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Le Socialisme XI à XVII. Le Socialisme scientifique./XV. La politique marxiste

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Le Socialisme XI à XVII. Le Socialisme scientifique
Ecole du Propagandiste (XI à XVIIp. 53-65).



XV. — LA POLITIQUE MARXISTE


Il y a ordinairement un abîme entre la théorie et la pratique chez les partis bourgeois. Il est de règle que la théorie est une chose et la pratique en est une autre. On affiche dans les programmes, dans les discours, les principes les plus généreux. On met, comme vous savez, sur les prisons : Liberté, Egalité, Fraternité. C’est la théorie. Vous en connaissez la pratique.

La théorie marxiste a comme tâche, comme mission historique, de supprimer ces distances entre la théorie et la pratique. On a appelé, avec juste raison, la philosophie marxiste l’algèbre de la révolution, c’est-à-dire la théorie de l’action par excellence.

Après mon exposé des idées fondamentales du socialisme moderne, qui est identique avec le socialisme marxiste, vous avez pu voir que cette théorie est basée sur des réalités. C’est l’application historique, rigoureuse, de la méthode réaliste. La politique marxiste doit donc résulter de la théorie. C’est l’application dans la lutte quotidienne des idées fondamentales du socialisme moderne. Cela ne veut pas dire que tous les marxistes l’appliquent toujours d’une façon très juste. D’abord, la meilleure théorie est comme la plus jolie fille du monde, elle ne peut donner plus qu’elle n’a. La théorie la plus juste, la plus scientifique ne peut donner que des directives d’ordre général, dire dans quelle direction il faut agir. Mais il faut, pour agir d’une façon juste dans chaque circonstance, connaître la situation particulière, locale et l’état des forces en présence. Il faut avoir non seulement des idées générales, non seulement une conception juste, il faut avoir aussi la volonté, l’énergie de les appliquer. Il faut avoir le sens réaliste, le sens pratique pour pouvoir appliquer ses idées à des circonstances qui sont souvent inattendues, compliquées. Nous en reparlerons.

La politique marxiste est avant tout une politique de classe. Nous ne parlons pas de l’individu en général, des hommes en général. Ce sont, au contraire, les classes dominantes ou leurs auxiliaires théoriques et pratiques, les opportunistes, les réformistes, les contre-révolutionnaires qui, en cherchant à créer de la confusion, s’adressent à « l’homme », à l’homme abstrait. Dans la société, il n’existe pas d’homme abstrait. Il y a des hommes avec une physionomie déterminée, qui ont leur état civil, social, qui sont soit capitalistes, soit ouvriers, soit propriétaires fonciers, soit petits bourgeois, soit petits paysans. Il y a des exploités et des exploiteurs. C’est une théorie que nous avons cherché à établir sur des faits et sur des arguments solides. La société ne se compose pas d’hommes abstraits, d’hommes en général, d’individus, mais se compose de classes. Si vous ne connaissez pas le caractère précis de chaque classe, inutile de chercher une politique révolutionnaire, une politique de classe. Vous serez dans la confusion. Inscrivez-vous alors chez mon ami Guernut, dans la Ligue des Droits de l’Homme. Pour lui, il n’y a pas de classes, il n’y a que l’homme, le citoyen. Tous les homme se valent, tous les citoyens se valent. Reinach peut être aussi bien membre de cette Ligue que de Pressensé. Mais quand, dans la pratique, un homme comme Pressensé a été obligé de faire de la politique réaliste, de la politique révolutionnaire, il s’est trouvé qu’un homme comme Reinach ne pouvait pas rester à côte de lui. Nous sommes contre toute organisation qui crée de la confusion, qui remplace les classes par des unités abstraites.

