Le Sexe et le poignard/04-2

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Éditions de l’Épi (p. 185--).

II

LE TRIOMPHATEUR

 Pendant que César était heureux avec Cléopâtre, Rome devenait folle. Faut-il, comme le veulent, après Cicéron, tous les historiens modernes, attribuer aux amours du vainqueur de Pharsale avec la reine égyptienne les malheurs de la ville à dater de l’année 706 ? Cela paraît excessif. Que César fût revenu tôt ou tard, la situation de fait restait insoluble. Les anciennes magistratures républicaines continuaient à être élues et à fonctionner, mais elles avaient perdue tout crédit et toute efficacité sociale, par une effrayante corruption, qui d’ailleurs durera jusqu’à la ruine de l’Empire. Aucun type de gouvernement ne semblait pouvoir tirer des données matérielles non plus que de la confusion des partis une autorité suffisante pour rétablir la vie économique et politique. Mais il y avait un vice plus profond. Le citoyen romain était devenu un parfait fainéant. Plus de huit millions d’esclaves travaillaient le sol italien, mais ils le faisaient avec cette indifférente lenteur qui caractérisa toujours le labeur servile. N’empêche que ces immenses troupeaux humains constituaient un danger comme l’avait prouvé la révolte de Spartacus. Habitué aux libéralités des Proconsuls, le peuple ne s’intéressait d’ailleurs plus à rien qu’à manger et jouir. Comme, en sus, les périodes de misère, nombreuses et pénibles depuis le début du Ier siècle avant notre ère, avaient créé un inextricable fouillis de dettes et reconnaissances, négociées, cédées et rétrocédées sans répit ; les capitaux des gens riches se trouvaient engagés dans des prêts d’une complication infinie, réclamant pour être seulement compris l’intervention des plus subtils avocats. Les pauvres non seulement, ne possédaient rien, mais ayant été appauvris par étapes, ils se trouvaient endettés. De sorte qu’il eût fallu abolir les dettes pour plaire à la plèbe, et confirmer les créances pour garder les faveurs des patriciens. Menacés dans leur situation de créanciers par les mesures populaires, les riches craignaient la démagogie de César et de ses amis. La plèbe, elle, craignait que César, qui se faisait bien attendre, ne lui accordât point ses désirs. Tout le monde était donc mécontent. Pour aggraver ce mécontentement, les amis de feu Pompée colportaient des bruits fâcheux et les familiers de César grâce auxquels, en somme, il avait pu vaincre Pompée, trouvaient que leur protecteur ne se pressait point de les combler.

Un homme comme Cicéron était surtout fort dangereux. Immensément connu et illustre, il était endetté et envieux, de sorte que tout l’irritait. Peut-être aussi l’auteur du « de Republica » pensai-t-il qu’on eût dû lui offrir le pouvoir. Ancien Proconsul en Cilicie, il avait eu en sus la sottise de prêter le trésor d’Éphèse à Pompée pour l’aider à vaincre César. Maintenant le trésor d’Éphèse était fondu et son bénéficiaire vaincu. C’était dégradant… Son gendre, Dolabella, menait des prostituées dans la chambre même de sa femme Tullia, qui en souffrait, surtout en sa vanité, car elle était belle. Elle poussait donc son père contre les débauches des nouvelles couches, lesquels étaient césariens, et méprisaient les mœurs rustiques de jadis. Quand au Dictateur intérimaire, Marc-Antoine, il scandalisait même les sénateurs qui consentaient bien, comme l’avaient fait Scaurus et d’autres illustres notables d’antan, à quelques fantaisies galantes, mais non point à ce sans-gêne tout hellénique. S’imaginait-on un véritable chef de pouvoir décidant des choses graves au milieu d’un sérail de femmes nues, ou se faisant mener à la Curie avec dans sa litière un giton à droite et une aulétride de Corinthe à gauche. Dolabella, qui était un tribun fort « avancé » quoique perdu de débauche, ne réclamait-il pas aussi l’abolition des loyers. Il y eut même, à ce propos, un combat féroce en plein Forum entre ennemis et partisans de cette mesure démagogique. Dolabella, patricien adopté dans la plèbe, ironique, incroyant et voluptueux, représente un type extrêmement moderne de politicien aussi intelligent que cynique. On ne voit évidemment pas bien comment la présence de César eût adouci tant de colères, calmé tant de querelles et fait régner quelque ordre dans cet état en déliquescence. De toute vraisemblance, il fallait que la misère publique et les antagonistes sociaux en vinssent à tel degré d’acuité que, prête à tomber dans l’anarchie totale, la population romaine acceptât n’importe quel sacrifice pour une forme quelconque d’ordre. Cela devait appartenir au temps d’Octavien. Les amis de Dolabella et lui-même eussent créé une république communiste à la Laconienne. On peut affirmer ici sans crainte qu’elle eût encore plus éberlué les républicains de tradition qu’un Empire à la façon octavienne. Pour l’instant, il est probable que rien ne pouvait ramener la paix dans l’État. Cependant, César, laissant Cléopâtre enceinte en Égypte — enceinte de lui peut-être — finit par reprendre goût aux jeux de la politique. Il quitta l’Égypte pour Antioche et de là, ayant battu quelques ennemis obstinés dans le Pompéisme, il fit de l’argent en vendant sans vergogne tous les petits royaumes asiatiques.

