Le Sexe et le poignard/Texte entier

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Éditions de l’Épi (p. 7-252).

INTRODUCTION

 On a beaucoup disserté sur le point de savoir si les événements historiques sont comparables. Certains les croient toujours nouveaux et nient qu’on les puisse interpréter analogiquement ; d’autres les tiennent pour soumis à des règles parfaitement déterminées et semblables aux lois scientifiques. Je ne m’aviserais pas de choisir parmi ces opinions, également plausibles, si ce livre était de pure philosophie. Il se peut donc que le monde soit absolument contingent. En ce cas, l’idée de comprendre le présent aux clartés du passé est absurde, et l’intelligence se trouve ici réduite aux fantaisies les plus illusoires. Une telle conception blesse nos plus intimes vanités de « roseau pensant », mais ce ne serait pas une raison pour qu’elle fût fausse. Peut-être même faut-il dire « au contraire »…

Je l’avoue, néanmoins, il est plus plaisant de croire que les choses existent et s’ordonnent sur un plan intelligible. Nous l’admettrons avant d’écrire la vie de César.

Il nous faudra maintenant postuler aussi du lecteur qu’il veuille bien croire à une psychologie des foules propre à permettre l’interprétation des phénomènes sociaux à travers les âges, et ensuite à une valeur de base constante pour les psychologies individuelles. Ces deux données, très logiques et vraisemblables, du moins à l’échelle du temps où nous les considérons, sont d’ailleurs indispensables pour aider à suivre les jeux politiques d’antan. Or, ceux-ci constituent l’existence même de Caïus Julius César, et si on nous suit, leurs relations avec la vie moderne apparaîtront cuisantes.

Les sociétés humaines, ceci dit, se ressemblent toutes, et les âmes des chefs qui les conçoivent, les modifient, les agitent ou les calment, en reçoivent un évident apparentement. Il y a un abîme, certes, entre le potentat, le « tyran », le satrape, le proconsul de jadis, et les chefs de gouvernements modernes. Un abîme… qui laisse toutefois apparaître des ressemblances trop certaines et parfois d’effrayantes identités.

Il existe en effet un fond d’instincts et d’impulsions, de goûts, d’orgueils, de désirs et de violences passives, une façon de se juger en fonctions des masses, une attitude spirituelle devant la vie, qui rendent strictement superposables, malgré mille différences, les personnages politiques de jadis et ceux qui vivent sous nos yeux.

Il faut même, ici, dire : Hélas !…

Et me voici parvenue à César. Cet homme a pris dans l’histoire cent masques magnifiques ou affreux, hors la commune mesure. On en a fait un symbole. Il me sera permis de le ramener à sa stature authentique :

Car César fut d’abord, et même exclusivement, un homme. Je l’ai décrit tel. En soi, rien, sinon d’heureuses et harsardeuses contingences où il ne fut qu’un joueur chanceux, ne justifie sa gloire immense et les fastes de son immortalité. Il a, simplement, réussi…

Un homme est un compost de qualités, qui d’ailleurs changent parfois de signe, et de tares, quelquefois précieuses.

César fut ainsi : Sexuel surtout, et passionné pour les femmes — pour aussi les garçons — il s’humanisa un peu plus, de ce chef, et j’attribue infiniment de vertu à ses vices. Ses qualités sont de la plus commune mesure.

Cupide, il sut être parfois puissamment généreux. Cruel, il fit souvent grâce. Sceptique, il sut oublier tant de dogmes qui aident les férocités sociales à se manifester. Contradictoire, il évita donc ainsi de se tromper systématiquement.

Il fut hésitant, vaincu souvent, plein d’idées généreuses et contraint de renoncer à les réaliser. Il abonda également en conceptions absurdes ou médiocres. Ici, on reconnaîtra l’homme politique contemporain et peut-être celui de tous les temps…

Cette vie de César est pleine de scènes brutales, scandaleuses, lubriques et mélancoliques. En cela surtout, je dois l’avouer, elle me paraît vraie et humaine. Les grands hommes trop dignes furent des hypocrites ou des sots.

J’irai même jusqu’à dire qu’elle s’atteste, et par ce qui s’y trouve précisément de propre à froisser une âme candide, comme une étude avant lettre, mais strictement véridique, des mœurs sociales et politiques d’aujourd’hui. 

R. D.





PREMIÈRE PARTIE
CAIUS JULIUS CESAR















I

NATIVITÉ

 Aurélia Marcia, épouse de Caïus Julius César, descendit lentement de sa litière. Lourde et boursouflée, elle tendait, dans une démarche hautaine, son ventre proéminent. Un Grec dépenaillé qui la regardait, toucha aussitôt, devant le mauvais présage de cette grossesse, l’amulette phallique suspendue à son cou, puis se précipita parmi la foule ahanante qui assiégeait les portes du Cirque Maxime. Aurélia Marcia, autour de qui fluait un peuple sans élégance, vit l’outrage et sentit plus lourde à ses flancs la vie qu’elle portait en elle. Un instant lui vint le regret du caprice qui la menait en ce lieu, pour assister aux courses de chars. Qu’elle serait mieux, allongée sur son lit, dans l’ombre fraîche de sa chambre, derrière la paisible Palatin que ses esclaves venaient de gravir et de redescendre !

Mais le Samnite affranchi qui la précédait donna la tessère à l’ancien gladiateur posté au contrôle. Parmi des courtisanes froides et parfumées, des Grecques trop belles et fardées, et tant de ces faces curieuses d’espions que Sylla, Dictateur, plaçait partout, Aurélia Marcia pénétra enfin sous le portique profond peint de rouge sombre. Deux Syriens marchaient alors devant elle pour lui épargner les chocs et les bousculades. Bientôt, ce fut l’escalier menant à droite de la tribune des Vestales. Déjà la foule se dissolvait dans les innombrables accès de l’immense vaisseau. La patricienne gravit les marches, aidée de ses deux esclaves, et apparut au jour par une porte basse, au sixième rang des gradins.

Elle s’assit. À sa gauche commençait la ligne de départ, à sa droite la courbe épousait le tournant de l’épine et s’en allait vers l’arrivée.

Une foule prodigieuse emplissait déjà le cirque. On attendait le Consul qui devait présider les jeux, non loin, dans une tribune où pendait vers la piste un tapis écarlate.

À droite, se tenaient les sénateurs, dans un magma de faces épaisses et ravinées, orgueilleuses et attentives. À gauche, les vestales muettes et glaciales restaient droites, le pallium ramené sur le front. Et partout, noyant de cris, de rires et de tumulte le silence digne et froid des patriciens et des vierges sacrées, une foule heureuse était répandue comme un flot.

Le Consul apparut. Il se nommait Publius Scaurus. Un silence naquit à sa vue, puis se résolut en acclamations. Il était l’organisateur de ces courses. Derrière lui marchait Appius Cecilius Annius, l’ancien Proconsul de Cilicie, ami intime de Sylla, qui faisait transmettre par ce petit homme rouge ses ordres catégoriques au Sénat.

C’était un Latin aux yeux cruels, dont la tête tournait sans cesse, comme pour épier partout. Et à ses talons vint une tourbe policière, dont la vue glaça maints spectateurs.

Cependant Aurélia Marcia commençait, sous la lumière éclatante, à reconnaître des faces amies ou hostiles. Les partisans de Marius, non loin, formaient un petit groupe compact vers lequel pointait sans cesse le regard consulaire. La femme de Caïus Julius César salua d’un sourire Scipio Servilius, l’ancien édile, et Claudius Afer, dont les étonnantes richesses étaient convoitées par presque tous les amis de Sylla. Tenace, il faisait face à tous, courageusement, et refusait de quitter Rome, quoiqu’on l’avertît souvent à quel point son existence était en danger. Toute la vie romaine pouvait ainsi se lire dans ce cirque comme sur un rouleau, avec ses groupes serrés ou hostiles, ses violences d’hier ou de demain, ses factions haineuses et même ses débauches. Caïa Publica, la belle amie du puissant Aemilius Scaurus n’étalait-elle pas tout près ses colliers d’or, sa robe brodée de gemmes et des perles plein ses cheveux.

Domitia Œtas, aussi, qui parlait comme un avocat rhodien, se tenait là, les yeux mi-clos sur ses iris de chatte. On la haïssait pour sa façon, nouvelle à Rome, d’étaler avec insolence des amants simultanés. En ce moment, elle coquetait avec un homme froid dont on savait mille crimes infâmes. Son nom courait parmi les rangs, avec des plaisanteries obscènes. Il se nommait Pompeius Strabo. L’air perpétuellement ennuyé qu’il étalait lui valait d’inestimables succès féminins, disait justement devant Aurelia, la belle Citheria, une Grecque odieusement parfumée. Elle conversait à voix haute avec un Romain épais, dont l’encolure taurine faisait presque peur à l’épouse de César. N’était-ce point là, d’ailleurs, ce poète dont on disait qu’il eut des relations avec d’étranges dieux orientaux : Lucrécius Carus, pour qui rien n’était sacré de la religion des Romains.

Peu à peu cependant, l’épine se garnissait d’étrangers. Sur ce long promenoir, large de huit pas, et partageant le cirque en deux lignes droites liées par des tournants, on ne voyait guère de Romains, mais des Grecques, des Syriennes et quelques eunuques éminents par leur astuce de marchands ou de diplomates. De fait, six joueuses de flûte, en tunique courte qui dénudait leurs jambes, s’assirent près de la borne, avec des pépiements hellènes. Plus loin, tout un groupe d’hommes entourait Aphrax Scilis, le fondé de pouvoirs juif des Octavi, les plus gros usuriers du Latium. Le tumulte crût soudain. On vit le Consul se lever, puis se rasseoir. La première Vestale daigna tourner la tête vers l’ouest. Des écuries, en effet, à l’extrémité du cirque voisinant le Forum Boarium et le Tibre, quatre attelages venaient de sortir, les biges rouges ou blancs évoluèrent un instant tout là-bas, et le silence tomba brusquement dans l’immense arène.

Aurélia Marcia, passionnée des jeux, se penchait en avant pour mieux voir. Elle distingua que l’un des deux chars rouges avait les roues blanches, et l’un des deux chars blancs les roues rouges. Le départ fut donné. Il s’agissait de faire sept tours de piste. Aussi, l’un des cochers, patient et comptant sur la fatigue des concurrents, se laissa-t-il dépasser aussitôt. Les trois autres firent un tour entier côte à côte. Ils tournèrent dans un grand bruit de fouets. Le virage passé, leur galop s’affaiblit doucement, s’amenuisa à rien. Enfin, ils reparurent à l’autre extrémité. L’envol des tuniques, la fièvre, en gestes pressés, des cochers, les cinglements des lanières de cuir, la violence irrésistible des chars légers, transmirent un enthousiasme sacré à l’énorme foule. Au silence du départ succéda un bourdonnement véhément, puis on entendit hurler des noms. Trente mille bouches ouvertes, maintenant, vomissaient un tumulte de cataclysme.

Les quatre chars passèrent à nouveau. Mais l’un d’eux faiblit. Son aurige, un Romain athlétique à chevelure frisée, rétrograda jusqu’à la quatrième place. Les rênes lui faisaient trois fois le tour du corps et le coutelas ne quittait pas son poignet.

Le troisième tour maintint les positions. Mais au quatrième, l’homme de tête, un Grec blond et rose, pour lequel battaient dix mille cœurs féminins, fut dépassé par le concurrent qui le talonnait depuis le départ. Celui qui prit la tête alors, un Gaël, parut avoir définitivement gagné, mais le cocher patient qui, dès le début, s’était mis en queue, commença de harceler ses bêtes. Grand, le nez courbe, la face cendreuse et le poil noir, il menait un char blanc. Au cinquième tour, il était à deux longueurs d’attelage du premier, au sixième, il fut de front avec lui.

Le hourvari crût encore. Aurélia Marcia, pantelante, frémissait jusqu’au plus intime de sa chair. Le dernier tour commença.

Le Gaël parut perdre. Il avait toutefois l’énorme avantage de tourner au ras de la borne, mais lui fallait-il pour gagner, entrer au moins le premier dans la ligne finale.

Les deux chars arrivèrent en foudre. D’un coup de fouet strident qui arracha l’âme des spectateurs, le Gaël accéléra la foulée de ses deux bêtes. Il regardait la borne, d’un œil hypnotique, puis, laissant voyager son adversaire qui tournait large, il tenta de raser la pierre conique, peinte de pourpre, et saisit son couteau.

D’un coup de reins sur ses longues rênes, il infléchit le tracé du tournant, puis, pour résister à la force tangentielle, ayant encore cinglé les deux croupes d’un coup violent, il s’accroupit dans le baquet du char.

Un frisson d’angoisse secoua tout le cirque. Les chevaux passèrent, la svelte voiture chassa. L’aurige avait compté sur ce dérapage. La borne vint à lui, la roue sembla frôler la pierre et la dépasser.

Mais l’essieu débordant heurta le cône rouge. Un dixième de seconde les spectateurs haletants virent l’autre roue se lever, puis le char courir oblique. Ensuite, il se renversa. Les immenses rênes de cuir, tranchées d’un coup désespéré, voltigèrent et s’abattirent sur le cheval de droite. Le jarret pris dans la lanière, la bête écumante culbuta, et soudain, malgré son effort pour retenir le second bige, l’homme à poil noir et nez courbe arriva sur l’attelage renversé. Il fit un saut énorme et s’abattit dans la poussière. Alors les spectateurs ne virent plus qu’un nuage confus soulevé par des ruades violentes, des chevaux affolés hennissant parmi le gordien emmêlement des rênes, et deux hommes à terre, dont l’un vomissait du sang.

Aurélia Marcia, saisit d’horreur, fit signe à ses esclaves, accroupis derrière elle à l’entrée de l’étage circulaire.

Ils l’aidèrent à se lever et l’emmenèrent. Une douleur sourde rayonnait en son corps las. Son ventre était devenu intolérablement douloureux.

 

Dans la chambre aux dieux familiers, au cœur de la vaste demeure des Jules, près du vicus Cyprius, derrière le Palatin, la petite-fille d’Ancus Martius, le lendemain de cette scène mémorable, donna naissance à Caïus Julius César, qui devait régner sur les sept collines.

Le sang d’Énée et de Vénus, les événements tragiques qui avaient si profondément ému sa mère avant qu’il vînt au monde, ce fait aussi que, dans son ciel genethliaque, Mars fût en ascendant ce jour-là, présageaient au jeune César un rare et curieux destin.

Et ceci advint le premier jour avant les Ides du mois de Quintilis, en l’an 654 de la Fondation de Rome.




II

ENFANCE

 Derrière le Palatin, et près du Temple de Jupiter Stator, la demeure patrimoniale des Jules étalait des murs décrépits, mais nobles et illustres. La famille de Caïus Julius César était toutefois pauvre. Il eût fallu une grosse fortune pour mener sans s’appauvrir l’existence de ces orgueilleux patriciens. D’autant, au surplus, que les Julii Cæsares, démocrates, devaient prouver leur affection pour le peuple par de continuelles largesses.

Le jeune César vécut une enfance heureuse dans la maison ancienne et révérée. Un jardinet aux allées sablées de rouge y était son abri coutumier.

Il allait pourtant souvent jusqu’à la porte, malgré le janitor, regarder la rue vide et sinistre par laquelle il espérait un jour sortir pour de hauts destins. Lorsqu’il pleuvait, il aimait à courir sous le compluvium, pour s’accoutumer à supporter le froid. Le plus fréquemment, il rôdait avec curiosité dans les pièces sacrées de la maison, et on remarqua tôt son incroyance et son irrespect pour les vieilles traditions. Il plaisantait les Pénates, dieux des provisions dont se nourrit la famille, et révérait comiquement leur symbole — un oignon. À huit ans, il riait déjà avec ironie du génie dont sa mère lui avait confié, sans sérieux, qu’il habitait le lit nuptial…

Le jeune César fut passionnément aimé par Aurélia Marcia. Elle était d’ailleurs fort intelligente et non moins coquette. On la voyait souvent venir chercher son fils pour converser avec lui durant les soins intimes de sa toilette. Il avait cinq ans lorsqu’elle le mena aux Thermes, où fréquentaient les plus belles Romaines, celles dont les mœurs passaient pour moins pures que la peau. Au matin, lorsque son père allait recevoir ses clients, et vérifier leur fidélité ou leur répartir des subsides, l’enfant aimait à le suivre attentivement, et, comme un jeune animal, semblait deviner les espions ou les traîtres.

La fréquentation des Thermes lui donna le goût de se faire caresser et choyer. À six ans, c’était un enfant délicieux, futé et mince, timide avec des audaces inattendues. On reconnaissait volontiers sur ses traits la Vénus sculptée nue près du figuier de Romulus, sur l’autel même qui devait être un jour le temple de César.

Il n’avait pas atteint sa neuvième année, quand, un jour, tandis qu’au bain Claudia Appia, amie de sa mère, l’embrassait ardemment, il connut soudain son premier émoi sensuel…

Ses yeux étaient noirs, ses mains petites, sa figure sérieuse, mais féminine. Il aimait à s’entendre louer, sa faiblesse apparente cachait une grande énergie.

 

À onze ans, César fut enlevé aux femmes et cessa d’être mené aux Thermes. Sa mère omit de l’embrasser et de le caresser désormais. Il fallait qu’il devînt un homme.

On lui donna un professeur grec : Philodème, qui lui enseigna conjointement l’art de la guerre et celui de l’éloquence, car il avait été avocat à Athènes et soldat à Chypre. Mais le Grec avait des mœurs relâchées. Même il fut surpris un jour à enseigner au jeune Caïus tout autre chose que l’utile. C’est une servante, Rhoé, esclave au poil pâle venue des bords du Pont-Euxin, qui dénonça la scène. Philodème fut chassé à coups de bâton. Il eut peut-être subi un sort plus rude si le père du jeune César n’eût été ce jour-là en voyage à Brindes. On donna donc à l’enfant un nouveau maître. Il se nommait Titus Probatus et il était rhodien. Afin d’éviter que la fleur du jeune Caïus tombât entre les mains d’un de ces professeurs sans vergogne, comme il en foisonnait à Rome, venus de tous les coins de la Méditerranée, la servante Rhoé, qui d’ailleurs était jolie comme le jour, se dévoua pour apprendre à Caïus Julius César qu’il n’est point de vrai plaisir d’amour sans femme…

On prétend d’ailleurs que César oublia très vite la leçon, sans aucunement la mépriser…

 

Titus Probatus ignorait la guerre, mais il connaissait « les affaires ». Il enseigna à César les secrets de la fortune. Il lui fit mille et une fois répéter les Lois des XII Tables et lui apprit surtout que la vie est une inexorable bataille pour la richesse, le pouvoir et le plaisir.

L’enfant n’avait pas quatorze ans, qu’après de telles leçons son cynisme s’affirmait déjà. Il parlait bien, d’ailleurs, et fort éloquemment. À Rome il est vrai on ne parvenait à rien si l’on n’était pas orateur. Mais il savait aussi qu’un homme endetté, est riche à proportion de ses dettes, qu’on doit être l’ami de celui qu’on hait jusqu’au jour qu’on peut l’abattre, et qu’il faut s’acheter des amis, mais prendre ses amours.

Il écoutait toujours en silence les paroles savantes de son maître, celles de son père et celles des familiers de sa maison. Cette mutité faisait parfois douter de son intelligence, mais il n’en avait cure, cultivant au fond de lui-même une grande confiance en soi.  Il se promettait secrètement de ne laisser perdre aucune des joies que l’existence ferait passer à portée de sa main. Mais il voulait d’abord et surtout acquérir la puissance, sans quoi, on n’est dans la société, disait-il déjà, jamais assuré de jouir de ses jours. Il s’accoutumait aussi à parler en public et parfois il émerveillait même les amis de sa famille par la rectitude de son jugement.

 

Il avait neuf ans, lorsque Drusus voulut créer d’un coup trois cents sénateurs. La révolte que cela enfanta chez lui et partout à Rome lui donna un juste sentiment de l’aristocratie. En ses démagogies ultérieures il ne devait jamais l’oublier. Mais il aimait toutefois le peuple… Il comptait aussi sur lui…

La guerre sociale, plus tard, le frappa. Il entendait sans cesse parler d’elle. Pourtant, son esprit travaillait sur des racontars incertains. Un jour il saurait mieux ce qu’il en est, peut-être…

C’est à cette époque qu’un de ses parents, le Consul César, fit passer la loi sur le droit de cité qui mettait fin à une lutte atroce entre Romains et Samnites. Il admira beaucoup cet acte de politique libérale. Mais, jusqu’à la mort de Sylla, advenue lorsque César eut vingt-deux ans, c’est surtout ce personnage qui hanta ses jours. Sylla appartenait à la famille Cornélia, héréditairement hostile aux Jules. À douze ans, Caïus songeait pourtant, malgré une féroce haine envers l’homme couvert de crimes, à sa gloire, à sa puissance orgueilleuse, à sa furie de massacres. Il rêvait de devenir un illustre guerrier…

En 667 de Rome, lorsqu’il eut treize ans, le jeune garçon commença de participer aux graves réunions politiques données alors chez lui. On était, en sa famille, dévoué à Marius. Cinna, le passionné confident du grand démocrate, venait donc chaque jour chez les Jules. Il aima tout de suite le jeune César. L’adolescent devait même, quatre années plus tard, Cinna mort, épouser sa charmante fille Cornélia.

C’était alors l’apogée de cette guerre inexpiable que se firent Marius et Sylla.

L’Italie n’était qu’un champ clos où se dévoraient les fauves, tandis qu’à l’extérieur, des dangers terribles croissaient sans répit. C’est ainsi que Mithridate, venu d’Asie, avait pu gagner la Grèce et menaçait la Sicile…

Le verrait-on, comme jadis le Carthaginois borgne, camper en Étrurie ou dans le Latium ?

Mais Sylla partit pour l’Attique avec des troupes solides. Il sut vaincre Mithridate et égorgea, comme complices de ce redoutable chef, des milliers de Grecs notables. Revenu à Rome, entraîné aux supplices et craignant les complots, il fit ensuite des coupes sanglantes dans l’aristocratie libérale de sa patrie. La civilisation, sous sa rude main, ne fut plus qu’une immense exécution. C’est ce que Sylla nommait « rétablir la tranquillité ».

En 668, mourut enfin l’ennemi vaincu du Dictateur : Marius. Il vivait depuis la défaite parmi les courtisanes. Sa vie coulait dans les festins à la mode grecque, qui se terminaient toujours en hideuses débauches, disait-on.

Cinna succomba peu après, puis deux oncles de Caïus Julius César, et Sylla put croire enfin, s’il n’y collabora par le poison, que les dieux l’aidaient à dominer ses ennemis.

Ce fut l’époque des proscriptions. On confisqua systématiquement tous les biens des amis de Marius. Une magnifique propriété des Jules, en Étrurie, fut ainsi offerte aux soldats de la garde Cornélienne. Attentive à tout deviner, Aurélia Marcia comprit quels dangers courait désormais son fils. Elle le fit donc secrètement partir pour Sybaris, où enseignait le rhéteur Molon. César y fut vite célèbre. Il se lia avec des adolescents dont la fortune devait jusqu’au bout suivre la sienne. Certains furent récompensés largement quand il devint puissant. Tous avaient été envoyés en cette jolie cité par crainte de Sylla. Ils s’y complaisaient dans l’étude et la volupté.

Caïus Julius César à seize ans, lorsque les proscriptions diminuèrent, revint dans la sombre demeure de sa famille. En lui parlaient une sensualité ardente, un besoin violent de gloire et le goût de répandre l’or. Il épousa aussitôt une jolie adolescente de son âge, Cossutia, de la famille Servia.

 

Il devenait cependant inconstant, lubrique, coléreux et autoritaire. Malgré sa famille, Cossutia, trop pudique, fut répudiée par lui l’année suivante. Il n’écoutait plus personne. C’est à ce moment que César, malgré les conseils, choisit la seule femme qu’il paraisse avoir chérie dans sa vie, Cornélia, fille de Cinna, l’ami de Marius et de son père.

Sylla régnait dans Rome par une police fort bien faite. Il s’inquiétait fort des agissements de tous ceux qui avaient fréquenté et estimé son rival. Dès qu’il connut ce mariage de César, qui établissait catégoriquement l’hostilité d’un jeune homme déjà connu et estimé, il fit savoir partout son mécontentement : on ne devait pas s’allier à ses ennemis… César aimait d’être haï. Il sourit de la remontrance. Sylla, irrité, somma alors le gendre de Cinna afin qu’il répudiât sa nouvelle épouse. Trois fois il aggrava ses ordres dont le dernier était formel.

Furieux, il donna enfin l’ordre d’exécuter le rebelle dont l’obstination lui paraissait une menace. Aurélia Marcia connut l’arrêt de Sylla sitôt qu’il fut donné. Elle était familière de la grande vestale et la pria alors d’intercéder pour son fils. Sylla, avec ce rire sarcastique et orgueilleux qui lui avait fait tant d’ennemis, répondit à la vestale :

— Soit ! Qu’il vive. Mais sachez que cet enfant sera seul plusieurs Marius.

Connaissant la vie, ses hasards et ses dangers, le jeune Caïus n’avait pourtant point attendu sa grâce. Il s’était enfui.


III

LA REINE DE BITHYNIE

 Accompagné de deux esclaves milésiens, Caïus Juliur César se dirigeait à cheval vers Ostie. Il pensait s’y embarquer pour le Pont. En sa pensée adolescente, aucune vision nette de l’avenir n’était affirmée, mais il songeait confusément à créer au loin des alliances utiles et profitables, à éduquer à la romaine des potentats asiatiques, et, peut-être, par quelque guerre, subtilement préparée, à attirer Sylla loin de Rome. Le battrait-on ? le ferait-on assassiner, ou, si l’on créerait à Rome tel mouvement contre le Dictateur absent, qu’il n’y reparût plus ? Tout cela restait obscur. L’important restait d’abord pour le jeune César de se mettre hors de l’atteinte du tyran. Il gardait partout où il passait des amitiés fermes et fidèles. Il savait surtout à quel point on pouvait faire confiance à Cnéus Pison et à ses amis avec qui il était lié secrètement et espérait faire de vastes choses. Aussi, tout jeune qu’il fût, ne laissait-il point d’espérer devenir aussi grand qu’un Scipion. D’abord il abattrait le vainqueur de Marius, ensuite il se servirait lui-même.

César s’était arrêté, durant sa fuite, dans une ferme dont le tenancier avait été affranchi par son père. Le quatrième jour, il venait de repartir, ayant changé de cheval avec son esclave favori, Eumède, lorsque apparurent six légionnaires sur leur route. César pensa fuir, puis il crut deviner que ces hommes revinssent paisiblement à Rome, après quelque mission. Il alla donc au devant de la petite troupe.

Son étonnement fut grand de comprendre aux premiers mots à lui adressés que ces soldats voulaient, sans le connaître, le ramener devant le Dictateur. Cet enfant décidé et autoritaire attirait leurs soupçons. D’ailleurs, tout le monde leur apparaissait suspect… Et puis, on leur versait une prime à chaque importante arrestation.

Caïus avait appris de son maître Titus Probatus qu’il est plus facile d’acheter une conscience qu’un melon. Il offrit quelque argent aux soldats de police et, avec de gros rires, les légionnaires parfaitement heureux reprirent leur chemin. Cette leçon servit César et le guida jusqu’à sa mort. Jamais il ne put croire désormais à l’incorruptibilité de personne.

Il s’embarqua à Ostie. Le fameux voyageur Æmilius Strabon, père du géographe, et ami de Cinna, lui avait remis un parchemin scellé qui devait l’introduire dans la familiarité de Nicodème, roi de Bithynie. D’ailleurs, le Grand Pontife, Metellus Pius, auquel il devait succéder dix-neuf ans plus tard, avait aussi chargé le jeune Caïus Julius César d’effectuer, selon un rite périmé, mais toujours valable, une cérémonie propitiatoire au Jupiter bithynien, dispensateur des vents heureux dans la mer Égée. Son temple était au bord du fleuve Psittis.

Ainsi, le dernier fils de l’illustre famille des Jules fuyait sa patrie avec assez d’experte finesse pour apporter toutefois, aux rivages lointains, des prestiges de prêtre et de diplomate.

Il avait dix-huit ans.

Le voyage pour la Bithynie dura vingt jours. Le bateau était léger et les rameurs lents.

César fut malade au début et il craignit d’occasion la rencontre de ces pirates que la disparition des flottes athéniennes laissait depuis peu foisonner dans la Méditerranée. On allait d’île en île. Rarement, on jetait l’ancre dans une baie pour passer la nuit. Le plus souvent, on tirait le bateau sur une plage, au soleil couchant. Équilibré par ses deux quilles latérales, il se tenait droit, et la mise au flot, le lendemain, se faisait en quelques minutes.

Enfin, on atteignit la Propondide. Le navire séjourna deux jours à Byzance, puis on suivit le rivage de la mer jusqu’à Nicomédie, où César débarqua. Nicomède, fondateur de la ville, était alors à Calpé, sur le Pont-Euxin, et grand marché d’esclaves scythes. En son absence, César n’en fut pas moins traité comme un prince par Nicodias, frère du roi. Le pays lui plut. Bientôt il s’habilla en cappadocien, avec la robe traînante et cet air languissant qui sied si bien aux femmes d’Orient. C’était d’ailleurs d’une diplomatie subtile…

Nicomède était un homme de haute taille, cordial et savant, qui mélangeait le sang grec et le sang arménien. Il ne put dissimuler sa surprise que la ville toute-puissante, Rome, envoyât au loin de tels adolescents comme représentants. Il traita toutefois César royalement, dans son palais, et il donna des fêtes pour que son jeune et bel invité gardât plus tard un souvenir satisfait des Bithyniens.

Nicomède était fort riche. L’énorme négoce d’esclaves qu’il avait organisé entre Psylla et Rhoé, sur le Pont, lui assurait des bénéfices immenses. En paix d’ailleurs avec ses voisins, Euthyrès le Paphlagonien et le roi de Mysie, il coulait des jours heureux.

Un jour, Nicomède, croyant voir quelque tristesse sur la figure féminine de son hôte, et suivant un plan caché, conçut, pour l’égayer, une scène de joyeuse débauche. Une fête asiatique, comme on n’en pût vraiment pas réaliser dans la grave et rigide ville aux sept collines. C’était beaucoup prétendre, car Nicomédie n’était qu’une bourgade et les moyens dont disposaient les Bithyniens paraissaient assez faibles pour une orgie digne de ce que l’on désignait ainsi autour du Palatin.

Pourtant Nicomède fit de grandes choses. On édifia une somptueuse salle à manger à la mode grecque, on recruta danseuses et musiciennes, on fit venir des mimes et des psylles de Byzance, et enfin on imagina un de ces menus somptueux comme les Ioniens apprirent aux barbares à les combiner. Un jour entier, ce fut une joie magnifique dont le souvenir devait rester toute sa vie présent à l’esprit de César. D’autant plus que Nicomède profita, non sans quelque excès, de ce que son hôte avait bu du vin de Chio plus qu’il n’était décent… Comme le jeune Romain était alors étendu sur un lit de pourpre et d’or, Nicomède chassa les autres convives, ne gardant avec César que sa fille Mysa…

 

Le jeune Romain resta deux années à la cour bithynienne. La belle Mysa, devenue sa maîtresse, le chérissait infiniment, mais César n’oubliait pourtant point la fille de Cinna, l’exquise Cornélia, qui l’attendait dans la coite demeure, au pied du Palatin. Et les caresses de la Bithynienne lui faisaient regretter Rome, où régnait toujours, par malheur, le Dictateur haï.