Autre trait de la politique marxiste. C’est le caractère relativiste ou historique. Pour le marxiste, il n’y a pas de notion métaphysique absolue, figée à tout jamais. Même quand nous parlons de la bourgeoisie, quand nous parlons du prolétariat, ce ne sont pas des catégories figées à tout jamais, métaphysiques. La bourgeoisie se développe. Elle a été autrefois révolutionnaire, pendant la Grande Révolution. Elle avait une mission historique. Elle devait combattre le clergé, les féodaux, la grande propriété foncière. Elle s’est alliée avec le prolétariat, ou plutôt avec le peuple révolutionnaire de cette époque. La bourgeoisie d’aujourd’hui est tout autre. Elle est devenue conservatrice, nationaliste, réactionnaire. Elle fait la cour au Vatican. Elle est obligée, pour sauver ses biens terrestres, de s’adresser au porte-clé du ciel, à saint Pierre. Elle est obligée, se trouvant à l’agonie, d’avoir recours à l’extrême-onction de l’Eglise. Je prends les deux limites, les deux extrêmes. Mais, entre ces deux limites, vous trouverez différentes nuances. Vous trouverez, parmi les bourgeois, des idéalistes, qui ont des idées généreuses, avancées. Mais, tout de même, quand il s’agit de la question fondamentale de la base même du régime, c’est-à-dire de la propriété privée, ils restent défenseurs de la propriété. Quand il s’agit des moyens fondamentaux de la transformation, c’est-à-dire la révolution violente, ils se prononcent — comme Louis Blanc s’est prononcé contre la Commune — contre la Révolution.

De ce caractère relativiste, historique, il résulte que la doctrine marxiste est à la fois intransigeante et souple. Elle est intransigeante parce qu’elle demande de servir une seule classe, la classe prolétarienne, parce qu’elle considère que cette classe seule est révolutionnaire, révolutionnaire dans les deux sens du mot.

Révolutionnaire comme but. En effet, que veut-il le prolétariat ? Il veut supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme et, pour supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme, il doit supprimer la propriété capitaliste, c’est-à-dire la base même du régime. On appelle méthode révolutionnaire la méthode qui n’améliore pas tel ou tel détail, qui ne fait pas du replâtrage, mais qui rebâtit sur de nouvelles bases, qui transforme de fond en comble les principes mêmes de la propriété, les principes mêmes de la société capitaliste, la propriété-monopole, la propriété de la minorité contre la majorité. Se trouvant dans cette situation révolutionnaire, le prolétariat ne peut avoir qu’un but, la révolution, c’est-à-dire la suppression du système même de la propriété capitaliste.

Notre classe est révolutionnaire, quant au moyen. On n’a pas d’exemple dans l’histoire qu’une classe dominante se donne volontairement la mort. Les classes n’ont pas la manie du suicide. Une classe ne se suicide jamais. Tel ou tel individu, s’élevant au-dessus de sa classe, peut déserter sa classe pour passer dans une autre classe. Karl Marx lui-même, appartenant à la classe moyenne, est passé à la classe prolétarienne. Mirabeau, appartenant à la noblesse, est passé à la bourgeoisie. Ce sont des exceptions qui confirment la règle. Ce sont des cas individuels. Une classe comme classe, n’a jamais déserté son intérêt de classe, sa solidarité de classe. Une classe ne s’est jamais trahie elle-même. Donc, une classe, la plus révolutionnaire qui ait jamais existé dans l’histoire, la classe ouvrière, prolétarienne, comprend, qu’elle le veuille ou non, la nécessité de la tactique révolutionnaire dans le sens le plus direct du mot, c’est-à-dire dans le sens de la transformation violente.

La tactique marxiste, c’est-à-dire la tactique prolétarienne, est révolutionnaire, aussi bien comme but que comme moyen. Mais elle est souple aussi, précisément parce que notre théorie, notre doctrine marxiste ne reconnaît pas des idées absolues, des catégories invariables, stables, figées ; parce que nous savons que dans l’histoire tout se transforme, tout se trouve à l’état de devenir, à l’état de vie et non à l’état de mort, à l’état de mouvement perpétuel. Une fois placés sur le terrain révolutionnaire, nous sommes souples et, dans ma conclusion, en appliquant ces théories, ces principes, à la plus grande révolution sociale, à la révolution russe, je chercherai avec vous les conditions de cette adaptation, de cette souplesse. Ici, je ne voulais que marquer les liens qui existent entre la théorie marxiste, qui est la théorie relativiste, historique, qui considère les choses en mouvement, et la pratique, qui doit être aussi conforme à la vie qui est tout mouvement et adaptation.

