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Le Socialisme VIII et IX. Les Précurseurs du Socialisme moderne : P.-J. PROUDHON

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I


Le socialisme, ou le communisme, comme vous le savez, a comme objet la transformation fondamentale de la société actuelle, basée sur la propriété privée des instruments de travail.

Comme doctrine, le socialisme, ou le communisme, comprend deux parties : la partie critique et la partie positive.

La partie critique a comme objet de démolir, théoriquement, la société actuelle. La partie positivé a, comme objet, de reconstruire la cité communiste. Voilà pourquoi, camarades, nous trouvons dans chaque grand théoricien, dans chaque grand doctrinaire socialiste, ces deux parties : la partie critique et la partie positive.

Si nous jetons un coup d’œil en arrière, sur les hommes de premier ordre dont nous avons étudié les théories, nous retrouvons ces mêmes deux parties dans l’œuvre de chacun :

Platon critique, naturellement, toutes les conséquences de l’égoïsme basées sur la propriété, et il donne un plan de société idéale.

Chez Morelly, nous retrouvons ces deux mêmes parties, la critique de la propriété privée, de tous les vices qu’elle engendre, et les bases de la société nouvelle. Nous trouvons chez Morelly, le grand communiste du XVIIIe siècle, cette théorie qui est la base de toutes les théories socialistes, que ce n’est pas la nature humaine qui est responsable de nos misères, que c’est la société, le milieu social, la propriété privée, fondement du milieu social actuel.

Chez Jean-Jacques Rousseau, nous trouvons, d’une part, la critique de la civilisation, c’est-à-dire du mensonge social actuel, toute l’hypocrisie des rapports qui existent actuellement entre les hommes. Comme idée positive, ce n’est pas chez Rousseau, au fond, le socialisme tel que nous le comprenons, c’est plutôt un rêve de « retour à la nature ».

Chez Saint-Simon, vous voyez la critique des régimes passés : régime théocratique où dominait le clergé, l’aristocratie féodale et nobiliaire, et la glorification du nouveau facteur de la société moderne qui doit transformer la face sociale, la glorification de la production industrielle, du travail.

Chez Charles Fourier, nous constatons une critique géniale du mercantilisme, c’est-à-dire du commerce capitaliste, et un plan de société nouvelle basée sur la coopération, collaboration harmonique des hommes qui remplacera l’incohérence, l’anarchie actuelle et le gaspillage inouï que comporte cette anarchie.

Vous avez là une synthèse de toutes les idées fondamentales de ceux que nous avons étudiés. Et vous voyez par cette énumération méthodique que l’étude de ces grands précurseurs du socialisme moderne n’a pas seulement pour nous un caractère théorique, mais que chaque théoricien, chaque doctrinaire, chaque précurseur du socialisme moderne, représente un côté essentiel de nos idées, un élément important de notre doctrine. L’étude de nos précurseurs nous donne donc des armes pour nous former d’abord une conviction raisonnée communiste, et aussi pour combattre les arguments qu’on nous oppose à chaque instant.

Nous passons maintenant à l’étude de Proudhon qui, lui aussi, contient fatalement ces deux éléments : l’élément critique, l’élément négatif, et l’élément positif.

Quel est l’élément critique de Proudhon ? C’est une critique, plus ingénieuse, plus violente que chez tous les précurseurs, de la propriété privée, c’est en même temps une critique non moins violente, systématique de l’autorité. Il critique donc les deux formes fondamentales de l’exploitation de l’homme par l’homme, l’exploitation par la propriété privée, l’exploitation économique, matérielle, et l’ exploitation non moins importante par le gouvernement, par le principe autoritaire.

Son élément positif, c’est la doctrine de la mutualité que nous étudierons dans la suite.

Disons d’abord quelques mots sur la personnalité remarquable, la vie agitée de Proudhon.

Proudhon a rempli de ses faits et gestes un quart de siècle, depuis la publication de son premier mémoire sur la propriété : Qu’est-ce que la propriété ? en 1840, jusqu’à sa mort, en 1865. Proudhon est né à Besançon, — comme Charles Fourier et Victor Hugo — le 15 janvier 1809. Il y a un peu plus de dix années, en 1909, le ministre Viviani a fêté le centenaire de Proudhon. Il est mort le 17 janvier 1865. Sa vie, vous le voyez, ne fut pas longue. Il est mort à 56 ans.

Il est né d’une famille ouvrière. Son père était garçon brasseur. Sa mère était domestique, une vraie paysanne, servant pour les gros ouvrages. C’était une personne d’ordre et de grand bon sens. Proudhon lui-même, en parlant de son origine disait : « Je suis sorti du plus épais limon révolutionnaire ». Son grand-père, un paysan-soldat, était d’un caractère très violent. On l’appelait en patois Tournési. Je rappelle ce nom parce qu’il est lié à une aventure qui lui est arrivée. Niant pratiquement la propriété, le grand-père de Proudhon se fit braconnier, ne reconnaissant pas la propriété des forêts d’un riche voisin. Un jour, il est arrêté par un garde qui lui demande, sur un ton violent : « Comment t’appelles-tu ? » Il répond : « Je m’appelle Retournes-y. » Un combat furieux s’engage. Le garde a été tué dans la bagarre par le grand-père de Proudhon. Proudhon place son grand-père au niveau des hommes de Plutarque. Il le fête comme héros.

A huit ans, Proudhon gardait les vaches. Il vivait de la vie d’un simple ouvrier. Et pour vous donner à la fois une idée de sa vie et de son style remarquable — Proudhon est le plus grand écrivain parmi les socialistes — je vous cite la description qu’il fit de sa jeunesse dans sa grande œuvre : La Justice (six volumes) :

« Je ne connais pas, dit-il, d’existence à la fois plus contemplative et plus réaliste, plus opposée à cet absurde spiritualisme qui fait le fond de l’éducation et de la vie chrétienne, que celle de l’homme des champs…

« Quel plaisir autrefois de me rouler dans les hautes herbes, que j’aurais voulu brouter, comme mes vaches ; de courir pieds nus sur les sentiers unis, le long des haies ; d’enfoncer mes jambes, en rechaussant (rebinant) les verts turquis, dans la terre profonde et fraîche ! Plus d’une fois, par les chaudes matinées de juin, il m’est arrivé de quitter mes habits et de prendre sur la pelouse un bain de rosée.

