Le Socialisme de M. de Bismarck et le nouveau Reichstag

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Le Socialisme de M. de Bismarck et le nouveau Reichstag
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 680-691).
LE
SOCIALISME DE M. DE BISMARCK
ET LE
NOUVEAU REICHSTAG

Si l’Allemagne n’est pas une monarchie parlementaire, le parlement y exerce du moins un droit de veto absolu ou suspensif, qui oblige M. de Bismarck à compter sans cesse avec les partis pour obtenir leur concours ou désarmer leur résistance ; le succès de sa politique intérieure est à ce prix. Parmi les groupes dont se compose le Reichstag, il en est qui sont disposés à lui accorder avec plus ou moins de bonne grâce tout ce qu’il demande : ce sont les conservateurs prussiens et allemands et ce qu’on appelle le parti de l’empire. Un autre groupe ne demande pas mieux que d’entrer en marché avec lui, mais il se réserve le bénéfice d’inventaire, et, craignant sans cesse d’être dupe, il exige des garanties, des otages et du retour : c’est le parti du centre catholique. Il en est un troisième qui, joignant à la complaisance l’esprit de chicane, commence toujours par dire non et finit par dire oui : ce sont les nationaux-libéraux, que dirige M. de Bennigsen. Il est enfin nombre de députés dont la fierté naturelle dit non jusqu’à la fin et qui peuvent se vanter que ce non, fermement prononcé, est un mur d’airain : ce sont les progressistes et leurs nouveaux amis, les sécessionnistes. Le parti du progrès et les hommes distingués qui sont à sa tête, M. Virchow, le grand maître en pathologie, le germaniste M. Hänel, M. Schulze-Delitsch, mandataire des associations ouvrières, M. Träger, le poète, M. Eugène Richter, grand disséqueur de budgets, qu’on a surnommé le contre-ministre des finances, sont à proprement parler la bête noire de M. de Bismarck. Ces cols raides ne se prêtent à aucune transaction, ces mains rêches n’ont jamais rien à lui offrir. Jadis un petit prince de Reuss, qui portait au vent, commençait une de ses proclamations par ces mots : « Voilà vingt ans que je suis à cheval sur un principe. » Comme le prince Henri LXVII de Reuss-Lobenstein-Ebersdorf, les progressistes sont à cheval sur leurs principes, et M. de Bismarck a considéré dans tous les temps un principe qui le gênait comme le plus sot des empêchemens ou comme la plus lugubre des plaisanteries. Au surplus, le parti du progrès n’est pas ce qu’on appelle en Allemagne « une opposition en robe de chambre et en pantoufles. » C’est un petit corps d’armée, toujours cuirassé et casqué, le glaive au poing ou la lance en arrêt. Le chancelier prête à ces intrépides combattans les intentions les plus noires ; il les accuse de conspirer contre le trône, d’être des républicains mal déguisés. Il avait dit à la veille des dernières élections : « Je regarderai comme de précieux alliés tous ceux qui me prêteront main forte pour terrasser ce parti du progrès, qui, selon moi, met en péril et l’empereur et l’empire. »

Les élections ont trompé les espérances de M. de Bismarck ; elles ont été plus favorables aux hommes à principes qu’à ses amis. Le centre catholique a prouvé sa force une fois de plus ; il disposera de près de cent voix ; mais les libéraux-nationaux ont essuyé en maint endroit de fâcheuses défaites. Les conservateurs et le parti de l’empire ont été maltraités plus cruellement encore ; ils ont gagné seize sièges, ils en ont perdu quarante-six, et parmi les victimes du suffrage universel, il faut compter l’un des fils du chancelier, le comte Guillaume de Bismarck, le prince Clovis de Hohenlohe, ambassadeur d’Allemagne à Paris, le ministre de l’agriculture Lucius, ainsi que MM. de Varnbûhler, de Kardorff, le comte Stolberg, zélés défenseurs de la politique protectionniste, qui sont restés sur le carreau. En revanche, les progressistes et les libéraux avancés, qui font cause commune avec eux, n’ont perdu que douze sièges et ils en ont gagné cinquante. Les chefs du parti qui dit toujours non et qui s’en vante figureront tous dans le nouveau Reichstag, et leur armée s’est notablement accrue.

