Le Siège de Zaatcha

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Le Siège de Zaatcha
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 70-100).

LE


SIEGE DE ZAATCHA


SOUVENIRS DE L’EXPEDITION DANS LES ZIBAN EN 1849.




Le sud de l’Algérie est la partie la plus intéressante, mais la moins connue, de nos possessions d’Afrique. Il y a là toute une vaste région qui se distingue profondément, par le caractère du sol et des habitans, de la zone montagneuse et de celle du littoral ; c’est le Sahara algérien, véritable océan de sable brûlé par le soleil et dont les oasis sont les îles. Une chaîne de montagnes qui court parallèlement à la côte sépare le Sahara du Tell, pays labourable de l’Algérie : elle forme, sous diverses dénominations, une suite de groupes dont les plus élevés, les Djebel-Aurès par exemple, sont à l’est, et dont la hauteur va en diminuant vers l’ouest de ces montagnes s’échappent de nombreux cours d’eau qui, pour la plupart, coulent du nord au sud et vont tous se perdre dans les sables du désert. Ceux qu’un ciel de feu n’a pas entièrement desséchés trouvent sur leur chemin des coins de terre que l’art aidé de la nature a isolés des sables, et ainsi se forment les oasis, assez nombreuses dans le voisinage du Tell et de plus en plus rares à mesure qu’on s’éloigne des montagnes.

Cette région du désert, qui marque la limite méridionale de l’Afrique française, comprend autant de subdivisions que nos possessions comptent de provinces confinant au Sahara ; mais de toutes ces zones distinctes celle qui correspond à la province de Constantine, et qui doit nous occuper ici, est assurément la plus importante. Sur aucun autre point du Sahara algérien, les oasis ne sont aussi multipliées, aussi fertiles. À défaut de ses riches cultures, cette partie du Sahara a d’ailleurs des titres imprescriptibles à l’attention de la France : elle a été en 1849 le théâtre d’un épisode mémorable, et qui a eu trop peu de retentissement à cette époque dans notre pays encore mal remis des agitations révolutionnaires. Il appartient peut-être à un soldat du siège de Zaatcha de donner aujourd’hui sur cette grande action de guerre des renseignemens, des souvenirs qui jetteront quelque lumière sur un pays trop peu connu, sur une lutte trop oubliée, malgré les horizons nouveaux qu’elle semblait ouvrir à la domination française en Afrique.


I

Trois passages conduisent du Tell de la province de Constantine dans le Sahara A l’est, c’est le défilé de Ghrzela ; à l’ouest, celui de Mgaous ; — entre les deux, celui d’El-Kantara Ce dernier passage est le plus direct, c’est celui que nos troupes suivent de préférence quand elles ont à opérer dans le désert. Le nom d’El-Kantara (le pont) lui vient d’un pont romain jeté sur un torrent à l’endroit où, à quelques journées de Constantine, la route des oasis s’engage et se resserre entre des masses de rochers d’un effet imposant ; encore rehaussé par les teintes ardentes du ciel d’Afrique. En sortant de ce défilé, on a devant soi un ravin dont le fond disparaît sous les cimes des premiers palmiers qu’on rencontre dans la direction du désert, et, au milieu de ces palmiers, le gros village d’El-Kantara, important comme position militaire. D’El-Kantara une journée de marche à travers un pays très accidenté et couvert de ruines romaines vous conduit à la petite ville d’El-Outaya, que la guerre a privée de son antique forêt de palmiers. Enfin, en une dernière journée, si l’on n’est pas trop contrarié par le vent du désert on peut gagner une des plus importantes de nos positions militaires, l’oasis de Biskara, qui comprend la ville du même nom, chef-lieu d’un cercle d’oasis appelées Ziban dans le langage saharien. On est alors sur les connus du Sahara. Au sortir de Biskara, on entre dans le pays des Ziban (pluriel du mot zab, qui signifie réunion d’oasis). Les Ziban forment trois groupes principaux le zab Daharaoui, ou du nord ; le zab Guebli, ou du sud ; le zab Cherki, ou de l’est.

C’est au milieu de ces groupes d’oasis que s’engagea, en 1849, la colonne expéditionnaire appelée à réprimer l’insurrection des tribus sahariennes ; mais, avant de suivre nos soldats dans les hasards de cette longue et pénible campagne, il y a quelques événemens qu’il est bon de rappeler ; il y a surtout quelques traits propres à la nature du pays, au caractère des habitans, qu’il faut indiquer pour mieux faire comprendre les difficultés : toutes spéciales, d’une guerre dans les Ziban, et la position nouvelle que l’expédition de. 1849 crée à la France sur la lignite du désert.

Du haut de la mosquée de Biskara, on peut déjà se familiariser avec la nature saharienne, on a sous les yeux un pays tout différent de celui qu’on a parcouru depuis Constantine. Derrière soi, vers le nord, on aperçoit bien encore les dernières ramifications des montagnes du Tell ; mais au sud, à l’est, à l’ouest, le regard se perd sur un horizon sans fin. De ces trois côtés, on ne découvre au loin qu’une mer de sables où quelques teintes vertes, mêlées aux teintes rougeâtres qui dominent indiquent seules la présence des oasis. L’oasis de Zaatcha est à sept lieues vers l’ouest, cachée par un pli de terrain. Tous ces îlots de terre cultivable, disséminés sur un sol aride et qui n’apparaissent de : loin que comme des taches de verdure, sont autant de petits districts, comprenant dans leurs limites plus ou moins étroites des villes ou des villages fortifiés. Qui a vu un de ces centres de population, les connaît tous. Partout on y retrouve des forêts de palmiers qu’arrosent des rigoles combinées avec beaucoup d’art, et où se réunissent les eaux, soit d’une rivière voisine de l’oasis, soit de sources naturelles et jaillissantes. Au milieu de ces forêts où l’on ne pénètre que par de rares sentiers, des espaces plus ou moins étendus sont occupés par des villages, par des villes même, dont les habitations sont construites ordinairement en briques cuites au soleil. Ces bourgades, quelle que soit leur importance, sont désignées dans la langue du pays sous la dénomination générale de ksours. Plusieurs de ces ksours ont une muraille d’enceinte, protégée par un fossé plein d’eau et qu’entourent un grand nombre de jardins fermés de murs.

Le pays qui sépare ces oasis est d’une affreuse aridité ; c’est le désert dans toute sa tristesse En avançant toujours vers le sud, on arrive à une partie du Sahara où l’eau est très rare, et qui n’a jamais été visitée par nos colonnes, mais qui relève entièrement de notre autorité : Tuggurt, l’oasis la plus considérable de cette zone, située à quatre-vingts lieues de Biskara ; obéit à un chef qui paie tribut à la France et entretient avec nous d’excellentes relations. La région du Sahara soumise directement à la France, la seule, dont nous ayons à nous occuper ici, est administrée par le bureau arabe de Biskara, composé de deux officiers et d’un interprète. Il est difficile de trouver un système d’administration plus simple et moins coûteux. Le bureau arabe de Biskara, aidé par une petite garnison française ; suffit cependant à sa tâche, qui comprend, avec l’administration de tous les Ziban, la perception de l’impôt, très fructueux pour la France[1]. Bisbara est le plus avancé et le plus exposé de tous nos postes en Algérie. Presque tous les chefs qui s’y sont succédé ont payé de leur vie l’honneur de ce commandement de confiance [2].

La population des Ziban comprend deux races distinctes : les nomades, qui émigrent dans le. Tell ; les habitans sédentaires des oasis, qui cultivent la terre et font la récolte des dattes. Les nomades sont en quelque sorte les seigneurs des ksours ; ils y commandent en maîtres et méprisent le villageois, l’homme sédentaire, qui, la plupart du temps, n’est que leur fermier. L’Arabe de la tente croirait s’humilier s’il donnait sa fille en mariage au plus riche habitant des villes. Les populations des oasis jouissent cependant d’une assez grande prospérité ; due principalement à la production des palmiers, toujours très abondante, et à la fabrication des haïks fins, des burnous et des riches tapis que l’on rencontre sur les marchés d’Alger, de Constantine et de Tunis. Une autre source de cette prospérité est la situation même du pays des Ziban, heureusement placé pour faciliter les relations des peuples de l’Afrique centrale avec les habitans des côtes. À ces titres divers, on comprend que les Turcs d’abord, et après eux les Français, aient attaché un sérieux intérêt à transformer ces tribus indépendantes en populations tributaires, soumises à leur administration. Le secret d’asseoir cette administration sur des bases solides, c’est là ce que les Turcs avaient su découvrir ; c’est là ce que nous cherchons encore. Ces tâtonnemens, quelques erreurs regrettables coïncidant avec d’autres causes de désordre, expliquent l’insurrection de Zaatcha, dont il faut chercher les origines non-seulement dans la situation du pays des Ziban en 1849, mais dans son histoire depuis quelques années.

Sous la domination turque, il y avait une petite garnison à Biskara ; cinquante hommes occupaient le bordj (fort) de Raz-el-Ma, aujourd’hui en ruines, près la prise d’eau ni alimente l’oasis, et pareil nombre se tenait dans la casbah de la ville. Cette garnison était changée tous les ans, après avoir prélevé l’impôt, qui était environ le dixième de la récolte. C’était sous sa protection que partaient les grands convois de chameaux chargés de dattes et d’autres produits de l’industrie du désert. Cette protection rendait plus facile aux Turcs la domination des Ziban ; mais ils n’auraient pu la maintenir, s’ils n’avaient eu un représentant de leur autorité dans la personne d’un des chefs puissans des nomades auquel ils conféraient la dignité de cheik-el-arab : ce chef avait droit de commandement sur les oasis, mais il était responsable de la tranquillité du pays. Ce fut d’abord Ferhat-ben-Tadjin, de la famille de Bou-Akkas, qui eut pour successeur un parent du dernier bey de Constantine, Bou-Aziz-ben-Ganah. Bou-Aziz garde encore aujourd’hui les mêmes fonctions sous la domination française. C’est lui que l’on désigne sous le nom de Grand Serpent du Désert. Ce fut, dit-on, au sujet de cette nomination, mais sous le prétexte toujours commode d’une question d’impôt, qu’une révolte partielle éclata en 1833. Le bey de Constantine, Ahmed, fut obligé de se rendre de sa personne dans les oasis à la tête d’une colonne de trois à quatre mille hommes, il fit rentrer facilement dans l’ordre la plupart des révoltés ; Zaatcha seule résista. L’armée du bey campa à l’endroit même où était établi le camp français en 1849. La défense de Zaatcha fut si habile et si vigoureuse, qu’après un combat qui dura toute une journée, le bey dut se retirer en toute hâte vers Biskara, laissant un grand nombre des siens frappés dans les jardins de l’oasis, et deux pièces de canon, qui ont été rapportées depuis à Biskara par nos troupes. Ainsi, déjà à cette époque, Zaatcha s’était acquis un certain prestige aux yeux des populations des Ziban, et tout était préparé pour que ce prestige pût encore s’accroître.