« Que dites-vous de cette existence crottée. Monseigneur ? Elle fait de médiocres chrétiens, je vous assure. A peine si je distinguais le moi des non-moi… L’idée de ma personne se confondait dans ma tête avec celle de mon bien-être, et je n’avais garde d’aller chercher là-dessous la substance inétendue et immatérielle. Tout le jour, je me remplissais de mûres, de raiponces, de salsifis des prés, de pois verts, de graines de pavots, d’épis de maïs grillés, de baies de toutes sortes, lambrusques, fruits sauvages ; je me gorgeais d’une masse de crudités à faire crever un petit bourgeois élevé gentiment, et qui ne produisaient d’autre effet sur mon estomac que de me donner le soir un formidable appétit. L’aime nature ne fait mal à ceux qui lui appartiennent…

« Que d’ondées j’ai essuyées ! Que de fois, trempé jusqu’aux os, j’ai séché mes habits sur mon corps, à la bise ou au soleil ! Que de bains pris à toute heure, l’été dans la rivière, l’hiver dans les sources ! Je grimpais sur les arbres ; je me fourrais dans les cavernes ; j’attrapais les grenouilles à la course, les écrevisses dans leurs trous, au risque de rencontrer une affreuse salamandre ; puis, je faisais sans désemparer griller ma chasse sur les charbons…

« … Aussi, comme je pleurais en lisant les adieux de Philoctète si bien traduits de Sophocle par Fénelon : « Adieu cher antre ! Adieu nymphes des prés humides ! Je n’entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage où tant de fois j’ai souffert des injures de l’air ! Adieu, promontoire, où l’écho répéta tant de fois mes gémissements ! Adieu, douces fontaines, qui me fûtes si amères ! Adieu, ô terre de Lemnos ! laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m’appelle la volonté des dieux et de mes amis. »

Ce qui : caractérise Proudhon, toute sa vie durant, c’est ces deux qualités : quelles que soient les vicissitudes de sa fortune, il est resté peuple, et il est resté libre et indépendant. C’est d’ailleurs un peu le caractère des hommes de son pays, la Franche-Comté, pays des montagnes. Et cette idée de liberté, d’égalité, d’indépendance, se retrouve partout dans son œuvre. Comme je l’ai dit, Proudhon était pauvre. Il ne pouvait pas avoir d’autre instruction que celle qu’il s’est donnée à lui-même. Il profitait de ses loisirs pour lire on peut dire des bibliothèques tout entières. Quand je suis allé à Besançon, j’avais la curiosité de passer par sa bibliothèque, qui contient plusieurs manuscrits de Proudhon, et dont il a dû absorber le riche contenu.

Voici ce que raconte un de ses biographes, Sainte-Beuve, le grand critique littéraire, qui ne partagea pas ses idées, mais qui écrivit un livre remarquable sur Proudhon :

« Dans son ardeur au travail et sa soif d’apprendre, Proudhon ne se contentait point de l’enseignement de ses maîtres. Dès l’âge de douze à quatorze ans, il fréquentait assidûment la bibliothèque de la ville. Une curiosité le menait à l’autre, et il demandait livre sur livre, quelquefois huit ou dix dans la même séance. Le savant bibliothécaire, l’ami et presque le frère de Charles Nodier, M. Weiss, s’approcha un jour de lui, et lui dit en souriant : « Mais, mon petit ami, qu’est-ce que vous voulez faire de tous ces livres ? » L’enfant leva la tête, toisa l’interlocuteur et pour toute réponse : « Qu’est-ce que cela vous fait ? » Et le bon M. Weiss se le tînt pour dit ce jour-là ».

C’est tout le caractère de Proudhon.

Il apprit le métier de typographe et fit le tour de France, comme un simple ouvrier. Souvent, il se trouvait sans argent et sans ouvrage. Heureusement pour lui, en 1820, à 20 ans, il attira sur lui l’attention d’un compatriote, Fallot, dont il corrigea, en sa qualité de correcteur d’imprimerie, un livre écrit en latin. Frappé de l’intelligence vive de Proudhon, il décrit son caractère en ces termes enthousiastes :

« Voici ma prédiction : vous serez, Proudhon, malgré vous, inévitablement, par le fait de votre destinée, un écrivain, un auteur ; vous serez un philosophe ; vous serez une des lumières du siècle, et votre nom tiendra sa place dans les fastes du XIXe siècle, comme ceux de Gassendi, de Descartes, de Malbranche, de Bacon, dans le XVIIe siècle ; comme ceux de Diderot, de Montesquieu, d’Helvétius, de Locke, d’Hume, de d’Holbach, dans le XVIIIe. Tel sera votre sort. »

Il a exagéré un peu, mais tout de même Proudhon a joué un très grand rôle. Malheureusement, aujourd’hui, on l’ignore complètement. Autant on a parlé de lui entre 1840 et 1865, autant on fait le silence maintenant. Vous verrez pourquoi.

Marx lui-même n’était pas tout à fait juste envers Proudhon. Dans sa critique, dans l’éreintement remarquable d’ailleurs, génial même, la Misère de la Philosophie qu’il publia en réponse à la Philosophie de la Misère de Proudhon, il disait, avec sa manière sarcastique : « Proudhon est considéré comme un grand économiste en Allemagne, et comme un grand philosophe en France ; tous les deux ont tort ». D’ailleurs, après la mort de Proudhon, Marx a corrigé quelque peu son jugement, trop sévère ; juste vis-à-vis des théories de Proudhon, qui, vous le verrez, sont plutôt incohérentes, mais injustes vis-à-vis de son œuvre entière qui est considérable malgré tout.

Comme je l’ai dit, son premier ouvrage, qui a fait beaucoup de bruit, est paru en 1840 : Qu’est-ce que la Propriété. Il commence ainsi :

« Si j’avais à répondre à la question suivante : « Qu’est-ce que l’esclavage » et que d’un seul mot je répondisse : « C’est l’assassinat ! » ma pensée serait d’abord comprise. Je n’aurais pas besoin d’un long discours pour montrer que le pouvoir d’ôter à l’homme la pensée, la volonté, la personnalité, est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c’est l’assassiner. Pourquoi donc à cette autre demande : « Qu’est-ce que la propriété ? » ne puis-je répondre de même. « C’est le vol », sans avoir la certitude de n’être pas entendu, bien que cette seconde proposition ne soit que la première transformée ? »

Il réclame le droit de discuter la propriété, et il dit : « Je prétends que ni le travail, ni l’occupation, ni la loi, ne peuvent créer la propriété, qu’elle est un effet sans cause ».