Ensuite il revint à Rome.

Il y était depuis quelques jours quand on lui apprit la formation d’une armée pompéienne en Afrique. Il faut avouer que les derniers amis du Dictateur mort mettaient une abusive obstination à lutter, malgré l’absurdité de leurs espoirs, d’autant qu’on ne voit pas, nettement quels désirs exacts ils gardaient encore. César partit pour la Sicile, de là, il passa en Afrique et défit les derniers ennemis. Caton, un de leurs chefs, se suicida, non sans quelque emphase, à Utique.

La guerre était peut-être finie ?… Avant d’aller battre les débris toujours renaissants de la pensée pompéienne, César avait satisfait à demi le peuple, par une loi interdisant d’hypothéquer la totalité de ses biens. Une autre imposait des prêts obligatoires et une dernière suspendait un an les loyers au-dessous de deux mille sesterses à Rome et cinq cents dans les autres villes. Le moratorium était un compromis avec les idées de Dolabella, que César, au fond, aimait.

En plus, on avait confisqué les bien de Pompée et de ses amis. Marc-Antoine avait même acheté le palais du feu Dictateur et s’y pavanait avec orgueil. C’est peu après que, modestement, César résilia sa charge consulaire, non sans espoir de retour.

Au retour d’Afrique, comme l’obstinée activité des derniers Pompéiens semblait le réclamer, puisqu’ils persistaient à créer partout des armées, les Césariens voulurent investir à nouveau leur chef de pouvoirs nouveaux. Il est tout à fait évident que le rétablissement d’un ordre quelconque en Italie réclamait chaque jour une autorité plus exorbitante et les sénateurs trop hostiles à la dictature furent en somme responsables de ce qui advint. Toujours discutée, menacée, mise en question, la puissance de César ne pouvait désormais durer que par la tyrannie. On lui accorda donc la dictature pour dix années et on lui soumit les candidature au tribunat et à l’édilité…

Le 25 Quintilis 707, César, revenu à Rome, y triompha quatre jours à la file. Il avait rapporté des sommes immenses de ses dernières guerres. Six cents millions de sesterces, dit-on, et cela lui permit de distribuer trois cents sesterces par citoyen, un peu plus à chaque soldat, plus encore aux centurions et aux tribuns. Pour les Fêtes de Vénus Génitrix il fit des banquets publics d’un faste prodigieux et crut avoir enfin consolidé son autorité pour autant qu’elle dépende — ce qui n’est pas certain — des sacrifices matériel qu’on lui fait…

 

Les Triomphes de César comportèrent un luxe inconnu jusqu’alors. Le cortège partit de la porte Flaminia. Il était composé des statues de Jupiter et de Vénus, aïeule de César, entourées des pontifes et suivies des vestales. Les sénateurs venaient après. Ensuite, à cheval, marchaient les fils de chevaliers, depuis l’année précédente revêtus de la toge virile. C’était la jeunesse romaine en sa fleur. Derrière, sur les chars à quatre ou à deux chevaux, des triomphateurs aux Jeux égayaient le public qui les nommait par leurs noms au passage. Il y avait des Grecs, des Gaëls et des Syriens. Un nègre, esclave de César, menait un magnifique bige doré, attelé de deux chevaux blancs, ayant appartenu à Ptolémée XIII.

