Le Sexe et le poignard/02-2

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Épi (p. 65-78).

II

CATILINA

 À mesure que César s’élevait — avec quelle peine — aux postes principaux de la République, il se voyait opposer, non plus des usagers ou des groupes vagues de protestataires, mais des hommes puissants, décidés et aussi fort que lui. Cette fois, son édilité terminée, César eut deux ennemis déclarés, en plus d’une foule d’amis obstinés de Sylla et du Sénat tout entier. Il dut redouter Pompée et Cicéron.

Pompée revenait d’Asie, vainqueur, dit Dion, l’historien, de tout l’univers. C’est beaucoup, mais n’empêche qu’il avait acquis une gloire considérable, et beaucoup d’or. Il faut ici esquisser l’image morale dudit Pompée. Simple chevalier, venu au renom du temps de Sylla et protégé jadis par le Dictateur qui même un temps le redouta, il était resté expert au maniement des masses populaires. César, pour se hausser à son rang, dut longuement combiner plus tard cette entente avec le riche Crassus qui obligea Pompée à accepter le triumvirat. Moins millionnaire que Crassus et moins intelligent que César, Pompée restait fort habile. Il ne s’était point constitué l’estime publique par la seule qualité morale de sa vie et les vertus que lui accorde Diodore de Sicile. Il était cultivé, sans nul doute, et gardait surtout aux yeux du peuple l’attitude la plus profitable, comme firent tant de Romains glorieux, tels Scaurus, Marcus Brutus et Caton d’Utique dont la dignité morale fut toute en surface. Ami et familier de Sylla, il apparaît naturel d’ailleurs que Pompée ait songé à prendre en quelque sorte la suite d’affaires du terrible dictateur. Par malheur pour lui, il demeura toute sa vie nonchalant et indécis, quoique très entêté quand il s’était une fois décidé. Son scepticisme, au surplus, se justifiait. Sylla lui même en se surnommant « Félix », c’est-à-dire « le chanceux », semblait admettre que la réussite politique fût surtout affaire de hasard. Montesquieu, d’après surtout Velleius Paterculus, a voulu expliquer le destin de Pompée par l’orgueil poussé si haut qu’il ambitionnait seulement le pouvoir qu’on lui offrît, non celui trop facile qu’il conquerrait.

Cette fantaisie psychologique ne semble correspondre à aucun tempérament politique. L’ambitieux, tout au contraire, tire orgueil des efforts, qui, ensuite, alimentent son ambition. Pompée valait César. Comme lui, il aurait pu finir souverain. Il a d’ailleurs réussi longtemps et c’est la série de ses derniers malheurs : Pharsale d’abord, qui seule le met, dans l’histoire, à la suite des César. Il avait triomphé avant vingt-cinq ans. D’ailleurs, il était expert en toutes sciences utiles, ordonné surtout et méthodique, et c’est à ses vertus qu’il devra sa réussite dans les guerres d’Asie et d’Espagne. Cicéron dit de lui : Nihil simplex, nihil « en tois politikoïs » honestum, nihil illustre, nihil forte, nihil liberum… Ce serait beaucoup de qualités absentes. Quand on songe que Cicéron fut du parti, précisément, de celui qu’il qualifie de cette façon, on se sent toutefois prêt d’admettre que l’avocat, parlant de Pompée, pensait d’abord à soi… Pline nous a transmis l’opinion que Pompée avait de lui-même. Elle était magnifique et le mettait au niveau d’Alexandre. C’est d’ailleurs près de cette louange pompéienne gravée à la Curie du Champs de Mars que César, son vainqueur, fut assassiné…

Pompée, en 691, rentra à Rome, vainqueur de l’Asie et se vit octroyer un triomphe. Il eut, à ce triomphe, le fils de Tigrane, roi d’Arménie, le prince de Colchide, Aristobule de Judée et la propre sœur de Mithridate. C’était beau…

Ensuite, Pompée s’occupa à récompenser ceux qui avaient facilité son envoi comme Proconsul en Asie. C’était une règle que de répartir ainsi, partie des richesses acquises au delà des mers, sur ceux qui portaient une part, même minime, de responsabilité dans cet enrichissement. Pompée fit aussi demander le vote d’une loi agraire pour récompenser ses vétérans et les pauvres de Rome. Le Consul Metellus la fit échouer à la grande joie secrète de César.