C’est ici l’origine de la fameuse parole qui a fait, à elle seule, la réputation de Proudhon : a La propriété, c’est le vol ». Marx a fait observer qu’au fond cette proposition n’est pas exacte. Quand on dit : « La propriété, c’est le vol », dans la seconde partie de cette proposition on suppose déjà la propriété existant. On ne peut voler qu’une propriété existante. Ce n’est pas une définition scientifique de la propriété. Mais il ne s’agit pas d’une définition scientifique pour Proudhon. Il s’agit, comme souvent chez Proudhon, de tirer un coup de pistolet pour attirer l’attention. Proudhon, c’est le pamphlétaire de génie, l’auteur des formules lapidaires : « La propriété, c’est le vol » ; « Le meilleur gouvernement, c’est l’anarchie ! », « Dieu, c’est le mal ! ». Voilà les trois grands paradoxes — ce que l’on considérait comme trois grands paradoxes, — les trois terribles coups de pistolet que Proudhon a tiré sur la société actuelle.

Méthodiquement, dans son premier mémoire contre la propriété, il démolit tous les arguments qui tendent à justifier la propriété privée. Il y a trois sortes d’arguments tendant à défendre la propriété privée. On justifie la propriété, d’abord par le droit du premier occupant. Celui qui a le premier occupé un terrain qui était res nullius — la chose de personne — a le droit d’être possesseur de cette terre. La seconde justification, c’est la loi. C’est la loi qui fonde la propriété privée. La troisième, c’est l’utilité publique.

Le droit de première occupation ? Proudhon dit : Par exemple, si j’entre dans un théâtre, — ou, disons-nous, dans un wagon — il est évident que le fait même que j’occupe la place me donne le droit de la garder pendant un certain temps, mais ne me donne pas le droit d’une propriété éternelle. Qu’est-ce qu’on dirait d’un homme qui voudrait occuper trois places à la fois dans un même théâtre. On dirait que c’est un usurpateur. C’est ce qui arrive dans la société actuelle où un homme, ou un groupe d’hommes, profitant d’une supériorité momentanée, d’une force, ont usurpé, au nom du droit du premier occupant, la plus grosse partie du globe, la plus grosse partie de chaque pays. Par cela même, ils se considèrent comme des propriétaires éternels. Donc la première théorie ne justifie pas la propriété. Il dit encore :

« Si le droit de vivre est égal, le droit de travailler est égal, et le droit d’occuper encore égal. Des insulaires pourraient-ils, sans crime, sous prétexte de propriété, repousser avec des crocs, de malheureux naufragés qui tenteraient d’aborder sur leur côte ? D’idée seule d’une pareille barbarie révolte l’imagination ».

Le travail suffit-il à légitimer la propriété ? Pourquoi, demande-t-il, l’homme qui a cessé de travailler deviendra-t-il le propriétaire éternel de l’endroit où il a travaillé. Que le travailleur possède le produit de son travail, c’est légitime. Mais ceux qui justifient la propriété par le travail ne visent pas seulement le produit du travail ; ils visent le sol tout entier, et ce qui est encore plus grave, pouvons-nous ajouter, ceux qui justifient la propriété ne la justifient pas toujours par leur travail, mais par le travail des autres. Par exemple les nobles qui étaient les premiers occupants non seulement ne cultivaient pas leur terre, mais on peut ajouter qu’ils n’ont pas occupé leur terre par leurs propres forces, mais par la force de leurs mercenaires, leurs victimes.

Comme il arrive toujours dans l’histoire, c’est le capitaine, le chef de tribu, le chef des mercenaires ou des brigands occupant par la violence une partie du sol qui le conserve pour lui-même en se débarrassant de ceux qui l’ont aidé à l’occuper par force, par leur force.

La propriété ne peut se justifier par l’utilité publique. Au contraire. Proudhon démontre que la propriété est nuisible. « Da société se détruit elle-même : en ruinant économiquement et physiquement les non-propriétaires. L’expulsion en masse des fermiers incapables de payer la rente est un phénomène banal. La comtesse de Stratford, à elle seule, expulsa 15.000 individus de ses terres qu’ils faisaient valoir comme fermiers ». Comme ils n’étaient pas capables de payer la rente, alors cette comtesse, qui ne faisait rien pour cultiver la terre, a expulsé a elle seule 15.000 autres hommes, 15.000 travailleurs. Une des raisons des formidables révoltes en Irlande est que le véritable paysan était exproprié avec violence par les lords, par les propriétaires actuels du sol irlandais.

Il est curieux de constater que c’est précisément l’argument de l’utilité publique qui a été employé très souvent par Jules Guesde dans ses remarquables articles contre la propriété privée. Il a dit : Nous devons et nous pouvons exproprier les capitalistes au nom de l'utilité publique. Quand, par exemple, on trace une ligne de chemin de fer, on ne demande pas au propriétaire : Veux-tu ou ne veux-tu pas céder le terrain ? Si le chemin de fer doit absolument passer par là, on l’exproprie au nom de l’utilité publique. Si l’intérêt social réclame impérieusement à notre époque l’expropriation des capitalistes, de la propriété privée, au nom de l’utilité publique, nous avons le droit de l’exproprier.

Et Proudhon, résumant les prétentions des propriétaires pour justifier leur propriété, met dans leurs bouches les formules suivantes :

Je suis entrepreneur, je prends la première part ;

Je suis travailleur, je prends la seconde ;

Je suis capitaliste, je prends la troisième ;

Je suis propriétaire, je prends tout.

Il finit par ce tableau qui est trop réel :

« Le peuple des travailleurs ne peut acheter ni les étoffes qu’il tisse ; ni les meubles qu’il fabrique ; ni les métaux qu’il forge, ni les pierreries qu’il taille, ni les estampes qu’il grave ; il ne peut se procurer ni le blé qu’il sème, ni le vin qu’il tire des souches qu’il plante, ni la chair des animaux qu’il élève ; il ne lui est pas permis d’habiter les maisons qu’il a bâties, d’assister aux spectacles qu’il défraie, de goûter le repos que son corps réclame. Et pourquoi ? Parce que pour jouir de tout cela, il faudrait l’acheter au prix coûtant, et que le droit d’aubaine ne le permet pas. Sur l’enseigne des magasins somptueux, le travailleur lit en gros caractères : C’est ton travail, tu n’en auras pas : Sic vos non vobis ».

C’est très bon pour citer dans la propagande, parce que cela résume très bien l’inégalité engendrée par la propriété privée. Je ne puis vous citer que ces quelques échantillons. Le mémoire tout entier doit être lu par chaque propagandiste, Mais il est rare. Il faudra le rééditer pour la propagande.