Abd-el-Kader, qui, dès l’année 1838, avait cherché à étendre son action sur les Ziban, voulut plus tard les attacher davantage à sa politique ; il leur donna pour chef, en 1844, Bel-Adj, de Sidi-Okba, personnage très riche et très influent ; mais les gens du zab Daharaoui n’ayant pas voulu le reconnaître, et lui ayant refusé l’impôt, Abd-el-Kader leur envoya des troupes et un de ses lieutenans, Si-Ahmed-Ben-Amar, qui vint avec deux mille réguliers, trois mille hommes de goum et quatre pièces : de canon, mettre le siège devant Zaatcba La résistance fut énergique ; les assiégés battirent en retraite, après des pertes considérables. Bou-Aziz-ben-Ganah ; qui, dès 1839, avait été investi par les Français de l’autorité dans les Ziban, arriva bientôt du Tell, avec les nomades du désert, pour presser la retraite du lieutenant d’Abd-el-Kader et assiéger Bel-Adj dans l’oasis de Sidi-Okba, où il, s’était retiré.

C’est peu de temps après ces événemens que M. le duc d’Aumale arriva pour la première fois à Biskara au printemps de 1845. Ben-Ganah, ne pouvant venir à bout de Sidi-Okba, s’était rendu à Constantine pour réclamer le secours du jeune prince. Bel-Adj, voyant à quels hommes il avait affaire, se retira du côté du désert de Tunis, à Souf, d’où il n’a jamais cessé de nous susciter des embarras. M. le duc d’Aumale, qui ne pouvait mieux faire que de continuer la politique des Turcs laissa une faible garnison à Biskara, en maintenant, Ben-Ganah[3], dont le dévouement ne pouvait nous être suspect, dans toutes les prérogatives de son ancien commandement.

Cependant, après le départ des forces qui étaient venues mettre l’ordre dans les Ziban et y établir notre domination, Bel-Adj, qui entretenait toujours des relations avec le pays, revint à Biskara par le conseil des habitans eux-mêmes, et fit massacrer dans une nuit la petite garnison française. M. le duc d’Aumale fut bientôt de retour à Biskara, prit cette fois des étages, envoya les principaux meneurs du complot prisonniers à Toulon, et confisquai leurs biens. Il fit augmenter les fortifications de la Casbah pour y installer une garnison respectable, et nomma commandant supérieur un officier de choix, le commandant Thomas, avec la mission de surveiller tous les Ziban. Après l’installation du nouveau chef, le pays recouvra un peu de tranquillité, et on n’y eût pu découvrir aucun germe de révolte, lorsque la révolution de février vint donner de fausses espérances à ces populations soumises, mais non vaincues.

Personne n’ignore que la révolution de février a eu un contre-coup déplorable dans toute l’Algérie, et qui devait se faire sentir plus particulièrement dans les Ziban. Grand nombre de gens de ce pays émigrent à Alger, où ils sont connus sous le nom de Biskri. Ils font tous un métier, surtout celui de portefaix, amassent un petit pécule, et reviennent au pays acheter un jardin. Plusieurs ne font qu’aller et venir pour faire le commerce des dattes. Ils furent témoins des désordres politiques dont Alger offrait alors le triste spectacle. Chacun entendait dire que les Français, depuis le départ de leur sultan, étaient divisés, que nous allions avoir la guerre avec toute l’Europe, et que déjà l’Angleterre nous fermait la mer avec ses vaisseaux. Ils voyaient une partie de l’armée abandonner l’Afrique, rentrer en France sans être remplacée par de nouvelles troupes. L’espoir de nous chasser un jour, espoir qui semblait éteint dans le cœur des musulmans, se réveilla ; les hommes des Ziban retournèrent dans leur pays ; y portèrent la bonne ; nouvelle, et ne manquèrent pas de l’exagérer dans le sens de leur fanatisme satisfait.

C’est alors que l’ex-bey de Constantine, qui s’était retiré du côté de la frontière de Tunis, crut le moment favorable pour tenter de nouveau la fortune des combats. Il avait su se créer de nombreux partisans dans le pays montagneux de l’Aurès comme dans les oasis, et la disposition générale des esprits lui donnait quelques chances de succès. Heureusement pour nous, le colonel Canrobert commandait dans ce temps-là le sud de la province de Constantine. Cet habile officier sut comprimer les premières tentatives de révolte ; il surprit un matin dans les gorges étroites de l’Aurès, après une marche des plus hardies, Ahmed lui-même, qu’il fit prisonnier avec sa smala et ses principaux chefs[4]. Il ne fallait rien moins que la prise de ce personnage six mois après celle d’Abd-el-Kader pour neutraliser les conséquences de la révolution de février, qui aurait, sans cela, porté un coup funeste à notre domination. La crise ne fut pourtant que retardée, et une agitation générale vint troubler toutes les provinces au printemps de 1849. La guerre sainte se respirait dans l’air, on ne parlait que de l’apparition de chérifs plusieurs chefs se mirent en état de révolte ouverte, deux surtout en Kabylie, qu’il fallut combattre par de fortes colonnes, et, comme d’habitude, le bruit de leurs prétendues victoires se répandit chez les Arabes. L’exaltation de nos ennemis ne connut plus de bornes.

Dans ces circonstances critiques, une expédition fut décidée contre Ben-Rennen-ben-Azzedin ; mais par suite des réductions successivement apportées au chiffre de l’armée d’occupation, il fallut, pour former la colonne, prendre des troupes à Batna et diminuer la garnison de Biskara. Ce déplacement de nos forces et le départ de M. de Saint-Germain, chef supérieur du cercle de Biskara, dont la présence dans le sud valait seule des bataillons, inspirèrent aux Arabes une confiance aveugle. C’est en ce moment aussi, que dans Zaatcha surgit un homme qui enflamma de son souffle inspiré toute une population enthousiaste et crédule. Cet homme calculait que les Français, occupés à la côte par le chérif d’El-Arouch, ne seraient pas préparés à un soulèvement du sud. Il se nommait Bou-Zian. Parmi les habitans de Zaatcha, c’était le plus influent, le plus riche. Ancien cheik sous l’autorité éphémère des khalifats d’Abd-el-Kader, on lui avait donné pour successeur, une de ses créatures, un homme sans moyens, demi aveugle, nommé Ali-ben-Azoug. Bou-Zian s’était toujours mis à la tête des petites séditions contre les Turcs. En 1833, lorsque le bey Ahmed vint attaquer Zaatcha, il se distingua par sa bravoure et par son ardeur dans la défense de la ville. Bou-Zian unissait d’ailleurs à une vive intelligence un caractère énergique, et ses relations étendues dans les Ziban et dans les montagnes limitrophes du Sahara, son ambition, son audace, le rendaient fort dangereux.

On a prétendu que la question d’impôt, mal comprise par le bureau arabe de Biskara, avait servi les projets hostiles de Bou-Zian et n’avait pas été étrangère à l’insurrection du pays. C’est prendre le prétexte pour la cause. Tous les impôts des Ziban étaient complètement et facilement payés à la fin du mois de mars 1849, bien avant l’époque où Bou-Zian commença ses prédications. Jamais d’ailleurs la situation de cette contrée n’avait été plus florissante. Ce qui détermina l’insurrection, c’est précisément cet état de prospérité, qui attirait aux Zabi[5] les railleries jalouses des Arabes nomades. Ceux-ci froissés par un système démocratique trop absolu, ne négligeaient aucune occasion pour leur reprocher le calme avec lequel ils subissaient notre domination. De là une sourde irritation, qui choisit la question d’impôt comme la seule arme dont elle pût disposer contre nous. Quand les prédications de Bou-Zian, vinrent agiter les tribus sahariennes, elles trouvèrent un terrain bien préparé. Cette tranquillité même dont elles jouissaient sous notre domination était pour elles une injure qui appelait une réparation, et cette réparation, elles la cherchèrent dans la révolte.

Pour comprendre combien cette révolte était peu justifiée par la conduite de l’administration française, il faut se reporter vers l’époque antérieure à notre domination. Alors les gens des oasis étaient captifs au milieu de leurs palmiers. Le nomade, l’Arabe par excellence, battait la plaine et les routes, dépouillant le voyageur, souvent aussi l’habitant du village, pour lui revendre ensuite dans sa maison même ce qu’il lui avait pris. Dans les oasis mêmes, l’homme des villages était encore trop exposé aux brigandages de l’Arabe ; il était obligé de se réfugier au centre, derrière un inextricable dédale de petits canaux d’irrigation et de murs de clôture. Tous les ans, une faible colonne turque et les goums à sa suite venaient lever l’impôt. Les pauvres habitans des oasis ne pouvaient payer ; les Arabes payaient alors pour eux, mais ils se faisaient donner des jardins en gage, et s’arrangeaient pour en devenir propriétaires : c’est là l’origine des nombreuses propriétés des nomades dans les oasis. L’on ne voyait pas alors, comme aujourd’hui, un zabi portant le haïk du Djérid, le burnous des Beni-Abbès ; il était habillé de coton grossier, marchait pieds nus, et n’aurait jamais osé couvrir sa tête de la brima (corde ronde en poil de chameau), ornement ordinaire du chef ou du cavalier.

Sous notre protection, le zabi put prendre le costume de l’Arabe, qui vit cette transformation avec une surprise mêlée de colère. Le zabi devint insolent comme tous les gens habitués à une longue oppression, auxquels on laisse lever la tête ; le zabi trouvait toutes les routes libres ; il allait à Alger, à Constantine, et narguait en passant l’homme de la tente, qui regardait en frémissant son fusil, et songeait aux beaux temps d’autrefois ; enfin, transformation monstrueuse aux yeux du nomade le zabi se donnait le luxe de deux femmes. C’était là toute une révolution. Comment l’homme des oasis en vint-il à se soulever contre les Français, contre ceux-mêmes qui lui avaient fait un sort si doux ? Je l’ai dit, c’est exaspéré par les railleries des Arabes qu’il prêta l’oreille aux prédications anti-françaises. La question fiscale avait pu sans doute être imparfaitement résolue par nos agens : dans un recensement de plus d’un million de palmiers fait en moins de deux ans, des erreurs étaient inévitables ; mais notre administration accueillait toutes les plaintes légitimes, et promettait une révision[6]. Peut-être aurait-il été plus politique d’exempter d’impôts les Arabes propriétaires, les Ahl-ben-Ali surtout, comme cela se pratiquait sous la domination turque ; mais des théories d’égalité démocratique prévalurent sur les idées de privilèges qui pourtant se conciliaient mieux avec nos intérêts. Sans les ressentimens des nomades, sans leurs discours insolens qui faisaient honte aux gens des oasis de s’être soumis aux Français, aux chrétiens, avant d’avoir brûlé de la poudre, on peut affirmer que les menées de Bou-Zian n’auraient pu aboutir, surtout si d’autres causes d’agitation déjà indiquées n’étaient pas venues se joindre aux haines des Arabes pour servir tous les projets hostiles.

