Le Siècle de Louis XIV/Édition Garnier/Avertissement pour la présente édition

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Le Siècle de Louis XIV
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 14, Histoire (4) (p. iii-viii).


AVERTISSEMENT
POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.


Nous entrons maintenant dans la partie de l’œuvre historique de Voltaire, plus spécialement consacrée à la France. Cette série s’ouvre par le Siècle de Louis XIV. L’idée de tracer un tableau du grand règne s’était présentée à Voltaire de bonne heure, dans la fréquentation des hommes qui avaient vécu sous Louis XIV, qui l’avaient approché et servi. Il dit lui-même qu’il passa trente années à s’instruire des faits principaux de ce règne. Les conversations des Caumartin lui furent notamment très-utiles. Ses rapports familiers avec le vieux maréchal de Villars, qui aimait à raconter ses campagnes et ses négociations, ne lui profitèrent pas moins. Les archives de quelques grandes familles lui furent ouvertes : il eut communication du journal de Dangeau, du manuscrit de Torcy. Il consulta et dépouilla les portefeuilles du dépôt de la guerre. Il n’épargna pas enfin les recherches et puisa aux meilleures sources. Les matériaux ainsi amassés de longtemps, il les mit en œuvre lorsqu’il était parvenu à la maturité de l’âge, pendant les années qu’il passa loin de Paris et de Versailles, à la cour de Frédéric II. Et peut-être cet éloignement, qui faisait mieux sentir à l’auteur le prix de la patrie, fut-il favorable à l’ouvrage.

Le Siècle de Louis XIV émerveilla les contemporains, qui n’avaient rien de comparable à y opposer. L’aîné des d’Argenson, particulièrement, exprime un véritable enthousiasme : « Oh ! le livre admirable ! que d’esprit et de génie ! quel choix de grandes choses ! que cela est vu de haut et en grand ! quel style noble et élevé ! Peu de fautes, et beaucoup de grandes vérités. Voltaire sait tout, parle de tout en expert[1]. »

Lord Chesterfield écrivait à son fils (13 avril 1752) : « Voltaire m’a envoyé de Berlin son histoire du Siècle de Louis XIV ; elle est arrivée à propos ; milord Bolingbroke m’avait justement appris comment on doit lire l’histoire. Voltaire me fait voir comment on doit l’écrire… C’est l’histoire de l’esprit humain, écrite par un homme de génie pour l’usage des gens d’esprit… Il me dit tout ce que je souhaite de savoir, et rien de plus ; ses réflexions sont courtes, justes, et en produisent d’autres dans ses lecteurs. Exempt de préjugés religieux, philosophiques, politiques et nationaux, plus qu’aucun historien que j’aie jamais lu, il rapporte tous les faits avec autant de vérité et d’impartialité que les bienséances, qu’on doit toujours observer, le lui permettent… Il y a deux affectations puériles dont je souhaiterais que ce livre eût été exempt : l’une est une subversion totale de l’orthographe française anciennement établie ; l’autre est qu’il n’y a pas une seule lettre capitale dans tout le livre, excepté au commencement d’un paragraphe. Je vois avec déplaisir Rome, Paris, la France, César, Henri IV, etc., en lettres minuscules, et je ne conçois pas qu’il y ait aucune raison de retrancher de ces mots les capitales malgré un long usage. »

C’est en effet au Siècle de Louis XIV qu’il convient de faire remonter l’application de ce qu’on a appelé l’orthographe de Voltaire, qui a si bien prévalu que nul ne songe plus aujourd’hui à s’y soustraire. Quant à l’absence de lettres capitales, que signale le spirituel Anglais, effectivement elle produit, dans l’édition de Berlin, un effet assez bizarre ; mais Voltaire, s’il était pour quelque chose dans cette innovation, n’y persista pas et revint, dans les éditions suivantes, au système ordinaire.