Dans le même ouvrage, Proudhon ne se contente pas de critiquer la propriété privée. Il critique encore le gouvernement, non pas tel ou tel gouvernement, mais le gouvernement comme tel, ce qui a permis de dire que Proudhon est le père de l’anarchie :

« Quelle forme de gouvernement allons-nous préférer ? — Eh ! pouvez-vous le demander ? répond sans doute quelqu’un de nos plus jeunes lecteurs ; vous êtes républicain. — Républicain, oui ; mais, ce mot ne précise rien. Res publica, c’est la chose publique ; or, quiconque veut la chose publique, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, peut se dire républicain. Les rois aussi sont républicains. — Eh bien ! vous êtes démocrate ? — Non. — Quoi ! vous seriez monarchiste ? — Non. — Constitutionnel ? — Dieu m’en garde. — Vous êtes donc aristocrate ? — Point du tout. — Vous voulez un gouvernement mixte ? — Encore moins. — Qu’êtes-vous donc ? — Je suis anarchiste !

« — Je vous entends : vous faites de la satire ; ceci est à l’adresse du gouvernement. — En aucune façon : vous venez d’entendre ma profession de foi sérieuse et mûrement réfléchie ; quoique très ami de l’ordre, je suis, dans toute la force du terme, anarchiste ».

Anarchie, c’est-à-dire, non pas absence de principe, de règle, mais absence de l’exploitation de l’homme par l’homme, à l’aide du principe de l’autorité.

Il faut dire tout de suite — puisque nous prononçons pour la première fois ici ce mot « anarchie » — que les communistes n’en sont pas effrayés. Les anarchistes représentent souvent Karl Marx comme le fondateur du socialisme autoritaire. Or, Marx a donné l’argument le plus sérieux, le plus formidable, contre l’Etat, contre le gouvernement de l’homme par l’homme, contre l’exploitation politique de l’être humain par un autre être humain. Quand Marx déclare que l’Etat, tout Etat, n’est qu’un conseil d’administration d’une classe dominante, assurant les intérêts de la classe dominante, assurant l’oppression d’une autre classe, par cela même il déclare que l’Etat est une institution de classe. Et comme nous voulons la suppression des classes, il s’ensuit qu’avec la suppression des classes l’Etat de classe doit disparaître. Et Marx reprend la formule de Saint-Simon : A la place de l’Etat, nous mettrons l’administration des choses. Ce ne seront pas les hommes qui seront gouvernés par d’autres hommes. Ce sont les choses publiques, la production, par exemple, qui sera administrée par des compétences, c’est-à-dire par des ouvriers, des spécialistes. Et lorsque le grand disciple de Marx, le grand chef de la révolution communiste, Lénine, a inauguré le Conseil économique de Moscou, il a déclaré textuellement : Nous, commissaires du peuple, nous, gouvernement communiste, nous devons finir par disparaître, en cédant la place à vous, Conseil Economique, parce lorsque l’existence de la société communiste, sera assurée, il n’y aura pas besoin de pouvoir politique. Il n’y aura que l’administration économique.

Ce qui nous sépare des anarchistes — de Proudhon, de Bakounine, de Kropotkine — c’est que nous ne prenons pas, nous communistes, l’absence de gouvernement politique comme point de départ, mais comme point d’arrivée. Nous ne confondons pas le but avec le chemin à parcourir. Un chirurgien qui a pour but la santé, la joie, le bien-être d’un homme est obligé souvent d’employer un moyen qui semble en contradiction avec son but, c’est-à-dire d’accomplir une opération souvent douloureuse, de couper un membre gangrené. Est-ce contradictoire ? Son but est-il de procurer de la souffrance à son patient ? Non, c’est un simple moyen pour débarrasser le malade d’une source de souffrance perpétuelle. Si nous appliquons les méthodes coercitives, la contrainte, en un mot : la dictature, qui est le devoir le plus cruel, il faut dire la vérité, car la dictature, c’est la forme de contrainte la plus barbare — c’est parce qu’il n’y a pas d’autre moyen pour se débarrasser de la dictature-éternelle, du privilège, de l’exploitation du producteur par la classe capitaliste.

II faut dire tout de suite que Proudhon — c’était son habitude — s’est contredit, même sur ses points fondamentaux. A la fin de sa vie, il a fait un livre sur la propriété où il déclare que la propriété privée est un principe vital, nécessaire pour la société. Il ne s’agit pas d’une évolution — chaque homme a le droit d’évoluer en tenant compte des nouvelles réalités, des nouveaux faits —, il s’agit d’une contradiction inexplicable.

Dans le mémoire que je viens de développer, publié en 1840, c’est la négation la plus absolue, la plus violente, la plus brutale de la propriété privée. A la fin de sa vie, nous trouvons, comme je l’ai dit, dans un livre, — pas dans une phrase —, dans un traité sur la propriété, nous trouvons l’affirmation la plus solennelle de la nécessité de la propriété. Pendant toute sa vie, Proudhon combattait le communisme, précisément parce que le communisme nie la propriété privée. Le communisme, selon lui, c’est l’absence de toute propriété, c’est l’esclavage. Il a lancé contre le communisme les arguments les plus banals que nous opposent aujourd’hui tous nos adversaires.

La prochaine fois, je vous parlerai de ses autres idées, fondamentales de son mutuellisme, qui était sa doctrine propre, de son fédéralisme, du rôle qu’il a joué dans la critique de la religion. C’est son rôle positif, fécond. Je ferai en même temps la critique de sa philosophie, de sa méthode, parce que Proudhon, c’est l’exemple le plus typique de la nécessité d’une méthode scientifique du socialisme. Vous le verrez par ce remarquable exemple : Proudhon a laissé plus de 50 volumes ; il a été très fécond ; ce fut un écrivain, comme je vous l’ai dit, de premier ordre, un dialecticien vigoureux, avec un immense talent, de vastes connaissances, une raison claire, une logique vigoureuse. Malgré tout cela, grâce à une méthode défectueuse, méthode que j’ai caractérisée dans une précédente leçon, comme la méthode rationaliste, qui ne se base pas sur les faits, mais sur le raisonnement logique, abstrait, grâce à cette méthode qui est le contraire de la méthode du socialisme moderne, Proudhon a, jusqu’à un certain point, mérité l’oubli ou la négligence dans laquelle il est tombé, du moins chez les socialistes.