L’administration française de Biskara ne fut informée que très tard des menées de Bou-Ziban, et lorsque le mal était déjà fait. L’officier adjoint au bureau arabe, M. Seroka, sortit aussitôt avec la mission de s’assurer de l’esprit des populations, de leur porter de bonnes paroles, et de dissiper les mensonges. Il trouva tous les villages tranquilles, il fut accueilli partout comme d’ordinaire ; seulement il remarqua que l’on parlait beaucoup, que l’on se préoccupait de cet homme de Zaatcha, qui avait vu le prophète, qui tous les jours réunissait du monde, recevait des visites, tuait des moutons. Cet officier, bien au courant des mœurs indigènes, comprit alors la gravité du péril. Demander des renforts, des instructions, lorsqu’il voyait les germes de la révolte grandir en quelque sorte d’heure en heure à mesure qu’il se rapprochait de Zaatcha, ce n’était pas possible : il fallait sans retard enlever Bou-Zian, qui d’un jour à l’autre pouvait soulever contre nous toute la population de Zaatcha. L’officier prit avec réflexion son parti, il entra dans Zaatcha avec quelques spahis, qui enlevèrent Bou-Zian ; mais, le matin même, la guerre sainte avait été proclamée du haut de la mosquée, et le marabout, qui avait toute la ville pour complice, ne fut que quelques instans en notre pouvoir.

Cette entreprise avortée eut cependant, un heureux résultat : elle dissipa toutes nos illusions. On comprit la nécessité d’une force imposante et permanente à Biskara. Il aurait suffi alors d’une colonne de trois cents hommes pour tomber à l’improviste sur Zaatcha, enlever Bou-Zian ou le forcer à prendre la fuite. Si on le prenait, tout était fini ; s’il se sauvait, il perdait son prestige, alors qu’il en avait le plus besoin pour entraîner les esprits. Biskara d’ailleurs couvre, Batna, comme Batna couvre Constantine. La paix de la subdivision de Batna dépend de la paix dans le cercle de Biskara.

La tentative d’enlèvement de Bou-Zian ayant manqué, toutes les oasis du groupe dont Zaatchat fait partie, le zab Daharaoui, se mirent en insurrection complète. Le colonel Carbucciaa commandait alors la subdivision de Batna Il était occupé, comme tous les chefs de colonne de la province d’Alger et de Constantine, à réprimer les révoltes partielles des Arabes. Le colonel Canrobert opérait chez les Beni-Yala et chez les Beni-Menikeuch sur les versans sud du Jurjura Le général Blangini venait de soumettre les Guetchoula, après le sanglant combat de Bordj-Bohgni. Les Ouled-Feradj, grande fraction des Ouled-Nails, qui habitent la frontière du Sahara, entre les deux provinces, tenaient contre une colonne partie de Médéah. Enfin le général Herbillon était chez les Zouaghas. C’est dans le Hodna, au pays des Ouled-Sanhoun, qui étaient aussi en pleine révolte, que le colonel Carbuccia se trouvait, lorsqu’il apprit les événemens des Ziban. Laissant derrière lui l’exemple d’un châtiment énergique, il prit la route de Biskara, pour se rendre devant l’oasis de Zaatcha, où il arriva vers la fin de juillet. Le colonel Carbuccia, qui s’est élevé en peu de temps aux premiers grades de l’armée, est de ces officiers hardis, entreprenans, prompts aux coups de main, de ces hommes que le succès accompagne dans les entreprises hasardeuses ; mais à la guerre il y a de ces résistances imprévues qui justifient l’insuccès de l’audace. Là où, plus tard, une armée de cinq à six mille hommes pourvue d’artillerie n’a pu vaincre qu’au bout de six semaines de siége, le colonel Carbuccia ne pouvait réussir en une journée, avec le peu de forces dont il disposait. L’échec fut grave, et l’effet moral en fut grand. Bou-Zian adressa des lettres aux gens de l’Aurès et des Ziban pour exalter la résistance et appeler aux armes. Une insurrection générale, qui gagna tout le sud de la province de Constantine, répondit au cri de victoire parti de Zaatcha.

Sidi Abd-el-Afidt, qui attendait depuis long-temps le moment de nous attaquer, fut un des premiers à prendre l’offensive. Après avoir réuni près de quatre mille hommes de l’Aurès et du Zab-Cherki (zab de l’est), il descendit jusqu’au village de Seriana. M. le commandant de Saint-Germain ne craignit pas de marcher à sa rencontre avec deux cents chevaux et trois cents hommes d’infanterie. Il y eut un choc terrible : deux cent cinquante indigènes furent tués, l’étendard de Sidi-Abd-el-Afidt fut pris ; mais le brave commandant de Saint-Germain tomba frappé d’une balle à la téte, et l’armée marqua d’un deuil ce premier suceiis. Bou-Zian arrivait à Seriana au-devant d’Abd-el-Afidt ; à la nouvelle de la déroute, il se hâta de rentrer à Zaatcba.

Cependant le général Herbillon, commandant de la province de Constantine, était parti du chef-lieu de sa division avec une colonne renforcée de troupes qui lui étaient envoyées par mer de la province d’Alger. Il emmenait un nombreux convoi de chameaux, chargés d’outils, de sacs à terre et de munitions d’artillerie, pour être en mesure d’assiéger Zaatcha, véritable point de résistance de tous les révoltés : c’était Zaatcha qu’il fallait faire tomber avant de penser à dominer l’insurrection, dont le rayonnement se propageait de proche en proche jusque dans les provinces d’Alger et d’Oran. Le général Herbillon, qui joignait a des qualités militaires incontestables une longue expérience de la guerre d’Afrique, ne négligea rien pour assurer le succès de ses opérations et ménager à la fois la santé de ses soldats. Sa colonne expéditionnaire, qui s’était augmentée de troupes prises à Batna et à Biskara, pouvait s’élever à près de quatre mille hommes de toutes armes, lorsqu’elle arriva, devant l’oasis le 7 octobre au matin. À partir de ce moment, tout l’intérêt de la lutte engagée entre les gens des Ziban et les Français se concentra sur ce seul point. Les palmiers, les jardins de Zaatcha, furent le théâtre principal de la guerre cruelle dont nous avons montré les causes, dont il nous reste à retracer les incidens. L’engagement de Sériana avait été l’avant-coureur d’une série de combats acharnés et d’opérations continuées de notre part avec une persévérance héroïque à travers toutes les lenteurs d’un siége en règle.


II

La petite ville de Zaatcha est située vers la partie nord-est de l’oasis qui porte son nom. Une forêt de palmiers l’entoure de tous côtés, et ne laisse même pas découvrir le minaret de sa mosquée. À la lisière du bois, on voit une zaouia[7] dépendante de la ville, et auprès de laquelle un groupe de maisons forme comme un ouvrage avancé de la place. En partant de la zaouia pour pénétrer dans l’oasis, on est arrêté, dès les premiers pas, par une infinité de jardins enclos de murs à niveaux différens, suivant leur genre de culture, la plupart coupés par des canaux d’irrigation et comprenant, outre des palmiers, toutes sortes d’arbres fruitiers qui gênent la vue, et rendent toute reconnaissance impossible. Les rares sentiers qui mènent à la ville sont resserrés entre les murs de ces jardins, et ce n’est qu’après de nombreux détours que l’on arrive à un fossé large de sept mètres, profond, encaissé et entourant la forteresse d’un infranchissable obstacle. Au-delà se présente l’enceinte bastionnée et crénelée à différentes hauteurs pour favoriser la multiplicité des feux. C’est à cette muraille que s’adosse une partie des maisons de la ville, de sorte que les défenseurs, sans sortir de chez eux, pouvaient aisément prendre part à la lutte et rester à l’abri de nos coups. À l’intérieure la ville, de grandes maisons carrées, prenant leur jour en dedans et percées seulement au dehors de petites ouvertures servant de créneaux, sont merveilleusement disposées pour les ressources extrêmes de la défense. Enfin les murs des premiers jardins construits au bord du fossé forment déjà comme une première enceinte, et encore au-delà ; un petit mur à hauteur d’appui règne autour de la moitié de la ville, accessoire de l’obstacle principal, qui est la muraille bastionnée et parfaitement crénelée. Une seule porte donne entrée dans la place, mais elle se trouve Au côté de la profondeur de l’oasis, opposée par conséquent au côté de l’attaque le plus rapproché de la lisière du bois ; elle est d’ailleurs défendue par une grande tour crénelée dont les féru dominateurs en couvrent toutes les approches. Que l’on suppose maintenant, dans cette forteresse, une population guerrière et fanatique, résolue à se défendre jusqu’à la mort, et l’on ne se fera qu’une imparfaite idée des difficultés avec lesquelles nous allions être aux prises. Au sud de Zaatcha, dans la forêt, se trouve le village de Lichana ; un autre, celui de Farfar, se cache à l’ouest à l’abri des palmiers. Ces villages, à l’époque du siége, envoyaient journellement des renforts à Zaatcha, qui recevait aussi de nombreux contingens des oasis voisines de Tolga et de Bouchagroun, et en général de toutes celles des Ziban et des autres pays révoltés, ce qui pouvait faire monter à un chiffre énorme le nombre des ennemis que nous avions à combattre.

Bou-Zian commandait en personne l’armée des assiégés ; secondé par Si-Moussa, son lieutenant, il exerçait sur les Arabes une autorité sans limites : il leur avait persuadé que les Français succomberaient sous la main de Dieu. Ne négligeant aucun des moyens matériels qui devaient appuyer ses prophéties, il avait fait des approvisionnemens considérables, poussant la précaution jusqu’à confectionner des balles avec des noyaux de datte recouverts simplement d’une feuille de plomb, afin de ménager ce métal si précieux à la guerre. Enfin il avait gardé sa femme et ses enfans pour inspirer à tous cette confiance qu’il était le premier à éprouver, et il avait eu soin de faire partir tous ceux qui n’auraient pu servir activement dans la lutte en les chargeant du dépôt des richesses communes.