C’est peu après que Cicéron, faisant campagne contre les « démagogues », fut nommé consul. Il venait de remplir avec éclat diverses magistratures. Questeur en 679, ce qui assurait son avenir politique en lui permettant d’assister aux séances du Sénat, il avait pu obtenir l’édilité en 687. Cette année-là, ses attaques contre Verrès et la peine de l’exil qu’il obtint contre ce Proconsul (ni plus ni moins avide que tous autres) lui acquéraient une gloire électorale immense. Préteur en 688, ce qui ouvrait la route du Consulat, il obtenait cette suprême magistrature en 691. Son principe était celui de tous les avocats. Au pouvoir, il dénonçait et requérait des condamnations bruyantes, tandis que dans la vie privée il plaidait pour ceux même que Consul, il aurait fait exécuter. Sitôt élu, il dénonça donc Catilina. Les lois conféraient aux Consuls des pouvoirs illimités lorsque l’État se trouvait en péril. D’ailleurs les garanties constitutionnelles étaient levées sur un vote du Sénat qui ne le refusait jamais. Avant Cicéron, on n’en usait rarement, toutefois, parce que ces pouvoirs ne devaient s’exercer que contre des ennemis très puissants. Or, le consulat ne durait qu’un an et comportait de dangereux renversements, une fois terminé. Mais Cicéron depuis son enfance, et il l’a avoué, voulut toujours ruiner et abolir ceux qui pensaient autrement que lui. Il déploya donc sans vergogne son omnipotence judiciaire, et ses efforts contre Catilina sont même devenus historiquement sa gloire.

Il faut toutefois chercher dans cette conjuration de Catilina, sa découverte et la répression par Cicéron, autre chose que ce qu’y prétendit mettre l’avocat-consul.

Catilina, patricien et pauvre, était un ambitieux, semblable en cela à tous les Romains notoires de son temps. Il fut Questeur, puis Préteur, et se fit envoyer comme Proconsul en Afrique l’année qui suivit sa préture. Il revint peu après pour briguer les licteurs du Consul, contre Cicéron même, mais ne fut pas élu. Était-il pire que tous autres ? Rien ne l’affirme et les Romains, même Salluste, qui conta son histoire, aimaient sans doute beaucoup trop à nantir les vaincus de tous vices. Bien entendu, on ne saurait nier que Catilina ait été un révolutionnaire ardent et décidé. Il prônait l’abolition des dettes et avait constitué un parti communiste ayant la lutte de classe comme principe. Il se proclamait le chef des gueux et voulait faire la révolution à leur bénéfice. Il réunit même des amis et forma une sorte de légion d’esclaves urbains pour appuyer sur une force authentique des projets évidemment sanglants de coup d’État.