Car, si Proudhon est négligé par les communistes modernes, il est très apprécié par les réactionnaires, par les conservateurs. Il existe même, dans les milieux de l’Action Française, « un cercle Proudhon », parce que les gens de l’Action Française ont trouvé chez Proudhon des arguments, des matériaux pour défendre leurs idées conservatrices. Beaucoup pensent — ce n’est pas tout à fait exact — que Proudhon était un grand conservateur méconnu. Comme disait un de ses biographes bourgeois, il ne lui manquait. qu’une seule chose : être membre de l’Académie. L’Académie n’a pas voulu de lui. Ceci est injuste, mais il y a tout de même des raisons extrêmement sérieuses pour justifier, en partie, cette sympathie des conservateurs pour Proudhon.

Pour vous prouver qu’il ne s’agit pas, pour moi, d’une polémique — qui serait mal venue ici — je vais vous lire l’opinion de Bakounine lui-même, qui considérait Proudhon comme son ami, son maître.

« Proudhon, malgré tous les efforts qu’il a fait pour secouer les traditions de l’idéalisme classique, n’en est pas moins resté toute sa vie un idéaliste incorrigible, s’inspirant, tantôt de la Bible, tantôt du droit romain, et métaphysicien jusqu’au bout des ongles. Son grand malheur est de n’avoir jamais étudié les sciences naturelles, et de ne pas s’en être approprié la méthode. Il a eu des instincts de génie qui lui avaient fait entrevoir la voie juste, mais, entraîné par les mauvaises habitudes idéalistes de son esprit, il retombait toujours dans ses vieilles erreurs ; ce qui fait que Proudhon a été une contradiction perpétuelle, un génie vigoureux, un penseur révolutionnaire se débattant toujours contre les fantômes de l’idéalisme et n’étant jamais parvenu à se vaincre. »

C’est cité dans la biographie de Bakounine par Nettlau, qui malheureusement n’a pas été publiée faute de ressources. Elle se trouve à la Bibliothèque Nationale.

Voilà, camarades, la première partie de mon exposé. Vous voyez que, malgré tout, Proudhon fut un penseur remarquable et que nous avons tout profit à l’étudier.




II


Je vous ai dit, l’autre jour, que Proudhon est vaste, immense, que son influence était grande, que le proudhonisme, comme vous le verrez, a joué un grand rôle dans l’histoire du socialisme, et que Proudhon, comme écrivain remarquable, comme penseur, nous donne la possibilité, par la critique que nous ferons de sa méthode, de connaître l’autre méthode, la méthode du socialisme moderne.

Voilà pourquoi j’ai décidé de consacrer à Proudhon non pas une leçon, mais deux leçons. Vous verrez par la suite que cela est justifié.

D’abord quelle était la méthode de Proudhon ? Parce que la méthode, c’est le principal. Quand vous vous engagez dans un chemin, il importe avant tout de savoir s’il est le vrai chemin. Car si ce chemin est faux, plus vous marchez vite, plus vous vous éloignez de votre but. La méthode, c’est le chemin que vous avez à parcourir. Donc, la méthode socialiste est la chose la plus importante. C’est vrai pour les sciences. C’est aussi vrai pour toutes les questions politiques. La méthode d’action, ce qu’on appelle la « tactique » est la chose la plus importante.

Pour faire une incursion dans l’actualité, si nous disons un seul instant que la méthode de la dictature inaugurée pratiquement sur une vaste échelle — 1/6e du globe — par les bolcheviks, est une tactique fausse, quels que soient leurs succès momentanés, les victoires qu’ils remportent sur l’ennemi, si l’on prouve que la méthode dictatoriale est fausse, toute leur œuvre est perdue, toutes leurs victoires seront des victoires plus ou moins inutiles. Voilà pourquoi il importe d’expliquer la méthode socialiste en étudiant chaque école socialiste.

L’école proudhonienne — parce que Proudhon a fait une école, l’école anarchiste — l’école proudhonienne applique la méthode idéaliste, rationaliste, philosophique. C’est une méthode que j’ai suffisamment caractérisée dans mes leçons précédentes. Il ne s’agit pas maintenant de la caractériser en termes généraux. Il s’agit de l’appliquer à l’étude de Proudhon.

Proudhon, par exemple, dans ces prétendus « paradoxes », dans ces grandes thèses qui ont fait tant de bruit à travers le monde : « La propriété c’est le vol », « le meilleur gouvernement c’est l’anarchie », « Dieu c’est le mal » — n’a pas fait de constatations de fait. Ce ne sont pas des études des réalités. Ce sont des jugements. Cela, c’est déjà un trait dominant de la méthode idéaliste. L’idéaliste n’étudie pas la réalité. Il approuve, ou il condamne : il donne son opinion. Il juge. Il glorifie et il flétrit.

Nous aussi, réalistes, marxistes, nous jugeons. Nous n’abdiquons pas notre sentiment, notre jugement. Mais si nous, nous prononçons, si nous condamnons, si nous approuvons, c’est toujours après avoir étudié les causes et les effets, après avoir connu les phénomènes tels qu’ils existent.

Marx dit aussi que la propriété capitaliste c’est le vol. Il le dit dans le Capital. Il parle souvent de l’exploitation capitaliste, des vols capitalistes. Il dit que le capitalisme a soif de travail non payé, qu’il ne vit que de la plus-value. Qu’est-ce que cela veut dire, la plus-value ? C’est le vol. On vole la classe ouvrière en lui enlevant une partie qui devrait lui appartenir. Mais ce n’est pas, chez Marx, présentant l’école socialiste moderne, le jugement qui joue un rôle décisif. Les socialistes modernes expliquent d’où vient l’exploitation, comment l’exploitation se fait. Vous le verrez quand nous analyserons le Capital de Marx. Tandis que, comme je l’ai dit précédemment, Proudhon tire un coup de pistolet qui réveille la bourgeoisie : « La propriété c’est le vol », quitte à rectifier après, à déclarer à la fin de sa carrière, que la propriété est absolument nécessaire à l’ordre social, que sans propriété il n’y a pas de liberté, quitte à combattre le communisme qui tire des conclusions pratiques de cette thèse : « La propriété c’est le vol », et demande la mise en commun des instruments de travail, la socialisation des moyens de production. Proudhon, toute sa vie durant, combat le communisme, le considérant comme l’esclavage. Voilà pourquoi les bourgeois font l’éloge de Proudhon. Voilà pourquoi un traître au socialisme, comme Viviani, a pu, en 1909, glorifier, comme ministre, celui qui était la terreur même de la bourgeoisie. Les bourgeoises tombaient évanouies quand elles voyaient, de leur vivant, Proudhon. C’était la terreur bourgeoise, le bolchevik de l’époque, avec le couteau entre les dents. Le couteau, c’était sa thèse : « La propriété, c’est le vol ». Et tout à coup, cet homme devient l’idole des cercles réactionnaires — comme à l’Action Française. Il devient l’idole de beaucoup de bourgeois, de M. Viviani et d’autres.