Le camp français fut établi sur les dernières petites d’un contrefort des montagnes du Teil, qui se termine là au nord de l’oasis. On y était à peu près hors de la portée des balles ennemies. Pendant que les détails importans de cette installation étaient surveillés par le colonel Borel de Brétizel, chef d’état-major du général Herbillon, celui-ci fit former une petite colonne d’attaque, sous les ordres du colonel Carbuccia, pour s’emparer dès le premier jour de la zaouia et des maisons qui en dépendent, ainsi que d’une fontaine voisine, dont l’eau était indispensable au camp. Cette colonne, composée de deux compagnies du 5e bataillon de chasseurs, de quelques compagnies de la légion étrangère, du 3e bataillon d’infanterie légère d’Afrique et d’un détachement du génie, fut lancée sur la zaouia, dont les défenseurs étaient déjà fort inquiétés par le tir de deux obusiers qui avaient préludé à l’attaque. La résistance ne fut pas longue ; bientôt une partie de nos soldats s’établissaient dans ce premier village, et le colonel Carbuccia plantait lui-même son drapeau sur le minaret de la zaouia. Malheureusement les chasseurs d’Orléans, qui avaient dépassé le village, encouragés par ce succès facile et entraînes, par un brillant officier, d’un courage à tout oser, leur capitaine adjudant-major, M. Duplessis, se jetèrent dans les jardins à la poursuite des Arabes. Aucun obstacle ne les arrêtait ; les premiers murs furent franchis bravement, mais chaque palmier, chaque pierre, cachait un ennemi redoutable, et ce n’était pas sans beaucoup de sang versé que l’on pouvait s’avancer dans ce labyrinthe. Bientôt les défenseurs de la ville vinrent se mêler aux Arabes qui se retiraient, et nos chasseurs, que leur audace avait isolés, furent contraints à une retraite plus périlleuse encore que ne l’avait été l’attaque. On vit dans la lutte les femmes de Zaatcha se mêler aux combattans et les exciter par des cris affreux. Plusieurs tenaient à la main des yatagans dont elles se servaient pour achever nos malheureux blessés, que la vivacité du combat ne permettait pas d’enlever. Bientôt deux autres compagnies de chasseurs, ayant à leur tête le brave capitaine de Cargouët ; vinrent enfin au secours de celles qui étaient si sérieusement engagées, et, se portant rapidement sur leur flanc gauche, elles purent favoriser la retraite. Cette malheureuse affaire nous coûta une vingtaine de morts et quatre-vingts blessés. Sur sept officiers de chasseurs présens au feu, un fut tué, le lieutenant Bonnet ; trois furent blessés assez grièvement, parmi lesquels le capitaine Alpy, qui arrivait du siége de Rome. Le docteur Castelly, chirurgien du bataillon, reçut lui-même une balle, et l’adjudant Davout, plus malheureux que tous, fut pris par les Arabes, qui mutilèrent affreusement son corps.

Le lendemain, quand on reprit les jardins abandonnés, un horrible, spectacle s’offrit aux yeux des premiers arrivans ; les blessés, enlevés par les Arabes, mutilés par eux et attachés à des palmiers, expiraient dans les plus cruelles souffrances. C’étaient les femmes qui s’étaient surtout montrées cruelles envers nos malheureux prisonniers ; ce souvenir resta dans tous les cœurs, et nos soldats exaspérés n’en épargnèrent aucune à l’heure terrible de la vengeance.

Grace à la brillante ardeur des chasseurs, qui ne s’étaient pas sacrifiés inutilement, nous étions maîtres, dès le premier jour, de la plus grande partie des jardins masquant la ville, et le colonel Pariset, chef de l’artillerie, put le soir même faire établir une batterie de brèche contre la place. À la suite de cette première attaque des chasseurs, une reconnaissance des environs de la zaouia avait été faite par des officiers des armes spéciales. Ces officiers, protégés par deux compagnies du bataillon d’Afrique, se trouvèrent surpris dans leur mouvement de retraite. Ils furent presque tous atteints par les balles ennemies, entre autres le capitaine Thomas, le lieutenant Pillebout du génie, et le capitaine Marinier chef du bureau arabe de Batna, qui eut un œil emporté. Chaque arme, artillerie, génie, infanterie, fournit ainsi son contingent de victimes dans cette journée. Le soir, notre ambulance était encombrée de blessés, parmi lesquels on comptait treize officiers.

Le lendemain, la batterie qui avait été construite pendant la nuit fut armée de bonne heure et ouvrit son feu à travers un épais rideau de palmiers contre les murailles de la ville. Pour mieux juger de l’efficacité de ses feux et des obstacles qu’il s’agissait de surmonter, une nouvelle reconnaissance était nécessaire ; elle fut confiée par le général Herbillon au commandant Bourbaki, chef du bataillon des tirailleurs indigènes de Constantine. Cette mission convenait à merveille à ce jeune officier ; plein d’ardeur et de courage, qui avait une grande habitude des guerres d’Afrique. Si un passage avait été praticable, si un coup de main eût été possible, nul doute que M. Bourbaki ne l’eût tenté ; personne alors dans tout le corps expéditionnaire n’était plus capable de réussir. Malheureusement, les difficultés de l’attaque étaient au-dessus de tout ce que l’on avait imaginé. Le commandant, malgré un feu très vif qui partait surtout de la place, ne se retira qu’après avoir achevé sa mission, qui coûta cinq tués et quarante blessés à son bataillon. Toutefois, six des siens se firent frapper utilement, en enlevant des mains des Arabes un officier du 8e de ligne et un soldat du même corps qui allaient être égorgés.

Pendant toute cette journée, on se maintint, non sans péril, au milieu des jardins conquis la veille par les chasseurs, et dans la nuit l’artillerie fit établir une autre batterie à trente mètres en avant de la première, sous un feu continuel et meurtrier. Le lendemain, le colonel du génie Petit, chargé de la direction du siége, fut blessé mortellement au moment où il venait reconnaître l’emplacement d’une nouvelle batterie. Il était accompagné du capitaine Cambriels, du 5e bataillon de chasseurs, et de M. Seroka, l’officier adjoint au bureau arabe de Biskara. La même balle qui frappa M. Petit traversa le col de M. Seroka, et lui fait une grave blessure. Dans la journée, on désarticula le bras du malheureux colonel Petit, dont le moral ne faiblit pas un instant. Il continua jusqu’à ses derniers momens à diriger de sa tente, où il était mourant, les travaux du siège, se faisant rendre compte de tout ce qui se passait et attendant, sans la craindre, cette mort glorieuse qui couronne si noblement la vie d’un soldat.

Le lendemain de ce triste accident, le bataillon des tirailleurs indigènes essaya vainement, en perdant beaucoup de monde, de s’emparer d’une position fortement occupée un peu en avant de Zaatcha il avait affaire à un ennemi intrépide, dont la rage redoublait toutes les fois qu’il se trouvait en présence de ces indigènes qui sont à notre service, et que les Arabes considèrent comme des traîtres et des renégats. Pendant cette journée, l’artillerie ne cessa de tirer contre la place ; elle établit une nouvelle batterie, appelée Batterie-Petit, et destinée à battre en brèche un des angles de la forteresse qui avait la forme d’un carré. Le génie, aidé par les soldats d’infanterie, fit les travaux de défilement et de communication nécessaires pour garantir contre les feux de la place les opérations du siège et les jardins que nous occupions. Il fut dès-lors organisé un service régulier de garde de tranchées, comprenant près de la moitié des troupes disponibles. Nos soldats, impatiens d’agir et de combattre, durent subir jusqu’au dernier jour du siège cette vie de garde continuelle qui répugne tant au caractère français. Après avoir percé de trous les murs des jardins qui les séparaient de l’ennemi, ils se faisaient un support de quelques pierres placées l’une sur l’autre, qui leur permettait de s’asseoir près de leur créneau. C’est la plupart du temps dans cette position, l’œil au guet, que nos sentinelles, à tour de rôle, attendaient jour et nuit un ennemi toujours prompt à venir. Comme nous avions affaire à des Arabes aussi rusés dans les combats qu’habiles tireurs, sans cesse, malgré mille précautions, nous avions à déplorer quelques pertes. Le capitaine d’artillerie Besse fut tué d’une balle au front au moment où il dirigeait le tir d’une pièce. On se figurerait difficilement la rage et l’audace de l’ennemi que nous avions devant nous ; tantôt il se jetait avec des cris féroces à la tête de nos travaux de sape pour les détruire après en avoir tué les défenseurs, tantôt il se glissait la nuit au pied d’un mur pour l’escalader à l’improviste et tomber sur nos soldats, qui surpris, n’avaient pas le temps de se défendre. Le 11 et le 12, il y eut de ces sortes de combats au milieu même des tranchées.

Dans la journée du 12, vers les trois heures, le colonel de Barrai arriva de Sétif pour rallier le général Herbillon avec une colonne de quinze cents hommes, ce qui élevait l’effectif du corps expéditionnaire à cinq mille combattans, en déduisant les pertes qui avaient été faites depuis le commencement des opérations. C’était un nombre à peine suffisant pour tous les travaux de l’attaque, pour leurs garde et leur défense, pour celle du camp, pour l’escorte des convois journellement changés entre Zaatcha et Biskara. L’insuffisance du corps expéditionnaire rendit impossible l’investissement complet de l’oasis ; ce fut une des causes de l’énergie de la résistance et des longueurs du siége.

Le lendemain 13 et les jours suivans, les opérations se continuèrent avec beaucoup d’activité ; l’artillerie établit de nouvelles batteries de brèche, et le génie avança ses travaux pour atteindre, le 16, le bord du fossé, vis-à-vis la brèche de gauche. Il faut que les troupes, qui montent à l’assaut trouvent des rampes qui leur permettent de passer le fossé et de s’introduire dans la place : c’est au moyen des éboulemens de pans de muraille battue par les boulets de l’assiégeant que se forment à la fois la brèche et les rampes ; mais cela ne suffit jamais. Le génie, au moyen de fascines et avec tous les matériaux qu’il a sous la main, achève de frayer le passage en le comblant. À partir du 16 au soir, le génie put s’occuper de la descente de fossé devant la brèche de gauche, mais il ne put atteindre, dans le même temps, le fossé devant celle de droite.

Le général Herbillon, qui montra durant toutes ces opérations une excessive prudence, était cependant pressé de livrer l’assaut malgré l’imperfection des travaux du génie. L’insurrection gagnait du terrain dans les provinces de Constantine et d’Alger. Si-Abd-el-Afidt réunissait de nombreux contingens et menaçait. Biskara ; Hamed-Bel-Hadj ; notre éternel ennemi, l’ancien khalifat d’Abd-el-Kader, marchait contre l’oasis de Sidi-Okba, qui nous était restée fidèle. Les Arabes du cercle de Bouçada étaient en pleine révolte, et les nomades du désert, faisant cause commune avec les habitans des oasis, quittaient le Tell pour nous attaquer. Enfin les munitions de l’artillerie s’épuisaient au-delà des prévisions, et, comme les communications avec Constantine étaient interceptées et que l’on ne pouvait faire arriver qu’au moyen de convois de chameaux tout ce qui manquait à l’armée, il y avait nécessité de presser la fin du siége.

C’est le 20 octobre que le premier assaut de Zaatcha fut tenté. Comme il y avait deux brèches, il y eut deux colonnes d’assaut : la brèche de gauche, la mieux préparée par les soins, du génie et de l’artillerie, devait être abordée par la légion étrangère, ayant en tête, ses compagnies d’élite ; celle de droite, enlevée par un bataillon du 43° de ligne ; d’autres troupes suivaient pour appuyer les premières. Au point du jour, des tirailleurs indigènes et trois compagnies du 5e bataillon de chasseurs partirent, sous les ordres du commandant Bourbaki, pour occuper les jardins de gauche, par lesquels les Arabes n’auraient pas manqué de venir tourner les assaillans. En même temps, l’artillerie commençait son feu contre la place, et envoyait des obus dont les éclats, en inquiétant les défenseurs, devaient faire diversion à l’attaque projetée. Lorsque le commandant Bourbaki fut établi dans ses positions, le général Herbillon donna le signal de l’assaut. Aussitôt le bruit guerrier et animé de la charge mit en mouvement les deux colonnes, qui sortirent de la sape et s’élancèrent dans le fossé. Les premiers en tête de la colonne de gauche, entraînés par le vaillant capitaine Padro, du 2e régiment de la légion étrangère, parviennent facilement au haut de la brèche ; ils s’établissent sur la terrasse de la maison qu’ils trouvent devant eux… mais l’espérance du succès ne fait que traverser leurs coeurs. La maison minée s’écroule sous leurs pieds, et les engloutit tous avec un horrible fracas. Ceux qui suivent, aveuglés par la poussière des décombres s’arrêtent, et tombent décimés par un ennemi invisible, qui tire à coups sûrs par mille créneaux ; ceux qui sont épargnés, veulent passer outre, mais ils reculent, arrêtés par des obstacles infranchissables. Ils se retirent alors dans la sape, avec la rage dans l’ame et le désespoir de n’avoir pu venger leurs malheureux camarades.