Il est peut-être difficile de réhabiliter Catilina, car il ne nous est pas venu sur cet homme curieux et passionnant de documents favorables. Ceux qui approuvent la guerre civile de Sylla et de Marius, de Pompée et de César, d’Antoine et d’Octave, désapprouvent, surtout parce qu’elle fut défaite, la guerre civile rêvée par Catilina. Ils attribuent à son chef les ambitions les plus démentes. Lucius Sergius Catilina était tout de même un homme supérieur. Il songeait de détruire la vieille constitution romaine, ce n’est pas douteux, mais il serait curieux d’admettre les comportements de Sylla, César et Octave pour constitutionnels et conservateurs… Voulait-il détruire le Sénat ? Il se peut. En tel cas, ce patricien intelligent concevait certainement une autre forme gouvernementale dont rien ne nous permet de dire qu’elle eût été absurde. On lui attribue le désir de piller le trésor public. César l’a bien pillé en 706, malgré l’opposition des tribuns, et pendant la guerre civile. D’ailleurs les Proconsuls ne se firent jamais un cas de conscience de rançonner la fortune publique et privée en tous lieux soumis à leur pouvoir ou qu’ils soumettaient dans ce seul but. Piller le trésor ne saurait être la seule fin dans une tentative révolutionnaire. Catilina n’eût pas plus piller le trésor que les révoltés, en général, dans tous pays où des révolutions advinrent, ne l’ont réellement fait. Il est vrai qu’on leur attribue régulièrement cette intention… Au surplus, il avait des complices dans toutes les familles notoires. Donc, seule, l’éloquence romaine, par son procédé coutumier de grossissement dans le bien et dans le mal, selon ces us du journalisme moderne, peut nous présenter les amis de Catilina comme « perdus de dettes et de crimes »… Rien n’est plus douteux. Il ne faudrait d’ailleurs pas s’émerveiller qu’en 691, il y eut beaucoup de mécontents à Rome. Les fils de ceux qui avaient été dépouillés par Sylla gardaient un ressentiment justifié contre le Sénat, où vivaient les hommes même qui avaient tiré bénéfice de leur ruine. Les vétérans étaient irrités aussi et nombre d’hommes jadis libres avaient été asservis par la loi récente qui vendait les débiteurs insolvables. Le coût de la vie s’élevait enfin, grâce à l’instabilité des directions gouvernementales qui décourageait la circulation monétaire. Lucius Sergius Catilina groupa beaucoup de ces mécontents. La lutte entre Catilina et Cicéron, pour le consulat, avait été particulièrement violente. Cicéron, qui était haineux, orgueilleux et rancunier, manqua précisément d’être battu. D’où une âpre colère secrète contre Catilina. Cicéron, de ce jour, fit espionner le parti des révoltés pour les perdre. César en fut-il ? La question n’a pas été résolue, mais je l’admets et c’est vraisemblable. C’était trop bien dans l’axe de ses intentions secrètes. Il gardait, lui aussi, une puissante ambition déçue et n’était pas — l’avenir le dira — sans apercevoir l’impossibilité de gouverner Rome suivant la règle consulaire déjà périmée. César, toutefois, s’il fut de cœur avec Catilina, usa d’extrême prudence ainsi que Crassus, autre conjuré. Nous savons qu’il était en relations fort amicales avec un révolté de marque, Cœlius, fils d’un banquier de Pouzzole, esprit extrêmement remarquable et qui, en 706, — car il échappa à la répression contre Catilina, — devait précisément réclamer à nouveau l’abolition des dettes et les loyers gratuits. Il fut plus tard nommé Préteur par César même… Nombre de femmes participèrent encore à la conjuration de Catilina. Fulvia, d’abord, maîtresse de Marcus Prœcius, fille avilie qui dénonça son amant et ses complices à Cicéron, puis l’étonnante Sempronia.

Sempronia fut une délicieuse formule de la nouvelle matrone romaine, libre et garçonnière qui naissait alors. Après Prétia, maîtresse de Cethegus et de Lucullus quinze ans plus tôt, c’est la première patricienne que nous voyons entrer dans une intrigue politique à dangers mortels. Elle était mère de ce Brutus qui devait collaborer à l’assassinat de César et amena même à Rome des esclaves gladiateurs afin de se protéger une fois le crime accompli. Je ne sais pas en quoi Catilina, qui mourut si énergiquement à Pistoya pourrait être infériorisé en valeur morale à Décimus Brutus.

Sempronia était belle, dansait bien, faisait des vers et figurait un joli type de femme révolutionnaire, comme fut en 1789, la charmante Aimée de Coigny, la Belle Captive d’André Chénier. Sempronia apparut même par ses relations une des forces du parti de Catilina. César la connaissait intimement…

