Le Serviteur/3/9

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Ernest Flammarion (p. 233-240).
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IX

Le jour de la Première Communion l’église est aussi belle que pour les plus grandes fêtes, et plus pleine que jamais. On dirait que ce soit jour de communion en une même idée pour toute la petite ville et pour tous ses villages. Tout le monde est accouru. Pas une chaise, pas une place sur un banc qui reste libre. Tu te rappelles l’année où tu fis la tienne, et où tu n’étais pas celui que tu es devenu. Tu regardes dans le chœur les garçons vêtus de noir, et les filles, tout en blanc au milieu du transept. Tu voudrais être à leur place, et savoir ce que tu sais. Quand la date est venue pour moi, c’est moi que tu regardes. Je te vois bien. Mais je suis comme tu étais à mon âge. Je ne sais pas encore. Peut-être même ne saurai-je jamais ? Tout est doré sur l’autel : ornements, chandeliers de bronze, fleurs artificielles. Aujourd’hui c’est le soleil de Juin dont les rayons, transperçant les vitraux, répandent autour de nous une large coulée de lumière, et il faut regarder bien attentivement les cierges pour voir qu’ils brûlent.

Pour la Confirmation, c’est seulement tous les quatre ans que Monseigneur l’Évèque fait sa tournée. Viendrait-il chaque année que tu ne te familiariserais pas davantage avec lui. Il y a le Pape et les Cardinaux, mais ils sont trop loin de toi, le Pape surtout qui t’apparaît presque irréel dans sa soutane blanche, émanation de Dieu bien plutôt qu’homme semblable à nous. Monseigneur est la plus haute autorité spirituelle qu’il te soit donné d’approcher une fois tous les quatre ans. Il arrive dans sa calèche. Deux hommes vont se poster à l’entrée de la petite ville, à un tournant de la route d’Avallon. Ils emportent une perche longue de cinq mètres à la pointe de laquelle est attaché un morceau de drap blanc ; ils l’agitent, dès qu’ils aperçoivent les chevaux. Vous, les sonneurs, de devant l’église vous guettez le signal. Vous vous précipitez. Et deux minutes après les cloches chantent à pleine voix. Monseigneur est vêtu de violet. De petite taille, un peu replet, il a le regard fin. Il ne peut prononcer que de merveilleuses paroles. Avec respect tu baises l’améthyste de son anneau, et prépares ses ornements qui ne sont pas ceux d’un simple curé-doyen. C’est tout un déploiement de pompe inaccoutumée. On vient de très loin pour le voir. Heureux et fier que tes fonctions te fassent un devoir de t’occuper de lui, même si tu n’étais pas payé, tu ne lui demanderais pour récompense de tes services que sa bénédiction. Quand il est assis sur le trône que tu as toi-même dressé, la croix pectorale, la crosse, la mitre avec ses fanons, le grémial font de lui comme un personnage des vitraux de notre église. Tu serais tenté de te prosterner à ses pieds comme devant un saint.

Les deux dimanches de la Fête-Dieu font de partout jaillir les reposoirs entourés de branchages coupés le matin même. Chacun des quartiers que doit traverser la procession rivalise de zèle : lequel aura le plus beau ? Les maisons qui doivent voir se dérouler le long cortège cachent leur rez-de chaussée derrière des draps blancs où sont épingles des bouquets de fleurs frais cueillies. Il y a aussi des branchages dressés. Tu marches le premier, portant la bannière de saint Joseph, avec ta calotte de velours et tes gants blancs, les yeux baissés. Tu précèdes Dieu qu’à l’autre extrémité des deux onduleuses lignes de fidèles le prêtre expose aux regards dans l’ostensoir dont tremblent les rayons de bronze. Parfois tu te retournes : il ne faut pas aller trop vite. Il ne faut pas que la procession soit coupée. Dieu est un maître qui aime la rectitude. Tu veilles à ce que son cortège se déroule aussi magnifique, en tout cas plus émouvant que celui d’un roi.