La tactique marxiste est prolétarienne. Elle est lutte de classe. Ce n’est pas suffisant. Il faut encore dire quelle est la classe que nous défendons. Nous savons que, parmi les classes opprimées, à côté du prolétariat, il y a aussi d’autres catégories sociales ; d’autres couches sociales qui souffrent, qui sont opprimées, les petits bureaucrates, les petits fonctionnaires, les paysans, les petits boutiquiers. Mais nous savons d’autre part qu’il ne suffit pas qu’une classe souffre pour qu’elle soit révolutionnaire. Il faut que les conditions de son existence soient révolutionnaires. Et les conditions de l’existence prolétarienne sont des conditions révolutionnaires parce que l’employé, le fonctionnaire, le petit patron, le petit boutiquier, le petit paysan ont toujours cette illusion de pouvoir monter en grade. Le petit fonctionnaire cherche à devenir gros fonctionnaire. Le petit patron, en exploitant sa propre force, par des économies excessives, en exploitant le travail de quelques ouvriers, cherche à devenir patron moyen, et même — il y a des cas — à devenir grand patron. Ce cas est rare. C’est comme le gros lot. Le gros lot n’arrive que dans un cas sur cent mille. Mais, tout de même, les autres cent mille espèrent toujours attraper le gros lot. Voilà pourquoi le petit boutiquier, le petit patron, le petit fonctionnaire sont souvent conservateurs.

Il ne faut pas être absolu. Nous sommes des réalistes. Nous observons la vie de tous les jours, et nous corrigeons, par l’expérience de chaque jour, nos idées générales. Il peut arriver une époque où cette illusion se détruit d’une façon évidente, comme à l’époque actuelle. Le fonctionnaire comprend que les conditions de vie deviennent insupportables. Le petit paysan est écrasé par l’hypothèque ou les impôts. Ces couches sociales intermédiaires peuvent passer dans les rangs du prolétariat. Pour une grosse majorité, elles sont condamnées à se prolétariser. Elles peuvent se placer sur le terrain prolétarien. Mais le terrain révolutionnaire, c’est le terrain prolétarien, c’est le prolétariat. Les autres classes, comme dit Marx, ne deviennent révolutionnaires qu’autant qu’elles se prolétarisent, soit par la situation économique, soit par la pensée, quand elles abandonnent leur propre terrain, le terrain des classes moyennes, des classes transitoires, des classes provisoires, pour adopter le point de vue de la classe vraiment révolutionnaire, la classe sans propriété, la classe prolétarienne.

Un des principes fondamentaux de la tactique marxiste, c’est la nécessité de l’action politique. Les grands socialistes, les grands précurseurs de la période utopique ne croyaient pas à l’action politique. Ils se trouvaient sous l’influence de la Grande Révolution française qui était pour eux purement politique. Ils se sont dit : A Quoi servent des constitutions politiques ? A quoi nous sert la liberté politique. Elle nous crée une illusion de liberté, de bonheur, d’égalité. Dans la réalité économique, dans la réalité sociale, dans les conditions d’existence matérielles, l’inégalité reste plus flagrante que jamais. Ils sont tombes dans cet autre extrême, dans la négation de la nécessité de l’action politique. Marx a le premier lié, d’une façon organique, d’une façon méthodique, systématique, l’action des classes, l’action économique des classes, avec l’action politique.