Les journalistes officieux s’en sont pris de leur déconvenue à la malice de leurs ennemis, à l’or juif, à la crédulité des peuples, à la savante organisation des partis avancés, à leurs promesses fallacieuses, à leurs calomnies impudentes. S’il est vrai, comme le disait un député, « qu’on ne ment jamais plus que pendant la guerre, après la chasse et à la veille d’une élection, » est-il bien démontré qu’à cet égard les conservateurs soient demeurés en reste avec les libéraux, qu’ils n’aient pas promis, eux aussi, des monts d’or à leurs électeurs ? Au lieu d’invoquer les petites et mauvaises raisons, il vaut mieux se rendre à l’évidence. En Allemagne comme en Prusse, toute élection est un vote de confiance ou de défiance envers le chancelier, et on peut affirmer que, si l’Allemagne continue de se fier sans réserve au génie qu’il déploie dans la conduite des affaires étrangères, elle croit un peu moins à son génie de financier et d’administrateur. Elle se sent déroutée par les incohérences de sa conduite, par cette politique d’essais, de tâtonnemens, d’impétueuses saillies suivies de reculs. Elle l’a vu s’attaquer successivement à deux des grandes puissances de ce monde, l’église catholique et les juifs, puis se raviser, offrir la paix au Vatican et désavouer vaguement cette agitation antisémite qu’il avait paru approuver. Elle ne sait plus à quoi s’en tenir ; elle se plaint qu’il y a du louche en cette affaire. On exige qu’elle ait la foi du centenier ou du charbonnier ; mais l’Allemand ne croit pas de léger. Sa bonhomie, vraie ou fausse, est toujours assaisonnée de sens critique ; il a l’habitude de raisonner sa vie, il se rend compte de tout ce qu’il fait. Il pourra se passer quelque temps encore de ministres responsables, mais il désire que ceux qu’on lui donne lui parlent quelquefois à cœur ouvert et à pleine bouche. Les Romains demandaient à leurs césars du pain et des combats de gladiateurs ; l’Allemand demande à ses maîtres la vie à bon marché et des explications, car les explications sont nécessaires à ses contentemens. Le mal est que M. de Bismarck n’aime pas à s’expliquer.

Ce n’est pas seulement le mystère de sa conduite qui chagrine les Allemands ; les desseins qu’il avoue, et sur lesquels il consent à s’expliquer, leur causent de vagues inquiétudes. On éprouva un certain étonnement quand on le vit tout à coup prendre en main, avec cette ardeur passionnée qu’il porte dans toutes ses entreprises, la cause des classes ouvrières et du petit peuple. On ne s’était jamais douté qu’il s’intéressât si vivement à leur sort ni qu’il y eût en lui un humanitaire, et cette sollicitude charitable dont il donne aujourd’hui tant de preuves semblait s’accorder mal avec son tempérament. Les grands politiques, d’humeur guerroyante et conquérante, ne passent pas pour être ménagers du sang des petits, ni soucieux de leur bonheur, ni sujets à des attendrissemens philanthropiques. Cependant il n’est plus permis d’en douter. M. de Bismarck a déclaré plus d’une fois qu’il avait une médiocre sympathie pour les classes moyennes, pour des banquiers, pour les avocats, « pour tous ces lis qui ne filent ni ne sèment ni ne labourent et qui ne laissent pas de fleurir. » En revanche, il fait profession de vouloir beaucoup de bien aux mains calleuses aux pieds poudreux ou crottés, au prolétaire, à tous les déshérités de la fortune, et depuis quelques années il s’est voué tout entier à ce qu’on appelle en Allemagne « die Politik des armen Manus, la politique du pauvre homme. »

M. de Bismarck estime avec raison que les mesures de police et le petit état de siège ne suffisent pas pour tenir en échec la propagande socialiste, qu’il faut encore s’occuper de diminuer les souffrances du pauvre. Sur ce point, en Allemagne comme ailleurs, tout le monde est de son avis ; mais, si l’on convient du principe, on ne s’accorde pas sur l’application. Il a commencé par présenter un projet de loi destiné à soumettre tous les ouvriers des fabriques au régime de l’assurance obligatoire contre les accidens ; le Reichstag avait introduit dans ce projet des amendemens qu’il a déclarés inacceptables. Il entend que l’état soit l’assureur, que l’état soit le détenteur et le gérant de la caisse qu’au surplus, l’ouvrier dont le salaire ne dépasse pas 750 marks soit déchargé de tous frais, que les deux tiers de sa prime soient acquittés par son patron et l’autre tiers par le trésor de l’empire. Il se propose aussi de prendre sous sa tutelle tous les invalides du travail, de concentrer dans ses mains les caisses d’assurance contre la maladie, de créer des retraites pour les artisans âgés ou infirmes, de fonder des sociétés coopératives contrôlées et soutenues par l’état. Jusqu’ici il ne s’est occupé que des ouvriers des villes ; avant peu, sans doute, il fera leur part à ces ouvriers des campagnes, qui portent le poids du jour. Son socialisme autoritaire et bureaucratique a des promesses pour tous les malheurs et répandra partout l’abondance de ses bienfaits. La maison est assez grande pour que tout le monde s’y loge.

