Le Sexe et le poignard/00

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Épi (p. 7-11).

INTRODUCTION

 On a beaucoup disserté sur le point de savoir si les événements historiques sont comparables. Certains les croient toujours nouveaux et nient qu’on les puisse interpréter analogiquement ; d’autres les tiennent pour soumis à des règles parfaitement déterminées et semblables aux lois scientifiques. Je ne m’aviserais pas de choisir parmi ces opinions, également plausibles, si ce livre était de pure philosophie. Il se peut donc que le monde soit absolument contingent. En ce cas, l’idée de comprendre le présent aux clartés du passé est absurde, et l’intelligence se trouve ici réduite aux fantaisies les plus illusoires. Une telle conception blesse nos plus intimes vanités de « roseau pensant », mais ce ne serait pas une raison pour qu’elle fût fausse. Peut-être même faut-il dire « au contraire »…

Je l’avoue, néanmoins, il est plus plaisant de croire que les choses existent et s’ordonnent sur un plan intelligible. Nous l’admettrons avant d’écrire la vie de César.

Il nous faudra maintenant postuler aussi du lecteur qu’il veuille bien croire à une psychologie des foules propre à permettre l’interprétation des phénomènes sociaux à travers les âges, et ensuite à une valeur de base constante pour les psychologies individuelles. Ces deux données, très logiques et vraisemblables, du moins à l’échelle du temps où nous les considérons, sont d’ailleurs indispensables pour aider à suivre les jeux politiques d’antan. Or, ceux-ci constituent l’existence même de Caïus Julius César, et si on nous suit, leurs relations avec la vie moderne apparaîtront cuisantes.

Les sociétés humaines, ceci dit, se ressemblent toutes, et les âmes des chefs qui les conçoivent, les modifient, les agitent ou les calment, en reçoivent un évident apparentement. Il y a un abîme, certes, entre le potentat, le « tyran », le satrape, le proconsul de jadis, et les chefs de gouvernements modernes. Un abîme… qui laisse toutefois apparaître des ressemblances trop certaines et parfois d’effrayantes identités.

Il existe en effet un fond d’instincts et d’impulsions, de goûts, d’orgueils, de désirs et de violences passives, une façon de se juger en fonctions des masses, une attitude spirituelle devant la vie, qui rendent strictement superposables, malgré mille différences, les personnages politiques de jadis et ceux qui vivent sous nos yeux.

Il faut même, ici, dire : Hélas !…

Et me voici parvenue à César. Cet homme a pris dans l’histoire cent masques magnifiques ou affreux, hors la commune mesure. On en a fait un symbole. Il me sera permis de le ramener à sa stature authentique :

Car César fut d’abord, et même exclusivement, un homme. Je l’ai décrit tel. En soi, rien, sinon d’heureuses et harsardeuses contingences où il ne fut qu’un joueur chanceux, ne justifie sa gloire immense et les fastes de son immortalité. Il a, simplement, réussi…

Un homme est un compost de qualités, qui d’ailleurs changent parfois de signe, et de tares, quelquefois précieuses.

César fut ainsi : Sexuel surtout, et passionné pour les femmes — pour aussi les garçons — il s’humanisa un peu plus, de ce chef, et j’attribue infiniment de vertu à ses vices. Ses qualités sont de la plus commune mesure.

Cupide, il sut être parfois puissamment généreux. Cruel, il fit souvent grâce. Sceptique, il sut oublier tant de dogmes qui aident les férocités sociales à se manifester. Contradictoire, il évita donc ainsi de se tromper systématiquement.

Il fut hésitant, vaincu souvent, plein d’idées généreuses et contraint de renoncer à les réaliser. Il abonda également en conceptions absurdes ou médiocres. Ici, on reconnaîtra l’homme politique contemporain et peut-être celui de tous les temps…

Cette vie de César est pleine de scènes brutales, scandaleuses, lubriques et mélancoliques. En cela surtout, je dois l’avouer, elle me paraît vraie et humaine. Les grands hommes trop dignes furent des hypocrites ou des sots.

J’irai même jusqu’à dire qu’elle s’atteste, et par ce qui s’y trouve précisément de propre à froisser une âme candide, comme une étude avant lettre, mais strictement véridique, des mœurs sociales et politiques d’aujourd’hui. 

R. D.