Camarades, il ne faut pas confondre l’action politique avec l’action électorale. Ce que la politique marxiste considère comme action politique, c’est avant tout la conquête révolutionnaire du pouvoir politique. Toute classe sociale ne devient dominante, ne s’empare de toutes les fonctions sociales qu’en s’emparant du pouvoir politique, de l’Etat, avec cette différence que, pour Marx et pour nous, marxistes, la conquête de l’Etat n’est pas un idéal ou un but, mais un moyen.

Le grand argument contre l’Etat a été donné par la théorie marxiste. La théorie marxiste établit le caractère exploiteur, dominateur, le caractère d’oppression de l’Etat. Comment fait-elle cela ? Après avoir examiné le rôle de l’Etat, de tous les Etats, elle déclare que tout Etat a comme fonction de maintenir l’équilibre entre les classes en lutte, de favoriser la domination de la minorité sur la majorité, de favoriser l’exploitation, soit esclavagiste, soit féodale, soit capitaliste. Comme disait Marx, l’Etat est le Conseil d’administration d’une classe dominante. Le prolétariat a comme principe le travail obligatoire pour tout le monde, la production non pour le marché, non pour le profit, mais la production pour le besoin, pour le bien-être de tous. Cet idéal n’admet pas l’Etat comme institution définitive. Si la tactique marxiste réclame la conquête de l’Etat, ce n’est pas pour l’éterniser, c’est pour l’abolir, parce qu’en abolissant les classes, le prolétariat abolit la raison d’être même de l’Etat qui est l’outil d’oppression d’une classe contre les autres. Mais, pour supprimer les classes, pour établir le communisme, l’égalité sociale et économique, il faut avoir ce moyen de coercition. Il faut s’emparer de l’Etat. Ce n’est pas le point d’arrivée, mais le point de départ. Il faut s’emparer de l’Etat comme d’un instrument de coercition contre les classes dominantes.

Voilà pourquoi la doctrine marxiste a toujours combattu la conception anarchiste de l’Etat. Tout en étant adversaire de l’Etat comme les anarchistes, les marxistes ne se laissent pas entraîner par des idées générales, abstraites. Ils étudient les conditions de la destruction de l’Etat, et ils trouvent qu’il n’y a pas d’autre moyen de détruire l’Etat qu’en s’armant, qu’en profitant de la force de l’Etat.

C’est là la méthode dialectique, qui reconnaît la complexité des choses. L’Etat n’est pas un mal absolu. Il est un mal, mais de ce mal peut sortir un bien. C’est comme pour la violence. Nous sommes, en principe, contre la violence. Mais comme la violence, dans certaines périodes transitoires, peut être utile, peut être une arme pour supprimer la violence méthodique, chronique, éternelle, nous sommes pour cet emploi provisoire de la violence, comme le chirurgien emploie les moyens violents pour amputer son patient d’un membre gangréné. La doctrine marxiste préconise donc l’action politique et l’action révolutionnaire. L’action politique — entendons-nous — d’une classe, parce que nous serons toujours contre la collaboration des classes. Une autre classe peut collaborer avec nous, lorsqu’il s’agit de telle ou telle action, de telle ou telle réforme, pour introduire la journée de huit heures par exemple. Mais lorsqu’il ne s’agit pas d’améliorations partielles, lorsqu’il s’agit de la base même de la société, comment voulez-vous que la classe bourgeoise dominante collabore à sa propre mort ? Ce serait absurde. On n’a jamais vu quelqu’un collaborer sciemment à sa perte. Voilà pourquoi la collaboration des classes est absurde. C’est une tromperie, un mensonge, une hypocrisie.

L’action révolutionnaire n’exclut pas une action réformatrice partielle. Marx déclare, dans son Capital, que la conquête de la journée de dix heures était la victoire d’un principe. En effet, par l’analyse même de la production capitaliste, du profit capitaliste, qu’avons-nous découvert ?

Nous avons découvert que, sur le terrain de la plus-value, du profit, une lutte de classe s’engage. La classe capitaliste demande de longues journées de travail, les plus longues possibles ; son idéal, c’est vingt-quatre heures de travail par jour. Tandis que nous demandons pour le prolétariat des journées courtes. Il y a donc lutte de classes.