Il recevait chaque mois des nouvelles et les lisait avec colère. On ne le tuerait donc jamais, ce Sylla ?

César, entre temps, voyagea. Il visita Mytilène et coucha une nuit chez certaine courtisane grecque nommée Alphis, qui habitait la maison même de Psappho. On voyait encore sur le marbre d’un mur l’inscription gravée où la poétesse nombrait en vers les plaisirs d’une journée passée avec Erina et Myrto.

César combattit aussi contre Mithridate, avec Nicomède, que gênait ce puissant voisin. Le Bithinien disposait, comme garde, de deux cohortes de Romains aventureux. Ces hommes avaient fui leur patrie, en proie à Sylla. César, en les dirigeant, savoura pour la première fois l’orgueil des commandements.

 

Certain jour d’automne, en 674, comme, avec des amis, César gagnait Pharmacusa, pour visiter un peu l’Orient méditerranéen du Sud, le navire où il se trouvait fut arrêté par un puissant bateau de pirates sidoniens. C’étaient des hommes subtils et féroces, beaux parleurs et d’une cupidité prodigieuse. Ils tuèrent deux des compagnons de César, parce qu’ils refusaient de discuter d’une rançon et ils exigèrent d’abord vingt talents du fils d’Aurélia Marcia, qui était connu surtout comme amant du riche roi de Bithynie et de sa fille. César dit alors que cinquante talents seuls pouvaient racheter un Romain de son importance, mais que sitôt libre, il courrait sus aux pirates, reprendrait son argent et les empalerait.

Les sidoniens rirent. La menace leur plut. Ils attendirent patiemment la somme qui vint par un navire de Millet trente-neuf jours plus tard.

César fut alors mis en liberté avec mille ironiques marques de respect. Mais, se dirigeant en hâte vers un port, il y requit cinq navire armés et surpris peu après ses pirates dans la baie de Psyre. Il y eut une lutte sans pitié et César, blessé, faillit même succomber. Ses soldats eurent enfin le dernier mot et si ses voleurs ne furent pas assis sur la croix, c’est qu’ils avaient tous succombé durant le combat.

César reprit ses cinquante talents et les distribua. Son renom de libéralité devint, de ce jour, immense dans tout l’archipel.

Mais, un mois après cette aventure, sur un avis reçu de sa mère, par le moyen d’un négociant crétois, il quitta l’Asie en hâte.

Il lui avait été conseillé de se rapprocher de Rome. Il vécut donc toute l’année 675 à Rhodes, où Apollonius Molon lui donna à nouveau de précieuses leçons d’éloquence. Toutefois, César ne recouvra plus la sonorité de sa voix adolescente. Sans doute l’amour de Mysa lui avait-il été funeste ?… Il se résigna à ne jamais être un grand orateur et cessa de s’en irriter.

Il était alors grand, très mince et féminin d’allure. Sa figure de fille, imberbe et ovale, s’éclairait de deux yeux fixes et durs. Il avait l’habitude de rire d’un seul côté de la figure et il se trouva vite renommé à Rhodes pour la perversité de ses plaisirs.

Sa parole était sèche et affirmative, il aimait les jeux athlétiques, et, quoique d’aspect débile, excellait à tout ce qui demandait adresse ou promptitude. César semblait toutefois bien taciturne aux adolescents de son âge. En effet, sauf dans le vin, il parlait peu, faiblement et d’une façon saccadée, mais, au vrai, saisissante. Les femmes le craignaient comme un ennemi de leur sexe. Méditatif, il songeait sans répit au grand problème de sa destinée. Comment un patricien pauvre, mais ambitieux et intelligent, pouvait-il espérer gravir à Rome les marches du pouvoir, sans cesser de rester fidèle au souvenir de Marius ?

 

C’est peu après le début de l’an 677 que César abandonna Rhodes. Comme ses camarades lui demandaient le but de son nouveau voyage, il dit qu’il rentrait à Rome. On le crut fou. Sylla, bien qu’ayant résigné sa dictature, était encore le vrai maître et sa cruauté demeurait active. Nul ne semblait, d’ailleurs jusqu’à sa mort, de taille à discuter cette autorité absolue, basée sur des massacres qui eussent dû terrifier pour un siècle le peuple romain.

On ne pouvait ignorer, en effet, que César, époux de la fille de Cinna, le fidèle ami de Marius, fût toujours un ennemi de Sylla, comme toute sa famille. Donc, s’il rentrait dans la Cité, étant tenu pour dangereux, il était condamné !

Mais, aux observations de ses camarades, presque tous, d’ailleurs, hostiles comme lui au Dictateur, César répondit que Sylla ne vivrait pas toujours et qu’il voulait se rapprocher de Rome pour y reparaître aussitôt que l’homme haï serait allé retrouver ses ancêtres.

De tous ceux qui l’écoutaient, un seul comprit que César savait quelque chose d’inconnu encore et qui lui assurait de revoir bientôt sans danger la demeure paternelle. C’était un jeune homme de vingt-huit ans, très beau parleur, mais auquel tout le monde reprochait d’être envieux, jaloux, cauteleux, et sans cesse prêt à tourner le dos aux opinions de la veille, si celles du lendemain semblaient plus profitables. Il se nommait Marcus Tullius Cicéron, à cause d’une loupe poilue (cicer) qui lui ornait la joue et dont César s’était gaussé souvent. Quand César fut parti, Cicéron à son tour ne l’appela plus que la « reine de Bithynie ». Leurs camarades riaient…


IV

RETOUR

 L’île de Mélida (Malte) s’effaçait derrière la liburne. On se dirigeait vers Agrigente. Archias, commandant du navire, regardait mélancoliquement le sillage, tandis que le soleil s’inclinait lentement vers la mer.

Assis sur un ballot de peaux tannées, que marquait le poinçon de Philéas Physcon le Crétois, le jeune Caïus Julius César rêvait, les yeux mi-clos. Au-dessus de sa tête, le vent faisait gémir le grand mât. Sous ses pieds, il entendait, dans les trois ponts du vaisseau, le tumulte joyeux des rameurs immobiles. Ils étaient quatre cents. Devant lui, les lithoboles étalaient au bord de la lisse leurs formes étranges de bêtes accroupies. À son côté était le treuil aux ancres, avec trois esclaves attachés par des chaînes.

César rentrait à Rome sur l’un des plus puissants navires de la République.

Un personnel énorme s’y employait sans répit, une activité incessante y régnait.

Archias s’approcha de César. Maigre, noir, la tunique courte, les bras nus, le Grec figurait exactement tous les héros de l’Odyssée. Son œil aigu, son sourire constant le rendaient redoutable et sympathique.

— Salut à toi, Caïus César. Que penses-tu de notre marche ?

— À toi salut, Archias. Tu es un grand capitaine.

Le Grec rit :

— Peut-être, quand tu seras consul, te promènerais-je sur un plus grand vaisseau encore !

— Qui le construira, Archias ? On dit que celui-ci représente la perfection et que nul ne saurait mettre à la mer une carène plus lourde et vaste.

— Chez moi, César, à Syracuse, on construit une tessaracontère. Il lui faudra deux mille rameurs, et elle portera trois mâts.

— Tu plaisantes !

— Non, certes, par Héraclès ! Nous aurons trois cent matelots pour les voiles, et seize cents épibates pour le combat. Et j’espère commander ce roi des mers. Mais t’ai-je dit la nouvelle ?

— Tu viens de me dire celle-ci. En as-tu une autre, Archias ?

— Par Zeus, je crois bien. N’as-tu pas vu cette homme qui nous jeta, de sa barque, un rouleau en passant devant Mélita ?

— Si, j’ai vu !

— Ce sont des nouvelles : Sylla est mort…

César devint blême. Prudent et inquiet, car il savait déjà bien des ruses, il ne dit pourtant rien, et Archias reprit :

— Il est mort. Tu sais qu’il avait renoncé à la dictature, pour se retirer à Tibur ?

— Oui, je le sais !

— Il y a succombé, comme son ennemi Marius, au vin, aux courtisanes et à autre chose peut-être…

Le Grec s’esclaffa :

— Il y a de si fins poisons…

— On m’avait dit qu’il se fût retiré de Tibur à Cumes ?

Le Grec finaud eut un regard en coin :

— Tu sais tout, je vois. Oui, c’est bien à Cumes qu’il est mort. Et son successeur sera Pompée, ou peut-être Lépide.

— Bah ! Pompée, c’est un ami.

— Je le désire pour toi.

La liburne allait d’un balancement insensible, vers la côte sicilienne, Archias s’éloigna, César se remit à songer.

Ainsi, la sybilline promesse du Crétois mystérieux vu le mois passé n’était pas un mensonge. Cet homme était venu trouver César pour lui dire :

— Rentre à Rome, César, les temps sont proches où l’ombre de Marius régnera sur le Tibre. C’était vrai.

Le jeune homme, six années absent de la cité où son nom et ses ambitions lui promettaient une place de premier rang, sentait se fixer le destin. D’abord, pensa-t-il, nécessité serait, selon le conseil de son précepteur Philodème, de s’attacher à Pompée. Ensuite, il faudrait conquérir les magistratures. Et César calcula avec haine qu’il avait vingt-trois ans et n’aurait qu’à trente-sept ans l’âge de devenir Consul.

 

Ostie, le port agité, fébrile et bruyant, reçut enfin le vaisseau. César nerveux comptait les heures et trouvait le voyage bien lent. Ce fut ensuite le départ pour Rome, à cheval, parmi les charrettes chargées, les contingents de légionnaires et les lourdes voitures de sénateurs, dont les côtés étaient protégés par les rideaux de cuir. Rome apparut enfin, et son grouillement humain. Un esclave accompagnait César, qui le protégea même contre une ruade, lorsqu’il descendit de cheval pour se rafraîchir sur la Via Appia, tout près du tombeau de celle qui avait aimé le dictateur mort. L’énorme tour, gardienne des mânes de Cæcilia Metella, veuve d’abord d’Æmilius Scaurus, prince du Sénat et charbonnier, puis épouse de Sylla, s’étalait, au bord de la route, semblable à ce qu’elle serait encore deux mille années plus tard. Une auberge offrit à César ce vin du Latium qu’il n’avait pas bu depuis six ans. Or, tandis qu’il traversait ensuite le chemin, il vit un cavalier, à deux pas, faire cabrer et ruer son cheval. Sans Optimus, l’esclave, qui l’écarta d’une bourrade, c’en était fait du dernier descendant de la famille des Jules et des César. Le jeune homme comprit alors qu’il lui faudrait désormais surveiller tous ses pas et les pas de ceux qui croiseraient sa route. Il avait reconnu dans le cavalier un client des Pompéii, et le cheval vicieux portait au garrot, marqués au fer, les deux S opposés dos à dos qui sont la marque du bétail, chez Pompée.

 

Un mois passé à reconnaître les siens, à écouter leurs conseils, à épier les indices qui devront le guider désormais, et César commença d’agir. D’abord, prudemment, sans se montrer, et pour se concilier le peuple, notoirement, les habitants des quartiers voisins de sa demeure, il fit des distributions de blé. Son père, malade, dépensait peu. Aurélia Marcia, toujours coquette, agissait au gré de son fils. Astucieuse, elle trouva à Caïus un commanditaire politique. C’était le vieil Æmilius Albinus. Immensément riche, propriétaire d’un tiers de la Gaule cisalpine, le sénateur détestait cordialement Pompée qui lui avait enlevé peu auparavant une exquise esclave, délices de ses jours las.

Grâce à Æmilius Albinus, César acquit, par ses générosités, un renom facile d’ami du peuple. Pompée, alors en Espagne, où il guerroyait contre Sertorius, fit surveiller ce débutant qu’un rien de froideur desservait. Il pensa que la meilleure façon de l’attacher fût encore de lui faire octroyer quelque magistrature délicate. César, lui-même, voulait d’ailleurs acquérir une autorité matérielle. C’est ainsi qu’en 678 de Rome, il fut élu Tribun militaire, avec l’appui de Marcius Philippus, sorte de « grand électeur » qui soutenait à la fois Pompée et Cæcilius Metellus, homme consulaire.

Au début de 679, Cornélia, la douce épouse qui, six années, avait attendu son mari parti pour la Bithynie, mourut d’un mal de langueur. Le mois suivant, ce fut le tour de la veuve de Marius, Julia. Elle était tante de César. Le jeune tribun voulut alors tenter une grande manifestation politique à l’occasion des obsèques.

En plein champ de Mars, devant un buste de Marius, porté par quatre amis de sa famille, il prononça un violent discours contre Sylla, dont la mort était récente et la garde prétorienne encore groupée à Tibur.

Le Sénat bouillonna le lendemain. Autour de la Curie, une foule compacte attendit les maîtres de Rome, que semblait viser le jeune et orgueilleux Tribun militaire, lorsqu’il disait :

« Seul les amis du peuple ont ici le droit de parler au peuple. Ceux qui se sont alliés à une infâme dictature pour asservir les Romains seront châtiés par le peuple. »

Mais au Sénat, de subtils politiques intervinrent pour éviter qu’on ne fît la popularité du jeune César en le condamnant. « Voulez-vous une nouvelle guerre civile ? demanda Cornélius Rufinus, qui, depuis, fut consul. Si oui, attaquez cet adolescent et faites de lui un de vos irréductibles ennemis. Il vous en châtiera un jour. Avez-vous vu avec quelle énergie il réclame la restauration des pouvoirs ? Demain tribunitien, il reprendra les projets des Gracques, après-demain ceux de Marius. Craignez-le ! Mais si vous désirez qu’il s’assagisse, paraissez plutôt tenir ses paroles pour simples démonstrations ardentes d’un nouveau venu. Il est pauvre et il aime l’or. Il est joyeux, débauché et prodigue. Cela doit vous suffire. Sachez user de ses défauts ! » Pompée approuva. C’était maintenant un gros homme très fin, avec un masque las et attentif qui lui conciliait tout le monde. Prudent et souriant, il remarqua alors qu’à l’armée d’Espagne, on avait besoin d’un Préteur. Les financiers Crassus et Rabirius, qui espéraient utiliser un jour le jeune César mais voulaient qu’il acquît de l’expérience, facilitèrent son départ.

César, amoureux de nouveaux voyages, endetté déjà, et tourmenté par son mal — l’épilepsie — qu’aggravait la débauche, partit donc avec quatre cohortes pour retrouver l’armée proconsulaire qui occupait l’Hespérie.

Il parcourut un an la péninsule avec les légions que commandait Titus Scaurus, fils du sénateur illustre, mort peu d’années auparavant.

 

Un matin de rose et de saphir se levait sur Gadès la marine, certain jour de juillet. Les légions étaient campées tout près, et Caïus Julius César errait dans la cité, trois fois détruite et rebâtie depuis un siècle. Il vint au temple où l’on révérait Alexandre le Grand, sous le nom d’une divinité guerrière. Il entra et songea longuement devant la statue. Jeune, beau, le regard aigu, la bouche souriante, Alexandre incarnait la conquête même, sa richesse, ses appétits et ses félicités. Et César soudain se mit à pleurer.

— Qu’as-tu, ô Préteur ? demanda le centurion qui l’accompagnait, en frappant son glaive court sur ses jambières.

— Ne vois-tu pas, répondit César, qu’à mon âge, celui-là avait conquis un monde. Qu’ai-je conquis, moi ?

Et dans ses yeux durs, passaient des évocations de triomphes tumultueux, des scènes de plaisirs comme en connaissaient seuls les potentats d’Orient, et des acclamations, de la gloire, du pouvoir, de la force… un grand rêve…




DEUXIÈME PARTIE
CÉSAR CONSUL















I

POLITIQUE

 Huit années sont passées depuis le jour où César, à Gadès, comparait son pauvre destin à l’éblouissant tracé de gloire du Macédonien. Caïus Julius n’a pas cheminé très vite ni loin sur la route du bonheur, pour autant que le bonheur soit la puissance. Il a, voici sept années et demi, quitté l’Espagne pour revenir à Rome. Perpétuellement inquiet, il ne sait encore à quoi fixer sa volonté chancelante. Rien ne lui réussit. Il a exercé des magistratures. De loin, cela semble d’une importance démesurée ; de près c’est l’inanité même. Dans sa recherche d’occasions toujours plus belle de capter les faveurs populaires, César a ruiné sa famille. Il doit des millions de sesterces, et sa signature circule dans les négociations financières du Forum. Cela le tient, le lie au char de ce Pompée qu’il exècre secrètement et auquel il doit tout. Car s’il a emprunté à Atticus, ami de Pompée, c’est avec l’autorisation dudit Pompée, qui, par ses dettes, le tient en cage.

Il a cru monter très haut en soutenant Crassus dans son désir d’escamoter l’annexion de l’Égypte. Seulement, une finesse du Sénat brisa tout. Il a cherché encore à fomenter une révolte chez les Gaulois transpadans. Ce fut vain, et Catulus le censeur fit tout échouer.

Il a comploté aussi. Cnéus Pison, son ami d’enfance, avait conçu une grande opération qui ramènerait la République à son ancestrale pureté. On n’aurait que cent sénateurs à tuer, et deux cents chevaliers… Pourtant les obstacles restaient immenses. À qui, pratiquement, confier un mouvement de cette envergure, fait pour être exécuté en quelques heures ? César, qui avait habité l’Asie, gardait une méfiance extrême devers les traîtrises de la révolte. L’affaire avorta.

Peu après, Pison, envoyé en Espagne, y fut assassiné sur les ordres de Pompée.

Marcus Crassus avait prêté seize cent mille sesterces à César. On écoute l’homme dont on se trouve débiteur pour une telle somme. Crassus, donc, conçut à son tour, un complot fort habile qui le mènerait à la dictature. Il avait les hommes pour l’exécuter. Mais comment concilier l’affection que le peuple portait à César avec son entrée dans une entreprise qui mènerait au pouvoir le plus gros et féroce propriétaire d’immeubles à loyer que Rome connût ?

Le complot resta pendant, en attente d’une heure favorable, que César, expertement, sut toujours reculer…

Le temps passait toujours. Entre le Forum, la Curie, les jeux de cirque, les Bourses romaines, le Champ de Mars et les fêtes innombrables où il faisait acclamer son nom, César vivait, attentif à tout, curieux, passionné, mais haï du Sénat, et ne pouvant jamais trouver à jouer un de ces rôles magnifiques qui vous créent d’infrangibles amitiés. Il soutint sans succès les fameuses lois Manilia et Gabinia qui eussent créé un impérium maritime dont un homme habile, ensuite, pourrait s’emparer… En 686, il tenta, enfin, à trente-deux ans, de se faire élire Édile. Il fallait dépenser des sommes immenses, mais on pouvait espérer plus tard le Consulat. Il emprunta un million de sesterces à Atticus et un peu plus à Crassus, puis dépensa tout à la fois.

Ce fut un scandale au Sénat. Ni Scaurus, ni Lentulus, ni Lucullus même n’avaient fait aussi grandement le plaisir des romains. Une loi nouvelle fut proposée, qui put contraindre les futurs Édiles à la prudence et à la décence. Mais il en avait toujours été de même. César avait conquis les faveurs populaires sur lesquelles depuis longtemps il comptait pour établir son avenir. Il échoua pourtant aux élections de 688, il ne fut élu qu’en 689.

L’édilité n’avait à Rome d’autre justification pratique que la réjouissance des citoyens.

On ne prenait donc, en général, que des édiles riches. Certains, élus malgré eux, et craignant de se ruiner, refusaient même cette magistrature. Il est vrai que, sans elle, on ne pouvait accéder à la Préture et au Consulat, couronnement des ambitions suprêmes… César, ayant de grands espoirs, voulut faire mieux que tous ses prédécesseurs. Il emprunta plusieurs fois cinq millions de sesterces et les utilisa.

Alors, il fit réparer le Forum, centre de la vie romaine, où se traitaient les affaires les plus graves de la ville, et qui devait, selon lui, donner à l’étranger la plus haute idée de la puissance républicaine. On abattit des maisons branlantes qui en déparaient les perspectives et dataient des rois. On dressa aussi les plans d’édifices somptueux qui encadreraient l’antique et révéré figuier de Romulus.

On construisit encore aux frais de César un portique au Capitole, et là furent donnés des festins populaires d’un luxe asiatique. Enfin, les jeux furent célébrés de façon à faire oublier les plus célèbres édiles, ceux qui avaient dépensé des millions de sesterces pour réjouir au cirque le peuple romain.

Les plus illustres conducteurs grecs de biges et de quadriges, les fameux athlètes thraces, les acrobates lybiens, les funambules de Milet, furent convoqués et défrayés. On acheta des fauves par troupeaux. Cent douze lions adultes, soixante panthères aussi fortes que des tigres, seize ours mangeurs d’hommes, deux girafes, trois éléphants et enfin dix tigres terrifiants furent amenés des terres les plus lointaines à la date fixée.

Il y eut des combats extraordinaires, un buffle qu’on couronna d’or tua deux lions certain jour, et la bataille de douze lions contre seize panthères dura tout un après-midi de passion et de fièvre, durant lequel la vie romaine fut totalement suspendue.

Les jeux terminés, César devait vingt-huit millions de sesterces à trois principaux commanditaires, dont le fameux Atticus.

C’est à ce moment-là que mourut son père, Caïus César. Depuis douze ans, il était paralysé des jambes et ne sortait plus de sa demeure, où toutefois il recevait toujours la visite des anciens amis de Marius que la guerre civile avait épargnés. La mort de Caïus César, avant que César eût terminé son année d’édilité le poussa à concevoir une majestueuse cérémonie. Il avait acheté quatre cents gladiateurs esclaves qui s’entraînaient à ses frais dans une école spéciale, à Capoue. Il les fit venir à Rome. Il y eut même une révolte avec un combat imprévu et sans spectateurs durant la route…

Cela réduisit le nombre des héros du cirque à trois cent vingt. Il fit combattre cette cohorte. Jamais Rome n’avait connu un spectacle de sang aussi magnifique. Cent seize gladiateurs furent tués en combat singulier. Sur les quarante qui combattirent des fauves, sept seulement sortirent saufs de la bataille. César les affranchit et les logea désormais en un immeuble placé derrière la Curie. De cette façon, au cas où plus tard il aurait quelques difficultés avec des adversaires du Forum, il pourrait faire venir cette garde immédiatement.

L’édilité de César lui avait constitué un parti de fervents amis qui le poussaient ardemment. Le peuple raffolait de ce patricien d’aspect maigre, triste et grave qui tant faisait pour sa joie. Se sentant soutenu, César s’enhardit. Depuis les funérailles de Cornélia il n’avait plus, se comprenant insuffisamment étayé dans les partis, osé recommencer à célébrer Marius. Cette fois, il fit placer au Capitole, une statue du démocrate avec ses trophées. La chose fut accomplie de nuit. Le Sénat, le lendemain, informé de l’audacieuse démonstration se réunit en hâte pour délibérer.

Pompée était toutefois en Asie depuis un an, et aucun personnage ne parut jouir d’un prestige suffisant pour dominer César dont la popularité croissait.

On accusa donc seulement l’édile de briguer la tyrannie. Il ne répondit point, mais son rire inquiéta. Il fallut rappeler aussitôt Pompée. Seul, dans la République minée par les ambitions et tant de complots secrets, il pouvait sans doute avec Cicéron, défendre la tradition aristocratique. On nomma ensuite Cicéron consul. C’était l’année 691.


II

CATILINA

 À mesure que César s’élevait — avec quelle peine — aux postes principaux de la République, il se voyait opposer, non plus des usagers ou des groupes vagues de protestataires, mais des hommes puissants, décidés et aussi fort que lui. Cette fois, son édilité terminée, César eut deux ennemis déclarés, en plus d’une foule d’amis obstinés de Sylla et du Sénat tout entier. Il dut redouter Pompée et Cicéron.

Pompée revenait d’Asie, vainqueur, dit Dion, l’historien, de tout l’univers. C’est beaucoup, mais n’empêche qu’il avait acquis une gloire considérable, et beaucoup d’or. Il faut ici esquisser l’image morale dudit Pompée. Simple chevalier, venu au renom du temps de Sylla et protégé jadis par le Dictateur qui même un temps le redouta, il était resté expert au maniement des masses populaires. César, pour se hausser à son rang, dut longuement combiner plus tard cette entente avec le riche Crassus qui obligea Pompée à accepter le triumvirat. Moins millionnaire que Crassus et moins intelligent que César, Pompée restait fort habile. Il ne s’était point constitué l’estime publique par la seule qualité morale de sa vie et les vertus que lui accorde Diodore de Sicile. Il était cultivé, sans nul doute, et gardait surtout aux yeux du peuple l’attitude la plus profitable, comme firent tant de Romains glorieux, tels Scaurus, Marcus Brutus et Caton d’Utique dont la dignité morale fut toute en surface. Ami et familier de Sylla, il apparaît naturel d’ailleurs que Pompée ait songé à prendre en quelque sorte la suite d’affaires du terrible dictateur. Par malheur pour lui, il demeura toute sa vie nonchalant et indécis, quoique très entêté quand il s’était une fois décidé. Son scepticisme, au surplus, se justifiait. Sylla lui même en se surnommant « Félix », c’est-à-dire « le chanceux », semblait admettre que la réussite politique fût surtout affaire de hasard. Montesquieu, d’après surtout Velleius Paterculus, a voulu expliquer le destin de Pompée par l’orgueil poussé si haut qu’il ambitionnait seulement le pouvoir qu’on lui offrît, non celui trop facile qu’il conquerrait.

Cette fantaisie psychologique ne semble correspondre à aucun tempérament politique. L’ambitieux, tout au contraire, tire orgueil des efforts, qui, ensuite, alimentent son ambition. Pompée valait César. Comme lui, il aurait pu finir souverain. Il a d’ailleurs réussi longtemps et c’est la série de ses derniers malheurs : Pharsale d’abord, qui seule le met, dans l’histoire, à la suite des César. Il avait triomphé avant vingt-cinq ans. D’ailleurs, il était expert en toutes sciences utiles, ordonné surtout et méthodique, et c’est à ses vertus qu’il devra sa réussite dans les guerres d’Asie et d’Espagne. Cicéron dit de lui : Nihil simplex, nihil « en tois politikoïs » honestum, nihil illustre, nihil forte, nihil liberum… Ce serait beaucoup de qualités absentes. Quand on songe que Cicéron fut du parti, précisément, de celui qu’il qualifie de cette façon, on se sent toutefois prêt d’admettre que l’avocat, parlant de Pompée, pensait d’abord à soi… Pline nous a transmis l’opinion que Pompée avait de lui-même. Elle était magnifique et le mettait au niveau d’Alexandre. C’est d’ailleurs près de cette louange pompéienne gravée à la Curie du Champs de Mars que César, son vainqueur, fut assassiné…

Pompée, en 691, rentra à Rome, vainqueur de l’Asie et se vit octroyer un triomphe. Il eut, à ce triomphe, le fils de Tigrane, roi d’Arménie, le prince de Colchide, Aristobule de Judée et la propre sœur de Mithridate. C’était beau…

Ensuite, Pompée s’occupa à récompenser ceux qui avaient facilité son envoi comme Proconsul en Asie. C’était une règle que de répartir ainsi, partie des richesses acquises au delà des mers, sur ceux qui portaient une part, même minime, de responsabilité dans cet enrichissement. Pompée fit aussi demander le vote d’une loi agraire pour récompenser ses vétérans et les pauvres de Rome. Le Consul Metellus la fit échouer à la grande joie secrète de César.

C’est peu après que Cicéron, faisant campagne contre les « démagogues », fut nommé consul. Il venait de remplir avec éclat diverses magistratures. Questeur en 679, ce qui assurait son avenir politique en lui permettant d’assister aux séances du Sénat, il avait pu obtenir l’édilité en 687. Cette année-là, ses attaques contre Verrès et la peine de l’exil qu’il obtint contre ce Proconsul (ni plus ni moins avide que tous autres) lui acquéraient une gloire électorale immense. Préteur en 688, ce qui ouvrait la route du Consulat, il obtenait cette suprême magistrature en 691. Son principe était celui de tous les avocats. Au pouvoir, il dénonçait et requérait des condamnations bruyantes, tandis que dans la vie privée il plaidait pour ceux même que Consul, il aurait fait exécuter. Sitôt élu, il dénonça donc Catilina. Les lois conféraient aux Consuls des pouvoirs illimités lorsque l’État se trouvait en péril. D’ailleurs les garanties constitutionnelles étaient levées sur un vote du Sénat qui ne le refusait jamais. Avant Cicéron, on n’en usait rarement, toutefois, parce que ces pouvoirs ne devaient s’exercer que contre des ennemis très puissants. Or, le consulat ne durait qu’un an et comportait de dangereux renversements, une fois terminé. Mais Cicéron depuis son enfance, et il l’a avoué, voulut toujours ruiner et abolir ceux qui pensaient autrement que lui. Il déploya donc sans vergogne son omnipotence judiciaire, et ses efforts contre Catilina sont même devenus historiquement sa gloire.

Il faut toutefois chercher dans cette conjuration de Catilina, sa découverte et la répression par Cicéron, autre chose que ce qu’y prétendit mettre l’avocat-consul.

Catilina, patricien et pauvre, était un ambitieux, semblable en cela à tous les Romains notoires de son temps. Il fut Questeur, puis Préteur, et se fit envoyer comme Proconsul en Afrique l’année qui suivit sa préture. Il revint peu après pour briguer les licteurs du Consul, contre Cicéron même, mais ne fut pas élu. Était-il pire que tous autres ? Rien ne l’affirme et les Romains, même Salluste, qui conta son histoire, aimaient sans doute beaucoup trop à nantir les vaincus de tous vices. Bien entendu, on ne saurait nier que Catilina ait été un révolutionnaire ardent et décidé. Il prônait l’abolition des dettes et avait constitué un parti communiste ayant la lutte de classe comme principe. Il se proclamait le chef des gueux et voulait faire la révolution à leur bénéfice. Il réunit même des amis et forma une sorte de légion d’esclaves urbains pour appuyer sur une force authentique des projets évidemment sanglants de coup d’État.