Les dernières élections ont prouvé que le suffrage universel goûtait médiocrement les projets philanthropiques de M. de Bismarck, qu’ils lui étaient suspects. On aurait pu croire que les socialistes lui sauraient gré de ses intentions ; ils l’ont contristé par leur ingratitude. Au scrutin de ballottage du 12 novembre, dans deux circonscriptions de la ville de Berlin, les candidats des conservateurs, M. Wagner, l’un des confidens du chancelier, et M. Stocker, le prédicateur de la cour, le grand ennemi d’Israël et le plus aigre de tous les saints, ont offert à MM. Bebel et Liebknecht de conclure avec eux un traité d’alliance contre le parti du progrès. Ils leur proposaient de se désister en leur faveur, à la seule condition que les socialistes s’engageraient à reconnaître les bienveillantes dispositions du gouvernement à l’égard des ouvriers et à ne pas rejeter sans examen ses projets de retournes. MM. Bebel et Liebknecht ont décliné fièrement cette proposition et ce marché ; ils ont répondu qu’il n’y avait rien entre eux et un gouvernement qui prétend concilier les réformes sociales avec les droits de douanes sur les denrées nécessaires à la subsistance du peuple et avec l’aggravation des charges militaires.

Comme leurs chefs, les ouvriers ont fait grise mine aux pressantes invitations qu’on leur adressait ; ils ne se sont pas laissé prendre à l’amorce. Ils sont prêts à se passionner pour les utopies riantes et savoureuses, pour l’Icarie, pour l’Eldorado, pour les pluies d’or, pour la vie grasse et l’écuelle profonde. Mais ils se sont plaints que, dans les utopies bureaucratiques de M. de Bismarck, il n’était question que de choses tristes et fâcheuses et que sa baguette magique ressemblait trop à une férule. Il les engage à se prémunir contre les futurs contingens, contre les accidens douloureux, contre les infirmités, contre les amertumes et le dénûment d’une vieillesse abandonnée. L’ouvrier qui ne raisonne pas vit au jour le jour, et en vérité le service militaire lui est moins dur que l’obligation de prévoir. Quant aux ouvriers qui raisonnent et qui sont nombreux en Allemagne, ils ont appris du maître d’école que, quand le ciel envoie sur la terre ces rosées fécondantes qui réjouissent les moissons, il ne fait que lui rendre ce qu’il lui a pris. Dans la séance du 4 février 1881, M. Eugène Richter disait au parlement prussien : « Ce qu’on nous propose est admirable ; mais où prendra-t-on l’argent ? » A quoi M. de Bismarck répondit qu’il faudrait augmenter les impôts indirects, en particulier l’impôt sur les boissons, et comme les métaphores hardies ne lui ont jamais fait peur, il ajouta : « Il faut aussi que le tabac s’ouvre les veines ; il n’a pas encore assez saigné. » Qu’ils raisonnent ou qu’ils ne raisonnent pas, les ouvriers se sont dit que pour les mettre à couvert d’accidens incertains, on commencerait par les condamner à des privations trop certaines. Le chancelier leur fait espérer que le jour où ils n’auront plus de bras ni de jambes, il leur donnera un titre de rente de 100 à 200 marks. Mais en attendant, ils paieront plus cher leur bière et leur tabac, et leur bien-être présent leur tient plus au cœur que de lointaines espérances. « Asseyez-vous tout près de moi, chère madame, et laissons la terre tourner, s’écriait le chaudronnier Sly ; nous ne serons jamais plus jeunes qu’aujourd’hui. »

Si les ouvriers ont accueilli froidement les propositions de M. de Bismarck, il ne pouvait se flatter de les faire agréer aux économistes, aux libéraux, à tous ceux qui estiment que le gouvernement ne saurait se substituer sans danger à l’initiative, à l’industrie et à la charité privées, que lorsqu’il étend trop ses attributions et sa compétence, il court le risque d’être rendu responsable de tout le mal qui arrive dans le monde, de la cuscute, de la sécheresse et de la grêle. Jadis M. de Bismarck prononçait ce mot juste et profond : « Il n’y a de société bien organisée.que quand chacun se charge de balayer devant sa porte. » Avant lui, un très grand Allemand, qui fut ministre du duc de Saxe-Weimar, avait dit : « Le meilleur gouvernement est celui qui apprend aux gens à se gouverner eux-mêmes. » Aujourd’hui M. de Bismarck veut que le gouvernement balaie pour tout le monde, et c’est à quoi les libéraux ne peuvent entendre. « La société moderne, lisons-nous dans une remarquable et incisive brochure récemment publiée, n’accepte la dictature que comme remède à l’anarchie et ne la supporte que pour un temps, jusqu’à ce qu’elle se sente assez rassurée pour en secouer de nouveau la dégradante tutelle[1]. »