Si nous arrachons quelques heures de liberté pour la classe ouvrière, c’est un triomphe pour la classe ouvrière qui peut profiter de ces quelques heures pour travailler à son émancipation. Seulement, à chaque fois que nous arrachons une réforme, nous voulons l’arracher en plein jour, en pleine connaissance de cause, non pas en marchandant, non pas en renonçant à notre autonomie, mais en profitant de cette réforme, au contraire, pour augmenter notre indépendance.

Les Albert Thomas, les Blum et autres réformistes demandent des réformes pour donner au peuple une illusion de bien-être, tandis que nous demandons une réforme pour augmenter notre force de lutte, notre opposition au régime. Nous n’échangeons pas notre indépendance contre un plat de lentilles réformiste, et je vous rappelle ce que je dis souvent : lorsque, dans les prisons, on nous change le régime de droit commun contre le régime politique, cette réforme ne nous fait pas pour cela désirer rester éternellement en prison. Tout en acceptant dans la prison capitaliste telle ou telle amélioration partielle de notre ordinaire, nous demandons avant tout d’abattre la prison capitaliste elle-même. Donc, nous pouvons être pour les réformes sans être des réformistes, parce que les réformistes recherchent les réformes pour éviter la lutte de classes, tandis que nous ne les acceptons que pour persévérer dans cette lutte. Pour eux, la réforme c’est le but ; pour nous, ce ne peut être qu’un moyen d’augmenter notre combativité.

Voilà pourquoi, nous n’accepterons jamais, pour obtenir des réformes, la collaboration des classes ou la participation au pouvoir parce que c’est de la dérision, c’est déjà sacrifier la lutte de classes à certaines récompenses.

D’ailleurs dans la situation actuelle, après la guerre mondiale, après la ruine de l’économie de l’Europe, avec le désordre dans les budgets, avec la cherté de la vie, parler de reformes, c’est tromper et trahir la classe ouvrière.

Le réformisme, comme doctrine économique a fait faillite sur tous les terrains, aussi bien lorsqu’on parle de la reconstruction des régions dévastées, que de la reconstitution de l’Europe ruinée, il n y a pas de solutions possibles. Les reformes vous donnent vingt sous de la main droite et vous enlèvent vingt sous et plus de la main gauche. Par la continuation de la guerre, par ses budgets colossaux, le Régime enlève cent fois plus qu’il ne donne sous la forme de pensions et de réformes.

La politique marxiste est internationale. Marx est le premier de tous les grands socialistes qui ait compris toute la valeur de la solidarité internationale de la classe ouvrière, parce que les conditions économiques de la classe prolétarienne sont partout les mêmes. Dans ce sens Marx a pu dire que le prolétariat n’a pas de patrie. J’ajoute, pour ma part, que, malheureusement, nous en avons une dans ce sens que nous en avons toutes les charges sans en avoir les bénéfices. Nous appartenons à la Patrie, et la Patrie ne nous appartient pas, puisque le sol, les richesses, le patrimoine artistique, intellectuel et moral ne sont pas entre nos mains. Le prolétariat ne possède qu’une seule patrie, c’est sa classe, et sa classe se trouve partout dans les mêmes conditions, elle est partout exploitée par le capital, elle est donc internationale comme le capital lui-même qui l’exploite sans mesure partout.

Exploités et opprimés sont internationalistes comme leurs exploiteurs et oppresseurs.

Le 28 septembre 1864, Marx a fondé la première grande Internationale : l’Association Internationale des Travailleurs.

Si vous étudiez l’histoire de la première Internationale, vous trouverez réunis tous les traits de la tactique marxiste que j’essaie de caractériser. On a accusé Marx lui-même d’un certain opportunisme. En faisant l’Association Internationale Ouvrière, en 1864, il n’a pas imposé aux prolétaires qui y adhéraient un credo, une profession de foi communiste.