Après les chars on voyait les athlètes. Les quatre cents gladiateurs que César entraînait dans les écoles de Capoue étaient là. Tous puissants, presque nus, avec leurs muscles soulevant la peau, et cette chair luisante qui tentait les matrones, dans le cirque, lorsque ces hommes, élastiques et rapides, combattaient sous la tribune où les vestales, se tenaient prêtes déjà à verser le pouce, car vierges elles avaient peu de pitié…

Les danseurs suivaient, en trois groupes, hommes, jeunes gens et enfants. Ils portaient tous une stola courte bordée d’un liséré vert, et, au son des cithares ou des lyres, ils avançaient harmonieusement parmi les murmures de la foule.

Alors commençait le défilé des légionnaires. Ils portaient l’épée au côté et la lance légère. Leurs casques polis et rutilants levaient une aigrette rouge. Sous les cuirasses imbriquées, la tunique pourpre paraissait, laissant à nu les cuisses nerveuses et épilées. Les sandales à semelle d’airain frappaient le sol en cadence. Sous les jugulaires portées au menton, on voyait les indurations provoquées par le métal frottant des années durant sur la chair. Un vaste chant de gloire s’élevait de cette foule rigide et sombre. Les boucliers carrés suivaient le rythme de la marche et tous les cinq pas les lances heurtaient le sol d’un coup sec.

Alors, les acclamations populaires devenaient délirantes. C’était là la gloire, la force, la puissance romaine. Les vétérans de cent combats, la face dure, groupés autour de leurs enseignes, donnaient à la plèbe accourue un sentiment passager de vigueur et de dignité. À la suite des légionnaires, que les centurions aux loriques dorées, aux armes d’argent, surveillaient en serre-files, c’était la masse des trésors ramenés par les soldats de César. Certains venaient d’Égypte, d’autres d’Afrique, d’autres d’Asie Mineure. Il y avait des statues d’ivoire, des étoffes d’or fin, des robes brodées en Extrême-Asie, des orfèvreries couvertes de gemmes et des divinités de tous peuples, Anubis et Mithra, Horus et Javeh, Thor et Isthar. Des pancartes expliquaient les choses et leur origine au sommet de longues perches peintes en rouge, portées par des vétérans. Une Vénus nue et sexuée, tenue par cinq numides à robes blanches, prétendait figurer l’Aphrodite cilicienne, mais, en vérité, c’était Cléopâtre elle-même et le peuple le devinait bien. Des murmures en effet s’élevaient au passage de la déesse insolente, de la reine impudente, qui partageait l’amour de César avec la ville aux Sept Collines et parfois la lui avait fait oublier.

Enfin, apparaissait Caïus Julius César lui-même, après ses licteurs portant les faisceaux couronnés. Il était entouré d’une garde de cent jeunes filles marchant en deux rangs, de chaque côté, dont l’un jouait de la flûte et l’autre chantait l’hymne à l’Impérator divinisé.

Elles étaient vêtues d’un khitôn grec écarlate fendu à gauche jusqu’à l’aisselle et qu’en nomme « skhistos ». Une ceinture de bronze souple cernait leur torse sous les seins comme un ceste. Toutes portaient à cette ceinture un médaillon, représentant la Déesse, et qui s’étalait sur le ventre. Leurs chevelures étaient flottantes et au son des flûtes, elles dansaient gracieusement en marchant. À chacun de leurs mouvements, le khitôn s’ouvrait et l’on voyait leurs formes harmonieuses, nues de tout pelage et polies comme les cuirasses des soldats.

