Le Sexe et le poignard/02-4

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Éditions de l’Épi (p. 95--).

IV

LE CONSUL

 Lorsque César eut terminé son année de préture, il se sentit revenu aux débuts de sa vie politique. On ne saurait affirmer qu’il soit entré dans la vie romaine avec des ambitions très nettes. Il désirait le consulat et le proconsulat sans doute, mais rien d’autre. Certains historiens « finalistes » lui attribuent, dès ses débuts, le désir secret d’une dictature et même d’une transformation impériale. Rien ne m’apparaît plus chimérique que cette vision rectiligne des choses. Les plus grands hommes ont haussé leurs espérances à mesure que haussait leur réussite. Un vaste concours de circonstances, dont le plus grand nombre est de hasard, apparaît indispensable pour créer les Napoléon. Il faut toujours, si ambitieux qu’on soit, s’élever par les positions subalternes et nul n’ignore que le mérite y est un élément très secondaire. Bien entendu, il arrive un moment où un Rockefeller entrevoit qu’il pourra réunir sous sa maîtrise toutes les affaires pétrolières d’un immense pays, où Bonaparte sent son prestige en passe d’effacer tous ceux de la république, où un chef, doué d’une âme de chef, s’aperçoit enfin que plus rien ne limite l’expansion de ses désirs. Cela n’apparaît certainement que très tard, quand le plus difficile est déjà fait. César fut longtemps un cœur ambitieux, sans précision dans ses désirs, avec surtout une intelligence aiguë et une sensibilité délicate qui le faisaient plus péniblement souffrir de ses échecs. Son tempérament, ainsi formé, devait d’ailleurs le laisser toute sa vie insatisfait. Ses espoirs toutefois, n’eurent jamais cet aspect primaire, brutal et orgueilleux qui caractérise l’ambition des politiciens exclusivement assoiffés d’omnipotence. Il est certain que César a toute sa vie lutté pour dominer certains hommes, mais il faut dire que le sentiment de sa supériorité et celui des faveurs qu’une ironique destinée répandait sur autrui devait lui inspirer ce goût de combattre des adversaires trop bien servis par la fortune. Il n’apparaît nulle part comme le conquérant borné et ardent, que travaille une inextinguible volonté de régner. Il aimait les spectacles de la vie ; il était artiste et sensible au pittoresque des choses. Ses commentaires (ou souvenirs) de la guerre des Gaules le montrent comme un joueur de parties difficiles, très habile et désireux surtout de tirer, des réalités au sein desquelles il agit, un plaisir de succès intellectuel. Il fut toujours très maître de lui, dans la défaite comme dans la victoire, et, si cela rend plus dures ses cruautés (main droite coupée à tous les prisonniers d’Uxellodunum), ce n’en est pas moins une preuve que cet homme resta plus sensible aux satisfactions de l’esprit qu’à celles de l’orgueil. Évidemment, il ne saurait être question de le présenter comme un politicien facile à contenter. Il sentait, en 691, parce que rien ne lui dissimulait la véritable perspective des choses, que sa réussite menaçait de rester obstinément médiocre et chancelante. La Préture et le Pontificat ne le haussaient pas encore assez contre ses ennemis.

L’aventure de Clodius fit justement, par-dessus le marché, un scandale cocasse. Non sans doute par le fait brutal — car nous devons croire que bien d’autres histoires de ce genre advinrent dans une cité aussi lascive que Rome — mais par l’accroissement des inimitiés dont souffrait César. Il dut répudier Pompéia. De tout temps, et dans tous les pays, rendre un homme politique solidaire de tous les siens et grandir puissamment ce qui l’atteint dans sa vie privée fut un excellent procédé de polémique et de propagande. L’aventure de Pompéia grossie, enjolivée et développée de façon, s’il était possible, à détruire le prestige de César et de Clodius, lui nuisit donc beaucoup.

Les pontifes déclarèrent, poussés par la fraction sénatoriale qui attirait Pompée et le favorisait maintenant contre le Grand Pontife, que Clodius avait commis un crime contre la loi divine. Un acte qualifié : Nefas.