Pendant ce temps, un bataillon du 43e se faisait écraser à droite. Faute de moyens plus expéditifs pour pratiquer une descente de fossé, le génie avait fait avancer une charrette ; mais, comme il était difficile de la faire manœuvrer sous le feu de l’ennemi, elle tourna sur elle-même en descendant dans l’eau, et ne put ainsi servir comme on l’espérait. On avait préparé un autre tablier de pont avec des tonneaux vides, mais les hommes qui le portaient étaient tués avant d’arriver. Cependant il fallait passer pour donner la main à la colonne de gauche, que l’on croyait plus heureuse. Une section du génie et les premières compagnies du bataillon du 43° se jettent dans le fossé sans autre précaution. Les soldats franchissent péniblement le mur d’escarpe ; guidés par l’infortuné chef de bataillon Guyot, ils courent à la brèche sous une pluie de feu, mais ils ont tant de peine à la gravir, qu’ils donnent aux Arabes le temps de diriger sur chacun d’eux un coup mortel. Pour comble de malheur, le petit nombre qui parvient à gagner le haut de la brèche ne peut se servir de ses cartouches gâtées par l’eau. Impossible de se défendre : il faut se retirer, mais en repassant sous le feu le plus meurtrier. Tout ce qui est blessé, tombe dans le fossé et se noie. C’est un horrible spectacle que celui de ces malheureux se débattant dans une mare rougie par leur sang, et finissant par succomber dans les plus affreuses angoisses ! A leurs plaintes, à leurs cris déchirans, répondent les cris sauvages des Arabes qui triomphent. Jamais nos soldats, témoins de pareilles scènes, n’avaient ressenti de plus fortes et de plus douloureuses émotions. Ce malheureux bataillon du 43e, qui ne fut pas engagé tout entier, perdit dans cet assaut son commandant, M. Guyot, digne fils du général de division de l’empire et frère du capitaine Guyot, tué, comme lui, en Afrique ; son adjudant-major, M. Berthe ; deux capitaines et deux autres officiers. Il eut plus de trente tués et quatre-vingt-dix blessés, la plupart mortellement. Ce grand nombre de victimes pour si peu de combattans permet de juger de la gravité de l’action.

Malgré cet insuccès nous gardâmes toutes nos positions. Le soir, les Arabes ; encouragés, par le résultat de la journée, tentèrent une attaque de nuit contre toute la ligne que nous occupions dans les jardins. Le combat dura deux heures ; mais ils ne purent faire reculer nos vieilles troupes d’Afrique, et finirent par nous laisser tranquilles le reste de la nuit. Du 20 au 30, on reprit les travaux de tranchée, mais avec moins d’ensemble et de direction. Le 27, le capitaine du génie Graillet fut tué ; il ne restait plus que deux officiers de l’arme, sur six qui avaient été attachés au corps expéditionnaire. Le feu de l’ennemi, faisait chaque jour des vides cruels dans tous les rangs, et cependant on n’était pas au bout des épreuves de toute nature qui nous attendaient. Des soldats disciplinés et fortement trempés peuvent seuls en supporter de pareilles.

C’est dans cette période du siége que le général Herbillon, voulant s’attaquer aux intérêts des habitans de l’oasis, fit abattre des palmiers. Pour des gens qui vivent de la récolte des dattes, le tort qu’on allait leur faire était considérable, et devait exciter leur rage. Aussi, dans les premiers jours, les habitans de Zaatcha engagèrent-ils avec nos soldats travailleurs des luttes acharnées. Leur feu devenait si vif, qu’il fallut plusieurs fois céder le terrain, entre autres le 25 octobre, où eut lieu la sortie la plus vigoureuse. Un tambour, des outils, jusqu’à de malheureux blessés, furent laissés entre les mains de l’ennemi. Cette coupe de palmiers dura sans interruption jusqu’au dernier jour du siége. Le bruit de la chute de ces magnifiques arbres, dont plus de dix mille tombèrent ainsi, allait porter dans le cœur des habitans de Zaatcha plus de rage et de douleur que les détonations incessantes de notre artillerie et de notre mousqueterie.

Le camp français avait alors un aspect des plus tristes. Placé en partie sur les revers d’une montagne aride, il était entièrement exposé au vent du désert, si violent dans ces parages. Un sable fin, soulevé sans cesse en tourbillons épais, incommodait nos soldats et rendait aussi fatigant le repos des tentes que le travail de la tranchée. Ce sable, se mêlant à tous les alimens, que l’on ne pouvait préparer qu’en plein air, les rendait détestables ; la viande de distribution provenait d’un troupeau de bœufs amené à la suite de l’armée dans le désert et auquel on ne pouvait donner qu’un peu d’orge. On choisissait pour l’abatage les bêtes qui mouraient de faim. Le biscuit de la ration journalière, vieux, moisi, plein de vers, avait été fabriqué pour l’armée de Paris pendant les évènemens de juin 1848 ; c’était l’armée du désert qui devait le dévorer, et encore, pour s’en servir, fallait-il le faire tremper dans l’eau. Les officiers n’étaient pas mieux traités que les soldats ; en expédition, les vivres sont les mêmes pour tout le monde. Les difficultés de communication avaient fait d’ailleurs tout sacrifier au transport des choses les plus indispensables, et nos soldats, après ces nuits de tranchée où souvent des torrens de pluie venaient glacer leurs membres déjà engourdis par la fatigue, n’avaient pas même une goutte de vin ou d’eau-de-vie pour la mêler à l’eau saumâtre des rigoles de l’oasis. Nul ne se plaignait cependant. Tous puisaient dans le sentiment du devoir accompli, et dans le juste orgueil qu’il inspire, la force nécessaire pour résiste à tant de privations et de fatigues. Déjà plus de six cents hommes avaient succombé ; dès qu’ils étaient atteints par le feu ou par la maladie, on les évacuait sur Biskara, où, faute d’espace, ils ne pouvaient être reçus que sous des tentes. Le colonel Carbuccia, officier d’une activité rare, y fut envoyé en remplacement du colonel de Mirbeck, rappelé par le général Herbillon devant Zaatcha avec sa cavalerie que les attaques récentes des nomades devaient rendre très utile. Le colonel Carbuccia, chargé à la fois d’assurer tous les services et de surveiller avec la légion étrangère les communications de l’armée, s’acquitta de sa mission à la satisfaction de tous.


III

Les opérations du siége allaient enfin entrer dans une moins triste période. Le colonel Canrobert accourait d’Aumale pour prêter main forte à l’expédition. Il. arriva le 8 au soir avec un millier d’hommes. Le choléra s’était déclaré dans sa colonne pendant sa pénible marche, et lui avait enlevé le huitième de ses soldats[8]. Malgré ce surcroît d’inquiétudes, l’arrivée du jeune colonel à la tête de ses zouaves fut saluée avec joie comme un heureux présage de la fin du siége. On le regardait comme l’homme le plus capable de prêter un appui énergique et expérimenté au général Herbillon. Depuis longues années, le colonel Canrobert avait su conquérir, dans de nombreux combats ; la confiance et l’affection de l’armée d’Afrique.

Dans la nuit du 10 au 11, les Arabes vinrent, à deux reprises différentes ; tirer de très près sur le camp du côté de Farfar. Pour empêcher le renouvellement de cette agression, dans la matinée du 11, on construisit une redoute à trois cents mètres de la limite de l’oasis. L’ennemi, furieux de voir son projet déjoué, fit de grands efforts contre l’achèvement de cette fortification passagère, et mit dans ses attaques une audace incroyable ; les compagnies du bataillon d’Afrique, qui occupaient l’extrême droite de la ligne de défense, battirent en retraite un peu en désordre ; un flot d Arabes débouchant de la plaine les fusillait à vingt pas. Dans ce combat acharné, quelques uns des nôtres, tués ou blessés, furent abandonnés ; et, sans l’énergie du lieutenant Peyssard ; le mal aurait été plus grand. Cet officier se précipita sur les Arabes, entraînant avec lui quelques hommes de son bataillon, et parvint à leur arracher plusieurs victimes. Le soir, l’armée assistait à un douloureux spectacle : les têtes de nos soldats plantées sur des piques furent exposées au centre de chaque brèche ; nos canonniers se virent ainsi forcés de les abattre. De pareils actes de barbarie préparaient les plus cruelles représailles.

Le lendemain 12, l’ennemi essaya encore de nous attaquer ; il s’en prit cette fois à la cavalerie, qui était sortie pour faire son fourrage. À l’époque des pluies ; il pousse près des oasis une espèce d’herbe dont se nourrit le chameau, et dont nos chevaux devaient se contenter faute de mieux ; aussi, tous les jours, un détachement nombreux de cavalerie et d’infanterie part ait du camp pour aller chercher la nourriture des escadrons et des bêtes de somme. Ce jour-là, le détachement était commandé par le colonel de Mirbeck ; il arriva sans difficultés à la pointe est de l’oasis de Bou-Chagroun. Les Arabes se montraient nombreux vers les bords de cette oasis. Quelques obus furent envoyés dans les groupes les plus audacieux, et la corvée put se faire assez tranquillement ; mais, au moment du départ, cinq cents chevaux et douze à quinze cents fantassins se précipitent sur le bataillon indigène, qui était resté à l’arrière-garde. Le commandant Bourbaki forme aussitôt son bataillon en carré et bat en retraite dans l’attitude la plus résolue. Au passage de l’Oued-bou-Chagroun, que les Arabes avaient choisi pour serrer de très près nos indigènes et les tourner, le combat devient très acharné. Plusieurs fantassins et cavaliers tombent du côté de l’ennemi ; le désordre commence à se mettre dans les rangs, lorsque le colonel de Mirbeck, arrivant avec sa cavalerie, charge à fond toute cette fourmilière d’Arabes, qui s’enfuit pêle-mêle du côté de l’oasis en laissant quatre-vingts cadavres sur le terrain.