Il est peut-être difficile de réhabiliter Catilina, car il ne nous est pas venu sur cet homme curieux et passionnant de documents favorables. Ceux qui approuvent la guerre civile de Sylla et de Marius, de Pompée et de César, d’Antoine et d’Octave, désapprouvent, surtout parce qu’elle fut défaite, la guerre civile rêvée par Catilina. Ils attribuent à son chef les ambitions les plus démentes. Lucius Sergius Catilina était tout de même un homme supérieur. Il songeait de détruire la vieille constitution romaine, ce n’est pas douteux, mais il serait curieux d’admettre les comportements de Sylla, César et Octave pour constitutionnels et conservateurs… Voulait-il détruire le Sénat ? Il se peut. En tel cas, ce patricien intelligent concevait certainement une autre forme gouvernementale dont rien ne nous permet de dire qu’elle eût été absurde. On lui attribue le désir de piller le trésor public. César l’a bien pillé en 706, malgré l’opposition des tribuns, et pendant la guerre civile. D’ailleurs les Proconsuls ne se firent jamais un cas de conscience de rançonner la fortune publique et privée en tous lieux soumis à leur pouvoir ou qu’ils soumettaient dans ce seul but. Piller le trésor ne saurait être la seule fin dans une tentative révolutionnaire. Catilina n’eût pas plus piller le trésor que les révoltés, en général, dans tous pays où des révolutions advinrent, ne l’ont réellement fait. Il est vrai qu’on leur attribue régulièrement cette intention… Au surplus, il avait des complices dans toutes les familles notoires. Donc, seule, l’éloquence romaine, par son procédé coutumier de grossissement dans le bien et dans le mal, selon ces us du journalisme moderne, peut nous présenter les amis de Catilina comme « perdus de dettes et de crimes »… Rien n’est plus douteux. Il ne faudrait d’ailleurs pas s’émerveiller qu’en 691, il y eut beaucoup de mécontents à Rome. Les fils de ceux qui avaient été dépouillés par Sylla gardaient un ressentiment justifié contre le Sénat, où vivaient les hommes même qui avaient tiré bénéfice de leur ruine. Les vétérans étaient irrités aussi et nombre d’hommes jadis libres avaient été asservis par la loi récente qui vendait les débiteurs insolvables. Le coût de la vie s’élevait enfin, grâce à l’instabilité des directions gouvernementales qui décourageait la circulation monétaire. Lucius Sergius Catilina groupa beaucoup de ces mécontents. La lutte entre Catilina et Cicéron, pour le consulat, avait été particulièrement violente. Cicéron, qui était haineux, orgueilleux et rancunier, manqua précisément d’être battu. D’où une âpre colère secrète contre Catilina. Cicéron, de ce jour, fit espionner le parti des révoltés pour les perdre. César en fut-il ? La question n’a pas été résolue, mais je l’admets et c’est vraisemblable. C’était trop bien dans l’axe de ses intentions secrètes. Il gardait, lui aussi, une puissante ambition déçue et n’était pas — l’avenir le dira — sans apercevoir l’impossibilité de gouverner Rome suivant la règle consulaire déjà périmée. César, toutefois, s’il fut de cœur avec Catilina, usa d’extrême prudence ainsi que Crassus, autre conjuré. Nous savons qu’il était en relations fort amicales avec un révolté de marque, Cœlius, fils d’un banquier de Pouzzole, esprit extrêmement remarquable et qui, en 706, — car il échappa à la répression contre Catilina, — devait précisément réclamer à nouveau l’abolition des dettes et les loyers gratuits. Il fut plus tard nommé Préteur par César même… Nombre de femmes participèrent encore à la conjuration de Catilina. Fulvia, d’abord, maîtresse de Marcus Prœcius, fille avilie qui dénonça son amant et ses complices à Cicéron, puis l’étonnante Sempronia.

Sempronia fut une délicieuse formule de la nouvelle matrone romaine, libre et garçonnière qui naissait alors. Après Prétia, maîtresse de Cethegus et de Lucullus quinze ans plus tôt, c’est la première patricienne que nous voyons entrer dans une intrigue politique à dangers mortels. Elle était mère de ce Brutus qui devait collaborer à l’assassinat de César et amena même à Rome des esclaves gladiateurs afin de se protéger une fois le crime accompli. Je ne sais pas en quoi Catilina, qui mourut si énergiquement à Pistoya pourrait être infériorisé en valeur morale à Décimus Brutus.

Sempronia était belle, dansait bien, faisait des vers et figurait un joli type de femme révolutionnaire, comme fut en 1789, la charmante Aimée de Coigny, la Belle Captive d’André Chénier. Sempronia apparut même par ses relations une des forces du parti de Catilina. César la connaissait intimement…

La conjuration de Catilina poussa-t-elle assez loin ses préparatifs de guerre civile pour justifier la répression sanguinaire de Cicéron ? Quant à moi j’en doute, parce que l’acte vraiment révolutionnaire, irréparable et décisif qui met un parti dans telle position qu’il ne puisse plus reculer, n’apparaît pas dans l’histoire surtout cancanière écrite par Salluste. Mais Cicéron était plein du désir, quasi maladif, de se voir décerner les honneurs spéciaux d’un « père de la patrie » (nom qu’il s’attribua alors sans modestie). Un jour donc, au milieu du Sénat, le Consul dénonça Catilina avec cette éloquence incontestablement vigoureuse et sobre qui était la sienne. Catilina, qui était présent, sortit de la Curie en menaçant d’engloutir Rome sous les cendres… Cicéron continua après son départ à attaquer tout le groupe des catilinistes et à réclamer leur mise à mort. Nous avons les discours, un rien emphatiques, qu’il prononça. Il se référait à une sorte d’émeute fomentée en Étrurie par le centurion Manlius, qu’il affirmait aux ordres de Catilina. Comme il semblait d’ailleurs au Consul que son acte lui donnât un prestige souverain et le droit d’ériger sa volonté au-dessus de tout, il décida dès le lendemain d’arrêter les gens en relation avec Catilina, qui étaient présents à Rome. Sans procès, après un simulacre de consultation sénatoriale, peut-être même inventé après coup, et où César aurait réclamé « pire que la mort, c’est-à-dire l’exil » pour les conjurés, Cicéron les fit tous exécuter. Il y avait là beaucoup de plébéiens dont la vie semblait dépourvue de valeur à un patricien romain, et des affranchis qu’il était licite de mettre à mort sans façons. Pour ces exécutions, Cicéron est nanti d’un mérite d’autant moindre qu’il n’avait aucune preuve contre personne et ne craignait rien. Il n’aurait donc connu aucun souci subséquent s’il n’avait pas, aussi bien que des hommes de rien, fait étrangler et jeter à la cloaque Maxime, des patriciens notables, et, selon toutes vraisemblances, innocents, tels Cethegus et Lentulus Sura. Caton, toujours intransigeant, avait poussé à l’exécution en masse, jugée par lui encore insuffisante. Mais Lentulus était Préteur et, quelle que soit la passion politique de ceux qui font de cette répression un titre de gloire à Cicéron, il n’en subsiste pas moins qu’exécuter un Préteur, sans comparution, sans défense légale et sans jugement, après lui avoir, soi-disant escamoté sa Préture, sembla à Rome un coup d’État judiciaire assez corsé. Cette opinion fut évidemment celle de tous les Romains, puisque la conjuration de Catilina mit le point final aux ambitions politiques de Cicéron. On ne voulut plus admettre à aucun poste notable un homme aussi dépourvu de sang-froid et dont la prétention était si démesurée.

Il est d’ailleurs bon de remarquer que l’année suivante on l’accusa officiellement d’avoir fait tuer aussi, sous prétexte qu’ils participaient au complot de Catilina, la plupart de ses ennemis personnels. L’exil fut prononcé plus tard avec la confiscation des biens. Mais cette confiscation, prévue par tous les politiciens romains, opérait difficilement tant la législation avait de détours et d’échappatoires. En tout cas, un grand mystère continue à planer sur cette affaire, où le rôle de Cicéron fut des plus louches.

Il faut encore dire, pour donner de Cicéron une image précise, que, sitôt son consulat terminé, il se mit comme avocat au service de Publius Sulla. Or, ce Sulla se trouvait justement accusé d’avoir combiné peu auparavant une conjuration semblable à celle de Catilina. Fort riche, il disposait de bandes armées, dirigées par des gladiateurs professionnels, et préparait un coup d’État sur lequel nous manquons de lumières. Le certain, c’est que Cicéron, le « père de la patrie », le défendit dans une affaire médiocre, sans pouvoir toutefois le faire acquitter…

Durant cette année 691, César, prudent et soucieux de laisser oublier son amitié pour Catilina, fit peu parler de lui. Il avait préparé une fuite rapide au cas où Cicéron voudrait le faire saisir, mais tenait à rester sur place tant que le danger ne serait pas immédiat, car il se savait craint.

Il sut aussi s’opposer à la demande de dictature judiciaire formulée par Cicéron.

Lorsque celui-ci réclamait des pouvoirs exorbitants il fit simplement remarquer que la loi romaine avait prévu le cas et qu’il suffisait d’instruire normalement le procès des accusés.

Cela, disent les historiens, le fit juger comme un complice. En plein Sénat, Caton, même, l’accusa formellement et réclama sa mise à mort en l’injuriant copieusement. César ne répondit rien. Les interventions de Caton n’avaient généralement, par chance, qu’un succès médiocre… À ce moment-là, Catilina combattait encore désespérément contre les légions qu’on avait envoyées le saisir. Il mourut enfin, à Pistoya, battu par Petréius. Ses soldats, ce qui est rare dans l’histoire romaine, se firent massacrer sur son corps jusqu’au dernier. Ce révolté s’était attaché des dévouements…

Cependant, César se sentait encore menacé par la jalouse vanité de Cicéron, la sournoise ambition de Pompée, la féroce et archaïque prétention de Caton. Il cherchait à se nantir d’un poste qui le rendît à peu près inviolable. Le Grand Pontife Métellus Pius venait de mourir, César voulut obtenir ce poste majeur, qui le situerait très haut et le mettrait à l’abri des rancunes politiciennes, du moins le pensait-il…


III

CLODIUS ET POMPEIA

 César avait alors trente-sept ans. Ses efforts dans la politique ne l’avaient point porté aussi haut qu’il eût voulu, mais les immenses libéralités consenties au peuple lui assuraient une situation électorale de premier plan. Le Grand Pontife était élu par le peuple. Sylla avait annulé cette règle, mais Labiénus l’avait rétablie. César quêta donc les suffrages et répandit des sommes énormes que lui avançait Atticus, le banquier. Le Sénat fit campagne contre lui. Certes, les fonctions du Grand Pontife n’avaient plus l’importance des siècles précédents, car la plèbe devenait lentement incroyante, mais c’était un titre remarquable tout de même. Logé à la Régia, près des Vestales, toujours révérées par le peuple romain, le Grand Pontife disposait d’une autorité religieuse encore écoutée et magnifique. Le Sénat dut enfin se déclarer vaincu. César fut élu. Les accusations de Caton ne l’avaient donc pas atteint et d’ailleurs on commençait à se demander si Catilina et ses amis avaient été aussi noirs que l’affirmait Cicéron.

Mais ce qui tendit plus encore les rapports de César et du patriciat, qui le regardait réussir avec souci, ce fut l’élection de César à la Préture, au début de 692. Dès lors, Pompée, qui avait flatté le peuple en faisant construire un théâtre, plusieurs temples et des monuments publics comme la Curie, sentit en César un adversaire redoutable. Il cessa de flatter la masse et évolua vers le Sénat. César s’affirma aussitôt, par opposition, nettement démagogue, et la lutte commença, sournoise et lente, entre ces deux chefs, qui ne devaient toutefois se déclarer officiellement ennemis qu’après le passage du Rubicon.

César disposait, depuis qu’il était Grand Pontife, de sommes considérables. Elles constituaient les bénéfices de sa charge. Il les faisait distribuer au peuple. Il fallait des capitaux immenses pour satisfaire la population en offrant à chaque citoyen une somme appréciable ou une quantité de blé utilisable. Deux cent quatre-vingt mille personnes en effet, bénéficiaient alors des distributions gratuites… Après Pharsale, César, qui avait passé sa vie à étendre ces dons, s’occupa activement à réduire le nombre de ceux qui touchaient gratuitement, mais il ne put faire qu’il y eût jamais moins de cent cinquante mille bénéficiaires. Sous les empereurs, le nombre tripla.

César habitait alors près du temple de Vesta une demeure composée de deux immeubles réunis par une cour. Le vaste collège des Vestales était derrière, et, en face, le Temple de Castor, avec la fameuse fontaine de Juturne. La Régia, palais officiel du Grand Pontife, comporta, dès que César y fut installé, un personnel beaucoup plus considérable qu’au temps de Métellus. Soixante esclaves, dont quinze secrétaires et dix courriers, animaient cette sombre maison d’une vie active et constante. D’ailleurs, une partie de la Régia, faisant face au Temple de Vesta, était réservée aux femmes dont César, qui aimait leur contact, s’entoura toujours avec grand soin. Là vivait l’épouse prise après la mort de Cornélia : Pompéia, que sa beauté rendait célèbre entre les Romaines. César l’avait choisie parce qu’elle parlait grec, étrusque et illyrien. S’il n’aima cette passionnée, il était sensible à son charme. Svelte et blonde comme une athénienne, elle portait les vêtures du Péloponnèse. Son élégance était renommée. Elle s’intéressait d’ailleurs beaucoup aux choses de la politique.

 

Ardente et ayant déjà eu des aventures, Pompéia subissait toutefois sans joie la surveillance d’Aurélia, mère de César, qui ne put lui interdire d’aimer le fameux Clodius.

Clodius fut l’amant de Pompéia. Mais le propre de ces amours romaines était de pousser leurs héros au défi toujours plus audacieux des coutumes et des usages. Pompéia qui présidait aux rites de la Bonne Déesse, religion assez semblable à celle d’Astarté, conçut donc un jour, quoique les hommes ne dussent jamais assister aux Mystères, d’y amener Clodius et de l’y « divertir ».

Et ce projet cocasse ravit Clodius, lorsque sa maîtresse le lui exposa, après une scène passionnée qui avait eu pour témoin le Jupiter du Temple des Lares. Là, en effet, Pompéia, Romaine dépourvu de scrupules religieux, et Clodius, athée élevé en Grèce et qui se livrait aux plus joyeuses plaisanteries sur les apotropéens, se réunissaient chaque jour, malgré Aurélia. Parfois, ils s’amusaient avec une adolescente, fille de l’augure Æmilius Festus. Elle devait même plus tard être aimée de César pour ses ardeurs étranges.

D’autres fois, on amenait des esclaves, des eunuques ou des enfants…

Imberbe et mince, avec une curieuse féminité apparente dans l’allure, la voix et l’élégance, Clodius devait d’ailleurs pouvoir s’introduire facilement aux mystère de la Bonne Déesse.

C’était un personnage singulier, ce Clodius. Fils d’un consul, il avait deux frères et trois sœurs qu’il dominait et amusait sans répit. Sa sœur Clodia fut d’ailleurs aussi célèbre que les plus grands hommes du temps, car elle s’avisa, par goût, d’être successivement la maîtresse de tous. C’est la Lesbia de Catulle. Elle passionna Cœlius, le poète Calvus, César lui-même, et bien d’autres. Épouse de Métellus Celer, homme consulaire, elle le quitta, mais il l’aimait et mourut sans l’avoir attaquée ni répudiée. Riche, elle faisait vivre une petite cour de poètes et se livrait à tous les excès d’une passion sexuelle ardente et désordonnée. Clodia participait aux Fêtes de la Bonne Déesse. Amie de Pompéia, elle l’avait aidée, quoique Clodius, son frère, fût aussi son amant, à combiner les rendez-vous derrière le Temple de Castor, dans le naos interdit des Lares. Elle fut enthousiaste à l’idée d’introduire Clodius aux Mystères et se fit seulement promettre qu’on n’épuiserait pas son frère, car elle l’adorait…

Le jour vint des fêtes illustres. César s’était déjà diverti des jeux préliminaires de l’extraordinaire cérémonie, venue sans doute d’Orient, pays des prostitutions rituelles. Dans cette réunion de femmes, en effet, la grande prêtresse, épouse du Pontife Maxime, devait, depuis l’aube, unir aux hymnes archaïques et aux sacrifices de colombes, le don de soi à des amies spécialement choisies. Au coucher du soleil commençaient ensuite les délires aphrodisiaques et nombre de patriciennes n’apparaissaient qu’alors, soit qu’elles fussent plus désireuses de plaisir que de religion, soit qu’elles craignissent les terribles serments sur le Styx et sur le bûcher des morts, que comportaient les cérémoniaux d’après-midi. D’ailleurs, les joies de la nuit étaient redoutées également, parce qu’elles se réglaient sur les psalmodies effrayantes et ne laissaient aucune liberté, à celles qui y participaient, de se libérer d’emprises sexuelles extrêmement douloureuses. Enfin on s’oignait le corps de pommades aromatiques dont résultait parfois un délire mortel. Certaines femmes y avaient succombé. D’autres, mutilées ou blessées au cours de la folie érotique qui terminait les mystères de la Bonne Déesse, avaient, autour de ce rite religieux, fait régner la terreur.

Au surplus, cette terreur n’atteignait ni Clodia ni Clodius.

 

Il faisait nuit depuis peu d’instants, lorsque, venue de la voie Sacrée, une litière basse, portée par huit eunuques syriens, s’arrêta devant la porte gauche de la Régia. Un des esclaves frappa sur une demi-sphère d’airain placée au-dessus de la porte. Son marteau fit retentir les échos du quartier silencieux. Trois coups, puis un, puis un carillon terminé par un choc violent.

L’huis de la demeure, où régnait seule, à cette heure, la femme de César s’ouvrit enfin. Un nègre parut, sous la lueur des torches que levaient les deux premiers porteurs de la litière. Il fit un signe triangulaire en prononçant une phrase archaïque. Clodia sortit son buste par le côté de la litière et compléta la formule d’un mot.

— Entre ! dit le nègre.

Clodia se posa légèrement à terre. À la lueur rougeâtre des torches, on vit ses jambes nerveuses. Une autre femme, souple et svelte, sauta à son tour : Clodius.

Dans la lumière fumeuse et dansante, les deux êtres semblables : faces fardées, regards soulignés d’ombre, bras nus et hanches serrées dans la stola couleur de miel, évoquaient bien les salaces secrets de la Déesse. Le nègre s’effaça. Autour de la litière une ombre compacte s’épaississait, trouée vers le forum par la lueur des torches accompagnant d’autres litières qui venaient lentement. Clodius alors, se penchant vers sa sœur, la baisa ardemment aux lèvres. Ils s’enlacèrent tous deux, et les esclaves de la litière riaient confusément.

Ils pénétrèrent en se tenant par la taille dans la demeure de César. La litière remonta vers la droite pour se garer dans le jardin attenant. Derrière Clodius et Clodia, la porte se referma alors avec un bruit sourd. Le nègre disparut. Un parfum violent régnait. Les arrivants étaient dans un couloir à tapis épais. Les détours complexes, avec des angles et des rétrécissements se succédaient, comme dans toutes les demeures romaines, qu’il est, pour cela, si difficile d’envahir en force.

Une lampe à chaque tournant, suspendue au plafond, indiquait la route et Clodius s’amusait éperdument.

Clodia s’était entendue avec Pompéia. Au cinquième angle, lorsque l’on percevait déjà le bruit des femmes qu’excite et divertit l’image de la Bonne Déesse, statue sexuelle et divaricatrice offerte comme une courtisane de Suburre, Clodius devait s’introduire dans certain réduit clos d’une lourde portière persane, où Pompéia viendrait le retrouver.

Clodia laissa son frère au lieu dit et seule avança encore. Devant l’atrium décoré de mosaïques figurant la gloire romaine, elle s’arrêta enfin. Sous sa stola couleur safran elle portait une sorte de fichu rouge, comme les Vestales, relevé sur la tête, et tenait une imitation, en bois de cèdre laqué, de ces feuilles quadrilobées qui font, chez les Lybiens, de si plaisants éventails. Une puissante senteur florale, parfum venu d’Athènes, où les parfumeurs ont de rares secrets, répandait autour d’elle l’arome lascif, bien connu de toutes les Romaines et que Catulle immortalisera. Devant Clodia, en contre-bas, quarante femmes apparurent alors, occupées à un magnifique délire d’amour.

Pompéia, près de l’autel de la Bonne Déesse, buvait, dans une coupe asiatique, de pierre translucide, ce vin de Chypre qui endort la pudeur. Elle portait la robe augurale, jaune et blanche. Mais près d’elle quatre matrones jouaient, nues, à s’agacer par des contacts rapides et aigus. Autour de Pompéia, tous les corps jeunes s’étaient dénudés. S’entrelaçant des bras ou des jambes, levées, couchées, ouvertes ou tournées, les femmes créaient partout un somptueux et lubrique décor. Le parfum des essences rares volait dans l’atmosphère en nuages lourds. À droite et à gauche de la statue divine, brûlaient des grains d’encens. Derrière, un réchaud répandait une odeur poivrée de cannelle. Quatre jolies esclaves, avec des péplums courts et noirs, passaient pour répandre encore des gouttes d’eau de rose sur les corps. Clodia dit très haut les paroles de bienvenue et prononça les trois noms secrets de la Bonne Déesse, que les hommes doivent ignorer. Quelques femmes se tournèrent vers elle et répétèrent les noms. Deux crièrent : Clodia ! Clodia !

Elle vint à Pompéia. Le rite voulait que l’arrivante ne pût infléchir sa route vers la statue. Comme des femmes accouplées, solitaires ou somnolentes, mais toutes portant les marques de la joie, se trouvaient sur son chemin, Clodia dut sauter par-dessus les chairs étendues.

Elle allait franchir la gracile Livia, son amie, qui la regardait venir, quand Livia la saisit par les jambes. Clodia trébucha en riant et tomba. Le corps d’une grosse femme de sénateur : Cornélia Varro, reçut sans fléchir celui de Clodia. Mais Livia cherchait à garder son amie que Cornélia voulait déjà étreindre. Après s’être violemment disputées avec des insultes et des rires, elles se réconcilièrent et continuèrent à trois une chaîne voluptueuse que Pompéia vint vite compléter.

Derrière elles, la femme de Cornélius Afer, qui fut consul, tentait, mais en vain, au milieu des rires débordants, la possession d’un âne. L’orgie roulait, mêlée des cris de plaisir, des éclats de gaîté, des implorations à la Bonne Déesse et des appels douloureux de vierges qu’on déflorait, à la mode corinthienne, avec un couteau d’or.

Pompéia, Clodia et Cornélia, sous l’emprise du plaisir que répandit et immortalisa la divine Psappho, oubliaient toute autre chose que leur désir et la fièvre ardente qui les crispait, tandis qu’inquiet Clodius, resté seul, se demandait quoi faire en son petit coin dallé, froid et nu.

Le temps passait. Clodius devint furieux. Enfin, il se décida. Glabre, féminin, les cuisses enroulées de bandelettes qui ne décelaient pas le sexe à la seule vue, il pouvait se risquer dans l’atrium où l’on rendait hommage à la Bonne Déesse. Ce serait à lui de veiller pour éviter les contacts trop précis. Il leva la lourde portière, se trouva dans le couloir et avança doucement. Il avait vraiment l’air d’une femme lasse, avec son déhanchement, ce torse étroitement serré dans la stola qu’il tenait collante, et l’air à la fois insolent, ironique et voluptueux qui fut toute sa vie le sien. Il franchit la plus grande partie du couloir. Il arrivait à l’entre-colonnement au delà duquel s’ébattaient les dévotes de la Bonne Déesse, et déjà, entrevoyant tant de corps nus aux postures animales, sentait naître un désir viril en lui. Soudain, une esclave de Pompéia se dressa devant lui. On n’avait introduit personne depuis longtemps, d’où venait cette femme-là ?

L’esclave dit :

— Salut à toi. Que désires-tu ?

Ainsi elle posait une question captieuse, pensant que la survenante pût être l’esclave d’une femme arrivée depuis longtemps et revêtue d’habits apportés ou pris dans une litière. Mais Clodius, ardent et violent, ne comprit pas la question. Il répondit :

— Salut à toi. Par Hercule ! je suis avec toutes ici.

Le juron : par Hercule, n’a jamais été familier aux femmes, à Rome. L’esclave dévisagea cet être étrange d’aspect féminin, mais qui parlait si virilement. Ouvrant sa vêture, courte et jetée à même sur la peau, elle répéta en riant :

— Par Hercule, vois donc ceci !

Clodius fut pris au piège. Il étendit les mains et prit les deux seins rigides de l’esclave, comme seul un homme prend les seins d’une femme. Elle se pencha alors et d’un geste prompt vérifia qu’il était mâle.

L’esclave se dégagea alors, terri fiée, en regardant Clodius avec un hoquet d’épouvante. Un homme ! oser s’introduire chez le Pontife le jour où se fêtent les mystères de la Bonne Déesse ! Et elle se rua dans l’atrium en criant :

— Un homme ! Un homme !

Ce fut comme si Jupiter avait laissé tomber sa foudre sur la maison de César. Trente femmes se levèrent. Les unes se vêtirent et tremblèrent, mais d’autres, énergiques, se précipitèrent, nues, vers le couloir où Clodius fuyait éperdument.

Clodia, qui adorait son frère, arriva la première. Elle connaissait les aîtres. Une porte, près de l’entrée close, menait à la cour séparant le gynécée de l’immeuble occupé par César, ses secrétaires et ses courriers. Le mur de cette cour était bas. Il tombait sur un jardin donnant, par la voie Sacrée, sur un autre mur qu’un homme agile franchirait facilement. Clodius se précipita.

Clodia eut beau ralentir la course des autres femmes, cinq d’entre elles, toujours nues, virent son jeune frère sauter une palissade. Elles rirent éperdument car elles étaient gaies et demandèrent à Clodia qui tremblait :

— Ton frère, Clodia, monte-t-il sur toi aussi agilement que sur la palissade ?

Elle répondit nerveusement :

— Sur toi, Acia, il tomberait dans un gouffre, je crois, plutôt que de rien gravir…

Des esclaves mâles de César, avec des torches, couraient maintenant de l’autre côté du mur en criant.

César, d’ailleurs, en ce moment même, jouait l’amour avec Térentia, femme de Cicéron. Elle avait fait croire à son mari que les mystères de la Bonne Déesse la réclamaient…

Et Cicéron, en sus, attendait Clodia, qui lui avait promis de venir le voir avant le retour de Térentia.

Mais quand Clodius, accusé, lui, homme, de s’être introduit aux mystères sacrés de la Bonne Déesse, nia, en disant qu’à cette heure-là, il était précisément chez Cicéron, Térentia força son mari, et par haine de Clodia, à dire le contraire, de sorte que Rome s’esclaffa de l’amusante histoire où tout le monde était trompé.


IV

LE CONSUL

 Lorsque César eut terminé son année de préture, il se sentit revenu aux débuts de sa vie politique. On ne saurait affirmer qu’il soit entré dans la vie romaine avec des ambitions très nettes. Il désirait le consulat et le proconsulat sans doute, mais rien d’autre. Certains historiens « finalistes » lui attribuent, dès ses débuts, le désir secret d’une dictature et même d’une transformation impériale. Rien ne m’apparaît plus chimérique que cette vision rectiligne des choses. Les plus grands hommes ont haussé leurs espérances à mesure que haussait leur réussite. Un vaste concours de circonstances, dont le plus grand nombre est de hasard, apparaît indispensable pour créer les Napoléon. Il faut toujours, si ambitieux qu’on soit, s’élever par les positions subalternes et nul n’ignore que le mérite y est un élément très secondaire. Bien entendu, il arrive un moment où un Rockefeller entrevoit qu’il pourra réunir sous sa maîtrise toutes les affaires pétrolières d’un immense pays, où Bonaparte sent son prestige en passe d’effacer tous ceux de la république, où un chef, doué d’une âme de chef, s’aperçoit enfin que plus rien ne limite l’expansion de ses désirs. Cela n’apparaît certainement que très tard, quand le plus difficile est déjà fait. César fut longtemps un cœur ambitieux, sans précision dans ses désirs, avec surtout une intelligence aiguë et une sensibilité délicate qui le faisaient plus péniblement souffrir de ses échecs. Son tempérament, ainsi formé, devait d’ailleurs le laisser toute sa vie insatisfait. Ses espoirs toutefois, n’eurent jamais cet aspect primaire, brutal et orgueilleux qui caractérise l’ambition des politiciens exclusivement assoiffés d’omnipotence. Il est certain que César a toute sa vie lutté pour dominer certains hommes, mais il faut dire que le sentiment de sa supériorité et celui des faveurs qu’une ironique destinée répandait sur autrui devait lui inspirer ce goût de combattre des adversaires trop bien servis par la fortune. Il n’apparaît nulle part comme le conquérant borné et ardent, que travaille une inextinguible volonté de régner. Il aimait les spectacles de la vie ; il était artiste et sensible au pittoresque des choses. Ses commentaires (ou souvenirs) de la guerre des Gaules le montrent comme un joueur de parties difficiles, très habile et désireux surtout de tirer, des réalités au sein desquelles il agit, un plaisir de succès intellectuel. Il fut toujours très maître de lui, dans la défaite comme dans la victoire, et, si cela rend plus dures ses cruautés (main droite coupée à tous les prisonniers d’Uxellodunum), ce n’en est pas moins une preuve que cet homme resta plus sensible aux satisfactions de l’esprit qu’à celles de l’orgueil. Évidemment, il ne saurait être question de le présenter comme un politicien facile à contenter. Il sentait, en 691, parce que rien ne lui dissimulait la véritable perspective des choses, que sa réussite menaçait de rester obstinément médiocre et chancelante. La Préture et le Pontificat ne le haussaient pas encore assez contre ses ennemis.

L’aventure de Clodius fit justement, par-dessus le marché, un scandale cocasse. Non sans doute par le fait brutal — car nous devons croire que bien d’autres histoires de ce genre advinrent dans une cité aussi lascive que Rome — mais par l’accroissement des inimitiés dont souffrait César. Il dut répudier Pompéia. De tout temps, et dans tous les pays, rendre un homme politique solidaire de tous les siens et grandir puissamment ce qui l’atteint dans sa vie privée fut un excellent procédé de polémique et de propagande. L’aventure de Pompéia grossie, enjolivée et développée de façon, s’il était possible, à détruire le prestige de César et de Clodius, lui nuisit donc beaucoup.

Les pontifes déclarèrent, poussés par la fraction sénatoriale qui attirait Pompée et le favorisait maintenant contre le Grand Pontife, que Clodius avait commis un crime contre la loi divine. Un acte qualifié : Nefas.

Il est certain que la foule, celle du moins qui restait confite en dévotions superstitieuses et n’avait point eu contact avec cette philosophie d’Hellas, grâce à laquelle le respect des dieux disparaissait dans le patriciat, resta sensible à la proclamation augurale. Clodius ne fut point inquiété pourtant. La plèbe croyait toujours aux présages, aux manifestations divines, aux armes de Mars qui se heurtaient spontanément chez les vestales, au sang apparaissant sur les feuilles du figuier de Romulus, au tonnerre avertisseur, à la pluie de sagettes, à mille choses terrifiantes… Cette foi lui rendit donc moins sympathique un Grand Pontife chez lequel s’était passé tout ce qu’on rapportait d’attentatoire aux usages divins.

César vit cela avec certitude dès qu’il fut dépouillé de sa Préture. Grand Pontife, il restait par chance inviolable, logé par l’État, protégé à divers égards contre ses ennemis, mais il ne disposait plus d’aucune voie facile propre à le rapprocher du pouvoir. Le scandale l’en éloignait plutôt. C’est alors qu’il conçut de s’exiler un peu pour conquérir l’or qu’il répandrait à nouveau sur le peuple. La gloire militaire en sus le mettrait en posture meilleure devant Pompée qu’on avait surnommé le Grand.

D’autre part, il avait des dettes énormes, non diminuées depuis la mort de son père, car il avait gaspillé le triple de son héritage.

César demanda donc un commandement en Ibérie. L’Espagne et le Portugal lui parurent propres à rétablir sa fortune et justement, ces pays, mal tenus en mains, avaient besoin de connaître d’un peu près la puissance romaine. Ils manifestaient en effet une indépendance bien propre à irriter un Sénat, qui n’entendait point les voir émanciper.

César était certainement craint par le patriciat romain. On préféra le voir organiser ses intrigues de loin plutôt que sur place. Par des courriers traîtres et une police bien faite, on saurait facilement ce qu’il pourrait concevoir de dangereux, lorsqu’il se trouverait en Espagne !