Il est certain que la foule, celle du moins qui restait confite en dévotions superstitieuses et n’avait point eu contact avec cette philosophie d’Hellas, grâce à laquelle le respect des dieux disparaissait dans le patriciat, resta sensible à la proclamation augurale. Clodius ne fut point inquiété pourtant. La plèbe croyait toujours aux présages, aux manifestations divines, aux armes de Mars qui se heurtaient spontanément chez les vestales, au sang apparaissant sur les feuilles du figuier de Romulus, au tonnerre avertisseur, à la pluie de sagettes, à mille choses terrifiantes… Cette foi lui rendit donc moins sympathique un Grand Pontife chez lequel s’était passé tout ce qu’on rapportait d’attentatoire aux usages divins.

César vit cela avec certitude dès qu’il fut dépouillé de sa Préture. Grand Pontife, il restait par chance inviolable, logé par l’État, protégé à divers égards contre ses ennemis, mais il ne disposait plus d’aucune voie facile propre à le rapprocher du pouvoir. Le scandale l’en éloignait plutôt. C’est alors qu’il conçut de s’exiler un peu pour conquérir l’or qu’il répandrait à nouveau sur le peuple. La gloire militaire en sus le mettrait en posture meilleure devant Pompée qu’on avait surnommé le Grand.

D’autre part, il avait des dettes énormes, non diminuées depuis la mort de son père, car il avait gaspillé le triple de son héritage.

César demanda donc un commandement en Ibérie. L’Espagne et le Portugal lui parurent propres à rétablir sa fortune et justement, ces pays, mal tenus en mains, avaient besoin de connaître d’un peu près la puissance romaine. Ils manifestaient en effet une indépendance bien propre à irriter un Sénat, qui n’entendait point les voir émanciper.

César était certainement craint par le patriciat romain. On préféra le voir organiser ses intrigues de loin plutôt que sur place. Par des courriers traîtres et une police bien faite, on saurait facilement ce qu’il pourrait concevoir de dangereux, lorsqu’il se trouverait en Espagne !

On lui accorda donc son Proconsulat sans rechigner. Il avait d’ailleurs, aux yeux de certains, quelques chances d’y mourir. Cet homme maigre, délicat et peu habitué à la vie des camps succomberait problabement à une campagne dure menée dans cette Ibérie ardue, sèche, ingrate et pleine de pièges. Tout semblait donc favoriser cet exil. Mais une fois César nanti de son commandement, il y eut une difficulté inattendue. Comme sa fortune était nulle et les risques qu’il allait courir très grands, ses créanciers s’opposèrent devant le Sénat à ce qu’il partît. Ils pensaient simplement qu’une fois en Espagne, d’où son retour était problématique, César, non seulement ne pourrait plus les rembourser, mais ne laisserait, en cas de décès, rien qui pût servir à annuler les lourdes créances qu’on avait sur lui.

César connut quelques jours d’une fureur concentrée. Il rêva de former des bandes à la façon de Catilina, et de les jeter sur ce Sénat abject composé d’hommes cupides. Seul les préoccupait en effet le problème des dettes dont ils possédaient les titres signés. Comment faire ? Une situation pareille était burlesque et douloureuse. Se laisser dominer consacrerait pourtant sa totale défaite politique.

C’est alors qu’il alla trouver Crassus et lui fit des promesses que nous verrons réaliser plus tard dans la triumvirat. Cela diminuait déjà de tout le nécessaire, pour César, la puissance redoutée de Pompée. Crassus était à Rome une force financière énorme. Non point qu’il fût banquier comme Atticus ou usurier prudent et paisible. C’était tout bonnement un entrepreneur de grandes choses, un industriel actif aux conceptions vastes. Il se spécialisait dans la construction des immeubles, nous dirions aujourd’hui, en série. Il avait une cohorte d’entrepreneurs dirigeant des légions d’esclaves et bâtissait dans tous les emplacements favorables. Mais cela ne lui suffit bientôt pas. Il y eut toujours à Rome des incendies fréquents et redoutables. Crassus se mit à acheter les ruines avec les immeubles voisins plus ou moins atteints, qu’il payait cela s’entend, fort bon marché. Il faisait aussitôt déblayer le tout et bâtissait en place des « insulæ » ou immeubles casernes. Il finit par posséder un tiers de Rome et sa fortune dépassa cinq cent millions de sesterces, soit cent cinquante millions de franc-or.