Le même jour arrivait à l’armée de siège le commandant du génie Lebrettevillois, chargé de remplacer le colonel Petit ; il amenait avec lui un excellent officier, M. le capitaine Schoennagel, qui venait de Rome, et qui eut, ainsi le privilège bien rare d’assister à deux sièges mémorables dans la même année et le mérite de se distinguer à tous les deux. L’armée fondait de grandes espérances sur la direction nouvelle que ces nouveaux officiers ne manqueraient pas de donner aux travaux du siége. Nous recevions en même temps le 8° bataillon de chasseurs, un bataillon du 8e de ligne, un du 51e avec deux pièces de douze, et force munitions d’artillerie, qui commençaient à manquer de nouveau. Le corps expéditionnaire devant Zaatcha présenta alors un effectif de sept mille hommes. À partir de ce moment, les choses prirent une tournure tout-à-fait favorable à nos armes. Le 16, le général Herbillon partit à deux heures du matin avec une forte colonne pour faire la razzia des nomades, remise seulement à l’arrivée des derniers renforts. On s’avança en silence ; les éclaireurs ennemis ne se montrèrent point. Au point du jour, on arriva, très près de l’Oued-Djedi, à six lieues de notre camp. Les Arabes avaient dressé leurs tentes entre le lit desséché de la rivière et l’oasis d’Ourled. En un instant, la cavalerie, entraînée par le colonel de Mirbeck, s’élance, traverse la rivière et se précipite au milieu des tentes. L’infanterie, formée en deux colonnes sous les ordres de MM. de Barral et Canrobert, se jette à la baïonnette sur les douars et leurs défenseurs. Nous nous rendons bientôt maîtres d’une ville de tentes et de tous les troupeaux qui sont en dehors de l’oasis. Plus de deux mille chameaux et des milliers de chèvres et de moutons tombent entre nos mains. Cette prise importante devait faire éclater une joie inusitée parmi nos soldats. Ils voyaient venir l’abondance au camp avec la fin de leurs privations. Ils saluaient de leurs acclamations bruyantes ce premier succès de la campagne, qui leur en faisait espérer d’autres. Les nomades n’eurent pas le courage de nous inquiéter à notre retour. Deux des principales tribus qui avaient tout perdu vinrent même traiter de leur soumission pendant les heures de halte accordées par le général Herbillon pour faire reposer la colonne.

La journée aurait été complète, si tout s’était bien passé devant Zaatcha ; malheureusement les troupes auxquelles on avait confié la garde des tranchées se laissèrent prendre les jardins de gauche conquis la veille. Des fusils, formés en faisceaux avec leurs cartouchières, des outils du génie, les habits des travailleurs furent enlevés. Nos soldats, pris à l’improviste, n’avaient pu résister. Le combat se continuait encore avec fureur, lorsque la colonne victorieuse rentrait au camp avec son immense butin. Les Arabes avaient profité de l’absence d’une partie de nos forces pour tenter un effort décisif ; mais, après l’insuccès de leur tentative, ils durent sentir que le moment fatal pour eux approchait.

Cette razzia du 16 eut le plus grand effet sur les indigènes. Les lenteurs du siège avaient fort diminué le prestige de nos armes. Sur tous les points de la province de Constantine, les populations demandaient la guerre sainte, et des chefs secondaires surgissaient partout. Les hommes les plus influens, qui connaissaient mieux notre puissance, se tenaient encore sur la réserve ; mais ils n’attendaient qu’un moment favorable pour se mettre à la tête des fanatiques. Le caïd des Ouled-Soltan, Si-el-Bey, venait d’être assassiné pour ne s’être pas déclaré contre les Français. Ceux de nos partisans qui n’avaient pas assez d’influence personnelle sur les populations pour calmer leur colère n’étaient plus en sûreté. Abd-el-Afidt réunissait contre nous des forces considérables, et Ahmed-bel Hadj était arrivé à la tête d’un contingent de l’Aurès le jour de la razzia des nomades ; le résultat de cette affaire l’avait seul déterminé à la retraite.

Il y avait, on le voit, nécessité et urgence à terminer le siège par un coup de foudre. Du reste ; les opérations, avaient marché rapidement depuis l’habile direction de M. Lebrettevillois. Le 17, on reprit les deux jardins abandonnés la veille, et l’artillerie construisit à droite une batterie pour les pièces de 12. Les travaux de sape de la tranchée auraient pris une plus grande activité, si les sacs à terre n’étaient pas venus à manquer. Il fallut les remplacer par des morceaux de palmier que l’on ne coupait sur ces arbres à fibres résistantes qu’avec beaucoup de peine. Le même jour, la plupart des nomades vinrent faire leur soumission, donner des otages et racheter leurs chameaux. Leurs pertes s’élevaient à deux cents hommes tués ; une seule tribu en avait perdu quatre- vingt-quatre. Bou-Zian, de son côté, dans l’attaque de la tranchée, avait vu tomber quarante de ses fidèles, et un de ses fils avait eu l’épaule fracassée.

Pour nous, à cette époque du siége, nous avions affaire à un en nemi plus redoutable que les Arabes. Le choléra sévissait avec rigueur dans nos rangs, et nous enlevait trente à quarante hommes par jour. Une agglomération de tant de monde dans un si petit espace, tel que celui des tranchées et du camp, ne pouvait manquer d’aggraver cette cruelle épidémie. Les détritus d’animaux abattus, le voisinage de tant de cadavres mal enterrés dans les sables et souvent découverts par les bêtes féroces, exhalaient la plus funeste odeur. Les nuits pluvieuses que l’on passait dans les tranchées devenaient mortelles. À chaque instant on entendait les plaintes des malheureux soldats que venait frapper le fléau. Leurs cris, mêlés au bruit continuel des coups de feu et au mugissement sourd des palmiers toujours agités par les vents, jetaient dans tous les cœurs la plus profonde tristesse. Quelles nuits affreuses passées dans ces tranchées ! Quels souvenirs pour les témoins de pareilles scènes ! Du côté des Arabes, les souffrances n’étaient pas moindres, l’épidémie sévissait dans les murs de Zaatcha ; mais ces fanatiques supportaient avec un égal courage et avec l’indifférence du fatalisme les maux de la guerre et les horreurs de la maladie. Jamais ils n’ont parlé de se rendre ; la veille même de l’assaut, où tout était perdu pour eux, ils refusaient les conditions du général, et préféraient se faire tuer jusqu’au dernier.

Dans les journées du 18 et celles qui suivirent, on attaqua les murs de la place avec des fougasses. Les travaux de la sape, dirigés par le capitaine Schoennagel, étaient poussés très activement. Les pièces de 12 furent mises en batterie ; leur feu fit le plus grand mal à l’ennemi, et détruisit les faîtes des maisons les plus élevés qui dominaient nos ouvrages. Les obusiers ne réussirent pas aussi bien ; une grande partie des obus étaient avariés ; leurs éclats venaient continuellement tomber dans l’intérieur des tranchées et blesser nos propres soldats. Une troisième brèche avait été pratiquée ; elle devint brèche de droite ; le fossé en face fut comblé. Dans les journées du 22 et du 23, les deux autres passages de fossé furent aussi améliorés ; des fougasses, placées sur les brèches elles-mêmes, en rendirent l’accès facile. Nos progrès étaient évidens ; .nos différens travaux d’attaque pressaient la ville comme une tenaille de fer. L’immensité du péril exaspéra au plus haut degré les défenseurs de Zaatcha ; encouragés par de nombreux secours, ils crurent devoir tenter un dernier et héroïque effort : tentative insensée ! Au point où nous étions arrivés, rien ne pouvait nous faire reculer.

Avec cette sagacité naturelle aux peuples voisins de l’état sauvage, ils avaient remarqué le désordre inévitable de nos tranchées à l’heure où l’on relève les gardes. Ils choisirent ce moment dans la journée du 24 pour commencer la plus sérieuse attaque dont nous eussions encore subi le choc. Rien ne pouvait nous faire soupçonner leurs projets. Leurs feux, ralentis avec adresse, répondaient à peine aux nôtres. Ce silence imposé dans leur ville, nous pouvions le prendre pour l’effet du découragement. La 7e compagnie du 5e bataillon de chasseurs occupait alors la sape de droite ; un petit mur en terre à moitié ruiné en fermait l’extrémité du côté de l’ennemi, une dizaine de chasseurs gardaient cette position. Ces hommes s’apprêtaient à céder leur place à leurs camarades du 8e bataillon. À la faveur d’un moment de distraction, les Arabes se glissèrent au pied du mur, et, à un signal convenu, réunissant leurs efforts, ils le renversèrent et se précipitèrent dans l’intérieur de la sape par cette espèce de brèche. Les quatre premiers chasseurs qui tombèrent sous leurs mains furent égorgés et, décapités. La sape de droite fut bientôt entièrement envahie ; les chasseurs surpris cédèrent un instant ; un combat corps à corps s’engagea dans cet étroit espace où le nombre des défenseurs nuisait encore à la défense. Des canonniers de la batterie d’obusiers autour de laquelle se passait la lutte se firent tuer en défendant leur pièce. Les Arabes ne purent l’enlever ; mais ils s’emparèrent d’une grande quantité de carabines, d’effets de campement, de havresacs et d’outils du génie : ce fut le seul profit de leur attaque. Le lieutenant Née Devaux, à peine remis d’une blessure grave, reçue à l’affaire du 7 octobre, fit charger les Arabes à la baïonnette par un petit nombre de chasseurs qu’il parvint à rallier. L’ordre dans le combat se rétablit à son commandement.

Dans le même temps, une sortie des plus vives avait lieu contre tout le côté droit de notre ligne d’attaque. Les femmes, plus féroces que les hommes, conduisaient elles-mêmes au feu tout ce qu’il y avait de plus fanatique et de plus résolu dans Zaatcha ; mais les chasseurs avaient eu le temps de courir à leurs retranchemens, encouragés par l’arrivée de leur chef de bataillon, le commandant Levassor Sorval, et de son adjudant-major, M. Duplessis, tous deux prompts à se porter partout où est le danger ; ils reçurent les Arabes avec cet aplomb qui déconcerte l’attaque la plus audacieuse. Arrivés alors au milieu de la mêlée, le général Herbillon et le colonel Canrobert donnèrent aussitôt les ordres nécessaires pour faire tourner les Arabes. Trois compagnies de zouaves, sous le commandement du capitaine Larrouy, et les tirailleurs indigènes conduits par Bourbaki, furent appelés du camp ; mais, pendant leur manœuvre, le combat se continuait toujours avec fureur à la sape de droite, et nous ne parvînmes à en chasser les Zaat-chiens qu’en essuyant des pertes cruelles. Dans les deux compagnies de chasseurs qui avaient été seules engagées, plusieurs officiers et soldats furent frappés ; le lieutenant d’artillerie. Guérin, qui commandait la batterie de la sape de droite, fut blessé mortellement ainsi que son maréchal des logis, le brave et regrettable capitaine Delmas fut traversé d’une balle au cœur. Le capitaine Hurvoy, du 8e de chasseurs, fut atteint au-dessus de l’œil et l’adjudant de son bataillon, tué à ses côtés.

