillent ; seulement, elles savent se défendre et même attaquer. Toi, tu ne savais pas attaquer ; et tu ne savais guère te défendre. À l’ombre courte des framboisiers nous nous asseyions sur la terre molle et chaude. Tu disais que, sous ton chapeau de joncs tressés, tu ne souffrais pas du tout de la chaleur, que tu étais « on ne peut plus au frais », et que ce n’était pas la peine de t’apporter à boire. Tu n’aimais point que l’on se dérangeât pour toi. Mais ce vin frais te faisait du bien. Et, pour rattraper le temps perdu, quelques minutes au plus, pour reprendre ta bêche tu n’attendais pas que nous fussions partis.

Ce n’était point par crainte que tu agissais ainsi, mais par conscience de ton devoir. Ceux qui t’employaient savaient qu’il était inutile de te surveiller, et ils ne le faisaient pas. Si la Marie de Mme de La Reynière était entrée dans son jardin au moment où tu étais assis sur la terre que tu venais de remuer, elle ne se serait pas dit que tu lui volais son argent. C’était une grosse femme à visage rond. Un bonnet blanc cachait ses cheveux gris. Elle marchait les mains croisées sur son ventre gonflé. Il y avait des années qu’elle était au service de Mme de La Reynière. C’était une servante des temps anciens, comme toi un ouvrier des temps qui ne sont plus. Quand elle parlait de sa maîtresse, elle disait : Notre dame.

Aujourd’hui, elle n’est pas loin de toi.

Il y avait d’autres maisons où, vers quatre heures, la bonne t’appelait. Un verre de vin, du pain et du fromage t’attendaient sur la table de la cuisine. Tu prenais toi-même le pot d’eau, ne pouvant pas sentir le vin pur. Tu évitais de salir, même dans la cuisine. Le Bibi voulait poser ses sabots avant d’entrer chez nous. Nous lui disions : « Allez-vous bien garder vos sabots ! » Toi, personne n’aurait pu t’empêcher de poser les tiens. Tu aurais bien voulu voir que Mlle Geneviève eût du travail à cause de toi ! Tu n’aimais pas déranger les autres. Si tu avais fait tomber quelques miettes de pain, tu prenais toi-même le balai, et toujours essuyais le coin de table. Mlle Geneviève était une vieille fille coiffée en bandeaux et qui parlait d’une voix chevrotante. Elle ne savait ni lire ni écrire. Elle avait une cinquantaine d’années. Presque aussi loin qu’elle remontât dans ses souvenirs, elle se voyait au service de Mme Camille, la sœur de ton ancien maître, l’abbé Petitier. Il n’était plus curé de Sougy. Il était depuis longtemps revenu se fixer à la Montée de Brassy, près de sa ferme. Là, il menait la vie tranquille du curé de campagne qui n’a même pas le souci d’une petite paroisse. Plusieurs fois par an il venait à Lormes. Il passait par la maison, et vous parliez de l’époque où tu lui servais la messe. Il avait les joues rouges et des touffes de poils dans le nez et dans les oreilles. Ses mains tremblaient. Mlle Geneviève aussi avait vécu jadis à la Montée, mais pas dans la ferme : dans la maison des maîtres. Vous aviez à peu près le même âge. Comme la Marie de Mme de La Reynière, c’était une servante des temps anciens. Vous vous ressembliez. Et puis vous aviez des souvenirs communs du même pays. Elle connaissait comme toi l’histoire du grand Pierre. Tu t’entendais bien avec elle.

Vous connaissiez tous les deux l’histoire du canard.

Les Blandin avaient succédé à ton père dans l’exploitation de la ferme de la Montée. Il n’apparaissait pas qu’ils s’y fussent enrichis, puisqu’à plus de soixante ans ils travaillaient encore. Ils avaient à verser des redevances, du consentement de l’abbé Petitier, à Mme Camille. Elle ne s’appelait pas que Camille. Ce n’était que son prénom. Il y avait peut-être dans la petite ville dautres femmes qui s’appelaient aussi Camille, mais, elle, c’était une dame importante, veuve depuis longtemps, et riche : son prénom suffisait à la distinguer des autres. Il n’y avait, ici, qu’une Madame Camille.

C’était un peu comme dans l’ancien temps où les poules que tu étais obligé de donner à ton seigneur devaient avoir assez grandi pour pouvoir voler du sol à l’échelle, de l’échelle à la mangeoire et de la mangeoire au perchoir, où ton seigneur acceptait ton avoine pourvu qu’une truie, enfermée trois jours sans nourriture, consentit à s’en nourrir. Allons ! Ton seigneur n’était pas trop exigeant.

C’étaient deux vieilles gens qui peinaient d’un bout à l’autre de l’année, tellement qu’il ne leur restait pas une minute pour se plaindre.

À la Saint-Martin, ils apportaient pour Mme Camille un sac d’écus. À chaque foire, c’est-à-dire une fois par mois, ils apportaient à Mlle Geneviève, une volaille. Mlle Geneviève n’était pas une méchante vieille fille, au contraire ! La moindre complication dans sa vie la faisait trembler. Elle avait un peu un profil de chèvre, et ne parlait que pour être de l’avis de tout le monde. Et il fallait, avec cela, qu’elle fît marcher la maison, Mme Camille, toujours à l’église ou à la chapelle des sœurs, quelquefois partie en voyage vers quelque sanctuaire renommé, ne pouvant jamais être en contact avec les fournisseurs ni avec ses fermiers.