Les louanges des meilleurs juges des travaux historiques confirmèrent le sentiment général. Ils ne firent guère qu’une réserve à leurs éloges. Ils regrettèrent seulement le peu d’étendue de la liste raisonnée des personnages célèbres. « MM. de Meinières et de Foncemagne, écrit d’Argental à l’auteur (Paris, 19 mars 1752), admirent le Siècle de Louis XIV ; mais les observations du second tombent principalement sur le Catalogue des écrivains. En effet cette partie n’est ni assez méditée, ni assez exacte. » Mais c’est moins à Voltaire qu’aux circonstances qu’il fallait s’en prendre. Cette partie de l’ouvrage eût été plus détaillée, plus précise et plus ample, si l’historien se fût trouvé à Paris : « C’était mon principal objet, dit-il (au président Hénault, 8 janvier 1762), mais que puis-je à Berlin ? »

La première édition fut enlevée en quelques jours. Huit éditions parurent en moins de huit mois, sans compter deux traductions allemandes publiées la même année, l’une à Francfort, et l’autre à Leipsick. Parmi ces réimpressions, il en est une qui se produisit dans des circonstances bien faites pour exciter la surprise, aujourd’hui que la propriété littéraire est un peu plus respectée qu’elle ne l’était à cette époque. La Beaumelle était alors à Berlin ; en hostilités ouvertes avec Voltaire, il déclara que le livre de son adversaire était plein « de pauvretés, de fautes et d’esprit ». Le public trouvant le jugement aussi injuste que présomptueux, La Beaumelle se fit fort de prouver son dire, et annonça un examen critique de l’ouvrage.

Cette annonce inquiéta Voltaire, qui savait que La Beaumelle était possesseur de la correspondance de Mme de Maintenon. L’existence de ces lettres de Mme de Maintenon ébranla sa confiance dans son travail, et lui inspira de vives appréhensions. Il chercha tantôt à intimider le libelliste, tantôt à détourner ses menaces : « Quoique j’aie passé trente années à m’instruire des faits principaux qui regardent ce règne ; quoiqu’on m’ait envoyé en dernier lieu les mémoires les plus instructifs, cependant je pense avoir fait, comme dit Bayle, bien des péchés de commission et d’omission. Tout homme de lettres qui s’intéresse à la vérité et à l’honneur de ce beau siècle doit m’honorer de ses lumières ; mais quand on écrira contre moi en faisant imprimer mon propre ouvrage pour ruiner mon libraire, un tel procédé aura-t-il des approbateurs ? »

La Beaumelle ne se laisse pas désarmer. Il met son projet à exécution, et publie le Siècle de Louis XIV avec des remarques. C’est un des exemples de piraterie littéraire les plus audacieux que l’on puisse citer. On verra les suites de cette insolente contrefaçon dans l’Avertissement de Beuchot en tête du Supplément au Siècle de Louis XIV.

Le Siècle de Louis XIV est resté dans l’estime de la postérité à la hauteur où l’estime des contemporains l’avait placé tout d’abord : c’est une œuvre consacrée, un monument indestructible, « On ne montrera pas mieux, dit Villemain, le génie de cette société puissante et polie dont Voltaire avait vu la dernière splendeur et dont il parlait la langue. C’est par là que son récit est original et ne peut plus être surpassé. »

M. D. Nisard, dans son Histoire de la littérature française apprécie ainsi l’ouvrage qui est, à ses yeux, le principal titre de Voltaire historien. « De toutes les inspirations de Voltaire, dit-il, la plus heureuse est le Siècle de Louis XIV. Il en eut la pensée dans le temps où il aima la gloire avec le plus de candeur et où elle lui apparaissait sous la forme de ces générations de jeunes Français apprenant à admirer dans le Siècle de Louis XIV toutes les grandeurs de leur pays. L’idée de placer la France du xviie siècle à la tête de l’Europe intellectuelle, de faire accepter de tout le monde l’appellation du siècle de Louis XIV, de présenter à l’esprit humain, comme sa plus parfaite image, l’esprit français personnifié dans nos écrivains, nos savants et nos artistes, cette idée-là ne vint à Voltaire ni d’un besoin public ni d’une invitation de la mode. Ce fut son œuvre personnelle… La mémoire de Louis XIV avait toute sorte d’adversaires…