Comme il tenait compte toujours de la situation économique, sociale, politique, intellectuelle de la classe ouvrière et, comme il fallait avant tout fonder un parti de classe, il n’a pas mis dans les statuts, car la classe ouvrière n’était pas suffisamment développée, ce que nous mettons dans les nôtres — comme une chose qui va de soi que, — pour être membre du parti communiste, il faut reconnaître la nécessité de la transformation de la société actuelle en société communiste. Il mit seulement les prémisses d’ordre général d’où doit résulter logiquement notre état communiste. Il proclama que l’émancipation de la classe ouvrière ne peut être que l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. Il a ainsi fondé pour la première fois un parti de classe, un parti prolétarien. Et, le prolétariat, en s’organisant, logiquement, doit aboutir au communisme.

Marx a dit également dans les statuts de la première Internationale que la lutte politique doit être subordonnée à la situation économique « comme moyen ». Sous cette forme générale, il a fait admettre le communisme. Dans la première Internationale sont entrés les Proudhoniens et les Trade-Unionistes anglais qui n’étaient pas encore socialistes et avaient tous les préjugés bourgeois. Mais la première nécessité du moment était de réunir les prolétaires en une seule organisation de classe et surtout de les réunir sur le terrain international. Mais l’Association était numériquement faible encore et l’on disait avec raison que cette première Internationale était un petit corps avec une grande âme, c’était l’âme prolétarienne. Elle n’avait qu’un petit corps par le nombre restreint de ses adhérents.

Malheureusement, la deuxième Internationale avait un immense corps avec une petite âme bourgeoise.

Vous voyez que la tactique marxiste a, pour la première fois, dans l’histoire du mouvement ouvrier, fait figurer l’internationalisme révolutionnaire.

Pour résumer tous ces principes de la tactique marxiste, je diviserai notre action en trois périodes.

La première est la période de l’affirmation doctrinale : c’est la période où vivait Marx, celle de la première internationale, où notre force était encore insuffisante, faible, et où nous n’avons pu que proclamer par l’œuvre de Marx, le « Manifeste », les circulaires de la première Internationale, la nécessité de l’organisation de classe, de la lutte de classes et de la socialisation des moyens de production.

La seconde période est celle de la deuxième Internationale, c’est la période du recrutement. Pendant cette période, on a cherche a avoir le plus grand nombre possible de membres.

Depuis la fondation de la seconde Internationale, en 1880, à Paris, à l’occasion de l’Exposition Universelle, pendant vingt-cinq ans, jusqu’en 1914, jusqu’à la guerre mondiale, que faisait le Parti socialiste dans le monde entier ? Il cherchait à recruter, à réunir autour du drapeau socialiste, le plus grand nombre d’adhérents. Et quels étaient les moyens de recrutement ? Il y en avait deux principaux : le moyen électoral et le moyen syndical.

Vous connaissez le moyen électoral. On ne demande pas aux électeurs grand’chose, on leur donne seulement un bulletin de vote au nom du candidat Tartempion, qui se dit socialiste.

Le second moyen consiste à demander à l’ouvrier d’entrer dans le syndicat. « Entrez, entrez, dit-on, vous aurez tous les avantages possibles et imaginables ; vous travaillerez le moins possible, vous toucherez de hauts salaires, vous serez secourus en cas de grève, on ne demande aucune conviction. » Et c’était historiquement nécessaire. Il fallait, comme pendant la première Internationale, réunir le plus grand nombre possible de syndiqués, d’éléments de l’immense armée des esclaves.

Mais c’était un premier pas ; c’était l’action superficielle, l’action nécessaire, l’action élémentaire.

Le recrutement de la deuxième Internationale était un recrutement numérique, électoral, syndical et coopérait aussi, mais nous, communistes, c’est seulement avec la troisième Internationale que nous entrons dans la troisième période avec un recrutement non pas numérique mais nettement communiste.