Nous nous rappelons aussi le beau jour qu’est le Quinze Août. Des hauteurs du ciel, bleu comme le manteau que les Primitifs aimèrent à poser sur les épaules-de la Vierge, nous vient, dès le matin, comme le sentiment d’une grande fête qui se célébrerait parmi les étoiles. Elles disparaissent devant le soleil qui monte. Le vent souffle de plus en plus chaud. On chante la grand’messe. Posée sur sa châsse, la statue de la Vierge attend l’heure de la procession. Elle n’a qu’une fois l’an l’occasion de traverser notre petite ville ; et c’est aujourd’hui seulement qu’elle va de l’église à la chapelle du VieuxChâteau. C’est encore toi qui marches en tête. Il y a aujourd’hui, comment dirai-je ? un peu plus de laisser-aller. La Vierge est une douce maîtresse qui ne fronce jamais les sourcils. À date fixe, des générations ont accompli ce pèlerinage local qui dure une heure. Les costumes ont changé. On n’a pas toujours vu le suisse coiffé de son magnifique bicorne à plume blanche, ni les enfants de chœur en soutane rouge, ni les femmes ouvrant des ombrelles violettes, ni les membres de la Confrérie du Rosaire avec leur ruban bleu sur la poitrine. Ce n’a pas toujours été cette même statue qu’on a vue portée sur quatre épaules. Mais les sentiments de la procession n’ont pas changé. Nous voyons la Vierge idéalement debout sur le globe de notre monde, tandis que le vent de l’infini n’effeuille point les pétales des roses de Jéricho qui fleurissent ses pieds nus. Écoute les chants. On nomme la Vierge : étoile de la mer, tour d’ivoire, porte du ciel. On lui rappelle la salutation de l’Ange une après-midi que, dans le silence d’une maison où seul saint Joseph fait un peu de bruit, elle a vu apparaître le messager du Très-Haut. Ses ailes invisibles ont cessé de battre. Il se tient immobile devant elle, et ses pieds ne reposent point sur les dalles. Il tient un lys à la main. Il s’incline en disant : Je vous salue, Marie. Puis, sa mission remplie, il disparaît. Et le parfum du lys continue d’embaumer la chambre. Écoute aussi la cloche de la chapelle du Vieux-Château. Nous n’avons pas souvent occasion de l’entendre. Elle ne sonne guère qu’aujourd’hui, et que les jours, heureusement rares, où quelque formidable orage nous menace tous. Bien entendu, elle sonne aussi le jeudi et le samedi saints, fière d’annoncer, au même titre que ses trois grandes sœurs de l’église, son départ pour Rome et son retour. C’est une très ancienne voix de pauvre cloche solitaire dans un clocheton branlant recouvert, en guise d’ardoises, de lamelles de bois qui pourrissent. Mais, avant les nôtres, que d’oreilles elle a dû frapper ! Il nous suffit de l’entendre pour nous représenter la longue et indécise série de nos ancêtres, pauvres paysans vivant d’eau pure, de racines et de pain noir, humbles commerçants sur qui s’appesantissaient les rigueurs de la taille et de la gabelle, et qui avaient pourtant travaillé, de pères eu fils, pour édifier ces maisons et fonder ces familles dont l’ensemble constitue aujourd’hui notre petite ville. Combien d’entre eux ont fait, à cette date, le même chemin que nous aujourd’hui ! C’est tout notre passé qui ressuscite, au son de la vieille petite cloche.

Et puis les jours s’en vont. Ils passent l’un après l’autre comme des voyageurs qu’on ne reverra jamais. Le 6 Septembre de l’année prochaine n’aura point le même visage que le 6 Septembre de cette année. Tu le regarderas bien en face : il aura les cheveux un peu plus gris ; il traînera un peu plus ses sabots sur la route. Les jours passent. Comme moi qui m’amuse à donner des coups de pied aux poteaux du télégraphe, les jours secouent violemment les arbres. Les poteaux résistent, mais les arbres consentent à se séparer de leurs feuilles. Elles meurent. Et la Toussaint est bien l’achèvement du cycle de l’année religieuse. Après elle, tu recommenceras de vivre dans l’attente. Avec elle tu te remémores une dernière fois, comme on accorde un regard aux compagnons de route que l’on va quitter, les gloires, les luttes et les douleurs de l’Église triomphante, militante et souffrante. Les saints sont innombrables . Il n’y a pas que les cent quarante-quatre mille « marqués » des douze tribus d’Israël. Il y a encore une grande multitude que personne ne peut dénombrer, de toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue. Ils se tiennent devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches. Et ils ont des palmes à la main. Tu les vois, jouissant de la béatitude éternelle, et n’aspires qu’à les rejoindre.