Il ramenait tout au Droit. Comme il disait souvent : « je veux réaliser le Droit ». Mais qu’est-ce que le Droit ? Il y a droit et droit. A la dernière guerre, on parlait de la guerre du droit. Est-ce que c’était vraiment le droit ? Il y a le droit de la bourgeoisie, le droit du prolétariat, le droit féodal, le droit antique. Qu’est-ce que veulent dire tous ces droits ? Cela veut dire que chaque classe, quand elle arrive au pouvoir, quand elle devient classe dominante, cherche une formule législative, une formule juridique, pour sanctionner les faits. Les faits précèdent le droit. Voilà la réalité, voilà la conception réaliste. Si la classe propriétaire domine la société, elle déclare que le droit de la propriété est éternel. Les grands révolutionnaires bourgeois, Robespierre ainsi que Danton, tout en révolutionnant la société d’alors, tout en s’élevant contre l’ancien régime, contre la monarchie, contre le féodalisme, déclaraient en même temps la nécessité de la propriété privée, parce que c’était la révolution bourgeoise, parce que c’est la bourgeoisie qui était arrivée au pouvoir. La bourgeoisie a cherché à sanctionner par le moyen juridique, c’est-à-dire par la loi, une situation de fait, ses privilèges, sa domination sur le terrain économique.

Quand nous serons au pouvoir, nous ferons, notre code à nous. Nous ferons notre loi à nous. Nous proclamerons notre droit. Ce ne sera pas le droit de la bourgeoisie. Nous déclarerons que la propriété privée est un crime, et que ce qui est le droit idéal ce n’est pas la propriété privée, mais la propriété sociale des instruments de travail, du sol, du sous-sol, des usines, des forêts, etc… Ce sera le droit du prolétariat, le droit communiste. Voilà la différence.

Pour l’idéaliste, il y a le droit, une abstraction, un mot, une entité, une idée. Pour nous, il y a un fait, la classe ouvrière qui proclame son intérêt, qui coïncide avec les intérêts de tous.

Vous verrez dans plus de cinquante volumes écrits d’une façon remarquable par Proudhon, vous verrez toujours surgir la même méthode idéaliste, l’appel aux vérités éternelles, au Droit, à la Morale, à la Raison, sans spécifier de quel droit, de quelle morale, de quelle raison il s’agit. Voilà pour la méthode de Proudhon.

Je passe maintenant aux éléments principaux de la doctrine proudhonienne.

Je vous ai déjà parlé de l’anarchie. Je crois que c’est Proudhon qui a prononcé le premier, le mot « anarchie » dans le sens d’une doctrine. Parce qu’il faut être objectif et juste et ne pas dire, comme les bourgeois, ou certains socialistes, que l’anarchie veut dire désordre. Cela veut dire — d’après un mot grec — absence d’autorité. Il est évident que l’autorité est une espèce de contrainte, de tyrannie. Toute contrainte d’un homme par un autre est une tyrannie. L’anarchie, par elle-même, est un idéal supérieur, qui cherche à abolir, à supprimer l’autorité, c’est-à-dire la domination de l’homme par un autre homme. Comme il existe une exploitation économique, de l’homme par l’homme, il existe une exploitation politique. La domination de quelques-uns, ou même de la majorité — si la majorité exerce un pouvoir tyrannique vis-à-vis d’une minorité, ou même d’un seul — c’est de l’exploitation, c’est un crime, un abus. Et Jean-Jacques Rousseau avait raison quand il disait que si une seule personne est opprimée par la société, toute la société est à l’état de crime. Si toute la société décide, pour augmenter son bien-être, de se débarrasser d’un seul individu, elle pourra toujours le faire, puisqu’elle est la plus forte. Est-ce que ce ne sera pas un crime collectif ? C’est ce que nous avons vu pendant l’affaire Dreyfus, où, au nom de la raison d’Etat, de l’intérêt supposé de l’Etat, de la collectivité, on voulait supprimer — en connaissant que c’était injuste — un seul individu. C’était la société entière, armée, contre un seul homme désarme.

Donc, l’idée fondamentale de l’anarchie est une idée juste, une idée communiste, le point d’arrivée de toute notre action. C’est la suppression — notre but final — de tout Etat, de toute exploitation politique de l’homme par l’homme. Cette exploitation politique, le pouvoir politique, cette dictature provisoire du prolétariat dont nous avons besoin maintenant, sera remplacée par l’administration nécessaire des choses. Si dans notre société communiste il y a un pouvoir, ce sera exclusivement le pouvoir nécessité par la fonction elle-même. Le directeur d’une usine aura un certain pouvoir, non parce qu’il est directeur, non parce qu’il veut dominer les ouvriers, mais parce que le travail collectif demande un certain ordre, une direction, et que cette direction doit être confiée à un homme qui est capable de l’exercer. Rien ne doit être donné comme pouvoir à l’individu qui ne soit justifié par la fonction, par une nécessité économique ou sociale inéluctable.

Mais l’anarchie — l’absence de toute direction, de toute domination, de toute subordination, de toute discipline — comme tactique, c’est autre chose. Et Proudhon n’a jamais distingué, dans ce cas, entre le but final et la tactique. Naturellement, vous trouverez, même sur ce point capital de— la tactique proudhonienne, vous trouverez encore des contradictions innombrables.

Dans son œuvre posthume — publiée en 1865 — et que je vous conseille de trouver et de lire (cette œuvre s’appelle de la Capacité Politique de la Classe Ouvrière), dans cette œuvre qui a été laissée en manuscrit et qui a été publiée après sa mort, il résume toute sa doctrine. Là vous trouverez cette contradiction : Proudhon félicite la classe ouvrière d’avoir posé des candidatures ouvrières. C’est par cela, dit-il, que la classe ouvrière affirme son idée, qu’elle s’oppose à toutes les autres classes, qu’elle démontre qu’elle a une mission historique spéciale, qu’elle ne s’incline pas devant des hommes qui portent des chapeaux haut-de-forme et des faux-cols, que la classe ouvrière — comme classe ouvrière — s’affirme et veut voir ses représentants au pouvoir politique, dans les Parlements. Voyez, cela n’a rien d’anarchiste. C’est même électoral.