On lui accorda donc son Proconsulat sans rechigner. Il avait d’ailleurs, aux yeux de certains, quelques chances d’y mourir. Cet homme maigre, délicat et peu habitué à la vie des camps succomberait problabement à une campagne dure menée dans cette Ibérie ardue, sèche, ingrate et pleine de pièges. Tout semblait donc favoriser cet exil. Mais une fois César nanti de son commandement, il y eut une difficulté inattendue. Comme sa fortune était nulle et les risques qu’il allait courir très grands, ses créanciers s’opposèrent devant le Sénat à ce qu’il partît. Ils pensaient simplement qu’une fois en Espagne, d’où son retour était problématique, César, non seulement ne pourrait plus les rembourser, mais ne laisserait, en cas de décès, rien qui pût servir à annuler les lourdes créances qu’on avait sur lui.

César connut quelques jours d’une fureur concentrée. Il rêva de former des bandes à la façon de Catilina, et de les jeter sur ce Sénat abject composé d’hommes cupides. Seul les préoccupait en effet le problème des dettes dont ils possédaient les titres signés. Comment faire ? Une situation pareille était burlesque et douloureuse. Se laisser dominer consacrerait pourtant sa totale défaite politique.

C’est alors qu’il alla trouver Crassus et lui fit des promesses que nous verrons réaliser plus tard dans la triumvirat. Cela diminuait déjà de tout le nécessaire, pour César, la puissance redoutée de Pompée. Crassus était à Rome une force financière énorme. Non point qu’il fût banquier comme Atticus ou usurier prudent et paisible. C’était tout bonnement un entrepreneur de grandes choses, un industriel actif aux conceptions vastes. Il se spécialisait dans la construction des immeubles, nous dirions aujourd’hui, en série. Il avait une cohorte d’entrepreneurs dirigeant des légions d’esclaves et bâtissait dans tous les emplacements favorables. Mais cela ne lui suffit bientôt pas. Il y eut toujours à Rome des incendies fréquents et redoutables. Crassus se mit à acheter les ruines avec les immeubles voisins plus ou moins atteints, qu’il payait cela s’entend, fort bon marché. Il faisait aussitôt déblayer le tout et bâtissait en place des « insulæ » ou immeubles casernes. Il finit par posséder un tiers de Rome et sa fortune dépassa cinq cent millions de sesterces, soit cent cinquante millions de franc-or.

César tombait sur l’homme qu’il lui fallait. Crassus, qui jusque-là ne s’était guère préoccupé que de s’enrichir, se prit d’ambition politique. Il avança à César six millions de sesterces environ. César désintéressa presque tous ses créanciers éberlués et put enfin partir. Pompée vit d’un œil inquiet cette combinaison César-Crassus qui ne pouvait que le menacer. Toutefois, la chose s’était faite si vite et si dextrement qu’il n’eut pas le loisir de mettre quelques sournoises oppositions aux projets devinables du Proconsul d’Espagne. Il attendit la suite.

 

César partit retrouver les deux légions romaines qui campaient alors en Ibérie. Quatre cohortes l’accompagnaient. Comme tous ces Romains, il avait appris l’art du haut commandement et se fit remarquer par son souci d’ordre et cette stricte méthode, prompte et infaillible qui lui valut plus tard en Gaule tant de succès.

C’est dans l’Alpe, pendant qu’il traversait un col à cheval, qu’un de ses amis, Hortensius Pulcher, lui demanda s’il n’aimerait pas vivre en un village perdu, mais heureux, loin des intrigues de Rome.

À quoi César répondit :

— Certes, plutôt qu’être second à Rome, je choisirais d’être le premier ici.

C’était un bourg aux maisons de terre sèche, coniques, comme chez les Lybiens. Des hommes nus, avec un pagne autour des reins et armés d’armes de silex, vaguaient parmi leurs huttes. Leur langage guttural avait peu de mots, et Hortensius Pulcher pensa qu’il faudrait bien du courage à un Romain pour vivre en tel lieu. Mais il n’avait pas remarqué le sourire narquois de César, et cette crispation du masque, tordant la bouche sur la gauche, qui accompagnait ses plus féroces ironies.

César parcourut l’Espagne et la Lusitanie. Il mettait au point la méthode d’actions extrêmement rapides, déconcertantes pour l’ennemi, dont il userait plus tard. Il alla jusqu’à l’Océan, soumit les peuples en révolte, dont la barbarie était grande et commença d’expédier à Rome des esclaves par immenses troupeaux. Partout où il passait, il levait d’énormes contributions de guerre. Il trouva beaucoup d’or qu’il fit rapporter à Rome dans des jarres escortées de vétérans.

Sa campagne dura dix-huit mois. Elle fut un triomphe constant. Il trouvait à cette vie nouvelle, dure et robuste, un agrément inattendu. Ses accès d’épilepsie, nés à la cour bithynienne, s’éloignaient beaucoup. Il devenait plus fort et perdait cette allure efféminée qui lui avait souvent nui et justifiait tant d’insultes de ses ennemis, par les fables érotiques dont on l’expliquait.

César avait livré soixante mille esclaves à Crassus et des richesses multiples qui soldaient sensiblement ses dettes. Aussi, après avoir envoyé en plus des sommes considérables pour être distribuées à la plèbe, il pensa enfin s’être acquis une véritable puissance et crut qu’il pouvait maintenant venir disputer la prééminence à Pompée.

Au début de 695, sans attendre la fin de son Proconsulat, il reparut donc à Rome. Ses ennemis furent épouvantés. César voulait pour son prestige obtenir le triomphe classique des grands vainqueurs. Cela l’eût placé très haut dans l’estime publique et pouvait effacer quelques disgracieux souvenirs. Mais, au moment même où il arriva, c’était la réunion des comices pour l’élection consulaire. Il renonça donc immédiatement au Triomphe, qui lui aurait interdit d’être présent à Rome durant l’élection, et parvint à se faire élire Consul.

Tout ce que les gens qui le détestaient réussirent à réaliser, surpris qu’ils avaient été par sa brusque réapparition et son audace, ce fut de lui donner comme collègue un certains Bibulus qui ne pouvait pas le souffrir…

Cicéron commença de trembler, car il sentait en César, Catilina au pouvoir…




V

LE DÉPART POUR LES GAULES

 César s’était puissamment enrichi durant sa campagne en Espagne et au Portugal.

Trente mille esclaves furent vendus à son seul bénéfice, et il acquitta toutes les vieilles dettes antérieures à Crassus. Pourtant il se retrouva ensuite, quoique Consul, dans cette tragique situation qui devait, jusqu’après Pharsale, empoisonner son destin. Il n’était pas aimé, malgré ses sacrifices à la multitude, parce qu’il n’était ni cordial, ni familier, ni sympathique. Le Sénat, obstinément conservateur, eût voulu rendre à la vie privée ce redoutable démagogue. Pour rester à Rome, désormais, un des maître du jour, il lui fallait par conséquent garder le prestige d’une puissance matérielle supérieure à l’opinion publique. Il ne pouvait plus, en effet, redevenir modestement César sans une irréparable déchéance. Or, il sentait la haine sournoise des amis de Pompée miner déjà son autorité consulaire. Il prévoyait donc, son consulat terminé, que, tel Sisyphe, il aurait inutilement travaillé.

Il lui fallait pourtant éviter de redevenir le simple particulier qui va au Sénat sans que personne s’intéresse à lui, tandis que des gens sans titres, comme Atticus, voyaient cent sénateurs lui demander chaque jour des conseils pour leurs votes. Constituer, dans les pays déjà exploités, une fortune immense, telle la fortune d’Atticus, ou celle de Crassus lui était impossible. Il faut y œuvrer quinze ou vingt ans et ne penser qu’à cela, comme un petit marchand d’olives. Conquerrait-il et épuiserait-il un pays nouveau que la réussite d’un Lucullus lui restait interdite. Il fallait redouter le sort de Verrès. D’ailleurs, l’Orient était épuisé et l’Occident misérable.

Évidemment, il était l’ami de Crassus, gros millionnaire utile. Il avait aussi des compagnons de lutte, aristocrates et plébéiens, qui ne constituaient point une phalange méprisable. Toutefois, cela ne pouvait servir qu’en temps d’élections, ou alors à la Dictature…

Le triomphe donnait à Rome un grand prestige, mais César avait dû y renoncer pour le Consulat. Maintenant il faudrait guerroyer, la magistrature terminée, pour se voir à nouveau en posture de triomphateur. Des soucis pressants le tenaient encore. Il dut bientôt huit cent mille sesterces à Crassus et il avait, comme second Consul, ce Bibulus qui lui manifestait une hostilité muette, mais profonde.

Cela le gênait dans toutes les propositions démagogiques. Alors César conçut de s’entendre avec les plus puissants Romains. Il imagina le triumvirat. C’était utiliser sa puissance actuelle au mieux, et, avec Crassus, son ami, limiter celle de Pompée. Après de longs pourparlers, il finit par réaliser cette ambition. Crassus, Pompée et César s’entendaient pour partager les joies, les avantages et les bénéfices du pouvoir. Aucune loi ne consolidait cette association des trois hommes ! Elle était extérieure aux formes constitutionnelles. Toutefois, les Romains l’admirent sans difficultés. Chaque parti crut limiter ainsi les autres. Les conservateurs savaient à quel point, malgré l’apparence, car il clamait son amour du peuple, Pompée leur était acquis. Ils pensaient donc que Pompée réduisait ainsi au minimum le danger d’une dictature de César. Pompéiens et Césariens étaient heureux que Crassus voulût servir leur favori, car Crassus s’était très habilement promis à tout le monde. César, lui, savait que son bénéfice en cette association était le plus grand. Pompée était déjà Proconsul de Dalmatie et Proconsul d’Ibérie, sans date prévue pour la fin de ces proconsulats. Crassus rêvait le proconsulat d’Égypte. On le lui donnerait. Alors, César, son consulat terminé, irait avec un commandement sans terme conquérir les Gaules, d’où il tirerait gloire, triomphe, richesse et une autorité immense, sans compter qu’un général, capable d’offrir à Rome une colonie de cette importance, acquerrait un droit illimité à la reconnaissance publique et effacerait la gloire de tous les Proconsuls du passé. Tandis que Pompée rêvassait et que Crassus cherchait à étendre l’influence de son or, César, tranquille sur l’avenir, proposa donc des lois agraires au bénéfice du peuple et voulut fonder des colonies pour les anciens soldats. Le Sénat s’y opposa, mais Pompée avait pris l’engagement de soutenir César en tout. Il ratifiait même plus directement sa promesse en épousant Julia, fille du Consul et de Cornélia, donc petite-fille de Cinna, ce qui le compromettait devant les derniers dévots de Sylla. César pour confirmer et compléter cette union par les femmes, prit à son tour comme femme Columnia, fille de Pison, ami intime de Pompée, et fit déclarer ce Pison consul pour l’année qui suivrait ! L’entente était bien scellée. Caton eut beau fulminer contre de telles alliances « d’affaires », personne ne broncha. Le vertueux usurier faillit même, pour ses insolences non mesurées envers un Consul en exercice, connaître la prison Mamertine, qui n’était rien moins qu’un palais…  Il s’agissait maintenant, pour César, devenu plus puissant, non seulement de se faire des amis, mais d’éliminer ses ennemis. Parmi ceux-ci était Marcus Tullius Cicéron, merveilleux écrivain, puissant orateur, mais vaniteux et maladroit politicien.  César n’était pas homme à attaquer droit l’avocat le plus illustre d’une ville d’avocats. Il lâcha sur lui Clodius, l’amant de sa femme précédente, qui figure la plus extraordinaire physionomie de ces temps agités.  Noble, intelligent, robuste et riche d’amitiés solides, Clodius avait encore un courage prodigieux et une audace que rien ne déconcertait. On l’a vu dans son aventure avec Pompéia. Il était lié à César, si l’on peut dire, par les femmes et de la main gauche… Le Consul fit alors en sorte que Clodius fût adopté par une famille d’affranchis. Devenu plébéien, cet aristocrate parvint donc à se faire élire tribun du peuple, ce qui est un des plus beaux tours politiques qu’on puisse imaginer. Il était désormais inviolable et pourvu du « veto ». Clodius devint aussitôt un ennemi terrible pour Cicéron, qui dut s’exiler sur ordre du Sénat, ordre obtenu par une éhontée pression, à propos des exécutions sans jugements d’amis de Catilina, advenues jadis.

Cependant, César s’efforçait par des libéralités croissantes de retrouver son renom dans la plèbe. Mais les Romains avaient tant été choyés par des ambitieux que les plus vastes sacrifices n’obtenaient qu’une courte gloire de popularité. Le respect allait toujours à Pompée, grand seigneur, et à Crassus, puissant manieur d’argent, car le citoyen romain aimait les supériorités de fait.

Les délibérations du Sénat sur les lois les plus démagogiques traînaient d’ailleurs sans aboutir, on les renvoyait toujours sous prétexte de mauvais auspices. César vit donc venir la fin de son consulat sans avoir acquis la situation prépondérante qu’il avait rêvée. Il eut beau créer un magnifique attentat contre lui-même, par la main d’un imbécile, Vetius, suggestionné et amené jusqu’au forum, où il prétendait avoir été envoyé par Cicéron et Caton, afin de poignarder César, l’affaire ne créa nul mouvement populaire.

Alors, comprenant qu’il lui fallait encore inonder Rome de richesses, noyer le peuple dans les distributions de pain, d’argent et de plaisirs, et qu’il lui était également indispensable d’avoir, comme Pompée, des soldats bien en main pour peser, si c’était nécessaire, sur les conseils du Sénat, il se fit octroyer le commandement de l’Illyrie, de la Gaule cisalpine et de la Gaule transalpine, avec quatre légions. Il avait fait nommer consuls son beau-père Pison et son ami Aulus Gabinius, célèbre danseur fort estimé des maisons de courtisanes, mais homme d’une intelligence supérieure et qui mériterait un livre à lui seul. Pour tenir en mains quelques consuls prochains, il leur fit signer, comme toujours on faisait à Rome, des reconnaissances (syngraphiæ) d’argent prêté. Tous les magistrats, préteurs, édiles, questeurs de l’année suivante, qu’il acheta ainsi et qui lui, appartinrent, durent passer par là. Ayant par ce moyen, assuré ses derrières, consolidé sa situation et acquis certitude que dans la ville même sa puissance ne décroîtrait pas en son absence, il se prépara à partir.

Son consulat avait été, en outre d’ailleurs une activité politique ardente, une année de joyeuses orgies. Il avait eu comme maîtresse la propre femme du sénateur richissime Servius Sulpicius. Cette Posthumia se promenait nue en litière et passait pour plus vicieuse que la salace Héraclée, dont parlent les vieux auteurs grecs. César posséda aussi Lollia, épouse de son ami Aulus, le Consul danseur, laquelle offrit pour lui ses formes à l’inspiration d’un sculpteur athénien qui en fit une Vénus callipyge. Tertullia, jeune épouse de Marcus Crassus lui-même, fut quelques jours sa favorite. César, ce qui exalta enfin le scandale, promenait dans sa litière Sempronia la poétesse, qu’il fit danser en public, revêtue seulement d’un masque priapique.

En sus, César connut la joie plus délicate de séduire Servilia, la propre sœur de Caton, son vieil ennemi.

Cette Servilia était blanche de chair, brune de poil et bleue de regard. Miraculeusement lubrique, elle voulut que sa propre fille Tertia vînt partager les plaisirs que César lui dispensait. Ainsi passaient-ils tous trois des nuits charmantes dont le souvenir nous a été transmis. La jeune Tertia — son nom était admirablement choisi — en vint même, par ses appétits et sa passion, à lasser César. C’est qu’il n’était déjà plus un jeune homme, puisque sa quarante-troisième année commençait de courir. Tertia fut plus tard la maîtresse de Marc-Antoine, puis, devenue saphiste, « épousa » une hétaïre grecque, Cithéride, et finit ses jours à Corcyre, dans une débauche dont on parla jusque chez les Scythes.

Un jour que César et Caton, durant les tout derniers jours du Consulat, discutaient âprement dans la Curie, on apporta au Consul un billet. C’était peu après l’attentat de Vetius, et Caton venait justement de dire que César s’occupait de préparer sa dictature. Le billet remis à son ennemi sembla au rude manieur d’or quelque avertissement de conjurés. Il insista donc pour que son contenu fût lu en public. Les sénateurs s’amoncelèrent autour de César souriant, qui refusait le billet et ne consentit à s’en dessaisir que si Caton voulait ensuite en lire lui-même le texte et la signature. Caton lut et rendit tout à César en disant : « Tiens, cochon ! » C’était un rendez-vous à César, en termes lubriques, de Servilia, sœur dudit Caton… Elle était d’ailleurs aussi la mère de Brutus…

Le Consulat finit. César dut quitter Rome. Durant sa magistrature, il avait connu une constante fièvre d’intrigues politiques et de plaisirs. Aussi, n’avait-il point eu le loisir d’étudier le pays qu’il allait avoir à gouverner — peut-être — mais surtout à conquérir.

On était toutefois assez bien renseigné à Rome sur la Gaule méditerranéenne. Déjà, tout le littoral était de fait romain. De là, des marchands remontaient donc sans cesse trafiquer vers le nord. Par eux, par des voyageurs, et par des soldats, César aurait pu dresser un plan de conquête, ou tout au moins d’exploration. Mais c’était un homme de premier jet. Tout ce qu’il tenta, durant sa vie, par des travaux à longue échéance échoua ou ne réussit qu’à demi. Il se méfiait des calculs…

Plus tard, il se décida en une heure à passer le Rubicon, et partit ainsi de Brindes pour la côte grecque, où il devait vaincre Pompée dans des conditions plus déraisonnables encore, sans approvisionnement et sans sûretés. Pharsale reste même une bataille incompréhensible, tant le primesaut des mesures prises par César paraît, de loin, attentatoire au bon sens. Mais l’homme avait un merveilleux ressort, une intelligence rapide, une volonté indéfectible et des dévouements aveugles autour de lui. Ce fut, durant toute sa vie, avec ces armes-là que César agit. S’il frôla cent fois le désastre, il sut toujours, sauf aux Ides de mars, l’éviter à point. Il n’aurait jamais, comme Crassus, été se faire égorger en Arménie, pour montrer simplement qu’il n’avait pas peur. L’idée ne lui serait vraiment pas venue non plus de fuir, même vaincu, à la façon de Pompée, se faire couper la tête par des eunuques d’Égypte. Il avait ces qualités rares de premier jet défini et sage qui permirent aux Doges de créer la force vénitienne ; et dont manqua ce César sans génie : César Borgia.

César avait confiance en soi. L’amour du plaisir, et du plus absorbant : le plaisir sexuel, ne diminua jamais la merveilleuse tension de ce magnifique organisme. Il savait comment Lucullus, qu’il aimait admirer, avait étendu la puissance romaine en s’enrichissant fabuleusement. Il suivrait cette voie-là. Le triumvirat lui assurait l’approbation du Sénat. Quand aux contingences, il verrait sur place !

Il est possible que s’il eût connu la population gauloise, son énergie et sa combativité, les difficultés du pays, les ressources qu’il dérobait à l’envahisseur, enfin l’importance réelle de la population, César ne se fût point risqué, avec un total d’hommes qui ne dépassa jamais quarante mille, dans un grand pays de vingt-cinq millions d’habitants. On ne sait…

Fin mars 697, César, Proconsul, était en Narbonnaise avec une légion. C’est alors qu’il apprit l’invasion de la Gaule par les habitants de l’Helvétie. Cette nouvelle, fausse d’ailleurs, car les Helvètes étaient pacifiques, le décida à entrer en campagne. Il fit venir ses trois légions d’Aquilée, en Gaule cisalpine et se précipita à marches forcées vers Genève où il arriva vers le 7 avril.

La campagne des Gaules commençait. Elle devait durer neuf ans.




TROISIÈME PARTIE
CÉSAR IMPERATOR













I

LA GUERRE DES GAULES

 César, revenant de ce qu’on a nommé la conquête de la Bretagne, chevauchait muettement sur la terre incertaine que se disputaient depuis des siècles les Suessions et les Séquanes.

Son butin, ramené de l’île, qui devait être un jour l’Angleterre, était considérable, mais les épreuves avaient été dures. Casivellanus, le roi breton, avait pratiqué une dure guerre de fatigues et de guérillas. On s’était enfoncé dans un pays pauvre, sans approvisionnements. La cavalerie avait beaucoup souffert et les troupes étaient lasses. Pour des paysans venus des rives du Pô, car c’était là qu’on recrutait surtout les légions, ç’avait été un labeur épuisant que la marche en ce pays humides, où les brouillards stagnaient des mois entiers, où l’or était rare et le bétail maigre. Et voilà qu’en débarquant sur le sol gaulois, la quatrième année d’une guerre infinie et toujours ravivée, César connaissait le glas des mauvaises nouvelles. Son fidèle courrier Domicharés, lui avait remis treize plis apportés en hâte en Rome. La fille de César, Julie, épouse de Pompée, était morte, et sans doute, avec elle, disparaîtrait l’amitié, toujours réduite d’ailleurs, de son associé.

Mais ce n’était pas tout. Certes, l’ambitieux César apprit avec indifférence que Catulle venait de mourir aussi. Ce poète, d’abord ami, s’était montré épouvantablement réactionnaire, depuis ses amours malheureuses avec Clodia.

Un autre poète, Lucrèce, disparaissait également, mais ne laissait aucun vide. Il était bien oublié, l’auteur de De Natura Rerum ! Une chose amusa même César de son décès, ce fut que le sombre philosophe ait cru devoir user, comme poison amoureux, d’une décoction de cantharide. Comme si une femme experte n’était pas le meilleur excitant… voire mortel…

La chose comportait à ses yeux un certain comique… Mais il y avait des événements plus lourds et menaçants. Crassus était parti en Mésopotamie. Déjà vieux, obstiné et brutal, il avait toutes les qualités d’un chef destiné aux catastrophes. César le pressentait et se voyait bientôt seul devant Pompée, toujours omnipotent. La Gaule qu’il avait annexée depuis deux ans, restait encore toute à conquérir comme au premier jour. Certes, il y avait toujours des richesses à prendre et des esclaves à vendre. L’Aquitaine n’avait pas vu jusqu’ici un seul soldat romain. Mais cette toile de Pénélope, sans cesse reprise, lassait le Proconsul.

L’année précédente, il avait, sans se rendre à Rome, dépensé soixante millions de sesterces pour agrandir le Forum. Il songeait maintenant à faire construire un magnifique palais pour les comices par tribus, dans le Champs de Mars. Par ses deux agents secrets, Oppius et Balbus, il avait fait avancer, sur signature, des sommes considérables à près de cent sénateurs. Mais qu’importait tout cela devant les faits brutaux. Pompée s’avérait chaque jour plus nettement maître à Rome. Les deux favoris de César, Mamurra et Labiénus, par leur luxe abusif et leurs constructions de trop splendides palais, avaient irrité l’aristocratie romaine et le peuple en même temps. Mamurra passait en outre pour être le favori, la « femme », de César qui pratiquait l’amour socratique. De plus, les élections restaient défavorables. César avait pu acheter un des Consuls : Caïus Gemellus. Mais Caïus Claudius et Cnéius Calvinus qu’on savait devoir prendre les faisceaux étaient ses ennemis. Les tripotages électoraux atteignaient d’ailleurs un tel degré que les Consuls de l’année précédente avaient pu vendre leurs moyens secrets pour l’élection nouvelle, contre quatre cent mille sesterces. César était certes à l’aise dans la corruption, mais seulement quand il pouvait agir sur place. De loin, il serait la victime de tant d’aigrefins. Son amis Clodius, pourtant, tenait bon. C’était un homme étonnant. Le seul à Rome qui osât siffler et injurier Pompée en plein Sénat. Avec cela, généreux, souple, et merveilleusement apte aux intrigues politiques.

Une bande de spadassins avait été payée pour le tuer. Mais lui, entouré de quelques fidèles dont trois femmes d’Asie, défiait Rome et fascinait la jeunesse dorée du Latium, toujours plus moqueuse et débauchée et qui goûtait le courage gai. Elle méprisait aussi les vieux usages et voulait changer l’antique moralité des Caton.

Aussi, par un curieux phénomène, Clodius avait-il derrière lui tous les fils de l’aristocratie, utilisés pour soutenir le chef de la démagogie : César.

Ce n’était point suffisant, néanmoins, que d’avoir Clodius, à un politique aussi fin que César. Il gardait des ennemis cachés et redoutables comme cet Eurysace, ancien esclave, fournisseur des farines à l’État et soumissionnaire des banquets. Cet homme possédait vingt-cinq millions, et, quand tant de gloires d’antan nous sont restées inconnues, il a laissé un mausolée intact après dix-neuf siècles passés. Eurysace, comme la plupart des affranchis, était sénatorial. Il espérait même par quelques passe-droits habiles, pouvoir, acquérir une magistrature curule. Scaurus, fils d’un autre profiteur jadis marchand de charbon au bord du Tibre et devenu richissime, n’était pas non plus avec César. Il lui restait à vrai dire Antoine et Curion, de famille noble tous deux, et qui devaient lui rendre d’immenses services lors du passage du Rubicon. Pour l’instant, ils étaient disqualifiés. D’abord, ils pratiquaient entre eux l’amitié antique qui touche à l’amour et on les nommait le mari et la femme. Ensuite, ils étaient perdus de dettes. Même Antoine, poursuivi, dut se sauver en Grèce à ce moment-là.

Cœlius était encore un fidèle de César. Mais jadis amant de Clodia, sœur et maîtresse de Clodius, maîtresse de Catulle et de tant d’autres, il avait tout sacrifié pour elle, qui maintenant le détestait. Et cela le rendait fou. Salluste, curieux homme, fort intelligent et jadis riche, restait césarien. Toutefois, il avait gaspillé sa fortune et devenait emprunteur trop avide. Et puis, pouvait-on se fier à lui ?…

Ainsi, César songeait et passait en revue ses chances, ses soucis, ses craintes et ses désirs. Il regrettait la confiance donnée à ce Gabinius, bon danseur, mais trop honnête et d’une perspicacité abusive, qui n’avait pas voulu le servir utilement jusqu’ici. Et les soucis du Proconsul quittaient Rome pour revenir à cette maudite campagne des Gaules. Apaisée ici, la révolte renaissait aussitôt ailleurs. Ces Gaulois restaient inaccessibles à la terreur qui réussit toujours dans le Latium. Comment les dompter ?

Voilà que le roi des Carnutes, créé par César, venait d’être assassiné. Les Belges, rudes soldats, avaient massacré six cohortes romaines. Il fallait maintenant remonter vers le nord, au secours de Quintus, homme fidèle, mais disposant de trop peu de soldats…

Ah ! quand donc pourrait-on annoncer sans crainte de démenti, la soumission de ce pays obstiné ?

Ainsi méditait le chef au pas de son cheval.

Dans les marais et les forêts, les légionnaires infatigables s’enfonçaient d’un pas régulier. Les soldats de César, autant les fils de la Louve que les Gaulois enrôlés, les Germains et même des sémites venus d’Afrique par l’Ibérie, étaient tous d’étonnants guerriers. Le casque attaché derrière la nuque sur le haut paquet de bois, d’outils et d’aliments, ils allaient impassiblement dans l’atmosphère humide et automnale. Devant le gros, les éclaireurs, toujours Grecs ou Siciliens, précédaient encore une avant-garde de six cohortes prêtes au combat. Tous marchaient avec soin en ce pays plein de dangers. César suivait les cohortes, avec ses lieutenants familiers et les aigles. Labiénus, déjà propensé à le trahir, venait de partir pour Rome ; mais Mamurra, éphèbe gracile et souriant, Titus Postumius, Marcus Antonius et Marcus Servilius, soldats dévoués et malins, chevauchaient derrière lui.

Le Proconsul avait déjà ce masque creux et énergique qu’immortalisera la statuaire. Sous un nez mince et aquilin, la bouche se tordait avec une constante expression de mépris et d’ironie. Le front était haut et chauve. Deux plis descendaient des temporaux aux commissures, dénudant les muscles masseters, toujours tendus, et les pommettes. César s’en allait en rêvant, la face immobile et les yeux fixes. Son vêtement le « paludamentum » était couvert d’une chaude robe grecque flottant sur l’échine de son cheval, et que tenait une courroie autour de ses hanches. Sa cuirasse était derrière lui, sur la selle, avec le sceptre d’ivoire et l’aigle.

Les bordures d’or de la toge apparente sous la robe et les chaussures haut lacées à dessins rouges désignaient seules en lui le grand chef.

Derrière César venaient cent mulets porteurs des tentes et des matériaux nécessaires pour le dressage d’un camp. Le camp romain était en effet une ville, avec ses murs de bois, ses portes et ses tours de guet.

La nuit tombait. Les légionnaires cheminaient lourdement. On entendait leur pas net, dans son martellement écrasant et continu…

Un éclaireur apparut soudain arrêté sur un talus, levant la main vers le ciel pour attirer l’attention. César sortit des rangs et gagna le bord de cette voie à peine tracée, où pourtant l’ornière des chars gaulois se lisait. L’éclaireur laconiquement exposait la rencontre avec un groupe ennemi exterminé, dont un chef. Se penchant, il prenait alors au sol, par des cheveux, une tête dégouttante de sang. César regardait ce masque immobile. Il reconnaissait un ami de Komm, roi des Atrébates, vu jadis au pays des Eduens. Approuvant d’un geste, sans mot dire, il revenait à sa place et donnait alors des ordres. Au cri des centurions et des centeniers, le pas s’accélérait et les casques descendaient sur les fronts où ils avaient créé des sillons et des calus aux joues. C’est sans doute dans un de ces terrains coupés où le regard se perd, que devait se dissimuler l’ennemi dont l’avant-garde avait été surprise. On allait encore passer une rude nuit sur cette plaine bosselée et brumeuse ! Ah ! Rome, et les chairs douces de la Grecque Cithéride, qui professait l’amour selon un rituel plus ancien qu’Hésiode ! Ah ! boire le Falerne, mis en jarres avant que Sylla fût dictateur, en conversant avec le joyeux Clodius ou cet amusant Titulus Æas, l’homme le plus spirituel de Latium ! Entendre ces flûtistes Deliennes qui savaient, outre leur art et les danses, autant de philosophie qu’un Cicéron. Vivre enfin, avec, autour de soi, des amis armés, des richesses dans un temple, où l’on puisse à volonté puiser, et…

Une flèche sortant d’un buisson et visant sans doute César, venait dans la pénombre descendante frapper un légionnaire.

Un commandement sonnait. Dix hommes se jetaient sur la touffe broussailleuse d’où sortait un homme agile, presque nu, aux cheveux démesurés.

Une courte course. L’homme est atteint, César voit Accius, l’ancien boucher, celui qui dépouille le bétail, se pencher sur un corps étendu, son épée à la main et trancher…

À son côté, Mamurra poussait son cheval sans rien dire, il désignait à droite une vaste plaine rase et sableuse où rien ne venait. Il offrait son sourire de femme, retroussant le coin des lèvres sur ses dents blanches, et ce regard attirant, où les pupilles, triangulées par le coin des paupières semblent tant dire et promettre…

Et César commandait la halte…


II

LE CHEF SANS PITIÉ

 On n’en finirait donc jamais avec cette guerre des Gaules ?

César marchait d’un pas prompt dans l’atrium d’une villa construite à la romaine et dont il venait de faire crucifier le propriétaire, un Séquane. Le pal était devant la porte et pour éviter les cris du condamné on l’avait bâillonné.