La conjuration de Catilina poussa-t-elle assez loin ses préparatifs de guerre civile pour justifier la répression sanguinaire de Cicéron ? Quant à moi j’en doute, parce que l’acte vraiment révolutionnaire, irréparable et décisif qui met un parti dans telle position qu’il ne puisse plus reculer, n’apparaît pas dans l’histoire surtout cancanière écrite par Salluste. Mais Cicéron était plein du désir, quasi maladif, de se voir décerner les honneurs spéciaux d’un « père de la patrie » (nom qu’il s’attribua alors sans modestie). Un jour donc, au milieu du Sénat, le Consul dénonça Catilina avec cette éloquence incontestablement vigoureuse et sobre qui était la sienne. Catilina, qui était présent, sortit de la Curie en menaçant d’engloutir Rome sous les cendres… Cicéron continua après son départ à attaquer tout le groupe des catilinistes et à réclamer leur mise à mort. Nous avons les discours, un rien emphatiques, qu’il prononça. Il se référait à une sorte d’émeute fomentée en Étrurie par le centurion Manlius, qu’il affirmait aux ordres de Catilina. Comme il semblait d’ailleurs au Consul que son acte lui donnât un prestige souverain et le droit d’ériger sa volonté au-dessus de tout, il décida dès le lendemain d’arrêter les gens en relation avec Catilina, qui étaient présents à Rome. Sans procès, après un simulacre de consultation sénatoriale, peut-être même inventé après coup, et où César aurait réclamé « pire que la mort, c’est-à-dire l’exil » pour les conjurés, Cicéron les fit tous exécuter. Il y avait là beaucoup de plébéiens dont la vie semblait dépourvue de valeur à un patricien romain, et des affranchis qu’il était licite de mettre à mort sans façons. Pour ces exécutions, Cicéron est nanti d’un mérite d’autant moindre qu’il n’avait aucune preuve contre personne et ne craignait rien. Il n’aurait donc connu aucun souci subséquent s’il n’avait pas, aussi bien que des hommes de rien, fait étrangler et jeter à la cloaque Maxime, des patriciens notables, et, selon toutes vraisemblances, innocents, tels Cethegus et Lentulus Sura. Caton, toujours intransigeant, avait poussé à l’exécution en masse, jugée par lui encore insuffisante. Mais Lentulus était Préteur et, quelle que soit la passion politique de ceux qui font de cette répression un titre de gloire à Cicéron, il n’en subsiste pas moins qu’exécuter un Préteur, sans comparution, sans défense légale et sans jugement, après lui avoir, soi-disant escamoté sa Préture, sembla à Rome un coup d’État judiciaire assez corsé. Cette opinion fut évidemment celle de tous les Romains, puisque la conjuration de Catilina mit le point final aux ambitions politiques de Cicéron. On ne voulut plus admettre à aucun poste notable un homme aussi dépourvu de sang-froid et dont la prétention était si démesurée.

Il est d’ailleurs bon de remarquer que l’année suivante on l’accusa officiellement d’avoir fait tuer aussi, sous prétexte qu’ils participaient au complot de Catilina, la plupart de ses ennemis personnels. L’exil fut prononcé plus tard avec la confiscation des biens. Mais cette confiscation, prévue par tous les politiciens romains, opérait difficilement tant la législation avait de détours et d’échappatoires. En tout cas, un grand mystère continue à planer sur cette affaire, où le rôle de Cicéron fut des plus louches.

Il faut encore dire, pour donner de Cicéron une image précise, que, sitôt son consulat terminé, il se mit comme avocat au service de Publius Sulla. Or, ce Sulla se trouvait justement accusé d’avoir combiné peu auparavant une conjuration semblable à celle de Catilina. Fort riche, il disposait de bandes armées, dirigées par des gladiateurs professionnels, et préparait un coup d’État sur lequel nous manquons de lumières. Le certain, c’est que Cicéron, le « père de la patrie », le défendit dans une affaire médiocre, sans pouvoir toutefois le faire acquitter…

Durant cette année 691, César, prudent et soucieux de laisser oublier son amitié pour Catilina, fit peu parler de lui. Il avait préparé une fuite rapide au cas où Cicéron voudrait le faire saisir, mais tenait à rester sur place tant que le danger ne serait pas immédiat, car il se savait craint.

Il sut aussi s’opposer à la demande de dictature judiciaire formulée par Cicéron.

Lorsque celui-ci réclamait des pouvoirs exorbitants il fit simplement remarquer que la loi romaine avait prévu le cas et qu’il suffisait d’instruire normalement le procès des accusés.

Cela, disent les historiens, le fit juger comme un complice. En plein Sénat, Caton, même, l’accusa formellement et réclama sa mise à mort en l’injuriant copieusement. César ne répondit rien. Les interventions de Caton n’avaient généralement, par chance, qu’un succès médiocre… À ce moment-là, Catilina combattait encore désespérément contre les légions qu’on avait envoyées le saisir. Il mourut enfin, à Pistoya, battu par Petréius. Ses soldats, ce qui est rare dans l’histoire romaine, se firent massacrer sur son corps jusqu’au dernier. Ce révolté s’était attaché des dévouements…

Cependant, César se sentait encore menacé par la jalouse vanité de Cicéron, la sournoise ambition de Pompée, la féroce et archaïque prétention de Caton. Il cherchait à se nantir d’un poste qui le rendît à peu près inviolable. Le Grand Pontife Métellus Pius venait de mourir, César voulut obtenir ce poste majeur, qui le situerait très haut et le mettrait à l’abri des rancunes politiciennes, du moins le pensait-il…