Il faut cependant noter que dans la Capacité Politique de la Classe ouvrière, on peut constater que Proudhon, a travers toutes ses variations, toutes ses contradictions, a eu, toute sa vie, le culte du peuple travailleur, le culte de la classe ouvrière.

Proudhon a eu trois idées fondamentales, auxquelles il est resté toujours fidèle, ce qui le rend respectable à nos yeux. Il a toujours été partisan de la liberté, de l’égalité, et du peuple travailleur. Il avait toujours le culte du travail, et sa lutte était dirigée contre l’exploitation sous toutes ses formes.

Une autre doctrine fondamentale de Proudhon, c’est le mutuellisme. Il partait de cette idée qu’il faut échanger, sous des principes d’égalité, service contre service, produit contre produit. Proudhon partait de cette idée utopique qu’on peut supprimer toutes les conséquences du capitalisme sans supprimer le capitalisme. Quelle est la conséquence du capitalisme ? C’est le profit, l’intérêt. Alors, il faut supprimer l’intérêt, le profit, il faut que les hommes échangent directement leurs produits, sans que quelqu’un y gagne. Du moment qu’un produit coûte trois francs, il doit être échangé contre un autre produit qui vaut trois francs. Si vous vendez quatre ou cinq francs un produit qui en vaut trois, vous volez. Il ne faut pas qu’il y ait profit. Il faut qu’il y ait échange direct, mutualité. Nous vivons par des services mutuels. Il ne supprime pas le capital. Il dit que le capitalisme, nous rend service. Il nous prête son capital. L’ouvrier rend service au capitaliste en lui prêtant son travail. Il faut qu’il soit récompensé comme quelqu’un qui rend service. Au fond, cela revient à ce qui se passe dans la société capitaliste. On peut dire que jamais Proudhon a démontré d’une façon pratique comment l’exploitation capitaliste peut être supprimée par le mutualisme. Il a posé le principe. Il a dit : supprimons tout intérêt. Mettons service en face de service, produit en face de produit. Mais comment le faire si le capital existe, si le capital emploie des ouvriers ; si le capital est immense, il exploite beaucoup d’ouvriers. Comment, par l’échange de produits, le profit peut être supprimé. C’est là le point obscur de la doctrine proudhonienne. Pourtant, c’est la doctrine à laquelle les proudhoniens attachaient la plus grande importance. Pendant les Congrès de la première Internationale — malgré que ce soit Marx qui ait fondé la première Internationale, les proudhoniens étaient, presque dans tous les Congrès, la majorité — les proudhoniens votaient contre la socialisation du sol, contre la socialisation des moyens de production, contre l’abolition de la propriété privée. Vous voyez donc que le proudhonisme est souvent en contradiction avec lui-même. D’une part, il réclame la suppression de toute exploitation, la suppression du profit, la suppression des intérêts, de l’ « aubaine ». D’autre part, il maintient la propriété privée, le capital, c’est-à-dire la source même, la source fondamentale de l’exploitation capitaliste. Voilà la contradiction fondamentale du proudhonisme. C’est ce qui s’explique précisément par la méthode idéaliste, parce qu’au lieu de prendre, d’étudier le capitalisme, Proudhon part d’un principe, du principe d’égalité, d’une idée abstraite, d’un mot au fond, pour arriver à des conclusions utopiques.

L’autre idée fondamentale de Proudhon est plus réaliste, plus réalisable. C’est l’idée fédéraliste. En voulant réaliser la suppression de l’exploitation politique de l’homme par l’homme, il a lancé l’idée fédéraliste. Les hommes doivent se fédérer, les provinces, les Etats, les nations doivent s’unir librement, par libre consentement. La République Fédérative de toute l’Humanité, c’est l’idéal de Proudhon, un idéal que nous cherchons à réaliser.

Vous savez que la République des Soviets est la seule République Fédérative au monde. Aucun Etat, dans l’histoire, n’a donné volontairement l’autonomie à tant de peuples, en allant jusqu’à accorder la séparation. La lutte terrible, cruelle, inhumaine qui se passe maintenant en Angleterre, pourquoi a-t-elle lieu ? Elle est provoquée par la décision égoïste, tyrannique, brutale de l’Angleterre de ne pas donner l’autonomie à l’Irlande. Des torrents de sang et de larmes coulent en ce moment dans ce pays de grande civilisation, avec la complicité de toute l’élite de la nation, même des partis les plus avancés, parce qu’on ne veut pas réaliser les principes de l’alliance fédérative. Tandis que la Russie, sans phrases, sans bruit, sans promesses solennelles, sans éloquence inutile, a donné aux cent peuples qui forment la Russie — il y a plus de cent nations qui parlent différentes langues et qui se trouvent sur ce pays qui représente 1/6 du globe — l’autonomie, en permettant même la séparation. Et une des grandes raisons pour lesquelles les partis contre-révolutionnaires combattent la Russie communiste, c’est qu’ils prétendent que Lénine et son parti ont supprimé la « Grande Russie ». Pour nos adversaires, ne pas opprimer, ne pas étrangler l’autonomie des autres nations, c’est supprimer la grandeur nationale. En effet, toutes les soi-disant grandes nations, toutes les grandes puissances qui gouvernent, exploitent, assassinent et ruinent les continents, sont les produits des innombrables guerres, des rapines et des violences exercées par des nations plus fortes contre des petites unités nationales. Voilà le principe fédératif auquel Proudhon a consacré des œuvres éloquentes, que, sous une autre forme, je le répète, notre action communiste est en train de réaliser par la lutte révolutionnaire.

Proudhon a poussé si loin son principe de liberté que lui, qui est devenu le théoricien ou l’apôtre du syndicalisme aux yeux des syndicalistes révolutionnaires — c’est très peu connu cette chose-là — a été le plus grand adversaire, le plus terrible adversaire du droit de coalition. Il ne permettait pas aux ouvriers, ni de se mettre en grève ni de se syndiquer, parce que c’était selon lui, une sorte d’attentat contre la liberté sociale. Si vous vous mettez en grève contre la société, c’est-à-dire dans les services publics, vous lésez les intérêts de la société. Vous n’avez pas le droit de vous coaliser pour vous mettre en grève contre la société. Et comme Proudhon ne s’arrêtait devant aucune des conséquences de ses idées, — il allait « jusqu’au bout » — il trouvait très naturel que les grèves soient réprimées par la violence. Il serait peut-être le premier à approuver la répression d’une grève des cheminots, parce qu’il trouve qu’une coalition est un crime.