L’arrivée de la colonne tournante sur les derrières de l’ennemi débloqua la tranchée : le plus grand nombre des Arabes n’eut que le temps de rentrer dans la ville, le reste se sauva du côté de Lichana ; mais, lorsque le commandant Bourbaki reçut l’ordre de se replier vers le camp, les assiégés, que l’on devait croire découragés, sortirent en foule, et un combat très sérieux s’engagea de nouveau dans les jardins. Il fallut faire avancer d’autres troupes. Le général Herbillon lui-même était là et présidait à tout, secondé par son chef d’état-major. La lassitude de l’ennemi mit seule fin à cette sanglante journée. Dans la soirée, le génie avait tout remis en ordre dans la sape de droite : le lendemain il ne restait aucune trace matérielle de cette attaque, effort suprême de la défense ; mais le douloureux souvenir de nos dernières pertes était partout présent.

L’assaut, décidé pour le 25, dut être ajourné de vingt-quatre heures. Il avait fallu une journée d’intervalle pour le repos des troupes et pour les dernières dispositions. Les chefs de corps, prévenus secrètement les premiers, réunirent chacun leurs officiers pour communiquer les ordres du général Herbillon. Les trois brèches, parfaitement praticables, devaient être abordées par trois colonnes. Pour les former, on avait choisi parmi les bataillons les plus renommés de l’armée de siége. Chacun d’eux ne fournissait que trois cents hommes, les plus braves, les plus résolus. Cette réunion de soldats d’élite, éprouvés par tant de combats, devait présenter l’ensemble le plus vigoureux et le plus redoutable. Les chefs qui les commandaient étaient dignes de telles troupes : c’étaient le colonel Canrobert, dont la conduite dans cet assaut a excité l’admiration de toute l’armée ; le colonel de Barral, qui devait avoir plus tard une fin si héroïque, et le colonel de Lourmel, un de nos premiers officiers d’Afrique.

La première colonne (de Canrobert), qui devait franchir la brèche de droite, la plus défendue, était composée, dans l’ordre de combat, des 1er et 2e bataillons de zouaves, du 5° bataillon de chasseurs et de cent hommes d’élite du 16e de ligne.

La seconde (de Barral) devait attaquer cette brèche si funeste naguère au 43e, et qui, entièrement perfectionnée, ne devait plus présenter les mêmes difficultés. Elle était composée du 8e bataillon de chasseurs, rendu à jamais illustre par la sanglante et tragique affaire de Sidi-Brahim, d’un bataillon du 38e, et de cent zouaves.

La troisième (de Lourmel), composée de deux bataillons du 8e de ligne et d’un bataillon du 43e, devait aborder la brèche de gauche. Une section d’artillerie de montagne et un détachement du génie étaient joints à chaque colonne, qui avait en outre un certain nombre de guides arabes engagés par l’appât de l’or à braver ces terribles dangers. Enfin des outils, des sacs à terre, des caisses, des cordes, des sacs à poudre étaient disposés près du pied de chaque brèche pour assurer le succès de l’opération.

M. le commandant Bourbaki avait aussi un rôle important, qui consistait à investir la partie de la ville en dehors de notre point d’attaque pour intercepter les communications de l’ennemi et faciliter, par une diversion, l’entrée des assaillans dans la place. Il réunissait sous son commandement les tirailleurs indigènes, un bataillon du 51 de ligne, et deux cents chasseurs à pied. — Le colonel Dumontet du 43e de ligne avait la garde des tranchées et des ambulances volantes placées près des brèches. — Le colonel Jollivet du 16e de ligne avait celle du camp. Devant un ennemi aussi nombreux et entreprenant, aucune précaution ne devait être négligée. — Enfin la calerie aux ordres du colonel de Mirbeck, était disposée par escadrons à droite et à gauche du camp dans la plaine faisant face à l’oasis.

Les troupes d’infanterie étaient réunies dès la veille dans les tranchées pour être plus à portée de commencer l’assaut de grand matin : elles passèrent ainsi toute la soirée dans l’attente de cette action qui devait faire bien des vides dans nos rangs, mais couronner au moins par un triomphe éclatant un si long et si terrible siége. Les défenseurs de Zaatcha seuls ne semblaient passe douter du sort qui leur était réservé ; ils repoussèrent avec dédain les propositions que le général Herbillon crut devoir leur faire au dernier moment, suivant les lois de la guerre. Bou-Zian leur avait dit tant de fois que les Français ne pourraient jamais les prendre, qu’ils avaient fini par le croire. Ce guerrier, implacable dans sa haine contre nous, dirigea toutes les opérations de résistance et remplit jusqu’au bout tous les devoirs de ses fonctions à la fois religieuses et guerrières. La veille encore de l’assaut, il appelait, suivant la coutume des musulmans, ses fidèles à la mosquée. Dans l’intérieur des tranchées, à la faveur du calme de la nuit qui précéda le jour de l’assaut, on entendit la voix des fanatiques qui prenaient devant Dieu l’engagement de se faire tuer jusqu’au dernier serment qu’ils n’ont que trop bien tenu ! En sortant de la mosquée, ils se répandirent, comme ils avaient l’habitude de le faire chaque soir, vers les murailles de leur ville pour nous prodiguer, avec des coups de fusil, accompagnement obligé de toutes leurs démonstrations, les injures les plus grossières et les plus méprisantes. Le reste de la nuit se passa dans ce calme sinistre, précurseur des catastrophes : Quelques coups de canon, partant de nos batteries à longs intervalles, venaient seulement interrompre le silence profond qui régnait dans nos tranchées.

À l’aube du jour, nos hommes se levèrent à petit bruit et se formèrent silencieusement à leurs rangs de marche. Le colonel Canrobert, qui devait monter à l’assaut le premier, se fit désigner les plus braves dans sa colonne pour avoir l’honneur de l’accompagner. Il se forma ainsi une petite escorte de seize hommes, avec laquelle il devait se présenter à découvert aux premiers coups ; il avait en outre auprès de lui quatre officiers pour porter ses ordres. Toutes les dispositions de combat étaient prises, tout le monde était à son poste, il ne restait plus qu’à s’élancer au signal donné ; mais le colonel des zouaves voulut auparavant réunir tous ses officiers, pour expliquer à chacun la nature et l’importance de ses devoirs et l’obligation du succès. Il sut trouver en terminant de ces paroles que le patriotisme inspire et qui excitent la résolution dans tous les coeurs. Chaque commandant de compagnie vint redire à ses hommes les paroles du chef ; tout le monde était donc prévenu, chacun savait ses devoirs, il n’y avait plus qu’à marcher.

Aussitôt que le mouvement du commandant Bourbaki, qui devait tourner la place, fut fortement prononcé, on donna le signal de l’assaut. Il était environ sept heures du matin ; les clairons des zouaves et des chasseurs, mêlés au bruit des tambours, sonnèrent le pas décharge. Le colonel Canrobert fit sortir de la sape vingt-cinq chasseurs, sous la conduite d’un brave officier, M. Liotet, pour s’emparer d’une maison à gauche de la brèche et faciliter le passage, puis il s’élança lui-même à la tête de ses zouaves. L’élan qu’il leur imprima était tel qu’en peu d’instans la brèche fut franchie et que sa colonne arriva au milieu de la ville. Les feux des maisons tirés à bout portant, les obstacles les plus redoutables et depuis, long-temps préparés ne purent l’arrêter. Le colonel, qui dirigeait sa troupe dans ce dédale de ruelles, vit tomber tous ceux dont il était entouré ; sur les seize zouaves ou chasseurs qui ne devaient pas le quitter, douze furent tués ou blessés ; de ses quatre officiers d’ordonnance, deux moururent à ses côtés, les deux autres furent frappés. On doit à leur honneur d’enregistrer ici leur nom : Toussaint, capitaine de spahis, et le jeune sous-lieutenant Rosetti, du même corps, tués ; De Char, lieutenant de zouaves, et Besson, capitaine d’état-major, blessés.

M. le chef de bataillon de Lorencez, digne fils du général de l’empire et petit fils du maréchal Oudinot, commandait le 1er bataillon de zouaves ; il marchait après le colonel Canrobert. Dès les premiers instans de l’assaut, il reçut une balle dans le flanc, au moment où il donnait à ses soldats le plus noble exemple. De son côté, le colonel de Lourmel entraînait ses soldats, et, malgré une blessure reçue à brûle-pourpoint, il continua à diriger l’attaque de gauche. Le colonel de Barral, après un moment d’arrêt causé par un éboulement, donnait la main aux deux autres colonnes. Ces trois forces enlaçaient alors les trois quarts de la ville, dont pas un défenseur ne pouvait s’échapper ; mais, si le plus grand effort était déjà fait, il restait à entamer l’assaut de chaque maison, remplie d’Arabes décidés à vendre chèrement leur vie. Chaque groupe de soldats s’attaque à celle qu’il a devant lui, car, une fois la direction donnée, dans ces momens si critiques, ils ne prennent conseil que d’eux mêmes et font toujours pour le mieux. D’abord ils cherchent à monter sur les terrasses des maisons pour descendre après dans l’intérieur, mais ils sont fusillés par les créneaux, dont tous les murs sont criblés ; à peine parviennent-ils sur ces terrasses, que mille feux partent du premier étage, soit par des trous pratiqués exprès dans les planchers, soit par l’ouverture intérieure de la maison. Les premiers qui se hasardent à descendre sont tués à coup sur ; mais d’autres finissent par arriver et tombent sur les défenseurs à coups de baïonnette ; ils font un carnage affreux sans chercher à choisir parmi tant de victimes. Il fallait ensuite déloger ceux qui s’étaient réfugiés dans les caves où l’on se mêlât les uns aux autres dans l’obscurité sans pouvoir distinguer ses véritables ennemis ; le plus souvent, on laissait au fond de ces souterrains les malheureux Arabes, qu’il eût été trop périlleux d’y aller chercher, on se bornait à les observer, les réservant ainsi pour les derniers coups.

La position de Bou-Zian n’était plus tenable ; il avait choisi sa propre maison, située presque au centre de la ville, pour mieux diriger la défense, et il était alors entièrement enveloppé. Il parvint cependant à se retirer avec sa famille et une partie de ses fidèles vers la porte de Zaatcha, dite porte de Farfar, le seul point qui ne fût pas encore attaqué, et là il se renferma dans la maison de Ali-ben-Azoug, notre ancien cheik. Il était réservé au commandant de Lavarande, chef du 2e bataillon de zouaves, qui a joué un rôle si brillant dans cette action, de s’en rendre maître. Après être monté par la brèche, au lieu de suivre la tête de sa colonne, il avait pris à droite et s’était dirigé le long des remparts ; du côté de la porte de sortie. Dans une des maisons dont il avait dû s’emparer sur son passage, deux Arabes parlant français avaient été faits prisonniers. M. de Lavarande, qui cherchait avant tout la demeure de Bou-Zian, leur promet la vie sauve, s’ils veulent : lui servir de guide pour arriver à la retraité de leur chef. Le premier refuse noblement en disant qu’il aimait mieux mourir ; il est aussitôt massacré par les zouaves ; le second y consent, et indique la maison où Bou-Zian avait dû se retirer. M. de Lavarandey y dirige sa troupe qui est reçue par une fusillade terrible. La demeure était défendue par de nombreux et d’intrépides fanatiques. Les zouaves commencèrent d’abord l’attaque en cherchant à escalader la terrasse et en s’aidant des maisons voisines ; ils ne purent réussir. On essaya de braquer une pièce de montagne contre la muraille ; les canonniers étaient tués pendant la manœuvre ; les coups ne produisaient d’ailleurs aucun effet. On eut recours alors à la mine. Un sac à poudre fortement chargé est apporté par les soldats du génie ; mais, pour y mettre le feu, la mort était certaine. Les premiers qui se présentent pour allumer la mèche sont tués. Enfin un sous-officier du génie, aussi intrépide et plus heureux que les autres, réussit, la mine éclate, fait sauter avec fracas une portion du mur, et laisse à découvert devant les coups de l’assiégeant environ cent cinquante hommes et femmes ! les zouaves n’hésitent pas. Enivrés par le feu du combat, ils tirent sur ces malheureux entassés comme sur un troupeau effaré, puis se précipitent avec la baïonnette pour en finir.