« On a critiqué, dans ces dernières années, et on critique encore le plan, ou plutôt ce qu’on appelle le manque de plan du Siècle de Louis XIV. Le premier reproche en est venu de Gibbon, qui contentait peut-être à son insu ses préjugés d’Anglais et sa rivalité d’historien. Une nouvelle théorie de l’histoire a mis sa critique en crédit. Nous sommes devenus très-difficiles sur les devoirs de l’historien. La pratique du gouvernement représentatif où tous les ressorts d’une grande société sont mis au jour nous a persuadés que nous sommes très-bons juges de la politique, que nous n’ignorons pas la guerre, que nous nous entendons en finances, que l’administration n’a plus de secrets pour nous, que rien ne nous échappe des rapports de la fortune publique avec l’esprit général du gouvernement. Nous nous flattons de sentir l’unité de l’État dans la multiplicité des fonctions sociales. Tout ce qu’on nous explique, nous croyons le comprendre, et nous ne sommes pas loin de nous imaginer que les seules choses dont on puisse bien juger sans étude, c’est la société et l’État. Un historien qui ne nous montre pas le tout comme à des gens qui s’y connaissent risque fort de ne pas nous faire agréer ce qu’il nous montre…

« Il y a un certain goût de la perfection qui nous rend injustes… J’ai bien peur qu’il n’en soit ainsi pour le Siècle de Louis XIV. Quand on a répété, après Gibbon, que c’est un livre sans plan, un char mal attelé que les chevaux tirent en tous sens, au risque de le faire verser, on a tout dit. On a fait à ses propres yeux preuve d’instruction ; on a obtenu ce qu’on recherche plus que l’instruction : on a loué son propre goût en critiquant un grand écrivain…

« Mais le moyen qu’a pris Voltaire est-il donc si mauvais ? à un récit complexe et continu, où l’on eût échoué à dissimuler le pêle-mêle, il a préféré une suite de tableaux représentant l’un après l’autre tous les grands côtés de la société française sous le règne de Louis XIV. Chaque tableau est un sujet, et chaque sujet provoque un genre de curiosité particulière que Voltaire satisfait. Ce plan-là en vaut un autre ; il était nouveau alors ; il n’a pas cessé d’être bon.

« Je prends pour exemple le tableau des guerres, et, parmi ces guerres, celle de Hollande. Ce que nous demandons à l’historien pour en garder une impression durable, ce sont les causes de la guerre exposées et jugées, la situation des deux peuples qui vont en venir aux mains, leurs chefs, les préparatifs de la lutte, les batailles, et, dans les récits de ces batailles, une stratégie à l’usage de ceux qui ne savent pas la guerre, les traits qui caractérisent le commandement chez les généraux et la manière de se battre chez les soldats, la justice rendue à tous, avec un peu d’inclination pour tout ce qui peut honorer notre nation à ses propres yeux et entretenir parmi nous la tradition de la discipline et du courage. Autant de questions que Voltaire s’est posées et auxquelles il répond.

Je n’empêche pas que, pour montrer les causes de la guerre, on n’analyse longuement les dépêches et qu’on n’entrecoupe le récit par des extraits, — mais alors on fait une histoire diplomatique ; — qu’on ne s’étende sur les dissensions de la Hollande et sur la fin tragique des de Witt, — mais c’est entreprendre sur l’histoire de la Hollande ; — qu’on ne raconte au long les combats qui en peu de jours mettent la Hollande aux abois et la forcent à se noyer pour se sauver, — mais ce sont là des mémoires militaires.

« En attendant, je me contente de ce récit, qui m’en apprend assez sur les causes de la guerre pour que je ne confonde pas cette conquête manquée avec une guerre juste, et l’ambition du roi avec la querelle de la France ; qui, des luttes intérieures de la Hollande, fait ressortir cette triste vérité que l’invasion même ne réconcilie pas les partis ; qui m’intéresse aux deux nations, à la Hollande par la justice et par le respect du faible, à la France par le patriotisme et l’amour de la gloire ; qui, parmi plusieurs portraits d’un dessin aussi juste que brillant, me laisse imprimées dans l’esprit les deux grandes figures royales du siècle, Louis XIV et Guillaume III, esquissées comme certains croquis de grands maîtres dont le crayon ne laisse plus rien à faire au pinceau.

« Dans un second tableau, d’un genre tout différent, Voltaire nous peint la France sortant, sous le souffle puissant de Louis XIV, du chaos de la Fronde.