Une autre chose qui est peu connue et qui a aussi son importance et qui a joué un grand rôle dans l’œuvre de Proudhon : Dans deux volumes — écrits d’ailleurs de sa meilleure encre — il a fait l’apologie la plus éloquente, la plus vigoureuse de la guerre. Encore victime de sa méthode idéaliste, il a découvert « le droit de la force ». La force, a-t-il dit, a son droit. Du moment que vous êtes le plus fort, vous avez le droit. Toutes les déclamations contre la guerre ne peuvent rien contre la guerre. La guerre est dans la nature même. La guerre est une sorte de duel, un jugement de Dieu, par lequel celui qui a supériorité, la force, est, de droit, le véritable maître de la situation.

Dans ces deux volumes La Guerre et la Paix, les capitalistes, les militaristes de tous les temps et de toutes les nations peuvent puiser de véritables arguments — ou plutôt l’appui d’une grande autorité.

Comment expliquer cette œuvre sur la guerre et la paix, ces doctrines affirmant le droit de la force. On peut, peut-être l’expliquer, non seulement par la méthode idéaliste, parce que tout de même, Proudhon pensait plus profondément certains problèmes que le public ordinaire. Il avait peut-être le pressentiment de cette doctrine de Darwin, cette affirmation applicable à toutes les sciences biologistes, du principe de la lutte pour l’existence. C’est la doctrine que vous connaissez sous le nom de doctrine de sélection : ce sont les plus forts, les mieux doués qui survivent et qui méritent de survivre. Mais, sous la forme de l’apologie de la guerre, naturellement, vous le comprenez très bien, c’est non seulement une erreur pratique, mais une erreur scientifique, parce que la guerre n’est pas la véritable sélection des meilleurs. En admettant même que ce sont toujours les plus forts qui remportent la victoire, ce qui n’est pas vrai, car les plus faibles se coalisent, s’ils tombent sur le fort endormi ou désarmé, s’ils profitent de circonstances, fortuites et accidentelles, c’est le plus fort qui succombe. On peut être une nation vigoureuse, extrêmement douée, forte, qui a toutes les chances de la vitalité, qui a toutes les supériorités possibles. Mais si cette nation se trouve à un moment donné, isolée ou désarmée, si les autres nations plus nombreuses, si le monde entier se coalise contre cette seule nation, quelle que soit la force de cette nation, elle succombera. Est-ce que cela prouvera qu’elle ne méritait pas de vivre ?

En dehors de considérations morales, que la guerre est une souffrance terrible, un assassinat collectif ; que la gloire de cette guerre ne revient pas aux victimes, mais aux profiteurs de la guerre, à ceux qui ne se battent pas, en dehors de ces considérations d’ordre moral, en se plaçant au point de vue biologique, au point de vue de la survivance du plus fort, au point de vue darwinien, ce n’est pas la guerre qui est un instrument de sélection, de choix, pour les meilleurs. Ce n’est pas les plus forts, les plus vaillants, les plus courageux, ce sont au contraire les plus lâches, les embusqués qui survivent à la guerre. Vous voyez bien qu’au point de vue scientifique, l’idée de Proudhon est une idée erronée et fausse. N’importe ! Comme vous le verrez par des citations, Proudhon glorifiait la guerre.

Je ne peux pas, étant donné l’immensité de l’œuvre de Proudhon, entrer dans les détails de cette œuvre. Il suffit que vous connaissiez ses idées générales, ses principes généraux.

Proudhon ne représentait, au fond, ni le prolétariat, ni la revendication populaire. Proudhon fut le représentant de cette petite bourgeoisie qui s’était révoltée contre l’exploitation par les grands capitalistes. Toute sa doctrine est une protestation contre l’accaparement, contre les grandes banques, contre la grande propriété. C’était le petit paysan franc-comtois qui aime son indépendance, qui aime son lopin de terre, qui le travaille, qui admet la petite propriété, produit du travail, mais qui n’admet pas la grande propriété qui est le résultat de la violence, de la ruse, de l’accaparement. Voilà le véritable sens de Proudhon. C’est la petite bourgeoisie qui a formulé, par l’organe de Proudhon, sa philosophie, sa protestation contre la grande industrie, la grande propriété terrienne. Jamais Proudhon n’est arrive à comprendre le rôle révolutionnaire du prolétariat. Il ne faut pas oublier ceci : si la grande industrie, la grande propriété, la grande banque, le grand commerce représentent une forme d’exploitation, une forme de domination, de vol, il y a un autre côté dans toute cette concentration capitaliste et commerciale, il y a un côté révolutionnaire. Grâce à la grandie industrie, à la grande propriété, à la grande banque, au grand commerce, les grandes villes se sont construites, le monde devient un grand organisme économique, l’humanité s’unifie, la classe ouvrière se forme comme organisation prolétarienne, qui de plus en plus prend conscience de son rôle social, de ses droits, de ses intérêts surtout. Il y a donc une signification, une portée révolutionnaire dans la société capitaliste. Cela, Proudhon ne l’a jamais constaté.

Voilà pourquoi j’ai été obligé de dire que sa doctrine est une doctrine petite-bourgeoise. On peut dire que le proudhonisme a été une réaction contre le saint-simonisme, parce que le saint-simonisme a compris la portée révolutionnaire de l’industrie moderne du capitalisme moderne. Il a même exagéré son rôle révolutionnaire. Car il ne parlait même pas du prolétariat. Il voyait dans l’industrie elle-même l’idéal d’une société basée sur la production, sur le travail.

Proudhon a combattu toutes les écoles socialistes, et voilà pourquoi Proudhon et ses élèves ont agi d’une façon réactionnaire en combattant le communisme. C’est une des raisons pour lesquelles le proudhonisme est tombé dans l’oubli. C’est seulement tout dernièrement, pendant la période du syndicalisme révolutionnaire qu’on a cherché, que Lagardelle et Georges Sorel, en France, Arthur Labriola, en Italie, ont cherché à réveiller le proudhonisme. Ils ont pu seulement se baser sur La Capacité politique de la Classe Ouvrière le livre où vraiment il a décrit l’importance de la classe ouvrière, mais sans préciser en quoi consiste ce rôle.

C’est cet esprit ouvrier, cet esprit prolétarien, cet esprit, si vous voulez, libertaire de Proudhon qui reste sa gloire et qui lui donne une place d’honneur parmi les précurseurs du socialisme moderne.






Bois gravés par Léon Gaudeaux