Après les échecs du début, on avait pu et su, par des marches rapides, subjuguer à la file les Gaulois du nord, ceux du centre et ceux du midi. L’ubiquité d’un chef dont les soldats jamais n’étaient las ni indociles, épouvantait les Gaulois. La vieille société celtique, ruinée déjà de l’intérieur par tous les ferments de haines, par le discrédit de l’aristocratie militaire, par la cupidité d’une bourgeoisie avide et par l’individualisme de la masse s’effondrait spontanément. César pouvait créer des chefs et de petits podestats. Il les investissait lui-même. Son choix se portait sur ceux qu’il devinait sensibles à la discipline romaine, à la force froide, sûre, laconique des Romains. De tels hommes seraient fidèles à la Louve.

Et bientôt César, avait pu annoncer la prise de possession totale du pays gaulois, placé désormais sous la domination de Rome qui saurait la maintenir. Mais on ne fait pas sa part au fatum. La Gaule quoique annexée, restait au fond indépendante et l’opération de César n’apparut bientôt plus qu’un coup de grosse caisse, une magnifique démonstration sans lendemain.

Certes, le Proconsul avait pu impressionner le peuple romain, dans une manœuvre, en somme électorale, et obtenir ce qu’il voulait. Il s’était rencontré à Lucques avec Pompée et Crassus, très hostiles depuis peu, car Crassus voulait obstinément se faire nommer Proconsul en Égypte. À Lucques, on s’était partagé une fois de plus les risques et les satisfactions du pouvoir. César avait pu repartir en Gaule, laissant Pompée et Crassus Consuls, puis Consuls encore. Cependant, la nouvelle province romaine se débattait avec violence entre ses mains. Les Gaulois tuaient les petits chefs qu’il leur avait imposés. Ensuite, c’était une guerre infinie, toujours renaissante malgré la dureté croissante du conquérant. Furieux de se voir ainsi maintenu loin de Rome, César devenait impitoyable. Il confisquait tout, envoyait chez lui dans des jarres les objets de valeur par chargements de mulets et les esclaves par vingt mille. Il était devenu le plus puissant maître d’esclaves du Latium. D’ailleurs, il savait faire régner dans ces troupeaux serviles une discipline sans pareille. Mais tout cela n’avançait à rien.

Et puis, Julie était morte. La Grèce s’était encore révoltée de telle sorte qu’on voulait y ramener les légions de César.

Enfin, Clodius, le plus puissant protecteur de la politique césarienne venait d’être assassiné en passant, au beau milieu du Forum.

César, furieux de tant d’échecs et de la révolte des Eburons, répondait par une répression terrible. Il brûlait les villes et les villages et massacrait tous les prisonniers invendables. Bientôt, le Proconsul ne fut plus qu’un destructeur. À cinq mille révoltés vaincus il fit couper le poignet droit. Sa cruauté s’accrut encore. Il ne pouvait parvenir, qu’il opérât par la douceur ou la terreur, à mater ce peuple insurgé.

Il y songeait rageusement en marchant. Assis sur un fauteuil gaulois, pareil à un tréteau, l’esclave Domicharès, fidèle secrétaire du Proconsul, attendait les ordres.

On repartit le lendemain. Obstiné, César voulait être partout où la révolte naissait.

Il vint à Lutèce des Parisiens. C’est une cité d’avenir, bâtie dans une série d’îles expertement protégées. Des deux côtés, le fleuve séquanien étale fondrières et marais. Le malheur est que jamais la ville ne grandira…

César débarqua dans l’Île principale. Là vivait un chef redouté qui soulevait périodiquement les peuplades voisines. Habitué au laconisme romain, César ne comprenait pas l’action des paroles sur ces hommes d’aspect pacifique. Ainsi, il suffisait qu’un hâbleur fût capable de proférer une heure durant des discours vains, pour qu’hypnotisée, la masse lui appartînt !…

D’une cathèdre d’ivoire, venue on se demandait comment, en ce terroir, le Proconsul, au milieu d’un carré rigide de légionnaires fit comparaître le coupable : Antistollis.

C’était un homme maigre et énergique, aux mâchoires larges, aux yeux de loup.

Comme il niait les accusations portées contre lui par Exaris, l’espion de César, le Proconsul impatienté fit signe qu’on le tuât. La langue lui fut arrachée, on le battit des verges de fer, jusqu’à ce que son échine ne fût plus qu’une chair lacérée et informe, ensuite, on lui coupa la tête. Il n’avait pas eu une faiblesse.

Ainsi marchand sans cesse du nord au sud, toujours plus irrité et cruel, César s’efforçait de terrifier le peuple gaulois jusqu’à le pacifier. Mais on contait à Rome toutes ses cruautés, et le Sénat, qui avait approuvé l’égorgement des amis de Catilina, les crimes de Sylla et ceux de tant des siens, désapprouvait ce César détesté. Or, le commandement du Proconsul, prolongé déjà deux fois, dont une de cinq ans, s’achevait bientôt. Si on refusait de le renouveler, César rentrait à Rome en simple particulier, après avoir acquis des inimitiés inexpiables et nouvelles. Celle de Pompée, d’abord, et de nombreux sénateurs, jadis amis. Les républicains réactionnaires comme Caton persistaient à le honnir. Enfin, les magistrats en exercice étaient contre lui. De là il résulterait qu’à reparution sur le Forum il se verrait peut-être décréter d’accusation. On chercherait à l’assassiner. Il serait en tout cas certainement exilé. Il aurait œuvré vingt-cinq ans pour rien.

Afin d’éviter ce sort, César songea briguer le Consulat avant la fin de son commandement. S’il parvenait à se faire élire, très légalement puisque son premier consulat datait de dix ans, il serait armé pour tenir tête à ses ennemis. D’autres avaient réussi cette opération. Le temps passa donc, César parvint à maintenir quelques mois la Gaule tranquille, puis les révoltes renaquirent.

Un chef auvergnat, Vercingétorix, faisait créer un vide absolu partout sur la route proconsulaire. De plus, il levait, dans la totalité du pays, des troupes qui combattraient ensemble et écraseraient probablement l’armée romaine. Déjà les procédés techniques de César étaient employés par les Gaulois. Un jour César sentit que le danger devenait tragique. Il avait eu cinq cents déserteurs. Ne trouvant plus de vivres sur leur route, les légions affamées perdaient leur vigueur. Vercingétorix aurait d’ailleurs affaibli plus encore César s’il avait détruit Avaricum (Bourges), grande cité riche d’approvisionnements. Il n’osa et César la prit enfin. Le sort de la Gaule en dépendit…

Réconforté et infatigable, le Romain partit en effet pour l’Auvergne. Il espérait y briser le centre de la révolte. Il échoua. Sans s’attarder, César revint en Bourgogne. La lutte était maintenant proche de son terme entre les quarante mille soldats du Proconsul et toute la Gaule en armes.

 

Acculé et craignant d’être pris, César ramène ses troupes au sud, prêt à les passer en Lombardie.

C’est la retraite. La Gaule est perdue.

Et voilà que quatre jours après son départ de Bar-sur-Aube, il est attaqué. Cette fois, Vercingétorix ne vainc pas. Il était trop présomptueux. Battu et chassé, il se réfugie à Alésia. Alors, voici la dernière péripétie. César succombera là dans un désastre semblable à celui de Crassus, tué naguère en Perse avec son armée abolie, ou bien il détruira la force gauloise. Il veut profiter de sa victoire et la mener à sa conclusion qui sera l’écrasement ennemi.

César assiège Vercingétorix.

Les Romains sont de prodigieux manieurs de pelles. Avec trente mille hommes, César ne peut effectuer un vrai siège qu’en créant un vaste système de fortifications. Il le fait.

Mais des envoyés apprennent au Pronconsul que des légats de Vercingétorix recrutent, arment et groupent des Gaulois pour délivrer le chef Arverne et détruire l’armée des Romains.

Qu’à cela ne tienne. César créera aussi des fortifications contre l’extérieur.

Il est extraordinaire d’imaginer ces millions de mètres cubes de terres remués par les soldats de César en un délai si court. Le certain, c’est que lors de la venue des armées de secours à Vercingétorix, César peut résister avec ses trente mille hommes, à plus de deux cent mille Gaulois. Les sous-ordres, Trebonius, Antestius, Caninius, Labienus et Marc-Antoine, ont fait de prodigieux terrassements. Vercingétorix devra capituler. Peut-être y eut-il quelques traîtres, faibles, peureux ou salariés autour du grand Gaulois, l’histoire l’ignore et ne veut connaître que le triomphe total de César.

La Gaule est enfin maîtrisée.

 
 

Maintenant, César pouvait ambitionner non seulement les honneurs du triomphe, mais de prendre enfin à Rome même une situation conforme à son mérite désormais établi : la première… D’immenses richesses accumulées, cent légions d’esclaves vendus, et un renom guerrier égal à celui de Pompée, constituaient son apport. Il y avait aussi ses soldats qu’il avait couverts d’or, et auxquels une familiarité cordiale, avec un sens très expert de la domination des hommes l’avaient en quelque sorte consubstancié. Cela était d’ailleurs l’essentiel et forgeait l’arme de l’avenir…

Cette fois, il lui fallait le Consulat. Moins encore qu’avant la dernière phase de cette lutte violente avec la Gaule, il voulait maintenant rentrer à Rome en personnage privé. Ou Consul, ou…

Mais qui sait si César avait vraiment prévu qu’à défaut du Consulat il entrerait dans la cité de Romulus en conquérant. Peut-être une magistrature vaine et verbale l’eût-elle satisfait. Elle aurait sans doute empêché l’Empire…

À Rome, la situation pourtant s’aggravait contre lui. Caton avait pu faire nommer Pompée Consul unique. Ledit Pompée, quelle que fût l’apparence des choses, était donc dictateur de fait.

D’ailleurs, contrairement à sa douce habitude de fainéantise seigneuriale, Pompée s’agitait méthodiquement. Il fit voter coup sur coup diverses lois, dont l’une semblait viser César. Les amis de Clodius furent exilés, et cela éloignait de Rome bien des familiers du Proconsul.

Ensuite, grâce à l’impulsion secrète de Pompée, heureux d’être débarrassé de Crassus et cherchant à éliminer César, les nouveaux Consuls élus s’attestèrent, comme prévu, ennemis mortels du conquérant des Gaules. Pompée devenait catégoriquement l’ami des Conservateurs et son évolution politique le menait même à épouser la veuve de Crassus, Cornélia, fille de Scipion. En même temps, vivant à Rome, il se maintenait Proconsul d’Espagne, de sorte qu’il disposait de sept légions.

César pensa lutter contre lui en publiant ses souvenirs sur la guerre des Gaules (commentarii de bello Gallico). Il croyait justement enthousiasmer toute l’élite intellectuelle de Rome. C’est qu’une nouvelle génération poussait, celle qui soutiendra César. Ces jeunes gens, méprisés d’ailleurs par Cicéron, ignoraient les gloires de l’âge républicain et n’avaient plus aucun respect pour les traditions juridiques et politiques périmées. Ils voulaient une politique droite, et méprisaient les petits moyens d’antan. Mais l’Empire, qu’ils auront créé aura peur d’eux et les décimera son tour venu…

Les petits truquages coutumiers continuaient — cahin-caha — à être la loi de Rome. Pourtant leurs jours étaient comptés. Les « hommes nouveaux » feront l’élite intellectuelle dont Auguste s’entourera. Ils n’auront plus devant le mot « roi », cette répugnance que possédaient même des dictateurs comme Sylla et César. Moins encore seront-ils ennemis de la chose. Ils ne s’apercevront même pas de ses tares. Il faudra Néron pour les éclairer. Il sera trop tard.

Toutefois, les calculs de César sur la manière de reconquérir une popularité solide étaient bien subtils et surtout à longue échéance.

Il avait alors cinquante ans.

Pompée cessa peu après d’être Consul unique, mais les Consuls restèrent de ses clients et sa puissance restait si complète que César inquiet se demanda comment il reviendrait désormais chez lui. Il regretta de s’être fait un ennemi si puissant.

Il était en Lombardie, quand on lui apprit que les Bituriges se révoltaient encore. La Gaule était donc encore vivante ? Il envoya des troupes avec ordre de ne rien laisser vivant. À Rome, on profita toutefois de cette aventure pour le honnir une fois de plus et le juger comme un incapable. Jamais ce qui lui advenait n’était arrivé aux conquêtes des grands Proconsuls du passé.

Sentant ses espoirs consulaires très compromis, il demanda alors la prolongation de son Proconsulat pour deux années, mais il y eut une vaste protestation à Rome. Marcus Claudius Marcellus, Consul, voulait même faire rappeler César sur-le champ et dissoudre son armée. C’est cette armée qu’on redoutait, et non le chef. Mais quelle phalange de coup d’État !

Là-dessus vinrent les nouvelles élections. César dépensa des sommes considérables pour avoir un Consul, il eut presque tous les tribuns, sauf un. C’était un succès. Mais les conservateurs purent annuler une élection et firent élire un ancien Césarien devenu Pompéien : Curion. César répondit en achetant Curion. Celui-ci repassait ainsi avec armes et bagages du camp de Pompée à celui de son mortel ennemi.

Des affaires orientales fort compliquées, par chance, donnèrent enfin des délais à César. Les Parthes bougeaient. Ces redoutables archers avaient détruit déjà l’armée de Crassus et on tremblait pour Cicéron revenu en grâce, et qu’on avait envoyé gouverner la Cilicie. Malheureusement au gré de César, les Parthes n’allèrent pas très loin et on en revint tout de suite à la situation antérieure. Le Proconsul des Gaules pourrait-il se faire élire Consul sans quitter son commandement ? Le verrait-on reparaître à Rome avant d’être investi d’une nouvelle magistrature, indispensable protection ? Et sinon, garderait-il ses aigles de Proconsul ?

Cependant, comme Pompée faisait désormais cause commune avec les conservateurs, que sa puissance était totale et que César devenait la bête noire du Sénat, il fallait s’attendre à un conflit, et au pire.

Pompée avait toutes les forces de l’État, et peut-être même un plus grand respect des formes et de la légalité stricte.

Mais César avait ses légions, entraînées depuis neuf années, en Gaule, à ne rien craindre et à tout écraser… Et puis, en vieillissant, il devenait plus ambitieux de toute puissance sans contrôle…




III

LE RUBICON

 La guerre sociale, dont les Romains avaient déjà épouvantablement souffert au temps de Marius et Sylla allait donc renaître…

Les citoyens s’en entretenaient désormais avec épouvante, et qu’y a-t-il d’étonnant à les voir tous haïr César ? Si la guerre civile reparaissait ne serait-il pas le seul coupable ? Personne en effet ne concevait que les torts pussent appartenir à son ennemi.

Cette situation rendait les circonstances fort difficiles pour César. Il est vrai qu’avec Curion il possédait maintenant un allié aussi puissant que l’était jadis Clodius. Curion, vénal, mais audacieux, avait osé attaquer Pompée et le mettre même en une situation scabreuse. Toutefois, l’autre se défendait non sans logique et raison. On pouvait deviner, maintenant, que la querelle entre les deux hommes finirait par les armes, car Pompée, sans avoir l’air de rien, venait de faire demander à César une légion pour la Syrie. Il s’agissait évidemment d’affaiblir le maître des Gaules avant de l’attaquer.

Alors vinrent les élections de l’an 705. César avait fait une fois de plus des efforts considérables pour avoir les Consuls. Il n’en eut aucun. Son fidèle Marc-Antoine fut seulement élu tribun du peuple. Cette fois, les choses se gâtaient. César était venu en Gaule Cisalpine surveiller les comices. Il en profita pour circuler de ville en ville dans ce nord d’Italie d’où venaient tous ses soldats. Il avait enrichi le pays par ses légionnaires et il lui parut important qu’on connût bien à Rome sa situation prépondérante en un terroir d’où la descente vers la Ville était un jeu d’enfant.

Ensuite, les fêtes terminées, César, vint, avec une seule légion, camper sur la frontière même qui séparait la Gaule Cisalpine de l’Italie. Entre les deux pays, près de l’Adriatique, une petite rivière : le Rubicon.

Le Sénat se réunit : Marcellus, le troisième Consul de ce nom, toujours aussi ennemi de César que ses deux cousins, réclama le rappel urgent du Proconsul. Ce rappel fut voté. Curion alors demanda que César et Pompée quittâssent ensemble leurs commandements. Le Sénat approuva encore. Marcellus irrité voulut aussitôt faire déclarer César ennemi public. Il affirmait qu’en cas de refus il déclarait seul la loi martiale et nommerait Pompée dictateur. Le Sénat se tut. Il aurait assez aimé voir Marcellus prendre toutes les responsabilités d’un tel coup d’État, mais en redoutait trop les suites pour donner un blanc-seing même à ses amis. Comme toutes les assemblées délibérantes, il aimait à être violenté dans les cas difficiles.

Pompée fit enfin connaître qu’il ne renoncerait pas à son Proconsulat devant les menaces d’aventuriers à la solde de César. Il croyait surtout pouvoir désagréger l’armée de son ennemi parce qu’il venait d’acheter Labienus.

Rome commença de trembler. Les familiers du Proconsul des Gaules tenaient de longs et menaçants conciliabules et s’achetaient des amis qui circulaient en armes dans les quartiers plébéiens.

Pompée, assuré de disposer des Pouvoirs publics, du Trésor, de l’Armée, du Sénat, des magistrats élus et d’une popularité ferme, ne céderait pas, on le savait. Tous les hommes politiques romains se sont certes perdus par l’entêtement, mais celui-là disposait incontestablement de tous les atouts. Il lui manquait les légions de soldats de carrière, les « grognards » de César. Peut-être, un homme plus dur et moins sceptique y aurait-il cependant pourvu.

Quant à César, se sacrifierait-il pour une fiction de paix publique ? C’était peu probable. Ce que cet homme redoutait le plus en vieillissant, c’était de manquer sa destinée et de ne pas pouvoir jouer le grand rôle qu’il se croyait dévolu.

Le 9 décembre, Marcellus déclara au Sénat que César était un brigand et qu’il fallait mettre sa tête à prix. Curion, courageux, opposa son veto de Tribun à la demande de mise hors la loi. Marcellus quitta alors le Sénat. Il partit à Naples trouver Pompée pour lui offrir la dictature et régler par-dessus les lois avec le prochain dictateur l’organisation nouvelle de Rome et de son empire.

Le 10 décembre, ayant terminé son tribunat, Curion devenait simple citoyen. N’étant plus couvert par l’immunité, il partit dans la nuit trouver César à franc étrier.

Le 19 décembre, Marcellus revenait à Rome. Pompée acceptait la dictature.

Le parti conservateur exulte aussitôt. Le 24 décembre, César, qui est à Ravenne, apprend donc que tous ces espoirs sont ruinés et qu’il s’agit maintenant de défendre sa vie. Pompée, pour se délivrer d’un insupportable rival, cherche un terroriste audacieux afin de faire assassiner le Proconsul des Gaules. Sinon, on le fera juger… et condamner.

C’est le moment le plus tragique de cette destinée étonnante. César envoie aussitôt des cavaliers rappeler ses légions en Gaule. Il se méfie pourtant du recours à la force. S’il pouvait tenter une réconciliation, il le préférerait.

Le 26 décembre, il charge Curion, toujours audacieux, d’aller porter une dernière lettre au Sénat. Il consentait à abandonner son Proconsulat si Pompée l’imitait.

Pompée, puissamment millionnaire, ayant été plusieurs fois Consul et Impérator, ami des plus importants sénateurs du temps, familier des magistrats en office et toutefois aimé du peuple, ne pouvait pas sembler capituler devant un ultimatum du « chef d’aventuriers », ainsi qu’on nommait César.

On suit bien là le « complexus » des grands événements historiques. Aucun Pompée n’aurait capitulé devant César. Aucun César ne se fût incliné devant Pompée. L’un tenait l’autre pour un chef de brigands, l’autre jugeait le premier un prétentieux imbécile. Quant aux intérêts majeurs de la société, il était assez difficile à Pompée de prétendre qu’il les défendait exclusivement, car de toute évidence, il voulait soumettre César à des lois qu’il ne respectait point. Mais il paraissait improbable que César, avec son équipe de soldats jouisseurs et faméliques, fût vraiment l’homme providentiel destiné à faire régner un ordre que n’avaient point créé les dictatures de Marius, de Sylla et de Pompée même.

Où était l’intérêt public ? Il apparaît, dix-neuf siècles après l’aventure, bien difficile encore à saisir. Les rouages de la République, faussées depuis soixante ans, ne fonctionnaient plus que par à-coups. Chacun prétendait y remédier à sa façon, mais nul ne peut dire quel était d’avance l’homme le meilleur et le plus qualifié pour le faire…

En tout cas, César, dans les premiers jours de janvier, dut connaître des heures sombres. Toute sa vie politique, commencée à seize ans, il y avait déjà trente-quatre années, venait buter à l’obstination orgueilleuse de ce Pompée.

Le premier janvier, Pompée commença cependant les levées de troupes et il harangua les sénateurs. Cicéron arriva le 4 et tenta encore une conciliation : César tenterait quoique absent de se faire élire Consul et Pompée resterait Proconsul d’Espagne, mais il exercerait sur place. En ce cas il gagnerait l’Ibérie. Cicéron gouvernerait avec César et respecterait les prérogatives pompéiennes. Pompée séduit envoya alors un émissaire à César qui séjournait à Ravenne et l’on crut à un arrangement…

Mais les conservateurs firent illico pression sur Pompée pour qu’il annulât les propositions transmises à Ravenne. Ils réussirent enfin à lui faire croire que César avait acheté Cicéron.

Le 7, Pompée et Marcellus décrétaient la loi martiale.

Le 8, Marc-Antoine, ami de César et son soutien, dut fuir Rome, toute dévouée maintenant à Pompée.

Les 10, 11, 12, le Sénat délibéra et accepta enfin la mise hors la loi de César.

On nomma même tout de suite un nouveau Proconsul pour la Gaule Cisalpine comme si César était vaincu.

Il se nommait Considius Nonianus.

Le 13, César apparemment vaincu, mais décidé à la résistance et forcé de vaincre ou de périr, jetait ses légions et sa cavalerie gauloise sur la voie Flaminienne, vers Rome.

 

Il faut peut-être imaginer le dernier jour que César ait passé à Ravenne. Il habitait une villa construite vingt ans plus tôt pour la courtisane Terentulla, lorsque l’âge l’eût rendue à une solitude jusque-là toujours retardée. Elle avait possédé dans son lit Mucius Scœvola et Marius, Sylla et le jeune Pompée. Elle avait été plus belle que Vénus.

La villa s’attestait une demeure commode et luxueuse. Un jardin sec et odorant la complétait. Le parc comportait des viviers où l’on gardait d’étranges bêtes ramenées des pays à races jaunes, au delà de ces Indes qu’atteignit et domina Alexandre. César aimait à rêver devant le paysage véloce, fulgurant et harmonieux des poissons.

Tout autour de cette demeure, propriété de Tibullus Emptor, fils adoptif de Terentulla et gros marchand de cuir — il avait toujours été un dévot de César, — les tentes des légionnaires étaient dressées dans un ordre parfait. Sur un petit monticule ombragé, le Proconsul venait souvent regarder l’entraînement quotidien de ses soldats. On menait à la mer les chevaux gaulois et l’on s’exerçait au maniement de l’épée. Lorsque César avait assez vu ces manœuvres militaires, il redescendait dans les allées du parc. Huit jeunes filles de Gaule, blondes et sveltes, veillaient sur lui. Il avait su obtenir qu’elles espionnassent sans réflexions vaines tout ce qui se passait dans la maison et autour du jardin. Il avait confiance en leur sincérité fruste. Elles accouraient dire les plus minimes choses à Ticlarès, l’esclave fidèle et incorruptible, secrétaire du Proconsul, qui notait tout avant d’en rendre compte. Dans la maison fébrile et attentive, en ce moment, seize courriers étaient prêts à partir et huit scribes en position de rédiger des ordres ou des missives. Mamurra habitait là aussi. Il était même en ce moment jaloux des esclaves gauloises, que le Proconsul prenait dans son lit, chaque jour, par deux.

Cet après-midi-là, César marchait sombrement dans les allées tournantes du parc. Vêtu d’une toge à large bordure d’or, il méditait les secrets prochains de sa destinée.

Qu’il remontât plus loin dans son passé lui rendait la minute présente plus amère. Il avait débuté dans la vie avec une immense horreur des guerres intérieures. À quatorze ans, mené en litière chez Titulus Gallus, il avait vu en passant, sur le Forum, autour du petit mur entourant le figuier Ruminal, dix têtes humaines coupées, d’amis de Marius, que le soleil empuantissait. Il se souvenait des exploits féroces de Sylla, qu’on racontait chaque soir chez lui, et de tant d’ignominies causées par la furie de passions sans frein. Il fit serment alors d’être toujours avec ceux qui haïraient les dictatures. Il avait tenu sa parole. La douce Cornélia ensuite serrait plus étroitement encore le lien qui l’unissait aux amis du peuple.

Et puis, l’heure était venue où lui, Caïus Julius César, serait pourtant responsable d’une guerre semblable à celle qui avait jadis mis Rome en sang. Fallait-il, en passant le dérisoire Rubicon, renier tout le passé ? Fallait-il, à cinquante ans accomplis, après une existence droite, faire comme les méprisables politiciens sans loyauté qu’on achète et qu’on vend chaque jour entre la Curie et la Basilique Æmilia ?

César remuait toutes les ombres mortes de sa vie. Ainsi, ce Pompée n’avait connu depuis de longues années que des réussites, quand lui, César, s’était usé à tourner cette meule politique qui, aujourd’hui, l’écrasait. Et la vérité, pourtant, c’est que Pompée avait jadis travaillé dans les massacres avec Sylla… Ici l’explication faisait engrener tous les raisonnements dans l’esprit de César. Depuis plus de vingt années que Sylla était mort, le renom de sa misérable énergie durait encore. Il constituait une auréole à ce Pompée, pauvre diable sans génie, qui ne fût venu seul à bout d’aucun des dangers affrontés par le Proconsul des Gaules. Celui qui tue, sans raison ni logique, sans but et sans autre équité que son caprice ; celui-là s’attache donc un renom impérissable. Le crime possède un magnifique prestige et depuis la mort de Sylla, c’était pour Pompée une gloire certaine qu’avoir été un des agents de l’imbécile massacre d’antan. Imbécile, ce massacre, puisque, Sylla mort, tout était à refaire. Aujourd’hui et depuis des ans, Rome n’était-elle pas toujours un repaire de menteurs, de faussaires, de filous et de stipendiés.

Les massacres de Sylla ? Vanité ! Et, après tant de crimes, dire que les chevaliers, dont Sylla avait fait tuer six cents, étaient aujourd’hui avec Pompée ! Dire que le peuple, qu’on grugeait à mort pour solder les fastes des Pompéiens, aimait Pompée ! Ces affranchis, qui payaient à Pompée le triple de ce que César réclamait de ses esclaves pour les faire libres, étaient avec Pompée aussi !… Une amertume venait à la bouche de César. Mais le dilemme tragique était posé et devait être résolu bientôt : ou renoncer à trente-quatre années de luttes politiques et à la légitimé puissance qu’elles avaient apportée, ou abandonner la croyance qui soutenait César depuis l’âge de raison, et, ennemi né de Sylla, refaire la guerre civile… Il fallait choisir : sacrifier en lui l’homme ou le chef… mais sacrifier le chef, n’était-ce pas sacrifier l’homme ?… Et qu’il agît ou restât immobile, le sacrifice était le même peut-être ?…

César s’arrêta. Devant lui, une fillette de Gaule s’approchait. Elle était attentive à ne point oublier ce qu’on lui avait dit de répéter au Proconsul. Sur sa face sérieuse passait pourtant un sourire.

Elle s’arrêta devant César. Grand, maigre, les yeux durs et la face crispée, il regardait ce joli visage adolescent.

Elle murmura très vite :

— Antistius fait dire à César, salut ! La légion est sous les armes, avec Hortensius et Asinius Pollio.

César leva la main et la passa sur son front. C’était la minute fatidique, lorsque les dés sont jetés et tournent encore.

Tout à l’heure, il serait hors la loi. Qui le tuerait recevrait une récompense, et sa tête serait peut-être exposée bientôt sur le Forum Romanum.

Il articula lentement, les yeux fixés sur la petite esclave :

— Va répéter à Antistius : César a dit cinq cohortes légères avec l’épée seule. Qu’elles soient devant le gué sitôt le soleil couché.

Un oiseau passa avec de petits cris. Le Proconsul regarda lentement le sens du présage.

L’esclave s’éloignait vite pour porter l’ordre.

La guerre civile était déclarée…




IV

PHARSALE

 César voulait-il, le Rubicon franchi, marcher droit sur Rome ? Il en est de cette question comme de bien d’autres, posées devant les actes du mystérieux Caïus. Aucun document, ne peut dire le fin mot de cette révolte, contre Pompée d’abord, certes, mais enfin contre le Sénat et par conséquent contre Rome. Les historiens interprètent l’acte de César selon leurs désirs intimes. Ceux qui sont partisans du pouvoir unique et monarchique voient là une tentative dictatoriale justifiée par son but, qui serait à leur yeux la création de l’Empire. Ceux qui interprètent l’histoire selon le matérialisme économique n’y trouvent qu’un réflexe de violence contre les abus de Pompée. Quels abus, d’ailleurs ?… César aurait à leurs yeux voulu prendre des gages pour traiter, et peser sur les négociations espérées. Où est la vérité ? La prudence et la lenteur mises par César à envahir le territoire interdit semblent bien indiquer qu’il ne se risquait pas d’un coup aveugle dans la grande guerre civile. Prompt comme il fut toujours, s’il avait visé Rome, il n’aurait pas tant attendu pour y venir avec ses légions sitôt qu’il put les réunir. Pourtant, il est clair que ce Romain intelligent, et rompu à la politique, prévoyait bien que Pompée ne céderait pas. Déjà parvenu à l’âge où les opinions sont souvent trop rigides, ayant toujours été orgueilleux et obstiné, Pompée qui jouissait maintenant de toutes les faveurs dans l’aristocratie gouvernementale, résisterait jusqu’au bout à César. Donc, il fallait frapper sur lui vite et fort. César ne le fit cependant point. Je ne pense aucunement qu’il faille croire à une hésitation dans l’esprit du vainqueur des Gaules. Son énergie fut constante jusqu’à sa mort, et il agissait par calcul. Quoique l’histoire n’en dise rien, je pense qu’il comptait voir le peuple se révolter contre Pompée, tenu pour responsable de l’aventure. Alors nombre de sénateurs suivraient sans doute ? En somme, si grande que fût l’autorité du maître actuel de Rome, elle devait s’effondrer vite devant la terreur publique, la crainte de voir reparaître les jours sanglants de Marius et de Sylla et la certitude que César était un ami du peuple. On ne sait, au surplus, s’il ne songeait pas « faire chanter » le Sénat, et finalement peut-être espérait-il aboutir à une entente avec Pompée. Y eut-il aussi des familiers de César pour tenter de soulever la masse romaine et essayer ainsi de créer spontanément la situation désirée par l’homme du Rubicon ? C’est probable. Même cela seul peut expliquer la fuite de Pompée lorsqu’il quitta Rome avec le Sénat et tous les riches, sauf toutefois le fameux Atticus. Cette fuite dut être fort désagréable à César. Il n’avait plus d’ennemi à Rome, mais tout le bassin de la Méditerranée devenait contre lui une réserve d’ennemis, d’or et de soldats. Ainsi Pompée évitait qu’une émeute, peut-être prévue dans la Ville Éternelle, ne fît le jeu du rebelle. La guerre civile prenait de ce chef l’aspect d’une guerre universelle.