Mlle Geneviève avait dit une fois pour toutes à Blandin :

— Vous savez, mon bon Blandin, ce n’est pas pour vous ennuyer, mais ne m’apportez jamais de canards. Je n’aurais pas le courage de leur couper le cou !

Elle tuait facilement une oie, un poulet, même un lapin. C’était une affaire d’habitude. Mais elle n’avait pas pu apprendre à tuer un canard : c’était plus fort qu’elle.

Ce qui n’empêcha pas Blandin, le matin de la foire de mai, de partir avec, dans un panier, un canard !

Il n’avait, pour le moment, aucun poulet présentable. Ses poules pondaient toutes, que c’en était une bénédiction. Sa femme, pourtant, en aurait bien sacrifié une, mais lui, Blandin, depuis bientôt quarante ans qu’il travaillait pour les autres, commençait à y voir clair. Il se disait :

— Je ne suis pas plus avancé aujourd’hui que le premier jour ! On n’a pas un centime devant soi.

Et il ne voulut pas céder. Il dit à sa femme :

— Garde tes poules, du moment qu’on peut vendre les œufs. Moi, je vais lui porter un canard. C’est déjà bien joli !

Qui aurait cru cela de Blandin ?

Il partit donc, dès le lever du jour. Il avait trois bonnes lieues à faire. Une houssine à la main, il poussait devant lui trois cochons qu’il espérait bien vendre à la foire. Pourtant, au fond, il n’était pas trop rassuré. Près d’un demi-siècle de servitude lavait aplati à tel point qu’il ne pouvait plus se relever que pour retomber tout de suite après. Au premier kilomètre, il eut envie de retourner sur ses pas, pour changer son canard contre une poule. Mais il se raidit et poursuivit sa route.

Dans le panier, le canard n’était pas malheureux. Il voyageait sans se fatiguer. C’était déjà quelque chose. Il pensait bien un peu à sa cane, à ses canetons. Mais comme il ne pouvait pas savoir qu’on allait lui couper le cou, il se disait :

— Je les reverrai tout à l’heure.

Les trois cochons eux trottinaient en grognant.

À l’entrée de la ville, Blandin les laissa sous un toit d’auberge, près du champ de foire. Puis, toujours son panier au bras, il s’en fut chez Mme Camille.

— C’est vous, Blandin ? lui dit Mlle Geneviève. Entrez donc !

C’était une grande cuisine où d’énormes meubles se trouvaient à leur aise. La cheminée était si vaste que l’on s’étonnait que Mme Camille ne demandait pas à ses fermiers de lui amener des bœufs pour les y faire rôtir. Les cuivres luisaient. Les arbres du jardin laissaient trembler, sur les vitres des hautes fenêtres, une ombre mobile et verte, Blandin enleva sa casquette, et posa sur la table son panier. Mlle Geneviève souleva le couvercle, et, tout de suite, vit le bec du canard. Elle regarda Blandin. Allait-il, maintenant, manquer d’assurance ? Ma foi, ce fut tout juste. Car il commença par s’excuser.

— Qu’est-ce que vous voulez, mademoiselle Geneviève ! dit-il. Nos poulets sont trops petits…

— Mais vous savez bien, mon bon Blandin, que je ne peux pas tuer un canard ! Vous n’aviez qu’à apporter une poule !

— Une poule ! Une poule ! riposta-t-il. C’est facile à dire ! De ce moment, elles pondent toutes, on ne peut pourtant pas perdre des œufs…

Il voulait ajouter :

— Pour vous faire plaisir. Mais il se retint. Il en avait déjà tant dit qu’il en était étonné lui-même. Dans son panier, le canard commençait à s’agiter. Il aurait bien voulu se dégourdir un peu les pattes.

Mlle Geneviève était contrariée.

Que faire ? Elle tournait, virait dans sa cuisine. À la fin, elle se décida :

— Pour une fois, dit-elle, remportez votre canard. Ça comptera comme si vous aviez apporté quelque chose.

Blandin fut stupéfait de tant de bonté. Et il remercia, en phrases simples, mais bien senties, Mlle Geneviève.

Blandin s’en alla, son panier au bras. Ce n’était pas encore tout de suite que le canard allait pouvoir se dégourdir ! Il le mit dans un coin sous un hangar, sortit ses cochons, qu’il vendit presque tout de suite, bien avant midi. Il les vendit même un bon prix. Décidément, aujourd’hui, il avait toutes les chances. La vie lui souriait. Il aurait pu aller casser la croûte à l’auberge : il préféra partir. Il avait hâte d’annoncer à sa femme ces bonnes nouvelles.

Elle n’en revint pas, quand elle le vit avec le canard. Ils le lâchèrent. Il alla rejoindre sa cane et ses canetons qui commençaient à s’ennuyer de lui.

Puis, Blandin et sa femme, en rangeant dans un petit sac de toile l’argent des cochons, eurent ensemble la même idée.

Et, le dimanche suivant, puisque Mlle Geneviève avait été si accommodante, si bonne, la mère Blandin partit de la ferme, au lever du jour, pour lui porter une poule !

Aujourd’hui Mlle Geneviève n’est pas loin de toi.