César, droit et orgueilleux, regardait loin devant lui le long cortège ondulant par les voies romaines. Deux hommes à pied tenaient en main ses chevaux blancs. Le char léger, rond comme une barrique, à timon unique et doré, était incrusté de nacre et d’ivoire. Les roues d’argent, les énormes pierres précieuses qui paraient la bordure de la courbe, l’inestimable tapis, tissé de métaux polychromes, sur lequel César était debout, tout fascinait le peuple tantôt muet, tantôt acclamant. Le triomphateur portait la tunique de pourpre bordée d’or. Une couronne d’or cernait son front car il avait refusé de la laisser tenir en l’air par un esclave, comme le voulait la tradition. La face blême et glaciale, où la fatigue creusait de longue rides, la lourdeur des épaules tombantes et la crispation des mains longues, disaient que ce demi-dieu fut homme aussi et qu’à cette heure même il méditait sur un avenir sans gaîté. Il songeait, encore regardant la Vénus Cléopâtre, à certaines heures vécues sur le Nil et dont la seule remembrance tendait ses nerfs comme des câbles de navire. Ah ! revivre la douceur délicate de ce voyage durant lequel il avait même pu, outre tant de plaisirs, parler philosophie avec l’esclave favori de Cléopâtre : un Grec savant nommé Aristodème, et qui enseignait aux fillettes impubères d’étranges secrets d’amour.

Il rêvait de se retrouver avec tant de beautés, et de chercher encore le frisson de volupté après lequel il ne reste plus qu’à mourir.

 

Derrière lui, venaient dix légionnaires dont l’un d’eux jetait de temps à autre des réflexions cinglantes à l’Impérator.

— Voilà César ! Il a mis sous lui les rois et les reines, mais le Bithynien a mis sous lui César !

Et encore :

— Admirez l’Impérator, il est bon à tout ! Avec les femmes, il a l’épée, aux hommes il offre le fourreau !…

À la suite venaient les captifs, des roitelets ramassés çà et là, amis ou complices de Pompée, malheureux effarés qui, les mains liées, les pieds entravés, regardaient de leurs yeux ahuris cette foule romaine les couvrant d’insultes au passage.

Les vaincus faisaient dix rangs, gardés par des soldats choisis parmi les moins pitoyables. Au milieu d’eux, pour leur présager et rappeler le sort qui les attendait, trois taureaux noirs étaient conduits par des sacrificateurs à robe bordée de pourpre, le coutelas nu.

De la porte Flaminia, le cortège gagnait le Capitole. Là, on sacrifiait les taureaux. On descendait ensuite la pente capitoline, et par le vicus Jugarius on entrait sur le Forum. Le défilé y était lent. Une foule dense, sur les marches des temples et sur les toits criait sa joie sans répit.

Devant le figuier de Romulus, César saluait. On s’arrêtait devant la geôle Mamertine et seize prisonniers étaient saisis, battus aux verges, puis jetés vifs, et sans attendre, dans le trou du Tullianum. Vercingétorix fut de ceux-là. En passant devant l’Argiletum, qui relie le Forum à Suburre, César aperçut une foule épaisse de prostituées venue des lupanars voisins, qui l’acclamait éperdument. Et cela lui fut — car il avait l’esprit poussé au paradoxe — plus agréable que si, plus loin, en pleine voie sacrée, le Sénat était venu en corps l’applaudir au lieu qu’il affectionnait.

À la fin de l’immense procession, des gens vêtus de peaux, ou couverts de plumes attachées par de la glu, la tête masquée, en semblance d’animaux, se livraient à mille contorsions burlesques. Les uns marchaient à quatre pattes, d’autres aboyaient comme des chiens. L’un d’eux brandissait un poignard et de loin désignait la haute taille de César, qu’on entrevoyait au milieu des vapeurs d’aromates répandues par mille brûle-parfums. Cela faisait rire. Et venaient enfin, roides et silencieux, vingt mille légionnaires. Les hommes qui avaient porté César à sa gloire…