Il semble donc que César, une fois son parti pris de révolte, ait eu tort de ne pas venir à Rome tout droit avec ses soldats, car Pompée ne prit pas la fuite immédiatement. Durant quatre jours, il vécut parmi les gens affolés, qui colportaient mille fausses nouvelles sur la marche du Proconsul des Gaules. Tout ce monde s’agitait sans fruit. Comme César l’avait prévu, des sénateurs conservateurs reprochèrent alors à Pompée son orgueil qui jetait l’État dans une si douloureuse crise. Mais, Caton et les Consuls intervinrent. Une délibération du Sénat, le 18 janvier, canalisa, malgré les efforts de Cicéron, toutes les volontés vers la guerre. Caton fit donner les pouvoirs totaux à Pompée, et celui-ci décida sur-le-champ le départ de tous pour Capoue. Astucieusement, pour que personne ne restât, on décida de traiter comme rebelles les sénateurs qui ne quitteraient pas Rome sur-le-champ. Le soir même, Pompée partait. Le lendemain, les magistrats pauvres trouvèrent excessif d’être contraints de courir les routes. Tous les propriétaires d’esclaves se dirent qu’ils ne reverraient plus leurs « familles » serviles, envolées, quand ils reviendraient. Chose, d’ailleurs, puissamment vraisemblable. Dans une civilisation fondée sur l’esclavage, un tel départ en masse était bien la ruine pour un grand nombre de Romains aisés. Finalement beaucoup restèrent… César avait-il calculé cela ? Question ! En tout cas on put dire que le Sénat entier appartenait à Pompée, mais le désordre créé servit César.

César avançait prudemment. De la Narbonnaise ses légions appelées revenaient à marches forcées pour grossir son armée. Il y eut encore une tentative pacifique, le 22 janvier. Elle était vouée à l’échec. Le Sénat, de Capoue, consentait à discuter avec César, pourvu qu’il retournât en Cisalpine. Rien de plus juste, César étant en révolte, qu’on exigeât son retour au lieu où il cesserait précisément d’être hors la loi pour redevenir Proconsul en exercice. Mais si équitable que ce fût, César aurait été bien sot d’accepter une demande qui avait pour but de permettre la levée des soldats sur les territoires même qu’il détenait depuis son passage du Rubicon, et de donner à Pompée le loisir d’équiper quatre ou cinq légions avec lesquelles, en fait de discussion on viendrait tranquillement, une fois la supériorité militaire acquise, prendre César sans tant de paroles légales, et lui offrir le sort de Catilina.

Ainsi était-il fatal que la guerre s’aggravât. Le 3 février, la douzième légion put grossir l’armée de César. Cette fois, il conçut la nécessité de liquider l’affaire le plus promptement possible. Il rédigea donc un manifeste que ses esclaves partirent porter partout, et il se prépara à une marche brutale. Soudain, arriva à son camp un envoyé de Pompée : Magius. C’était à l’heure où César surprenait dix-huit cohortes six milles hommes — pompéiennes et les enfermait à Corfinium (14 février). Maître coup de dés ! César espéra que la paix fût proche et il renvoya Magius avec des propositions fermes. Trop tard ! Corfinium capitula avant la réponse de Pompée le 21 février. Pompée, blessé profondément par cette défaite qui atteignait son prestige, refusa aussitôt de discuter plus longtemps. Il décidait, se sentant mal armé, de s’embarquer à Brindes pour la Grèce avec ce dont il disposait comme troupes prêtes. En Grèce, il préparerait avec certitude un retour victorieux. César furieux précipita ses légions vers Brindes pour surprendre Pompée. Il arriva un peu tard. Pompée venait de s’embarquer avec vingt-cinq mille hommes et ce qui lui restait fidèle du Sénat et des magistrats. C’était la guerre à mort.

 

César arriva à Brindes comme Pompée venait de partir, y resta juste un après-midi et repartit aussitôt pour Rome. Il était dans un état d’exaspération violent qui nous a été transmis. La situation où il se trouvait paraissait invraisemblable et démente. Il n’y avait plus de Gouvernement, de Sénat, de Consuls. Dans son huitième siècle d’existence, en quelques jours, Rome s’était effondrée. Et celui qui détenait l’Urbs fameuse se trouvait, avec quelques légions, en cette curieuse situation de tout redouter au dedans et au dehors, quoique souverain… Pompée recruterait en Afrique, en Espagne, en Macédoine, en Grèce, en Thrace, en Asie Mineure, en Mésopotamie, en Crète, partout des soldats contre César, qui n’avait pas un navire et se voyait même fermer les ressources alimentaires extérieures sans lesquelles Rome ne vivrait pas. Ses soldats de Gaule, s’il les rappelait, verraient le pays conquis en révolte, lui aussi, quinze jours après et cette débâcle apparaîtrait sans remède.

La situation était extraordinairement grave. Le vainqueur sentit sa victoire lui peser aux épaules. Il décida pourtant immédiatement d’agir pour ruiner pièce à pièce les espoirs de Pompée :

D’abord occuper la Sardaigne, la Sicile et l’Afrique, d’où venait le blé romain. Ensuite reconstituer les magistratures légales. Aller enfin conquérir l’Espagne et surtout y défaire les sept légions pompéiennes, qui, dans le plan de son ennemi, devaient être la base de l’armée destinée à accabler César. Alors, ceci fait, il partirait en Grèce, battre si possible Pompée sur place, avant que ce lent personnage ait eu le temps de réaliser la partie principale de son plan de guerre.

Le 29 mars, César était à Rome. Il réunit les sénateurs restants puis fit distribuer du blé et de l’argent. Marcus Æmilius Lepidus fut nommé Consul. Marc-Antoine commanda en Italie, les Proconsuls pour l’extérieur furent choisis, le trésor fut saisi et, six jours après, César partait pour l’Ibérie. En route, Marseille ne voulut pas le recevoir. Marseille ne pouvait sans danger se mettre mal avec Pompée, détenteur de la flotte romaine. César mit le siège devant la ville et lança trois légions en Espagne, qu’il suivit peu après. L’affaire faillit mal tourner, Marseille tint longtemps et César fut d’abord battu. Mais cet homme étonnamment, servi, par la chance, redressa encore son destin chancelant. Il parvint, en deux mois, avec des troupes affamées, à faire capituler les légions ibériques de Pompée. Cette curieuse et intelligente opération aboutit à faire enrôler toute l’armée pompéienne sous ses enseignes. Marseille, épouvantée, capitula aussitôt. César put revenir à Rome où, le Consul Lepide l’avait fait nommer Dictateur.

Il rapportait des sommes énormes, obtenues par force et persuasion en Espagne, et à Marseille. Mais la chance tourna encore. Les garnisons césariennes d’Afrique et d’Illyrie furent détruites par les premières troupes que reconstituait Pompée à Salonique, aidées des armées indigènes. Curion fut tué. Alors, César, en quelques jours, présida les fêtes romaines, fit des distributions d’argent, créa une sorte de cours forcé pour les biens que la famine et la misère faisaient vendre, et partit vers Brindes. Là avec quinze mille hommes d’élite, il s’embarqua immédiatement pour la Grèce. Il allait trouver Pompée en son refuge.

Cette prestigieuse rapidité qui caractérisa toujours ses actes le sauva. Pompée avait une flotte dans l’Adriatique, mais le moyen d’imaginer qu’en quinze jours César reviendrait de Marseille, réglerait à Rome les graves problèmes sociaux et politiques pendants, puis s’embarquerait avec quelques cohortes en plein hiver, sans bagages, pour le pays où Pompée était omnipotent.

Dès son débarquement, César demanda et offrit habilement la paix à Pompée, qui, bien entendu refusa. L’eût-il acceptée que ses troupes et ses amis, engagés à fond contre César, ne le lui eussent pas permis. Il ne restait plus que le sort des armes. Il se fit attendre. Les troupes de César souffrirent. Enfin, il eut des renforts en mars. Deux mois, ce fut, entre les armées voisines et retranchées, des escarmouches sans conséquences. L’une d’elles pourtant s’aggrava et César fut vaincu. Alors, il résolut de quitter la côte, on ne sait si c’était une feinte ou si vraiment il voulait gagner la Macédoine pour y recruter des hommes et constituer des approvisionnements. En tout cas, il s’enfonça dans les terres. Pompée suivit. Le 9 « août », dans la plaine de Pharsale, Pompée se crut vainqueur certain. Il attaqua. Le soir même, sur la route de Larissa, l’ancien Dictateur fuyait à cheval avec une douzaine de ses familiers et César couchait dans sa tente. Pompée totalement vaincu, Caïus Julius César était désormais seul maître du monde romain.




QUATRIÈME PARTIE
JUPITER JULIUS















I

LA REINE D’ÉGYPTE

 Le lendemain de Pharsale, César partit avec une légion pour Larissa. Il suivait Pompée à la piste et faillit le prendre à Amphipolis. Mais son ennemi était déjà en mer, se rendant à Lesbos. Cherchant un lieu où s’arrêter, Pompée n’avait plus une seule ville qui ne tremblât en l’accueillant. Il espérait pourtant reprendre bientôt la guerre contre César. En lui, la vanité blessé effaçait d’ailleurs la plus simple conception des intérêts immédiats. À bord d’un petit voilier de commerce, celui qui était quelques jours auparavant le grand maître de Rome, aujourd’hui réduit à rien, faisait encore de nouveaux plans guerriers… Mal portant, sexagénaire, ayant tout perdu, sa fortune comme ses amis, cet homme obstiné espérait pourtant reparaître en souverain dans la capitale du monde… Si la force d’âme et l’inflexibilité devant les arrêts du destin étaient, certes garants du succès final, Pompée aurait dû triompher. Mais la « chance » est plus forte que les volontés, que l’intelligence et que même la force. Et Pompée était désormais marqué pour le malheur.

L’illusion du vaincu dura peu. Après un périple vain autour de la Méditerranée, il allait débarquer en Égypte quand il fut invité, devant Peluse, à rendre visite au roi Ptolémée XIII. Pompée, qu’une existence toute consacrée à la guerre et à la politique avec les hommes d’Afrique ou d’Asie eût avertir du danger, descendit néanmoins seul dans une barque qui devait le mener à Ptolémée. À peine y fut-il qu’un eunuque égyptien l’abattait d’un coup de poignard, et, du vaisseau romain, sa femme, Cornélia, qui dix ans plus tôt avait été la maîtresse de César, put voir les esclaves de Ptolémée couper la tête du vaincu de Pharsale, de celui qui l’année précédente était le véritable roi sans couronne du bassin méditerranéen.

 

Ici apparaît cette reine Cléopâtre qui joua un rôle étonnant dans la destinée de César et de son familier Marc-Antoine. C’est pour éviter de voir Pompée prendre le parti de Cléopâtre que Ptolémée l’avait fait tuer. Évidemment, il y avait aussi le désir si oriental de plaire à César puisqu’il était vainqueur. Mais enfin ce Ptolémée, cupide, obscène et subtil, redoutait avant tout les amis de sa sœur qui était aussi sa femme. Avec un homme aussi habile que Pompée, Cléopâtre aurait tôt fait de prendre toutes les rênes du pouvoir. Elle était ambitieuse, cette Lagide, et détestait son frère et époux qu’elle traitait de chien et de porc. Plus européenne, plus intelligente et sans doute plus ambitieuse que lui, elle s’était fait des amis à Rome et il la craignait infiniment.

S’il nous est possible de reconstituer l’âme et les conceptions sociales, politiques ou esthétiques d’un Romain du VIIIe siècle de Rome, il est plus ingrat de comprendre un « barbare » de ce temps-là. Mais il devient alors presque impossible de fournir un schéma mental acceptable pour une femme comme Cléopâtre. Ce fut un être supérieur, sans nul doute. Il paraît même difficile de croire qu’elle ait pu, par les seuls sens, s’attacher un homme comme César, âgé de cinquante-deux ans, fatigué par une vie vagabonde, et la tension des luttes perpétuelles dont son destin avait été fait. C’est difficile, mais non absurde, au surplus.

Pourtant, il faut admettre les séductions de l’esprit, une intelligence subtile, fervente, audacieuse et attentive. C’est beaucoup… L’année qui va suivre, Cléopâtre, venue à Rome, passionnera encore le Dictateur. Eut-elle un fils de lui ? Cet impuissant qui ne sut avoir d’enfant avec aucune de ses quatre femmes aurait-il réussi avec la Macédonienne d’Égypte ? Elle le lui dit et il le crut. Que fut-elle ? Comment peut-on comprendre l’attrait d’une femme qui réussit à s’attacher un César en 705 et un Marc-Antoine jusqu’en 722 ? Il y a là un étrange mystère. Le hommes de guerre sont mal maniables par les femmes. Faut-il admettre une emprise merveilleuse par la volupté ? Peut-être. Mais en quoi consistait-elle ? Car le problème est là. César et Marc-Antoine ne furent ni l’un ni l’autre des naïfs. Tous deux, débauchés et passionnés, promenèrent leur mains sur d’innombrables chairs féminines. Certainement ils eurent comme maîtresses les femmes les plus sensuelles et les plus spirituelles de leur temps. Or, nous les voyons fascinés également par Cléopâtre, et, qui plus est, à dix-sept années d’intervalle. Comment expliquer cette passion et sa violence. C’est sans doute, d’un égard psychologique, le plus bizarre des cas semblables dont on parle dans l’histoire. Il est important parce qu’on admet mal de voir un Marc-Antoine, soldat violent, aventureux et énergique, après avoir scandalisé Rome par l’étal d’une salacité peu sentimentale, devenir aux mains d’une Cléopâtre certainement fanée et âgée, un jouet falot et amorphe. Il est encore plus extravagant de voir César, ayant pendant trente-cinq ans vécu pour acquérir la puissance, et ayant tout sacrifié pour elle, oublier sa vie, et Rome qui n’est pas encore sienne, et sa situation, chancelante encore malgré la plus merveilleuse victoire, et même ses ennemis. Cela pour passer six mois à errer en dahabieh sur le Nil, avec Cléopâtre, sans donner ni recevoir de nouvelles, quand Rome l’attend, que son parti se décompose un peu plus chaque jour, que le problème des dettes rend la populace toujours plus irritable et qu’un des sous-ordres de César peut d’un jour à l’autre s’emparer du pouvoir. Ainsi déjà, pensait faire, d’ailleurs, son fidèle Labiénus, devenu Pompéien après neuf années de fidélité au Proconsul des Gaules.

Qu’importait à César, il aimait l’Égyptienne. Il avait couru après Pompée, avec toute l’énergie divertie que cet homme étrange apportait aux choses les plus redoutables. Quand il était arrivé en Égypte, on l’avait salué en lui apportant la tête de son ennemi, soigneusement salée. La scène inspira à César un accès de tristesse qu’on lui a imputé à ironie ou à bonté. Ce n’avait été ni l’un ni l’autre. César était un homme d’intelligence fine et sensible. Il perçut les retours de la destinée dont lui-même était menacé. Une tristesse certaine se dégageait de ce tableau, en effet : un misérable eunuque d’Égypte lui présentant, à lui que Pompée avait fait mettre hors la loi, la tête de ce puissant chef, son ex-associé et ennemi, auquel il aurait suffi d’être encore vivant et de paraître sur les Rostres pour sans doute dominer encore.

À Alexandrie, toutefois, César redevint le grand politique conscient de son autorité et des responsabilités romaines. Le roi Ptolémée devait à Rome beaucoup d’argent. César était Consul, donc maître. Il vint au palais royal, avec ses légionnaires, et commença par prétendre régler le différend entre Ptolémée XIII et Cléopâtre, frère et sœur et époux.

 

Gardé par ses soldats, fort redoutés des Alexandrins, César se reposait, certaine nuit, au Palais vide de Ptolémée, dans une haute pièce rhomboédrique peinte de ces étranges figures à têtes d’animaux qui tant étonnaient les Romains. Il avait vu Ptolémée ce jour même et si antipathique que lui fût cet homme laid, pustuleux et semblable à un hibou, il songeait lui donner raison contre sa sœur, la Cléopâtre captieuse, capricieuse et féroce, qu’il n’avait pas aperçue encore et qu’il devinait trop étrangère à sa conception ordonnée du monde.

Il était la mi-nuit. César ne dormait pas. Son mal l’avait repris le matin même, cette épilepsie qui durant les dix années ingrates et exténuantes de la campagne des Gaules avait paru l’abandonner. Il songeait à Pompée, à sa lassitude physique, à la courtisane Citheris dont il eût aimé entendre le bavardage grec, à ses amis, à Rome bouleversée et trépidante…

Le légionnaire qui veillait dans le couloir frappa deux fois le sol, devant la porte, avec sa semelle de bronze. César dit le monosyllabe qui autorise d’entrer, et la porte bâilla. Elle était de cèdre avec un soleil d’or peint.

Le légionnaire, un vieux camarade de la lutte contre les Helvètes et les Trévires, dit laconiquement :

— La femme est là !

— Quelle ? demanda César.

— Celle qui doit voir le Consul.

— Fouille-la et qu’elle vienne.

Accoudé sur son lit, César attendit.

Une femme entra, dans un flot de toile légère et transparente qui crissait. Le légionnaire à la porte, épée nue, attendait ; le Consul lui fit signe de fermer et de veiller. Le Romain et l’inconnue se regardèrent un instant.

César, assuré que la sentinelle avait enlevé toutes armes à cette femme, ne s’inquiétait point. Il songea que ce pût être une courtisane envoyée par Ptolémée, une esclave royale, ou quelque objet d’intrigue complexe.

La femme s’approcha et dit en grec :

— Réjouis ton cœur !

César, froidement, repartit :

— Et le tien.

— Le Romain est-il insensible ?

— Oui !

— Le sera-t-il encore ?

Elle ouvrait les vagues superposées du tissu léger qui la couvrait, et César comprit que c’était la reine d’Égypte.

Son corps était nu. Au col, par une chaîne d’or pendait le signe lunaire, avec un émail figurant le dieu à tête de chacal. Autour des hanches, une mince lanière de cuir doré portait un cercle d’argent repercé, contenant deux triangles inscrits et invertis. Une gemme rouge pendait plus bas. Un énorme bracelet d’or tordu ceignait sa cuisse, rattaché par une chaînette à des bracelets de cheville. Le corps était clair, presque blanc. Les hanches à peine accusées, le ventre plat et les seins légers. Un torse d’éphèbe. Le masque apparaissait bizarre et inattendu, plus grec qu’égyptiaque, lèvres fortes et arquées, yeux obliques, nez busqué. Avec cela elle gardait une ambiguïté d’aspect qui bouleversa César. Il se leva.

— Salut à toi, Reine du Monde !

Elle répartait en latin, avec un zézaiement :

— Reine du monde si César y consent.

Il s’approchait de la forme blanche, toujours semblable à une idole, immobile, avec les bras écartés d’où tombaient en cascades les gazes transparentes et polychromes.

— Tu es belle !

— Tu es grand !

— Pourquoi es-tu venue me trouver ici à cette heure ?

— Pour que dès le soleil levé Cléopâtre soit seule reine d’Égypte.

Il comprit. Sa main touchait la poitrine gracile. Elle n’eut pas un frisson.

— Tu es de pierre ?

— Que César dise de quoi il lui plairait me voir ?

— De chair.

— Tiens !

Elle prenait la main du Consul et la dirigeait. Il perçut comme une brûlure.

— Pourquoi restes-tu debout ?

— M’as-tu dis de m’étendre.

— Qui ne devine pas la pensée de César n’obtiendra rien de lui. Les yeux de la femme se fermèrent. Elle écarta le Consul enfin, vint au lit et s’étendit lentement parmi ses étoffes.

— Qu’attends-tu, Impérator ?

Il s’asseyait près d’elle.

— Si je te tuais, reine, ne crois-tu pas que ton frère m’en récompenserait ?

Elle eut un rire léger et ses bras longs, souples et frais saisirent le Romain par les épaules. Elle dit un vers d’Alcée :

— Frappe-moi ! Le chemin est tout fait pour ton épée…

 

Au matin, César connaissait pour Cléopâtre, une passion neuve, ardente et exigeante. Il avait toujours été salace et il aimait les courtisanes grecques qui détiennent cette science du plaisir provoqué et offert dont les Romaines, trop souvent lourdes et égoïstes, ont peine à s’inculquer les secrets. Mais cette reine était prodigieuse. On avait dû l’éduquer pour qu’elle sût satisfaire l’homme avec une habileté unique. De fait, attentive à obtenir de César, avec le plaisir, une affection plus haute et une promesse d’aide puissante, pour ses ambitions, elle s’était offerte comme une déesse aux contacts surhumains. Le Consul avait été, plusieurs heures durant, une chair vive offerte au plaisir, comme, aux pays d’Asie, le condamné l’est à ces savants tortureurs qui font souffrir au delà de toutes limites.

Sa joie avait atteint des cimes inconnues et ce quinquagénaire, blasé sur les désirs de la vie, soudain rajeunit de vingt ans, grâce aux caresses expertes et attentives de l’Égyptienne.

Déjà Ptolémée savait sa sœur avec César. Se sentant perdu, il voulut fomenter une révolte contre les soldats romains. Il rêvait de tenir la tête coupée de César comme il avait eu celle de Pompée. Cette imagination le perdit. Les légionnaires chassèrent ses hommes. Deux légions appelées par César arrivèrent, s’emparèrent de la pointe de Pharos et tinrent ainsi avec le port, toute la vie d’Alexandrie. C’est alors que brûla l’illustre bibliothèque Alexandrine, avec ses quatre cent mille rouleaux. Il y eut quelques combats avec l’aide, pour César, de soldats juifs et bédouins, et Ptolémée fut vaincu. Comme pour venger ironiquement Pompée, le Romain paya à son tour un eunuque nommé Cyra, qui assassina le roi d’Égypte et lui coupa la tête. Du haut de la terrasse où, sous un velours pourpre, César regardait Alexandrie, il vit certain soir un chef sanglant, au yeux crevés, qu’on lui offrait au bout d’une longue pique. C’était celui du propre frère et époux de Cléopâtre, Ptolémée, roi d’Égypte. Ensuite, la belle Égyptienne fut sacrée à nouveau reine et impératrice de la Vallée du Nil, après un nouveau mariage avec son second frère, qui prit le nom de Ptolémée XIV. Il avait onze ans… César connut alors près de Cléopâtre une joie si complète, si renouvelée, si ardente, si profonde, qu’il en oublia Rome et sa destinée de maître d’une ville maîtresse du monde.

C’est sans doute un des plus étonnants témoignages du désintéressement profond de César que cette partie de l’année 706 qu’il passa en Égypte avec l’étrange reine, le premier être et le seul qui ait su faire oublier son ambition ardente à cet homme fait pour rester toujours insatisfait.

De mars à juin, il erra sur le haut Nil, ne donnant aucune nouvelle à Rome et n’en recevant point. Une passion violente et prodigieuse le possédait. Cléopâtre, avec un art oriental, savait renouveler les plaisirs, et même varier ce qui peut apparaître immuable en eux. Sur un vaisseau somptueux, aux voiles de pourpre sidonienne, où l’or, l’ivoire et les émaux avaient été utilisés pour orner les objets les plus inattendus, elle avait embarqué cent esclaves, filles et garçons impubères ou nubiles, tous beaux, éduqués pour l’amour et d’une docilité parfaite. Tout le jour, sous des toiles arrosées d’essences parfumées, César pouvait admirer les danseuses, des acrobates et des mimes aux talents inconnus. Des vins rares, des aliments succulents, le vaste Nil autour de soi et de la volupté au delà de ce qui peut paraître supportable, tout cela apparaissait au Consul, qui, depuis dix années n’avait connu de plaisir qu’aux hivernages en Cisalpine, une sorte de perfection dans le bonheur. Il aima une merveilleuse courtisane, chérie déjà de Cléopâtre, qui jouait miraculeusement de la harpe avec ses pieds. Il eut quelques jours de furieuse passion pour un adolescent arabe qui ressemblait à l’Aphrodite de Cnide, propriété du riche Atticus. Il vit les monarques inconnus, de peuplades dont les Romains n’avaient jamais ouï parler, et qui habitent aux sources du Nil. Dans les festins, les musiques, les corps nus, le plaisir perçu jusqu’à la douleur, sur un fleuve énorme où la quiétude était totale, loin de Rome et de ses intrigues, César connut la félicité.


II

LE TRIOMPHATEUR

 Pendant que César était heureux avec Cléopâtre, Rome devenait folle. Faut-il, comme le veulent, après Cicéron, tous les historiens modernes, attribuer aux amours du vainqueur de Pharsale avec la reine égyptienne les malheurs de la ville à dater de l’année 706 ? Cela paraît excessif. Que César fût revenu tôt ou tard, la situation de fait restait insoluble. Les anciennes magistratures républicaines continuaient à être élues et à fonctionner, mais elles avaient perdue tout crédit et toute efficacité sociale, par une effrayante corruption, qui d’ailleurs durera jusqu’à la ruine de l’Empire. Aucun type de gouvernement ne semblait pouvoir tirer des données matérielles non plus que de la confusion des partis une autorité suffisante pour rétablir la vie économique et politique. Mais il y avait un vice plus profond. Le citoyen romain était devenu un parfait fainéant. Plus de huit millions d’esclaves travaillaient le sol italien, mais ils le faisaient avec cette indifférente lenteur qui caractérisa toujours le labeur servile. N’empêche que ces immenses troupeaux humains constituaient un danger comme l’avait prouvé la révolte de Spartacus. Habitué aux libéralités des Proconsuls, le peuple ne s’intéressait d’ailleurs plus à rien qu’à manger et jouir. Comme, en sus, les périodes de misère, nombreuses et pénibles depuis le début du Ier siècle avant notre ère, avaient créé un inextricable fouillis de dettes et reconnaissances, négociées, cédées et rétrocédées sans répit ; les capitaux des gens riches se trouvaient engagés dans des prêts d’une complication infinie, réclamant pour être seulement compris l’intervention des plus subtils avocats. Les pauvres non seulement, ne possédaient rien, mais ayant été appauvris par étapes, ils se trouvaient endettés. De sorte qu’il eût fallu abolir les dettes pour plaire à la plèbe, et confirmer les créances pour garder les faveurs des patriciens. Menacés dans leur situation de créanciers par les mesures populaires, les riches craignaient la démagogie de César et de ses amis. La plèbe, elle, craignait que César, qui se faisait bien attendre, ne lui accordât point ses désirs. Tout le monde était donc mécontent. Pour aggraver ce mécontentement, les amis de feu Pompée colportaient des bruits fâcheux et les familiers de César grâce auxquels, en somme, il avait pu vaincre Pompée, trouvaient que leur protecteur ne se pressait point de les combler.

Un homme comme Cicéron était surtout fort dangereux. Immensément connu et illustre, il était endetté et envieux, de sorte que tout l’irritait. Peut-être aussi l’auteur du « de Republica » pensai-t-il qu’on eût dû lui offrir le pouvoir. Ancien Proconsul en Cilicie, il avait eu en sus la sottise de prêter le trésor d’Éphèse à Pompée pour l’aider à vaincre César. Maintenant le trésor d’Éphèse était fondu et son bénéficiaire vaincu. C’était dégradant… Son gendre, Dolabella, menait des prostituées dans la chambre même de sa femme Tullia, qui en souffrait, surtout en sa vanité, car elle était belle. Elle poussait donc son père contre les débauches des nouvelles couches, lesquels étaient césariens, et méprisaient les mœurs rustiques de jadis. Quand au Dictateur intérimaire, Marc-Antoine, il scandalisait même les sénateurs qui consentaient bien, comme l’avaient fait Scaurus et d’autres illustres notables d’antan, à quelques fantaisies galantes, mais non point à ce sans-gêne tout hellénique. S’imaginait-on un véritable chef de pouvoir décidant des choses graves au milieu d’un sérail de femmes nues, ou se faisant mener à la Curie avec dans sa litière un giton à droite et une aulétride de Corinthe à gauche. Dolabella, qui était un tribun fort « avancé » quoique perdu de débauche, ne réclamait-il pas aussi l’abolition des loyers. Il y eut même, à ce propos, un combat féroce en plein Forum entre ennemis et partisans de cette mesure démagogique. Dolabella, patricien adopté dans la plèbe, ironique, incroyant et voluptueux, représente un type extrêmement moderne de politicien aussi intelligent que cynique. On ne voit évidemment pas bien comment la présence de César eût adouci tant de colères, calmé tant de querelles et fait régner quelque ordre dans cet état en déliquescence. De toute vraisemblance, il fallait que la misère publique et les antagonistes sociaux en vinssent à tel degré d’acuité que, prête à tomber dans l’anarchie totale, la population romaine acceptât n’importe quel sacrifice pour une forme quelconque d’ordre. Cela devait appartenir au temps d’Octavien. Les amis de Dolabella et lui-même eussent créé une république communiste à la Laconienne. On peut affirmer ici sans crainte qu’elle eût encore plus éberlué les républicains de tradition qu’un Empire à la façon octavienne. Pour l’instant, il est probable que rien ne pouvait ramener la paix dans l’État. Cependant, César, laissant Cléopâtre enceinte en Égypte — enceinte de lui peut-être — finit par reprendre goût aux jeux de la politique. Il quitta l’Égypte pour Antioche et de là, ayant battu quelques ennemis obstinés dans le Pompéisme, il fit de l’argent en vendant sans vergogne tous les petits royaumes asiatiques.

Ensuite il revint à Rome.

Il y était depuis quelques jours quand on lui apprit la formation d’une armée pompéienne en Afrique. Il faut avouer que les derniers amis du Dictateur mort mettaient une abusive obstination à lutter, malgré l’absurdité de leurs espoirs, d’autant qu’on ne voit pas, nettement quels désirs exacts ils gardaient encore. César partit pour la Sicile, de là, il passa en Afrique et défit les derniers ennemis. Caton, un de leurs chefs, se suicida, non sans quelque emphase, à Utique.

La guerre était peut-être finie ?… Avant d’aller battre les débris toujours renaissants de la pensée pompéienne, César avait satisfait à demi le peuple, par une loi interdisant d’hypothéquer la totalité de ses biens. Une autre imposait des prêts obligatoires et une dernière suspendait un an les loyers au-dessous de deux mille sesterses à Rome et cinq cents dans les autres villes. Le moratorium était un compromis avec les idées de Dolabella, que César, au fond, aimait.

En plus, on avait confisqué les bien de Pompée et de ses amis. Marc-Antoine avait même acheté le palais du feu Dictateur et s’y pavanait avec orgueil. C’est peu après que, modestement, César résilia sa charge consulaire, non sans espoir de retour.