César tombait sur l’homme qu’il lui fallait. Crassus, qui jusque-là ne s’était guère préoccupé que de s’enrichir, se prit d’ambition politique. Il avança à César six millions de sesterces environ. César désintéressa presque tous ses créanciers éberlués et put enfin partir. Pompée vit d’un œil inquiet cette combinaison César-Crassus qui ne pouvait que le menacer. Toutefois, la chose s’était faite si vite et si dextrement qu’il n’eut pas le loisir de mettre quelques sournoises oppositions aux projets devinables du Proconsul d’Espagne. Il attendit la suite.

 

César partit retrouver les deux légions romaines qui campaient alors en Ibérie. Quatre cohortes l’accompagnaient. Comme tous ces Romains, il avait appris l’art du haut commandement et se fit remarquer par son souci d’ordre et cette stricte méthode, prompte et infaillible qui lui valut plus tard en Gaule tant de succès.

C’est dans l’Alpe, pendant qu’il traversait un col à cheval, qu’un de ses amis, Hortensius Pulcher, lui demanda s’il n’aimerait pas vivre en un village perdu, mais heureux, loin des intrigues de Rome.

À quoi César répondit :

— Certes, plutôt qu’être second à Rome, je choisirais d’être le premier ici.

C’était un bourg aux maisons de terre sèche, coniques, comme chez les Lybiens. Des hommes nus, avec un pagne autour des reins et armés d’armes de silex, vaguaient parmi leurs huttes. Leur langage guttural avait peu de mots, et Hortensius Pulcher pensa qu’il faudrait bien du courage à un Romain pour vivre en tel lieu. Mais il n’avait pas remarqué le sourire narquois de César, et cette crispation du masque, tordant la bouche sur la gauche, qui accompagnait ses plus féroces ironies.

César parcourut l’Espagne et la Lusitanie. Il mettait au point la méthode d’actions extrêmement rapides, déconcertantes pour l’ennemi, dont il userait plus tard. Il alla jusqu’à l’Océan, soumit les peuples en révolte, dont la barbarie était grande et commença d’expédier à Rome des esclaves par immenses troupeaux. Partout où il passait, il levait d’énormes contributions de guerre. Il trouva beaucoup d’or qu’il fit rapporter à Rome dans des jarres escortées de vétérans.

Sa campagne dura dix-huit mois. Elle fut un triomphe constant. Il trouvait à cette vie nouvelle, dure et robuste, un agrément inattendu. Ses accès d’épilepsie, nés à la cour bithynienne, s’éloignaient beaucoup. Il devenait plus fort et perdait cette allure efféminée qui lui avait souvent nui et justifiait tant d’insultes de ses ennemis, par les fables érotiques dont on l’expliquait.

César avait livré soixante mille esclaves à Crassus et des richesses multiples qui soldaient sensiblement ses dettes. Aussi, après avoir envoyé en plus des sommes considérables pour être distribuées à la plèbe, il pensa enfin s’être acquis une véritable puissance et crut qu’il pouvait maintenant venir disputer la prééminence à Pompée.

Au début de 695, sans attendre la fin de son Proconsulat, il reparut donc à Rome. Ses ennemis furent épouvantés. César voulait pour son prestige obtenir le triomphe classique des grands vainqueurs. Cela l’eût placé très haut dans l’estime publique et pouvait effacer quelques disgracieux souvenirs. Mais, au moment même où il arriva, c’était la réunion des comices pour l’élection consulaire. Il renonça donc immédiatement au Triomphe, qui lui aurait interdit d’être présent à Rome durant l’élection, et parvint à se faire élire Consul.

Tout ce que les gens qui le détestaient réussirent à réaliser, surpris qu’ils avaient été par sa brusque réapparition et son audace, ce fut de lui donner comme collègue un certains Bibulus qui ne pouvait pas le souffrir…

Cicéron commença de trembler, car il sentait en César, Catilina au pouvoir…