Ce n’est pas seulement le nombre qui nous intéresse, c’est principalement la qualité révolutionnaire. Ce n’est pas la période de l’affirmation doctrinale, ni celle du recrutement numérique, c’est la période de l’action.

Pour la première fois, le prolétariat s’est emparé du pouvoir dans un grand pays, accomplissant une révolution selon les règles de la doctrine marxiste, car, quoi qu’en disent les Martoff et les Tchernoff et autres opportunistes, la révolution bolchevique est une révolution marxiste.

Pourquoi ? Parce que c’est d’abord par la lutte de classe que le prolétariat triomphe en Russie. Tous les bolcheviks ont toujours repoussé toute participation au pouvoir capitaliste et toute solidarité sous la forme de l’Union sacrée avec les bourgeois. Ils se sont nettement séparés, et avant la guerre, et pendant la guerre, de tout le parti bourgeois et demi bourgeois, de tout confusionnisme réformiste et démocrate, de tous les mencheviks et de tous les soi-disant socialistes révolutionnaires actuels. Ils se sont placés, depuis 1903, nettement sur le terrain de la lutte de classes, de la lutte prolétarienne. C’était donc l’application, sur immense échelle, dans un vaste pays, de la tactique marxiste.

C’est une révolution marxiste, parce que c’est le prolétariat qui est au pouvoir.

Le prolétariat ne forme pas la majorité, et on est obligé de tenir compte de l’immense majorité paysanne. La Russie représente un îlot communiste dans un océan capitaliste. Pour faire vivre cette société communiste dans cette société capitaliste, il faut faire des concessions à l’ambiance capitaliste, et cela n’est pas la faute des bolcheviks, c’est la nôtre, parce que nous n’avons pas supprimé cette ambiance capitaliste et que nous avons laissé la Russie communiste à l’état d’îlot isolé dans cet immense océan capitaliste qui nous submerge.

Le bolchevisme ne se laisse pas entraîner par des conceptions métaphysiques, rigides et abstraites, mais il tient compte des réalités.

Que disaient toujours les Marxistes ? Ils disaient qu’on peut conquérir le pouvoir à l’aide de circonstances favorables — c’était le cas après la chute du tsarisme après la guerre — mais pour réaliser dans les faits le communisme intégral, pour transformer tous les rouages économiques et sociaux selon les méthodes communistes, il faut que la base économique soit prête, que les forces techniques, productives et économiques soient à la hauteur. Comme ce n’est pas le cas en Russie, la Russie est obligée, tout en étant dirigée par la classe prolétarienne dans le sens communiste de développer ses forces de production et de faire des concessions aux capitalistes de l’étranger dans ce même but.

La théorie marxiste se trouve justifiée et par la conquête du pouvoir par le prolétariat russe et par ses conceptions provisoires nécessaires, étant donné l’état où se trouvent les forces productives en Russie où domine la paysannerie dont le prolétariat dépend pour le ravitaillement. Elle est obligée de faire des concessions aux campagnes : nous aussi nous y serons obligés, quoique à un degré moindre, comme l’a dit Lénine lui-même.

La Russie avait plus de facilités que nous n’en aurons, étant données les circonstances favorables, pour conquérir le pouvoir. Nous aurons, en revanche, plus de difficultés à le conquérir, mais une fois le pouvoir conquis par le prolétariat, nous trouverons ici des forces économiques, des forces productives, un outillage de production considérable qui nous faciliteront énormément la tâche de réalisation communiste.

Vous avez donc là, par la théorie et par la pratique de la révolution russe, la justification la plus éclatante, la plus raisonnée, la plus scientifique de la théorie marxiste.

Vous pouvez être tranquilles dans votre conscience communiste, vous avez dans le Marxisme l’outil le plus aiguisé et le plus formidable de transformation sociale, aussi bien théoriquement que pratiquement.

Le Marxisme n’est pas une théorie abstraite, livresque, c’est la révolution en action.