Au retour d’Afrique, comme l’obstinée activité des derniers Pompéiens semblait le réclamer, puisqu’ils persistaient à créer partout des armées, les Césariens voulurent investir à nouveau leur chef de pouvoirs nouveaux. Il est tout à fait évident que le rétablissement d’un ordre quelconque en Italie réclamait chaque jour une autorité plus exorbitante et les sénateurs trop hostiles à la dictature furent en somme responsables de ce qui advint. Toujours discutée, menacée, mise en question, la puissance de César ne pouvait désormais durer que par la tyrannie. On lui accorda donc la dictature pour dix années et on lui soumit les candidature au tribunat et à l’édilité…

Le 25 Quintilis 707, César, revenu à Rome, y triompha quatre jours à la file. Il avait rapporté des sommes immenses de ses dernières guerres. Six cents millions de sesterces, dit-on, et cela lui permit de distribuer trois cents sesterces par citoyen, un peu plus à chaque soldat, plus encore aux centurions et aux tribuns. Pour les Fêtes de Vénus Génitrix il fit des banquets publics d’un faste prodigieux et crut avoir enfin consolidé son autorité pour autant qu’elle dépende — ce qui n’est pas certain — des sacrifices matériel qu’on lui fait…

 

Les Triomphes de César comportèrent un luxe inconnu jusqu’alors. Le cortège partit de la porte Flaminia. Il était composé des statues de Jupiter et de Vénus, aïeule de César, entourées des pontifes et suivies des vestales. Les sénateurs venaient après. Ensuite, à cheval, marchaient les fils de chevaliers, depuis l’année précédente revêtus de la toge virile. C’était la jeunesse romaine en sa fleur. Derrière, sur les chars à quatre ou à deux chevaux, des triomphateurs aux Jeux égayaient le public qui les nommait par leurs noms au passage. Il y avait des Grecs, des Gaëls et des Syriens. Un nègre, esclave de César, menait un magnifique bige doré, attelé de deux chevaux blancs, ayant appartenu à Ptolémée XIII.

Après les chars on voyait les athlètes. Les quatre cents gladiateurs que César entraînait dans les écoles de Capoue étaient là. Tous puissants, presque nus, avec leurs muscles soulevant la peau, et cette chair luisante qui tentait les matrones, dans le cirque, lorsque ces hommes, élastiques et rapides, combattaient sous la tribune où les vestales, se tenaient prêtes déjà à verser le pouce, car vierges elles avaient peu de pitié…

Les danseurs suivaient, en trois groupes, hommes, jeunes gens et enfants. Ils portaient tous une stola courte bordée d’un liséré vert, et, au son des cithares ou des lyres, ils avançaient harmonieusement parmi les murmures de la foule.

Alors commençait le défilé des légionnaires. Ils portaient l’épée au côté et la lance légère. Leurs casques polis et rutilants levaient une aigrette rouge. Sous les cuirasses imbriquées, la tunique pourpre paraissait, laissant à nu les cuisses nerveuses et épilées. Les sandales à semelle d’airain frappaient le sol en cadence. Sous les jugulaires portées au menton, on voyait les indurations provoquées par le métal frottant des années durant sur la chair. Un vaste chant de gloire s’élevait de cette foule rigide et sombre. Les boucliers carrés suivaient le rythme de la marche et tous les cinq pas les lances heurtaient le sol d’un coup sec.

Alors, les acclamations populaires devenaient délirantes. C’était là la gloire, la force, la puissance romaine. Les vétérans de cent combats, la face dure, groupés autour de leurs enseignes, donnaient à la plèbe accourue un sentiment passager de vigueur et de dignité. À la suite des légionnaires, que les centurions aux loriques dorées, aux armes d’argent, surveillaient en serre-files, c’était la masse des trésors ramenés par les soldats de César. Certains venaient d’Égypte, d’autres d’Afrique, d’autres d’Asie Mineure. Il y avait des statues d’ivoire, des étoffes d’or fin, des robes brodées en Extrême-Asie, des orfèvreries couvertes de gemmes et des divinités de tous peuples, Anubis et Mithra, Horus et Javeh, Thor et Isthar. Des pancartes expliquaient les choses et leur origine au sommet de longues perches peintes en rouge, portées par des vétérans. Une Vénus nue et sexuée, tenue par cinq numides à robes blanches, prétendait figurer l’Aphrodite cilicienne, mais, en vérité, c’était Cléopâtre elle-même et le peuple le devinait bien. Des murmures en effet s’élevaient au passage de la déesse insolente, de la reine impudente, qui partageait l’amour de César avec la ville aux Sept Collines et parfois la lui avait fait oublier.

Enfin, apparaissait Caïus Julius César lui-même, après ses licteurs portant les faisceaux couronnés. Il était entouré d’une garde de cent jeunes filles marchant en deux rangs, de chaque côté, dont l’un jouait de la flûte et l’autre chantait l’hymne à l’Impérator divinisé.

Elles étaient vêtues d’un khitôn grec écarlate fendu à gauche jusqu’à l’aisselle et qu’en nomme « skhistos ». Une ceinture de bronze souple cernait leur torse sous les seins comme un ceste. Toutes portaient à cette ceinture un médaillon, représentant la Déesse, et qui s’étalait sur le ventre. Leurs chevelures étaient flottantes et au son des flûtes, elles dansaient gracieusement en marchant. À chacun de leurs mouvements, le khitôn s’ouvrait et l’on voyait leurs formes harmonieuses, nues de tout pelage et polies comme les cuirasses des soldats.

César, droit et orgueilleux, regardait loin devant lui le long cortège ondulant par les voies romaines. Deux hommes à pied tenaient en main ses chevaux blancs. Le char léger, rond comme une barrique, à timon unique et doré, était incrusté de nacre et d’ivoire. Les roues d’argent, les énormes pierres précieuses qui paraient la bordure de la courbe, l’inestimable tapis, tissé de métaux polychromes, sur lequel César était debout, tout fascinait le peuple tantôt muet, tantôt acclamant. Le triomphateur portait la tunique de pourpre bordée d’or. Une couronne d’or cernait son front car il avait refusé de la laisser tenir en l’air par un esclave, comme le voulait la tradition. La face blême et glaciale, où la fatigue creusait de longue rides, la lourdeur des épaules tombantes et la crispation des mains longues, disaient que ce demi-dieu fut homme aussi et qu’à cette heure même il méditait sur un avenir sans gaîté. Il songeait, encore regardant la Vénus Cléopâtre, à certaines heures vécues sur le Nil et dont la seule remembrance tendait ses nerfs comme des câbles de navire. Ah ! revivre la douceur délicate de ce voyage durant lequel il avait même pu, outre tant de plaisirs, parler philosophie avec l’esclave favori de Cléopâtre : un Grec savant nommé Aristodème, et qui enseignait aux fillettes impubères d’étranges secrets d’amour.

Il rêvait de se retrouver avec tant de beautés, et de chercher encore le frisson de volupté après lequel il ne reste plus qu’à mourir.

 

Derrière lui, venaient dix légionnaires dont l’un d’eux jetait de temps à autre des réflexions cinglantes à l’Impérator.

— Voilà César ! Il a mis sous lui les rois et les reines, mais le Bithynien a mis sous lui César !

Et encore :

— Admirez l’Impérator, il est bon à tout ! Avec les femmes, il a l’épée, aux hommes il offre le fourreau !…

À la suite venaient les captifs, des roitelets ramassés çà et là, amis ou complices de Pompée, malheureux effarés qui, les mains liées, les pieds entravés, regardaient de leurs yeux ahuris cette foule romaine les couvrant d’insultes au passage.

Les vaincus faisaient dix rangs, gardés par des soldats choisis parmi les moins pitoyables. Au milieu d’eux, pour leur présager et rappeler le sort qui les attendait, trois taureaux noirs étaient conduits par des sacrificateurs à robe bordée de pourpre, le coutelas nu.

De la porte Flaminia, le cortège gagnait le Capitole. Là, on sacrifiait les taureaux. On descendait ensuite la pente capitoline, et par le vicus Jugarius on entrait sur le Forum. Le défilé y était lent. Une foule dense, sur les marches des temples et sur les toits criait sa joie sans répit.

Devant le figuier de Romulus, César saluait. On s’arrêtait devant la geôle Mamertine et seize prisonniers étaient saisis, battus aux verges, puis jetés vifs, et sans attendre, dans le trou du Tullianum. Vercingétorix fut de ceux-là. En passant devant l’Argiletum, qui relie le Forum à Suburre, César aperçut une foule épaisse de prostituées venue des lupanars voisins, qui l’acclamait éperdument. Et cela lui fut — car il avait l’esprit poussé au paradoxe — plus agréable que si, plus loin, en pleine voie sacrée, le Sénat était venu en corps l’applaudir au lieu qu’il affectionnait.

À la fin de l’immense procession, des gens vêtus de peaux, ou couverts de plumes attachées par de la glu, la tête masquée, en semblance d’animaux, se livraient à mille contorsions burlesques. Les uns marchaient à quatre pattes, d’autres aboyaient comme des chiens. L’un d’eux brandissait un poignard et de loin désignait la haute taille de César, qu’on entrevoyait au milieu des vapeurs d’aromates répandues par mille brûle-parfums. Cela faisait rire. Et venaient enfin, roides et silencieux, vingt mille légionnaires. Les hommes qui avaient porté César à sa gloire…




III

L’ORDRE ET LE PLAISIR

 L’historien, dix-neuf siècles après la mort de César, regarde avec intérêt la fin de cette vie étonnante. Il se demande : Qu’eût-il pu faire de plus ? Qu’eût-il dû faire ? Et que voulait-il ? Pour vaine, et, en quelque façon, puérile que soit la prétention de réformer le passé, elle n’en est pas moins le fruit d’une compréhension philosophique des réalités. D’autres hommes se sont trouvés dans une situation semblable, d’autres encore s’y trouveront demain. Aucun n’a rien créé de durable, de son vivant. Qu’en sera-t-il à l’avenir et qu’a-t-il manqué à tous les Césars ?…

Peu de maîtres, dans une société, ont paru disposer comme celui-ci de la toute-puissance. Il y eut Napoléon. Aucun n’a plus mal réussi. Sinon Napoléon… César n’a pas échoué parce qu’il fut assassiné, mais à cause de ce fait que ni l’organisation intérieure de la République, ni la solution des difficultés sociales ne progressent durant les deux années où il fut tout-puissant. Ainsi d’ailleurs de l’Empire créé par Bonaparte.

Rien pourtant n’apparaît plus curieux que ces deux années-là, à qui médite sur le gouvernement des hommes. César fut une intelligence. Artiste et penseur autant qu’homme d’action, il semble même avoir été un remarquable administrateur. Tout en jugeant comme il faut l’esclavage antique, on doit reconnaître que l’organisation intérieure des « familles » serviles réclamait des qualités assez semblables à celles du gros industriel moderne. Tous les Romains n’y réussirent pas. Un grand nombre se ruinèrent par leurs esclaves. César fut un maître expert et un gouvernant habile de ses propres troupeaux humains. Esthète et savant, réglementateur remarquable et esprit extrêmement actif, il avait, mieux certainement que son fils adoptif Octavien, les qualités nécessaires pour faire de grandes choses. Il fit peu. S’il se couvrit de dignités, prenant sur lui toutes les magistratures républicaines, il ne semble même pas que ce soit par orgueil et désir ardent d’un pouvoir toujours plus absolu. Ici, je me sépare de tous les commentateurs de César. Un grand nombre même le nomme « Empereur ». S’il voulaient traduire le mot « Impérator » ce serait admissible, mais au sens où « Empereur » désignera les omnipotents successeurs d’Auguste, rien ne m’apparaît plus faux. César semble avoir gardé pour les formes sociales républicaines le reste d’estime qui manqua tout à Octavien.

Ce qui classe un pouvoir, ce n’est pas le titre qu’il prend, mais l’activité qu’il apporte à le justifier. Et encore ce sont moins les actes que les intentions dont il faut se servir pour qualifier une méthode de gouvernement. Le même acte peut être monarchique dans tel esprit et républicain dans tel autre, sans avoir changé de forme. Un fait quelconque, en effet, dans la vie politique, n’est qu’un point de départ et les conséquences espérées peuvent être opposées chez deux gouvernants. Nous avons par exemple, vu en France, la loi de huit heures, loi populaire et pour le peuple, offerte au peuple, en réalité, dans un but purement réactionnaire. Il s’agissait, en effet, en la décrétant, d’obtenir comme valeur d’échange, promesse des syndicats ouvriers de n’intervenir point lorsqu’on ferait la guerre contre la république ouvrière de Russie… Ainsi s’agissait-il, au fond de l’affaire, du contraire de l’apparence…

Il apparaît nettement que Sylla, quoique Dictateur et poussant l’absolutisme à un degré strictement impérial, ne voulût point détruire la structure républicaine de l’État romain. Sylla travaillait pour l’aristocratie qui était conservatrice. Mais ce conservatisme était républicain.

Lorsqu’il vint au parti conservateur, après la rupture du trumvirat causée surtout par la mort de Crassus chez les Parthes, Pompée fut choisi par le Sénat comme digne d’exercer une dictature absolue. Or il ne semble point douteux que, le mot roi (rex) mis à part (les Romains le haïssaient), Pompée ait eu le désir d’exercer un pouvoir monarchique. Mais l’eût-il fait pour sauvegarder les bienfaits équilibrés de la constitution républicaine à demi-ruinée, ou pour finir de les détruire ? On ne sait. On l’ignore même pour César qui disposa du pouvoir absolu.

Le Sénat conservateur aurait en tout cas accepté de Pompée ce qu’il ne voulait point de César et que Sylla refusa.

Il est facile en effet de voir que César restait, au faîte de la fortune, toujours suspect de démagogie devant le patriciat, tandis que Pompée était incapable, même quand il flattait le peuple, de paraître vraiment poussé vers lui. Et pourtant, Pompée eût plus sincèrement que César, l’amitié plébéienne. Nous entrons ici dans le véritable secret de la politique romaine, la question des Syngraphiæ, qui explique les rapports de César avec l’aristocratie latine. César n’avait aucune fortune personnelle assise et il ne semble pas avoir jamais voulu en acquérir une à la façon patricienne, c’est-à-dire faite de vastes terrains autour de Rome, de beaux immeubles à Rome et de propriétés dans les pays soumis. Celui qui possédait ces choses, et surtout qui les possédait héréditairement, se trouvait, dans l’État Romain, beaucoup plus qu’un autre citoyen. C’est que les premières lois relatives aux patrimoines attribuaient une valeur sacrée aux propriétés patriciennes. Elles étaient indivises et inaliénables, tandis que les autres étaient non seulement partageables, mais d’intégrité interdite, même par testament.

Il y avait donc deux sortes de propriété à Rome. Celle du patricien, légalement stable, et l’autre, que tout menaçait. Évidemment, au temps de César, les lois anciennes étaient périmées. Mais elles gardaient leur valeur dans l’esprit de la vieille oligarchie qui croyait tenir d’un droit supérieur et divin, ce qu’elle possédait en propre. Pompée était riche. On ne le soupçonna jamais, même durant ses accès démagogiques, de vouloir attenter au droit ancestral de propriété. Mais de César on craignit tout, autant parce qu’il était sans biens familiaux qu’à cause de son scepticisme méprisant devant les vieux usages.

Or, de toute évidence, les esprits clairs, et il y en avait parmi les conservateurs les plus rétrogrades, voyaient bien que l’État en était arrivé à ne plus pouvoir envisager que deux routes, outre celle de l’anarchie : ou bien attaquer le droit de propriété en annulant les dettes et en confisquant les biens des gens trop riches, ou bien réduire la totalité des citoyens romains — ceux qui étaient sans dettes comptaient peu — à l’état d’esclaves, en créant un « Empire » où tout le droit serait dans la volonté du Maître. Une confirmation définitive, une sorte de stabilisation, nous disons aujourd’hui une consolidation des « syngraphiæ » accomplissait sans avoir l’air de rien, cette opération sociale d’une importance énorme, qui sera faite en France au huitième siècle. Elle créera la féodalité avec cette parole décisive : « Nulle terre sans seigneur. » Pour la réaliser, sous l’Empire romain, on fera de tous les citoyens des rentiers, et le monde en totalité travaillera pour leur donner du pain et des jeux.

De ce chef que les patriciens romains ne voyaient que deux issues à la situation politique du temps, et qu’ils ne voulaient de l’une, l’annulation des dettes, à aucun prix, ils devaient chercher à réaliser l’autre, coûte que coûte. Lorsque Octave apparut, ils le poussèrent donc à l’empire parce que c’était bien au fond une mise en esclavage de tout le peuple romain.

Hors cette solution au problème des dettes, il leur eût fallu accepter de voir abolir d’un coup cette immense quantité d’hypothèques, et de reconnaissances, dont la disparition ruinait leur caste autant dans ses richesses que dans son prestige. C’eût été un prodigieux bouleversement. Rien n’indique qu’il pût d’ailleurs nuire absolument à la civilisation. Il rendait, en tout cas, impossible le développement futur du christianisme.

César, donc, dès qu’il fut à Rome et chercha à rétablir l’ordre, fut suspecté par ce peuple, qui aurait voulu tout de suite de gros avantages palpables, sans chercher à savoir où ils seraient pris, et par la noblesse qui voyait des atteintes à ses droits derrière tout ce que César désirait tenter, parce que, surtout, le respect des syngraphiæ n’y apparaissait pas. Lui se sentait assez mal placé entre deux hostilités, l’une forte et secrète, l’autre capricieuse et bruyante. Il avait fait d’irréalisables promesses à ses soldats. Comment les exécuter sans saigner les riches. Mais saigner les riches, c’était risquer une nouvelle guerre civile.

César vit qu’il était moins que Pompée et moins que n’avait été Sylla. Pompée avait su, toute sa vie, fuir les responsabilité sociales et économiques. Prudence, sans doute, mais aussi intelligence pratique. Il avait évité d’être haï. Sylla avait terrifié. Mais César, qui avait, lui aussi, de l’énergie, ne voulait point pour cela orner le Forum avec des rangs de têtes coupées, comme avait fait le dictateur de l’an 672. Il se lassait de punir.

César tenta donc de faire tout bonnement des choses justes. Il avait observé bien des tares dans la distribution de la justice. Il modifia, profitant de son pouvoir, certaines lois répressives. Il changea la composition des tribunaux. Il réduisit le nombre de ceux qui recevaient le blé gratis, afin de ne pas nourrir des gens riches, comme il arrivait trop souvent. Il tenta de diminuer le luxe asiatique qui envahissait Rome, par l’abus des pierres précieuses et de l’or dans les emplois mobiliers. Il interdit l’émigration, vice italien qui n’a jamais pu être arrêté, et voulut créer des colonies pour ses vétérans.

Il frappa une monnaie d’or qui nous a transmis son masque émacié et las. Au revers, un soldat armé du pilum et du bouclier nous dit aussi l’hommage de César à ses légionnaires. Il créa des douanes et mit à l’étude l’exploitation par l’État de toutes les grandes industries : carrières et mines. Il songea relever Carthage détruite par Rome même, et Corinthe. Tout cela ne fut pas trop discuté. Mais lorsque César voulut créer sénateurs des gens de peu et qu’il négocia avec des potentats orientaux pour leur donner le droit de cité, on commença de s’inquiéter. Il touchait à l’orgueil romain, le plus puissant ressort de sa race.

Déjà la fameuse statue de Cléopâtre nue, sous le nom de Vénus, figurait dans un temple. On n’avait pas encore vu adresser un tel outrage aux divinités protectrices, et cela de la part du Grand Pontife même. De plus, une surexcitation extrême, présageant peut-être une paralysie que le poignard de Brutus ne laissa point accomplir, tenait César sans répit.

Il était toujours debout, agité, véhément et impatient. Il ne supportait plus aucune observation, s’irritait pour un rien et vivait en contact perpétuel avec une foule de courtisanes dont il satisfaisait, à cinquante-quatre ans, tous les désirs.

Enfin, Cléopâtre elle-même vint d’Égypte à Rome avec une escorte fastueuse et galante, César la reçut chez lui.

Comme Grand Pontife, il demeurait près du palais des Vestales, qui lui étaient, d’ailleurs, directement soumises. La présence de Cléopâtre près du célèbre temple rond des vierges sacrées fut un scandale dont les sénateurs profitèrent pour épouvanter le peuple crédule, en laissant entrevoir, du fait de César, un avenir chargé de malheurs dont les présages étaient quotidiens. Maintenant, Calpurnia, la dernière femme de César, devait vivre avec cette reine d’Égypte, impudique qui passait dans les racontars de la foule pour avoir ajouté des postures amoureuses inconnues à la célèbre liste faite par la prostituée grecque Paxamos.

Mieux encore : Cléopâtre avait amené à Rome des adolescents plus femmes que mâles, et l’on sut qu’il advenait à César de pratiquer cette lutte amoureuse en chaîne dont Suetone dira qu’elle fut chère aussi à quelques empereurs.

César n’était pas assez monarque pour se permettre tout cela. De plus, il était trop sceptique pour s’occuper des « on dit ». S’il avait jeté dans le Tullianum quelques-uns de ses ennemis, on eût peut-être trouvé que tout lui était licite, mais c’était un esprit philosophique et sans profonde méchanceté. Il ne voyait pas l’orage monter.

Les dénigreurs et mécontents s’aperçurent alors que César ne réagissait point devant les attaques. Les connaissait-il même ? Qu’il pût attacher si peu d’importance à la préoccupation quotidienne de quatre cents sénateurs et d’une foule double d’autres Romains riches, voilà qui était singulièrement déplaisant pour l’opposition. Nulle part, en politique, elle ne souffre d’être dédaignée. Le ton des voix haussa. Le commerce ne marchait pas et les « syngraphiæ » dont le négoce timbrait jadis la valeur exacte du sesterce romain, n’avaient plus aucun cours. On sait que la monnaie vaut en fonction des rentes, et que le prix des choses nécessaires à la vie suit le même cours avec rigueur.

Ce mécanisme existait à Rome. La Bourse y était au Forum devant la Basilique Æmilia, là où il fut bâti plus tard, précisément, le temple des Julii Cæsares.

Les transactions sur les « syngraphiæ » cotaient donc la vie matérielle. En attente et crainte d’une abolition des dettes, dix fois promise par César avant Pharsale, les propriétaires de ces syngraphiæ cherchaient à les réaliser secrètement, mais personne n’en achetait plus en public. Le coût de la vie monta fabuleusement. Les plaintes du peuple s’unirent à celles des chevaliers dont les confiscations avaient réduit les héritages et à celles des sénateurs dont César était la bête noire.

Ce mouvement, lent et sourd, qu’un vaniteux comme Pompée, moins idéologue que César, eût sans doute mieux su réduire, mina lentement la situation du Dictateur.

Il s’en aperçut et ne songea qu’à éviter les discussions dans les comices ou au Sénat. Pour ce, toutes les magistratures furent dévolues à ses amis et il prit pour lui celles qui comportaient les véritables responsabilités.

Le temps passa. La crise devint plus grave. Il fallait, ou bien effectuer dans les richesses une opération césarienne au bénéfice de la plèbe, mais César tremblait qu’elle fût médiocrement productrice en créant un prodigieux désordre, ou bien faire venir des richesses par quelque guerre productive.

C’est ainsi que César conçut son dernier rêve, que la mort ne lui permit point de réaliser : la conquête du richissime, fabuleux, merveilleux, royaume de Perse, où l’on trouverait plus d’or que dans le coffre de tous les Atticus. Et il crut pouvoir recommencer, dominer, faire oublier le prodigieux périple d’Alexandre…




IV

LE SECRET DU CRIME

 Rome devenait nerveuse comme une femme. César ne semblait vraiment plus le héros nécessaire à un peuple si passionné, orgueilleux et irritable. Cet homme, indifférent aux bruits colportés sur son compte, ne songeait point en effet à s’entourer du prestige sans lequel un dictateur reste méprisé. Il laissait enfin dormir la répression, en une cité où la violence implacable d’une justice féroce avait été longtemps le seul lien social. On commençait pour cela à le détester. Ce n’était pas que César fût doux, ni même sans orgueil, mais la fatigue d’un travail incessant, et le besoin de trouver à tout des solutions parfaites ou immédiates absorbaient sa pensée. Pour comble, les derniers débris de l’armée pompéienne, commandés par Cneius Pompée, le fils, et Labienus, ancien favori du Proconsul des Gaules, créèrent un mouvement de révolte en Espagne. César partit encore une fois combattre ces vieux ennemis. Pour éviter les discussions à ce propos, et à tous autres, il prit alors en mains tous les pouvoirs de l’État, la force tribunicienne comme la consulaire, et créa des « préfets », qui firent ce qu’on nomme aujourd’hui un « cabinet d’affaires », c’est-à-dire un gouvernement sans rapports avec le parlement.

La haine crût contre lui. Cléopâtre, comble d’horreur, était accouchée d’un fils qu’il laissait appeler Césarion. Enfin, on attribuait systématiquement à César toutes les morts advenues parmi ses ennemis, du moins supposés, de sorte qu’il ne se fit plus un acte mauvais sur la terre romaine, sans que la responsabilité chût sur le Dictateur. Une commission s’occupait cependant d’arpenter des territoires publics et même privés afin de les répartir à la plèbe. Cela maintenait en bon état, malgré tout, l’amitié populaire.

Il est à remarquer ici qu’on reprochait ses débauches à César, mais qu’on estimait toujours Cicéron, qui, à soixante et un ans, venait de divorcer pour épouser une enfant de quatorze ans : Publilia, qui était d’ailleurs riche… car cet homme aimait l’argent… César revint d’Espagne mal portant. Pompée fils et Labiénus avaient été tués, mais il restait un autre Pompée, Sextus, que la chimère de reprendre Rome pousserait sans doute toujours, jusqu’à sa mort, à de nouveaux combats. Enfin, le Dictateur fut encore accueilli avec quelque enthousiasme dont il est difficile de démêler la sincérité. Dès qu’il eut repris contact avec le peuple romain, il parut même renoncer à ces ambitions monarchiques qui tant terrifiaient le Sénat, car l’aristocratie y voyait un moyen de réaliser les plus redoutables démagogies ; comme, au surplus, il était possible d’y voir exactement le contraire, ainsi que le prouvera Octavien… César abandonna ensuite le Consulat unique, et fit nommer les magistrats par le système électoral ordinaire. La paix eût dû renaître dans les cœurs. Tout au contraire l’hostilité crût… En somme, il semble bien que César ne rêvait de pouvoir absolu qu’afin de réaliser de grandes œuvres, peut-être déraisonnables, comme la conquête du monde méditerranéen et même de l’Asie en totalité. S’il accaparait les magistratures principales de la Cité, c’était par crainte de voir des oppositions d’ennemis faire avorter ses réformes ainsi que les projets même qu’il voulait mettre au point pour — croyait-il — le bien des Romains, notoirement la conquête persane. On embarqua des colons pour la Thrace et la Paphlagonie. On prépara la renaissance de Corinthe et de Carthage. Des légionnaires avaient été pourvus de terres dans le sud du Latium. Nombre d’eux se trouvèrent même tout de suite à participer aux organismes municipaux des petites villes. Cela, qui était l’œuvre personnelle de César, par la loi portant son nom, lui fit des amis précieux, mais bien lointains…

Il eut alors des démêlés avec le plus riche, donc le plus dangereux banquier romain, Atticus. Ce redoutable manieur d’or avait des biens à Buthrote, en Grèce, devant Corcyre (Corfou). Or César avait confisqué l’ensemble des terres de Buthrote qui s’était refusée au paiement d’une contribution de guerre. Atticus lésé, créa de ses deniers un mouvement de protestation d’une telle envergure que César dut révoquer la confiscation. Il est probable que l’hostilité d’Atticus devint alors totale, quoique secrète. Il avait eu trop peur. Il faut de ce chef supposer la complicité du puissant millionnaire dans l’assassinat qui suivit, peut-être aussi son or. Cléopâtre préoccupait aussi beaucoup les Romains. Elle servait sans nul doute à justifier les campagnes de diffamations de tous les prétendus conservateurs qui s’irritaient en public contre le scandaleux mariage prochain de César et de la reine d’Égypte. On prétendait même que la capitale des États soumis à Rome serait bientôt, par César, transférée à Alexandrie. Certains affirmèrent que le Dictateur voulait la transporter à Troie (Ilion). Un tas de cancans circulaient ainsi, commentés par les ennemis de César, et dont la crédulité populaire s’emparait aussitôt.

Un jour, on prétendit en sus que César se ferait désigner désormais sous le nom de roi. La royauté était abominée à Rome et cela scandalisa tout le monde. Quels pouvoirs pouvait-il désirer vraiment. N’empêche que des gens saluèrent sa litière d’hommages royaux et il y eut des scènes dont il nous reste difficile de saisir le sens, comme celle du 15 février 709 : l’offre d’ailleurs vaine, paraît-il, d’un diadème par Antoine. César, devant tant d’obstacles imprévus et d’hostilités cachées, devenait toujours plus irritable et coléreux. Il ne satisfaisait même plus ses intimes. Il fut nommé dictateur perpétuel sur ces entrefaites, par un Sénat qu’il avait fait menacer d’épuration, à la manière de Sylla.

Le plus étrange réside en ceci que les amis de César, en même temps qu’ils le poussaient à se faire couronner, travaillaient la masse pour une abolition des dettes qui devenait la terreur des propriétaires. Il est difficile de savoir ce qu’il y eut de réel dans le désir qu’on a attribué à César d’annuler les syngraphiæ. Cependant, on peut supposer alors que la crainte d’émeutes payées par les riches rendit indispensable pour le Dictateur ce pouvoir absolu, qui seul assurait malgré les difficultés de l’heure la continuité de sa politique. Surtout, son idée favorite : la conquête persane, soulevait trop de discussions pour être mise en œuvre dans les conditions ordinaires des affaires romaines. Il fallait d’abord museler les opposants.

 

Cependant, les difficultés s’accrurent et se compliquèrent. César, malade, n’était déjà plus l’homme du Proconsulat des Gaules. Peut-être ne sut-il pas organiser une police bien faite, peut-être méprisa-t-il cela, en officier habitué aux prévisions nettes, aux opérations politiques simples et catégoriques. Le certain est qu’un complot naquit pour le tuer.

Les deux protagonistes furent Cassius et Marcius Junius Brutus. Il a beaucoup été écrit sur le point de départ moral de ce crime et sur la part des divers conjurés. Qu’était Cassius ? un louche politicien dont le rôle dans la guerre de Crassus contre les Parthes, est assez inquiétant. N’abandonna-t-il pas son chef, quelques jours avant qu’il fût tué et l’armée romaine détruite. Comment le fit-il ? De quel façon revint-il d’Arménie à la côte, dans un pays hostile ? On se sent ici porté à supposer une complicité avec l’ennemi, peut-être une traîtrise payée. L’historien qui veut innocenter Cassius est donc obligé de supposer que Crassus lui donna l’ordre de partir ou autorisa Cassius, son Questeur — mais dans quel but ? — à quitter l’armée. Dans une situation aussi mal engagée que la sienne, et devant l’ennemi, c’est peu vraisemblable. Cela fait penser à la complicité de Scaurus avec Jugurtha, longtemps auparavant, qui n’empêcha point d’ailleurs ce Scaurus, hypocrite fieffé, de devenir prince du Sénat romain. Cassius, ambitieux sans aucune vergogne, dut voir dans la disparition de César un moyen d’acquérir une gloire utilisable. Il était poussé par un désir ardent de monter tout de suite très haut, et il n’était, César vivant, pas de ceux auxquels iraient les premières faveurs du Dictateur. Il avait épousé une fille de Servilia et cela lui permit d’entraîner Brutus.