Il y eut ensuite un moment d’attente. Un Arabe d’un extérieur et d’une attitude qui révélaient le chef apparut, sortant d’un des coins obscurs de la maison. Il était blessé à la jambe et s’appuyait sur un des siens. Sa main tenait un fusil, qu’il présentait à ses ennemis. Voilà Bou-Zian, s’écria le guide. Aussitôt le commandant se jeta sur lui et empêcha ses soldats de faire feu. « Je suis Bou-Zian, » telle fut la seule parole du prisonnier, puis il s’assit à la manière arabe et se mit à prier. M. de Lavarande lui demanda où était sa famille. Sur sa réponse, il envoya l’ordre de la sauver ; mais il était trop tard : déjà sa mère, sa femme et sa fille avaient été mises à mort, victimes de la fureur des zouaves, qui s’étaient introduits dans toutes les pièces et en avaient passé les habitans au fil de l’épée. La fille de Bou-Zian, que sa beauté aurait dû faire épargner, ne put donc être sauvée, pas plus que les autres femmes qui, mêlées aux défenseurs, devaient subir, comme eux, le sort des armes. C’est la nécessité cette loi inexorable de la guerre, qui justifie de telles fureurs, et toute ville qui est prise d’assaut, après avoir refusé de se rendre, y est condamnée. M. de Lavarande avait envoyé prévenir le général Herbillon que Bou-Zian était entre ses mains. « Faites le tuer, » telle fut la réponse. Un second message rapporte le même ordre. Le commandant fit appeler quatre zouaves et leur ordonna à un signal donné de viser au cœur. Se tournant ensuite vers Bou-Zian, il lui demanda ce qu’il désirait et ce qu’il avait à dire. « Vous avez été les plus forts, Dieu seul est grand, que sa volonté soit faite ! » Ce fût la réponse du chef arabe. M. de Lavarande, le prenant alors par la main, le força à se lever, et, après l’avoir appuyé le long d’un mur, se retira vivement. Les quatre zouaves firent feu. Bou-Zian tomba raide mort. On voulait lui faire couper la tête par le guide qui l’avait trahi ; mais celui-ci refusa et présenta aussitôt la sienne. Ce fut un zouave qui s’en chargea : il apporta ensuite le sanglant trophée au colonel Canrobert et le lui jeta entre les pieds. La tête du plus jeune fils de Bou-Zian fut également rapportée au colonel et alla rejoindre celle de son père. On décapita aussi le cadavre de Si-Moussa, qui avait été découvert au milieu des morts.

Cependant, sur les autres points de la ville, la guerre des étages supérieurs et des souterrains se continuait ; car il y eut deux champs de bataille dans cet assaut : l’un au-dessus du sol, l’autre au-dessous, ce dernier plus affreux que l’autre. Là où il était impossible à nos soldats de pénétrer, et où le combat dans l’ombre avec des ennemis entassés et invisibles n’aurait été qu’une sanglante mêlée inutilement périlleuse, on s’aidait de sacs à poudre ; leur explosion renversait les murs sur les défenseurs enfouis, et ceux qui n’étaient pas écrasés par leur chute périssaient étouffés dans les caves où ils avaient cherché leur dernier refuge. Le soldat, avide de vengeance, fouillait tous les coins des maisons, pénétrait par toutes les issues, ne laissait échapper aucune victime. Les Arabes avaient été enfermés dans un cercle de feu, et du côté de nos travaux d’attaque si bien gardés, et du côté de la campagne, que le général Herbillon avait fait cerner, pas un ne put échapper à l’extermination !

Nous avons dit que le commandant Bourbaki avait été chargé de couper les communications de Zaatcha avec l’intérieur. Toute la matinée il eut à soutenir une lutte des plus opiniâtres contre sept ou huit cents auxiliaires, qui, accourus au secours des assiégés, témoins de leur dernière résistance, excités par leurs cris, et séparés d’eux seulement par l’épaisseur des rangs de nos soldats, firent jusqu’à onze heures les efforts les plus désespérés pour s’y frayer un passage et ouvrir une porte de salut à leurs frères ; mais le bataillon des indigènes gardait la porte, et elle resta fermée sur les derniers défenseurs de la ville. Vers le milieu du jour, tout était fini. Il ne restait que les vainqueurs et des ruines ! Le reste de la soirée et le lendemain furent employés à raser la place. À la tombée de la nuit, on fit sauter les deux mosquées, celle de la zaouia et scelle de Zaatcha. Il fallait prouver aux Arabes que leur dieu, qu’ils invoquaient contre nous, ne pouvait désormais les protéger dans leur révolte.

Lorsque le minaret de la mosquée de Zaatcha sauta en l’air avec un fracas épouvantable, un long cri de joie s’éleva dans le camp : c’était le couronnement de ce siége si long, si pénible, qui nous avait coûté tant d’efforts et de sang. L’assaut surtout avait achevé de remplir nos ambulances. D’un corps expéditionnaire dont l’effectif avait varié de quatre à sept mille hommes, quinze cents environ avaient été tués ou blessés ; près de quatre vingts officiers frappés, dont trente mortellement. Le seul corps des zouaves, troupe incomparable et fidèle aux traditions de gloire que lui a léguées son premier chef, le général Lamoricière, comptait près de trois cents blessés. Les soins du moins ne leur manquèrent pas dans ce lointain désert, ni les consolations, et un pieux ecclésiastique vint de Constantine apporter les secours de la religion aux victimes du siége.

Les Arabes étaient consternés ; ceux des oasis voisines accoururent se livrer sans condition au général Herbillon. Au surplus, jamais spectacle plus propre à terrifier les imaginations ne s’était offert à leurs yeux. La ville détruite de fond en comble, les mosquées renversées, les habitans massacrés, les têtes de Bou-Zian, de son jeune fils et de Si-Moussa plantées au milieu du camp, les tribus nomades dispersées et dépouillées, les frais de la guerre imposés aux vaincus, tout leur disait assez à quels maîtres auraient affaire désormais les révoltés. Le surlendemain de la prise de la ville, le général fit lever le camp. Déjà l’odeur de tant de cadavres rendait la situation de l’armée intolérable. Les acclamations répondirent à l’ordre du départ, et la colonne se mit en marche pour Biskara, où elle arriva, deux jours après, dans un état de délabrement complet. Les figures de nos soldats accusaient les souffrances et les privations. Les durs travaux de ce long siége avaient usé leurs effets, et c’est pour la plupart avec des vêtemens de peaux de chèvre ou de mouton qu’ils firent leur rentrée dans ce premier poste occupé par la France, où ils amenaient les troupeaux de la razzia des nomades, de nombreux otages, et les têtes des chefs de l’insurrection que les Arabes des Ziban durent voir long-temps encore exposées sur la place du marché de Biskara en signe de l’éclatante défaite des révoltés.

Cette leçon mémorable ne fut pas la dernière que nous dûmes leur infliger. L’insurrection s’était propagée au loin ; il fallut encore la châtier dans une partie du Tell, le Hodna, et, dans le pays montagneux de l’Aurès. Le colonel Canrobert, chargé de cette mission, éprouva à Narah une résistance qui lui valut un nouveau titre de gloire, et qui l’obligea à brûler la ville insolente, après en avoir fait passer les habitans par les armes.

Quelques mois après, le choléra achevait l’œuvre de la guerre ; mais ce fléau n’épargna pas plus les vainqueurs que les vaincus : il porta la désolation au sein des tribus, en décima une partie en même temps qu’il détruisit presque totalement notre garnison de Biskara.

Il faudra beaucoup de temps pour que tous ces désastres soient oubliés et réparés. Toutefois la pacification des Ziban est complète aujourd’hui. Leurs habitans, terrifiés par de si cruels exemples, se soumettent à la volonté de Dieu et au joug de la force. Ils peuvent d’ailleurs comparer, avec les maux qu’ils s’attirent par la guerre, les biens qu’ils trouvent dans la soumission. Notre domination assure aux Arabes des oasis une sécurité pour leurs personnes, une liberté pour leurs transactions, une prospérité pour leur industrie, qu’ils ne connaissaient pas dans le passé. Il faut les habituer à en comprendre, à en ressentir l’heureuse influence ; car, de toutes les parties de l’Afrique où règnent nos armes, peut-être celle-ci est-elle la plus intéressante, celle qui peut le mieux répondre dans l’avenir aux sacrifices et aux espérances de la France. Et quand on se figure ce que peuvent rapporter ces forêts de palmiers où se cueillent les plus belles dattes, ces peuplades laborieuses, à la fois industrielles et agricoles, dont les produits sont dignes des marchés d’Europe, on comprend tout ce qu’il est permis d’attendre de nos relations futures avec un pays dont la civilisation commence, et qui est sans fin comme le désert.


Charles Bocher.
  1. Le cercle de Biskara verse annuellement près de 700, 000 francs dans le trésor français.
  2. Voici les noms des commandans supérieurs de Biskara depuis notre domination, qui date de 1845 : M. Petitgand, assassiné en 1845 ; M. Thomas, aujourd’hui colonel du 11e léger ; M. de Saint-Germain, tué dans la dernière guerre des Ziban ; M. Saade, mort victime du choléra en 1850.
  3. C’est le même chef qui, en 1840, prit trois drapeaux, deux canons et cinq cents fusils à un lieutenant d’Abd-el-Kader, et coupa cinq cents têtes, dont il envoya les cinq cents oreilles droites au général Galbois.
  4. L’ex-bey de Constantine est en ce moment interné à Alger, où il vit fort retiré avec sa famille ; le gouvernement français lui fait une pension ; il se montre très reconnaissant des égards que l’on a pour lui.
  5. Terme de mépris dans la bouche des Arabes pour désigner les gens des Ziban.
  6. Un palmier femelle rapporte 6 francs par an ; l’impôt français s’élève à 40 centimes ; c’est moins que le dixième des revenus qui pourrait être exigé. À Tuggurth et dans le Djerid, qui est le Sahara de la régence de Tunis, on demande un peu plus que nous à l’impôt.
  7. Zaouia, espèce de couvent habité jar des Arabes savans, religieux et guerriers.
  8. Le choléra fut ainsi au milieu de l’armée de Zaatcha ; depuis ce jour, il fit autant de victimes que le feu de l’ennemi.