« Je suppose un lecteur qui connaît en gros les principaux traits de cette époque : l’œuvre de Richelieu attaquée et près de périr ; un parlement qui veut régir l’état, et ne rend pas la justice ; un Condé, un Turenne, menant les armées étrangères contre la France ; des finances mises au pillage ; un premier réparateur, l’Italien Mazarin, plus Français que les Français de la Fronde, mais qui se paye de ses services par des mains qui prennent tout ; que va-t-il demander à historien ? Ce que Voltaire s’est demandé, nous dit-il, à lui-même, avant d’écrire son chapitre : la France s’en tirera-t-elle ? Comment une société, tombée en dissolution parce que tout le monde veut la gouverner, et personne gratuitement, va-t-elle se relever sur ses bases, et quelles sont ces bases ? Le chapitre répond à ces questions. Tout ce que le lecteur voulait voir, il le voit : où il y avait des ruines, une résurrection ; où il n’y avait rien, des créations durables ; le jeu rendu à tous les ressorts de la machine ; les mêmes hommes qui hors de leur place troublaient l’État, à leur place le raffermissant et l’illustrant ; la fonction du gouvernement exercée par celui auquel elle appartenait, et qui avait, comme tout exprès, l’amour de la gloire si inséparable de l’idée du bien public que je n’oserais pas le mettre au-dessous de l’amour du devoir. Il reste de tout cela, comme impressions dernières, l’idée de ce que chacun doit à l’État et de ce que l’État doit à tous, le patriotisme, la bienveillance réciproque, le devoir de chaque profession, le besoin du grand qui est l’utile sous sa forme la plus élevée, l’admiration pour les grands hommes avec une justice particulière pour ceux qui ont le génie du gouvernement, et qui sont chargés de la triple tâche de conserver, de faire marcher, et de perfectionner la machine.

« La même intelligence des besoins du lecteur a composé le chapitre des Anecdotes et Particularités et le chapitre des Lettres et Arts. Comme beaucoup d’écrits de Voltaire, ils tiennent plus que le titre ne promet. Le premier est une histoire familière de la cour de Louis XIV ; vrai tableau, ou plutôt vraie galerie de tableaux imposants ou charmants, au-dessus desquels domine, tracé d’une main libre, pour l’histoire et non pour la tragédie, le portrait du grand roi. Dans le second, nous voyons apparaître et comme se lever successivement à l’horizon tous ces astres de la poésie, de l’éloquence et des arts, qui brillent à jamais sur la France, et dirigent les générations dans toutes les voies de l’idéal. Il s’agit encore là de portraits, de ceux qui nous sont le plus chers, de nos pères par l’esprit, de ces grands esprits qui, selon la belle parole de Voltaire, « ont préparé des plaisirs purs et durables aux hommes qui ne sont point encore nés ». Rien n’a vieilli des jugements sommaires et pourtant si pleins qu’il en a portés ; la critique la plus profonde ne réussit qu’à nous en donner les motifs…

« L’admiration pour le XVIIe siècle est une des forces morales de notre pays ; à qui nous l’a enseignée le premier il faut beaucoup pardonner. Le livre de Voltaire n’est pas seulement un bon livre : c’est un bienfait. »

Un autre écrivain, P.-J. Proudhon, placé à un point de vue très-différent, dit de même : « Sous Richelieu, Mazarin et Louis XIV, les lettrés se rangent du côté de la couronne contre la féodalité. Aux funérailles de celle-ci, ils ont tenu les coins du poêle ; grâce à eux surtout, la royauté française s’est reconnue. Quoi qu’ait écrit Saint-Simon, avocat d’un ordre de choses évanoui, quoi que ressasse à sa suite une démocratie absurde, notre jugement sur Louis XIV doit être celui de Voltaire. »

L’esprit de parti, dans sa réaction aveugle contre le passé, s’est efforcé de détruire ce monument élevé à la gloire d’un roi. Nous serions bien avancés, s’il pouvait y réussir. Est-ce que la gloire de Louis XIV ne fait pas partie de la gloire française ? Est-ce qu’elle n’est pas une portion même de l’honneur total de l’humanité ? Aussi ces haines étroites, inintelligentes, seront-elles impuissantes dans leur « absurde » dessein, et le dernier mot restera à l’historien qui a tracé le tableau grandiose qu’on va lire ; œuvre magistrale qui, malgré quelques erreurs de détail, reste vraie dans son ensemble, exacte surtout de ton et de couleur, et qui, lors même que la France aura cessé d’exister, illustrera encore la France.

Louis MOLAND.





  1. Marquis d’Argenson, Mémoires, édit. de la Bibliothèque elzévirienne, tome V, page 147.