Ce Brutus fut la cheville ouvrière du complot. Était-il honnête et bon comme le veulent beaucoup d’historiens ? C’est douteux. Était-il sans volonté ? C’est très difficile à savoir. Cultivé et aimant la science, il s’attestait toutefois plein d’orgueil. Il se prétendait même descendant direct du vieux Brutus dont il affectait les mœurs rigides et le dévouement à l’État. En fait il était plébéien. Seule, sa mère Servilia appartint à une famille consulaire. Son père avait été tué par ordre de Pompée. Brutus aurait donc dû appartenir de naissance au parti de César, dont la mère fut d’ailleurs longtemps la maîtresse et jusqu’au bout l’amie. Pourtant, durant la guerre civile, il fut contre César, ce que les historiens expliquent par sa faiblesse de caractère, mais qui serait sans doute mieux éclairci par la cupidité de l’usurier qui craint toujours cette terrible annulation des dettes, terreur des hommes d’argent. Car Marcus Brutus était riche et avare. À ce sujet, les lettres I du livre VI, 21 du livre V, 2 et 3 du livre VI de Cicéron à Atticus ne laissent aucun doute sur les faits. D’une sordide cupidité, Brutus plaçait son argent à 4% par mois, tant à Rome que dans les États soumis à la domination romaine. Mieux, et cela éclaire ce tempérament curieux, pour garder malgré tout sa renommée d’homme intègre, juste et honnête, il se servait dans ses opérations d’usure, d’un prête-nom, un sieur Scaptius qui vendait impitoyablement comme esclaves, selon la loi romaine, les débiteurs insolvables. Ainsi Brutus, par ce Scaptius, ayant prêté de l’argent à la ville de Salamine, y fit envoyer une troupe de cavalerie. Elle envahit la petite cité et mit à mort les magistrats qui voulaient établir leur incapacité de rembourser l’argent prêté. Le procédé donne le taux moral de Brutus.

Cicéron étant devenu Proconsul du pays peu après, Brutus, non encore payé, le pria alors d’opérer sur le même principe, et il lui écrivit une lettre insolente à ce propos. Cicéron n’obtempéra d’ailleurs pas.

Brutus fut enfin un ambitieux. À ce sujet je ne crois pas qu’un doute subsiste, quoi qu’en dise certains historiens qui le tiennent pour un amateur politicien, plus porté vers ses livres que vers les faveurs populaires. Je n’en veux pour preuve que les monnaies qu’il fit frapper à son nom et à son effigie, avant Pharsale, comme s’il espérait remplacer même Pompée dont il avait pourtant embrassé le parti. Plus jeune que Pompée de vingt-cinq ans, il nourrissait certainement des désirs secrets de dominer après lui. Caton de même, au demeurant… Comme la question est d’importance et que je m’oppose à tous les historiens du crime des Ides de Mars, je ne veux renvoyer en note un fait témoignant d’une vanité hypertrophiée, qui explique, avec la cupidité de l’usurier, la destinée de Brutus : c’est une monnaie romaine, que j’ai sous les yeux, et datée des Ides de Mars (eid. mart) avec le profil de Brutus ainsi commenté « Brutus Impérator (brutus. imp). ». Or, avant César, on ne frappait jamais de monnaie portant une tête d’homme encore vivant. L’usage était impératif. On perçoit ici que le prétendu désir de revenir à la tradition purement républicaine, au nom duquel Brutus assassina César, fut vraisemblablement un masque. Et puis, tenir l’Impératorat du crime est plaisant…

D’ailleurs, il ne faut pas oublier aussi que plaidant pour Milon, lorsqu’il avait assassiné Clodius, Brutus avait déjà dit que le crime politique lui semblait justifiable, par le bien de l’État. Mais on sait que « le bien de l’État » c’est la fortune de celui qui s’en réclame, rien plus…

Voilà donc l’homme. Il est, au surplus, certain que César avait confiance en lui et lui accorda toutes les grâces et faveurs que Brutus demandait. On a prétendu que Brutus fut même le fils adultérin de César, mais sans apparaître absurde, cette opinion ne semble pas admissible, car seize années seulement séparaient leurs âges respectifs. Toutefois la passion de la mère de Brutus pour César défraya longtemps la chronique galante de Rome.

Donc, Cassius et Brutus groupèrent des sénateurs dans un vaste complot qui compta plus de soixante membres. On remonta le courage de Brutus par des billets anonymes en appelant à son nom et à son républicanisme. Des inconnus l’interpellaient dans la rue : « Il nous faut un Brutus. » Crut-il ces facéties et faut-il le juger naïf ? C’est fort douteux Au fond, ce qui le décida, ce fut la conviction, dont on le bourra, que César voulait le pouvoir absolu pour seulement décréter l’abolition des dettes syngraphiaires, ce qui serait l’abomination de la désolation pour ce rude usurier. Il se peut que l’idée de voir Cléopâtre régner à Rome, si César l’épousait, ait aussi indigné les patriciens.

César, d’ailleurs songea certainement aux deux choses.

Qu’il y ait eu soixante ou quatre-vingts complices enlève d’ailleurs toute idée de fanatisme à cet assassinat. Le fanatisme est solitaire. Lorsque deux hommes aussi différents que Cassius et Brutus s’unissent, cela nécessite déjà un intérêt matériel. S’ils sont en plus près de cent, c’est une opération financière. Ferrero, qui sent bien la difficulté d’admettre qu’il n’y ait eu aucune « fuite » à la conjuration, malgré le nombre des adhérents, dit que ces hommes étaient d’élite. Cette explication ne vaut rien. S’il ne s’était agi que de politique, la valeur morale des conjurés en tel nombre n’aurait pas évité que César eût tout connu. D’ailleurs, ce genre de trahison abonde dans la politique romaine. La qualité des hommes ne leur a jamais interdit de vendre ce qu’ils savaient négociable, en l’espèce une inestimable révélation. Rien de plus vénal qu’un patricien romain et même un patricien de tous les âges et de tous les pays. Donc, le fait « d’élite » n’a pas de valeur.

Ce qui lia les membres du complot et les rendit muets, c’est qu’ils jouaient leurs fortunes. Pas de fanatisme ici, mais la dureté et l’implacabilité des manieurs d’argent. Ils ne tuèrent pas le monarque parce qu’ils étaient républicains, mais le démagogue parce qu’il allait attenter à leurs droits les plus sacrés, ceux de maîtres d’esclaves, de créanciers despotes et de propriétaires d’immeubles à loyers. Ainsi s’explique l’assassinat de César. Au demeurant, j’admets fort bien la présence dans le complot de nombreux républicains sincères, convaincus que la mort du Dictateur allait ouvrir un nouvel âge d’or… Il se peut même qu’il y eut des sots notoires pour admettre que Rome cesserait d’être Rome si Cléopâtre la gouvernait.




V

L’ASSASSINAT

 César, au sommet de la fortune et de ses espoirs, cultivait un rêve nouveau et magnifique ; absurde, au demeurant, à nos yeux et où il aurait probablement trouvé son Waterloo. Il voulait conquérir maintenant la Perse, réservoir inépuisable de richesses. Il réaliserait le grand rêve du plus puissant politique romain : Lucullus. Et cela lui permettrait en sus, imaginait-il, de cohérer le grand parti qu’il sentait nécessaire pour diriger la République et mener à bien les vastes réformes financières sans lesquelles la révolution viendrait bientôt. Pendant ce temps, les conjurés, tout en le montrant partout en train de prendre la couronne avec les prérogatives royales, ce qui lui aliénait lentement le peuple, réunissaient contre César un groupe plus énergique et décidé, moins sceptique surtout que ne l’étaient les amis du Dictateur, tous blasés et ironiques, élevés à la grecque et goûtant une sorte de joie dans l’universelle instabilité. Les agrariens, des généraux comme Caïus Trebonius, et Servius Galba, fort jaloux du conquérant des Gaules, des financiers et escompteurs de créances s’agrégeaient autour de Brutus et de Cassius.

L’année 709 arrivait. Le Sénat était convoqué pour le 14 mars à la Curie de Pompée. César devait quitter Rome pour l’Orient, le 19.

Alors, on résolut de le tuer au Sénat même ce 14 mars.

Décimus Brutus, gros marchand de gladiateurs, dont il possédait une école à Capoue, fit venir cent athlètes, des brutes parfaites qui tueraient sans choix sur un ordre.

Il les logea au Théâtre construit près de la Curie, dans le Vicus Cinetus. Ce serait, après le meurtre de César, la troupe de défense…

Le matin du jour fatal fut pluvieux, ce qui gêna les membres du complot. Pourtant, le soleil apparut vers neuf heures et on put tout préparer afin d’agir dès l’arrivée du « condamné ». On mit un groupe de gladiateurs dans un angle clos, entre le temple de Janus, la prison Mamertine et le temple de la Concorde, dont les jardins, en cas d’insuccès, permettraient une fuite rapide. Ces hommes devaient fermer, après le passage de César, la route vers la Curie. On fit de même au bas du Capitole et tout le monde se groupa au Portique de Pompée, d’où, sitôt averti que la litière du Dictateur était devant la Régia, on gagnerait le lieu du crime par petits paquets.

L’entrée de la Curie était de plain-pied. À droite une colonnade allait jusqu’au fond, et les scribes s’y réunissaient. Il y avait toutefois, avant d’arriver au siège des délibérations, deux portes séparées par un espace carré où se trouvaient deux autels.

Marcus Brutus était resté au Forum à écouter plaider une subtile affaire de captation d’héritage. Il guettait le venue de César, tournant nerveusement la tête à toute minutes, et palpant souvent sur ses fesses la lame dégainée d’un clunaculum.

La place était animée. Sortant de la basilique Æmilia, cinq banquiers discutaient un taux d’escompte, à grands gestes qui relevaient et faisaient flotter des toges aux ourlets versicolores. Deux courtisanes gauloises passèrent en litière ; leur blondeur semblait si dorée que tout le monde se retournait devant elles en prononçant des paroles émerveillées.

Des gens se hâtaient en groupes vers les jeux en admirant avec des rires bruyants les jetons d’entrée aux gravures phalliques.

Des centurions armés et casqués circulaient, la main à l’épée. Brutus, inquiet, se dirigea alors vers la Curie et il lui parut que certains passants le dévisageaient avec curiosité…

Un à un, les sénateurs descendus de leur litière gagnaient, une fois les paroles rituelles prononcées devant le flamine, le fond du monument où Marc-Antoine, gras et jovial, les interpellait.

 

César, pourtant, n’arrivait pas. La matinée s’avançait et les conjurés, nerveux, commençaient de perdre confiance. Six d’entre eux, debout, fort près de la statue de Pompée, bâtisseur de la Curie, songeaient même à rentrer chez eux.

Alors, Décimus Brutus, poussé par Cassius, décida brusquement d’aller lui-même chercher le Dictateur.

Il gagna la Régia, au bord de la voie Sacrée, où César demeurait comme Grand Pontife et y trouva sa prochaine victime fiévreuse et blême, qui lisait des rapports d’Asie.

Malgré une secrète émotion que César perçut, Brutus put dire que le Sénat attendait impatiemment son maître, dont la présence était nécessaire.

César se leva alors, demanda sa litière basse et s’y étendit. Quatre esclaves gaulois la portaient. Elle était de bois rare, couleur de rose, incrustée d’ivoire et une grecque d’or en suivait les courbes.

Les porteurs de la litière se dirigèrent par le temple de Castor. César ne se faisait plus suivre par ses légionnaires espagnols comme jadis. Au début de sa dictature, il avait eu une garde de vingt vétérans, puis de cinq. Ensuite, il s’était contenté d’un chef de cohorte. Mais celui-ci était précisément, ce jour-là, parti porter un document confidentiel à Marc-Antoine.

César fut seul avec les quatre porteurs celtes. Ils lui étaient dévoués. Devant le temple de Castor, la litière tourna et passa le Vicus Tuscus. On frôla les échafaudages de la Basilique Julia, où l’on travaillait depuis dix-huit mois. Les colonnes de marbre rose et noir, avec des victoires dorées, étaient déjà levées devant la façade violette et les cintres pourprés des fenêtres. César songea que sous peu peut-être, on inaugurerait ce magnifique monument construit par lui et à son nom.

Il passa devant le temple de Saturne et tourna dans le Vicus Jugarius où les jardins voisins répandaient une forte odeur de buis.

Ensuite, ce fut le Capitole qu’il contourna et la roche Tarpéienne. Il apparut enfin sur le Champ de Mars, devant la Curie de Pompée. On l’arrêta alors pour lui remettre un écrit, l’homme, un Égyptien, avait été au service de Cléopâtre qui était toujours à Rome et espérait unir son sort à celui du Dictateur. César, les yeux demi-clos, fatigué et nerveux, ne lut pas le document et le mit avec un air agacé sur l’accoudoir de sa litière. C’était l’avertissement, pourtant une dénonciation nominale des conjurés, avec les plans et les buts du complot. Car déjà, la reine d’Égypte avait installé à Rome une police subtile, à la façon asiatique. Et elle savait tout…

César descendit enfin et fit le sacrifice rituel sur l’autel placé près du secretarium. Le camille présent voulut lui parler, mais se tut. Alors il entra. Un conjuré, Popilius Léna, le prit aussitôt par un pan de sa toge et lui parla. Tous les assassins étaient entrés maintenant dans la Curie et se groupaient à droite de la porte. Au fond, on entendait le murmure de deux cents sénateurs discutant sur la prochaine campagne de Perse.

Popilius Léna s’éloigna. Qu’avait-il dit au Dictateur ? Ce qui reste assuré, c’est que pas un muscle n’avait bougé sur le masque ravagé de César.

Il fit quelques pas encore. Un indifférent s’approcha pour présenter une requête touchant le déboisage de ses forêts. Il était, disent les historiens, l’heure cinquième, un peu avant midi.

Enfin César s’assit sur sa chaise aux marques souveraines. Cimber s’approcha avec une requête, puis d’autres…

Tous les membres du complot se trouvaient groupés maintenant autour de César. Étonné de se voir entouré ainsi, il leur dit de s’éloigner un peu.

Alors, ils se ruèrent sur lui. Casca leva son poignard, puis Cassius, puis Décimus Brutus, puis Marcus Brutus, puis Cimber lui-même.

Au premier geste, César avait pris, pour se défendre, son stylet à écrire, mais trente mains armées le frappaient aveuglément, quelques-unes se blessant elles-mêmes ou blessant leurs voisines, et leur acharnement féroce s’aggrava.

César, levé, traînait après lui cette meute silencieuse et exaspérée. Deux amis de César accoururent le défendre, mais déjà il roulait à terre, devant la statue même de Pompée, saignant d’innombrables blessures.

Les sénateurs s’enfuyaient maintenant dans un tumulte affolé. On entendait au loin, vers le Forum, des cris et des appels. Antoine lui-même avait disparu, lui qui tout à l’heure encore pérorait dans la Curie avec Trébonius.

Des femmes entrèrent, curieuses, qui se sauvèrent ensuite en criant. Décimus Brutus partit chercher ses gladiateurs.

 

Les esclaves gaulois, fidèles et impassibles, rapportèrent à la Régia le corps du Dictateur dans sa litière à grecque d’or. Rome tremblait de terreur. Les rues étaient vides, et sur le Forum, on revit l’Égyptien venu — en vain — apporter l’avertissement à César. Il s’enfuit à son tour. Des plaintes désespérées accueillirent le passage du corps. Calpurnia, avertie, suivie de trente esclaves, commençait de hurler son désespoir et on entendait non loin les lamentations des vestales.

 

Le lendemain, les amis de César se reprirent. Les assassins, protégés par les gladiateurs, s’étaient réfugiés au Capitole d’où ils ne voulaient plus sortir, tant ils se croyaient en danger. La passion de l’or et la vanité avaient pu transformer ces hommes en héros républicains, mais, l’acte accompli, ils étaient redevenus de pauvres diables affolés. Il ne semble pas que Cassius, vrai soldat pourtant, ait été plus courageux que les autres.

 

On déposa le corps de César sur les Rostres dans un autel que le Dictateur lui-même avait dédié à Vénus, son aïeule. Il était couvert de pourpre, et sa face anémiée se détachait puissamment sur le fond.

La toge, trouée et sanglante, fut tendue sur deux éperons de galères grecques.

Marc-Antoine vint jurer fidélité au mort, et cent amis de César l’imitèrent.

Deux cohortes de vétérans veillaient sur les voies aboutissant au Forum et en signe de deuil, lorsque des lamentations étaient psalmodiées par la famille, ils frappaient leur bouclier avec la poignée de l’épée.

Cette mise en scène agit puissamment sur le peuple. D’abord hésitant, maintenant il criait vengeance.

Tandis que le soir tombait sur Rome horrifiée, dans le Capitole désert, grelottant de peur, les assassins comptaient les gladiateurs de Décimus, en se demandant s’ils pourraient résister aux soldats de Marc-Antoine.

 

On éleva un somptueux bûcher, le lendemain au centre du Champ de Mars.

Lorsque la victime fut déposée sur le haut édifice de fagots, fait exclusivement de branches coupées dans les jardins consacrés à Vénus, il y eut un immense cri de désespoir et la foule commença de s’agiter férocement.

Devant les craintes d’une émeute, le corps de César fut ramené à la Régia.

Là on improvisa un bûcher à l’entrée du Forum avec les clôtures, les sièges et les boiseries des monuments voisins. Enfin on y mit le feu. Le corps fut bientôt entouré de flammes.

Alors les auletrides et les esclaves psalmodiantes que la famille avait disposées autour de l’aire enflammée quittèrent leurs stolas rouges et les jetèrent dans le feu crépitant. Les vétérans des armées de César vinrent jeter aussi leurs couronnes et leurs casques à cornes, témoignages des gloires acquises sous le Proconsul. Des Romaines accoururent offrir leurs objets précieux, et la nuit tomba dans un concert de hurlements désespérés, tandis que des centaines de courtisanes ayant jeté sur le bûcher ce qui les vêtait, dansaient nues en signe de deuil autour du bûcher mourant où César, naguère maître du monde, n’était plus qu’une pincée de cendre.

Une magnifique débauche agita, cette nuit-là, la ville et les alentours du Forum. Toutes les émotions sont aphrodisiaques, et sans doute le désir est-il un dérivatif nécessaire des grandes secousses nerveuses, chez les êtres, par unité comme en groupes. On connaît la prodigieuse salacité du soldat en campagne… Éréthisé par les psalmodies de vocératrices, par l’incendie, la joie et la fureur, par le bouleversement d’une terreur panique et d’espoirs irraisonnés, le peuple romain se vautra donc dans la lubricité. Suburre fut partout. Aux Rostres même, venues des lupanars suburrans, des prostituées poussaient sans cesse des appels passionnés. On tua beaucoup aussi, après le plaisir, car la volupté aime à s’ensanglanter.

Le matin vit, aux carrefours, près des autels sacrés, bien des corps sacrifiés à quelque fureur intime, ou à la divinité naissante de celui qui venait de mourir. Sur le lieu où Caïus Julius César avait été exposé, entre la courbe rostrale et le temple de Janus, on découvrit même le corps d’une courtisane grecque que César avait aimée. Elle était morte, portant trente coups de poignards comme le Dictateur assassiné. On vit là une sorte de présage, une réalité divine, un de ces jeux d’événements qui marquent obscurément, mais avec force, le côté fatidique d’un grand fait.

Le soir de ce jour tragique, tandis que Rome encore angoissée cherchait à comprendre le sens religieux de cette mort et les circonstances qui la rendaient si étrange, un orage terrible et inattendu terrifia le peuple. Les boucliers sacrés tintèrent dans le temple de Saturne. La foudre tomba sur la basilique Julia et les vestales entendirent des voix surhumaines répéter le nom du divin Jules.  Alors, la foule affolée vint prier autour du temple de Vénus, la déesse aïeule du dictateur disparu, et les prêtres l’annoncèrent à grands cris : César était devenu dieu. 

FIN



DEUX MOTS
DE COMMENTAIRES
















Nous avions pensé intégrer à l’histoire des Césars une étude précise des mœurs et des techniques de vie dans la Rome du premier siècle avant notre ère. En fait, ce projet apparut irréalisable autrement que dans un travail d’imagination — qui viendra à son heure — et où l’on peut être maître de toute sa matière. Nous n’en avons pas moins placé déjà çà et là, des détails matériels peut-être neufs et en tout cas contraires aux croyances habituelles : Ainsi en est-il par exemple de la conduite des chars de courses, que cent tableaux — le sujet est pictural — nous ont montré menés à la moderne, alors que l’aurige romain, les rênes enroulées autour du corps, menait ses bêtes par des flexions et des torsions du torse et se cramponnait aux bords du « currus ». D’où le coutelas destiné, en cas d’accident, à trancher les rênes pour éviter au cocher d’être traîné par le cheval ou les chevaux emballés. Comme en sus, le timon cassait souvent, ledit coutelas prenait donc une grande importance, assez inattendue dans les courses.

Il y a encore la question de la croix. Quel était ce supplice ? Rien de ce que s’imaginent les modernes certainement. C’est-à-dire que l’exécuté ne fut jamais fixé par les pieds et les mains sur deux madriers écartelés et orthogonaux comme on a pris l’habitude de le figurer. Justin s’exprime ainsi : In crucem suffigere et Sénèque dit : In crucem sedere. Ces deux formules sont nettes et disent donc que la croix n’était rien autre que le pal.

L’empalement consiste à asseoir le condamné sur une pointe aiguë et à le laisser, par son propre poids descendre le long de la hampe qui porte cette pointe jusqu’à ce que l’extrémité lui sorte par le dos. On ne meurt pas avant deux ou trois jours de ce supplice atroce. Au surplus, les textes grecs traduisent toujours le mot « crux » par skolops et stauros, qui sont deux mots techniques désignant exclusivement ce pal.

Il en résulte que le supplice infligé au Messie Jésus ne fut point celui que l’on désigne ordinairement sous le nom de crucifixion, mais un empalement. Cela seul d’ailleurs peut expliquer la mort rapide et le tragique de l’événement. Depuis le moyen âge, de nombreux fanatiques se sont fait clouer par les mains et les pieds sur ce que la tradition veut nommer la « croix ». Or, on a constaté que ce supplice n’était que modérément douloureux et que la mort n’en résultait en aucune façon, sauf après un long temps. Il est absurde de croire que les hommes de jadis, assez cruels, aient jamais torturé un homme sans que sa souffrance fût apparente, rapide et propre à amener la mort, non point par inanition, mais par son caractère même. Nous comprenons d’ailleurs fort bien qu’une exécution par introduction d’une pointe dans l’anus ait paru religieusement indigne et qu’on ait voulu nous expliquer autrement que par le pal, après le triomphe chrétien, l’exécution de l’homme de Nazareth. Il serait évidemment de pure et toute artificielle casuistique de prétendre ici que cruci figere (Tacite) et pendere in cruce (Pétrone) qui sont, les seules formules, avec celles déjà citées, concernant le supplice de la croix, puissent suffire pour donner idée de la crucifixion, dirai-je classique : Figere indique tout au contraire et très exactement la fixation du condamné sur le pal et il n’est pas douteux que ce corps, abandonné à lui-même, pend.

Il n’existe donc aucun document, aucun commentaire soutenable qui puissent nous faire admettre la croix dans le sens admis ordinairement. Le crucifié était un empalé. Nous ne pousserons d’ailleurs pas plus loin nos explications sur les autres petits faits que nous avons cru devoir interpréter en dehors des usages.

Il nous faut maintenant dire pourquoi nous n’avons donc aucune explication détaillée des guerroiements de César en Gaule, chose qui serait sans doute apparue flatteuse pour nous, fils de Gaulois.

La vérité, c’est que les talents des généraux nous semblent de même ordre que ceux de l’homme qui fait tourner les tables. Nous refusons toute existence à l’art militaire. Un chef, et le plus grand chef n’est rien plus qu’un marchand de soupe qui tâche à nourrir ses troupes et à leur permettre régulièrement le sommeil. Son métier se tient là. Pour les combats cela s’arrange à la façon du jeu d’oie. Le seul fait très évident et constant, c’est que les soldats en pays étranger, sachant n’avoir à gagner que dans la victoire, et tenus, par les nécessités les plus dures, à garder la discipline et la solidarité entre eux, constituent une force infiniment plus puissante que ceux du pays même, et les défont le plus souvent. C’est si vrai qu’en Italie Hannibal et les Gaulois triomphèrent sur place des Romains qui les défirent chez eux. Nous tenons donc la fameuse campagne des Gaules par César pour une contingence médiocre et sans valeur autre que de pittoresque. De plus, elle dura près de dix ans et ce fut en réalité une longue entreprise de pillage systématique, avec des hivernages de quatre ou cinq mois en Cisalpine, pour que chacun pût se livrer alors à ses caprices. Rien là, comme on voit, de la tragique et redoutable aventure présentée par une tradition qui tient surtout à embellir des actes dépourvus de toute noblesse.

D’ailleurs, la Gaule était parfaitement pacifique, ainsi qu’en peuvent témoigner les convois immenses d’esclaves et de trésors maraudés que César pût acheminer sans révolte vers Rome, à travers le pays. Il faut donc réduire, comme nous l’avons fait, la conquête des Gaules à dix années de ravages et de cambriolages chez des gens qui se défendaient à peine. C’est pourquoi nous n’avons pas cru emboucher pour si peu la trompette épique. 

Nous n’avons pas non plus tenu à donner des explications de stratégie transcendante sur la bataille de Pharsale. Ce fut certes un événement immense, un tournant dans l’histoire de Rome. César vaincu, la destinée du monde aurait changé de face. Mais précisément, il nous semble que dans leur désir de prouver que César fut un grand chef, on a entouré ce combat des nuages les plus denses de la technique militaire, qui ressemble un peu à celle du sorcier. Au vrai, l’armée de Pompée ne combattit point ou à peine. Nous ne mettons pas en doute que César ait acheté au préalable la plupart des têtes de cette armée. Ce fut le triomphe de la corruption chère à cet homme sans préjugés. Nous ne l’expliquons pas autrement. Nous n’insistons pas enfin sur l’explication nouvelle donnée de l’assassinat de César. Le fait est grave, mais les commentaires ont été incorporés à l’histoire du drame.

Il nous paraît évident que César voulut d’abord garder sa puissance. C’est d’ailleurs parce qu’il la sentait branlante et non parce qu’elle était bien assise qu’il prit successivement toutes les magistratures. Il nous répugne de croire qu’à son âge et dans son état d’âme, très facile à comprendre, avec enfin sa santé médiocre et son scepticisme dédaigneux, cet homme demeurât sensible aux colifichets des grades et honneurs. Il se cramponnait à son pouvoir voilà tout.

Nous ne lui attribuerons donc point de plates ambitions monarchiques, à la façon de ses successeurs, qui, la plupart, ne cherchent à gagner le sommet impérial que pour les satisfactions de vanité, de despotisme capricieux, de salacité et de commandement guerrier qu’il comporte. On le tua pour l’argent menacé, pour lui succéder et parce que c’était facile, voilà tout…

Il me reste à dire deux mots des êtres qu’on voit circuler dans ce livre et de leurs âmes.

Rien ne nous semble plus sot que l’assimilation des esprits et des actes anciens aux conceptions du monde actuel. Certains historiens se ménagent des effets faciles en usant de la terminologie militaire et politique de nos journaux, pour qualifier des données sans aucun rapport avec le présent. C’est absurde et risible, primaire aussi.

Il n’y a pas de commune mesure entre la pensée païenne et la nôtre, tout imbibée de christianisme. Un ambitieux à Rome ne ressemblait pas à un ambitieux de nos jours, ni un homme riche à un de nos riches. Il faut comprendre cela pour suivre le déroulement des existences curieuses qui figurent ici.

L’épargne au sens moderne n’existait point non plus ni la fixité des valeurs financières. Rien n’était en devenir, mais tout en acte. Et cela explique que les possédants fussent toujours occupés à recréer leur richesse. De même, l’ambitieux était limité sans cesse par des ambitions égales et également agressives. Enfin, son désir, par l’incertitude pratique qui l’entourait avait la forme d’une sorte de religion. Car il faut bien comprendre que César, conquérant de la Gaule, n’a en réalité jamais bien su comment elle était faite, et le monde connu d’alors restait une sorte de mystère qui permettait toutes les conceptions impériales en leur enlevant ce sens de la spoliation qui est une conquête de la géographie moderne.

Cela explique aussi l’insatiable ambition de Cléopâtre.

Au demeurant, une sorte d’orgueil de race et de langue, qui par chance nous est devenu étrangère — quoique on se soit efforcé de le faire renaître dans certains États modernes — donnait à ces chefs de jadis la conviction de servir un idéal et les gens même qu’ils assassinaient. L’inquisition hérita un peu de cette morale païenne qui tend à s’éliminer de nos sociétés. Si on ne la suppose pas, l’antiquité est incompréhensible.

Il me reste à dire deux mots de la liberté des mœurs anciennes.

Qu’il soit d’abord entendu que j’ai gazé et atténué beaucoup de choses et d’actes ! La luxure — j’emploie ce mot en lui enlevant toute sa crasse morale de source chrétienne — la luxure donc s’intégrait à la vie romaine avec une parfaite innocence. Voyez Pompéi ! Cette ville nous replace dans l’ambiance même du monde ancien. Qu’y voyons-nous ? Les marchands pesaient leurs denrées avec des poids phalliques, les lampes affectaient des formes sexuelles, les fresques et objets d’art les plus communs figuraient tous les aspects de la conjonction amoureuse. Et rien absolument n’indique — au contraire — que les enfants aient été tenus éloignés de cette constante « pornographie », comme disent les imbéciles. Cela était normal, spontané, et, ma foi, si simple qu’on y pensait guère.

Les conversations du Forum et les discours même du Sénat étaient également semés de traits qu’on dirait aujourd’hui obscènes.

Lorsque César dit à un de ces ennemis qu’il le narguera en pleine figure et que l’autre lui répond que la chose n’est pas facile à « une femme », nous avons tous entendu l’équivalent de cet échange d’insultes entre deux souteneurs dont l’un traite l’autre de « suceuse » et reçoit, en échange, le qualificatif de « loppe ».

Plutarque dit, par un autre exemple, que la veille de passer le Rubicon César rêva qu’il recevait de sa mère un baiser immonde. Une telle chose — qu’on devine — dépasserait aujourd’hui les limites du supportable. Je pourrais d’ailleurs citer mille exemples encore du naturel que les Romains mettaient à parler de l’acte — des divers actes — que l’amour inspire. On m’a comprise ? Il me fallut donc apporter un tempérament à la liberté ancienne. Mais la vérité c’est qu’il ne sera possible de donner de la civilisation païenne une idée exacte et intelligente qu’en plaçant la luxure sur le pied même des affaires d’État. Il faudra surtout comprendre et admettre ces scènes de banquets — les Romains y dévoraient le plus clair de leur fortune — où, étendus sur des lits, femmes et hommes mêlés se divertissaient — le mot est faible — ensemble avec un plaisir privé de tout souci moral. Clodia, dont il est parlé dans ce livre, passait pour se refuser même ailleurs qu’au lit des festins.

Au surplus, le caractère érotique de la vie ancienne se manifeste avec une sorte de spontanéité charmante dans les reliques prises à Pompéi et qui emplissent le « Cabinet Secret » du Musée de Naples. Rien de si curieux que la simplicité des actes et des gestes. On est loin là des ambitions et des complications qui torturent l’art médiéval soit dans les miniatures, soit aux portails de cathédrales. C’est même si « immédiat » que toute obscénité en est absente. Ainsi aurait-il donc fallu, pour donner de la vie de César une idée réelle, le montrer dans les fantaisies sexuelles dont nous parle Suétone.

La pudeur en effet n’existe pas dans le monde antique. Ce que l’on désigne par ce mot, c’est, soit l’impolitesse, soit le manque de respect pour les usages, qui, en matière sexuelle étaient d’ailleurs nombreux, sans gêner personne…

Assez là-dessus. Le lecteur saura donc que les éléments divers de ce livre sont voulus tels. Pour la plupart ils résultent d’une interprétation personnelle, mais exacte, des données historiques.

Quand à la pudeur que nous y avons mise, on nous excusera de cette timidité en songeant que nous passons précisément, près d’un grand nombre de nos contemporains, pour un auteur parfaitement dévergondé… 

R. D.