Quand la loi sur les assurances ouvrières fut discutée par le précédent Reichstag, un des membres les plus distingués de la députation alsacienne, M. Grad, qui, en matière d’expériences sociales, a joint la pratique à la théorie, proposa que les caisses d’assurances, au lieu d’être gérées par l’état, fussent administrées dans chaque district par les entrepreneurs d’industries, réunis en associations de secours mutuels, et il fit adopter son amendement. C’était détruire toute l’économie du projet de loi présenté par le chancelier et le dépouiller de tout ce qui en fait pour lui la beauté et le charme. Il désire que les ouvriers s’assurent contre les accidens, mais il désire surtout que l’état soit l’assureur, parce qu’à son avis, l’état ne saurait trop accroître sa compétence. N’a-t-il pas déclaré au conseil économique de l’empire qu’il était fâcheux que les communes contribuassent à l’entretien de leurs pauvres, de leur police et de leurs écoles, que c’était l’affaire du gouvernement ? Voilà encore une réforme qui s’acclimatera difficilement en Allemagne. Nos voisins de l’est laissent volontiers à un grand homme qui possède la confiance de leur souverain le soin de régler à sa guise les grandes affaires, mais ils entendent se réserver les petites, et un bureaucrate qui prétendrait leur épargner la peine de saler eux-mêmes leur pot-au-feu les dégoûterait à jamais de leur marmite. Grâce à la forte constitution de la commune dans tous les pays d’outre-Rhin, il y a dans le plus royaliste des Allemands un républicain têtu avec lequel M. de Bismarck lui-même doit compter.

Aux économistes, aux libéraux qui ont réprouvé et combattu ses projets socialistes, se sont joints les nombreux Allemands, qui, fidèles sujets de l’empereur Guillaume, ne laissent pas d’attacher beaucoup d’importance aux droits que possèdent encore les états confédérés et tiennent à sauvegarder le peu d’autonomie qui leur reste. Quelques-uns d’entre eux, qui approuvent en principe l’assurance obligatoire, désirent que chaque roi, que chaque grand-duc se charge d’assurer ses sujets. Mais M. de Bismarck disait un jour « qu’il était entré dans le ministère du commerce comme Ulysse parmi les prétendans, afin de restituer la maison à son légitime propriétaire, qui est l’empire. » Il arrive souvent que dans les lois qu’il propose l’essentiel est l’accessoire et que l’accessoire est l’essentiel. Le jour où l’empire allemand sera devenu le tuteur du pauvre homme, qui oserait lui refuser les fonds nécessaires pour qu’il puisse s’acquitter de son nouvel emploi et le droit de remplir ses caisses à l’aide de nouveaux impôts ?

M. de Bismarck soupire après le monopole du tabac comme un amant après l’heure du berger ; il a pensé vaincre les résistances qu’on opposait à son désir en promettant que le monopole du tabac serait « le patrimoine des déshérités. » L’empire est pauvre et son existence est précaire, l’empire en est réduit à demander au royaume de Wurtemberg comme à la ville de Hambourg et à la principauté de Schwarzbourg-Rudolstadt des contributions matriculaires et les ressources nécessaires à sa subsistance. Sa dignité ne peut être sauvée et son avenir assuré qu’à la condition de posséder des excédens, dont il usera pour distribuer des aumônes, pour secourir les états dans leurs besoins. Tel un millionnaire entouré de parens pauvres, à qui sa charité vient en aide ; tel un patron bienfaisant, plein de bonnes œuvres, dont l’orgueil est chatouillé par les soins, par les intrigues, par les empressemens de ses assistés. Quand M. de Bismarck traite ce sujet, son esprit s’exalte, il devient poète, il pindarise. Dans sa pensée, l’empire allemand doit devenir une grande entreprise d’assistance publique, et César ne sera vraiment César que quand il verra les rois, les princes, les grands et les petits-ducs, suivis du cortège de toutes les corporations ouvrières, s’entasser confusément dans son antichambre pour y mendier la sportule. Nous ne doutons pas qu’il ne veuille beaucoup de bien au pauvre homme, mais il faut que le pauvre homme serve à quelque chose et comprenne que sa mission est d’enrichir l’empire ; leurs destinées sont étroitement unies, le bonheur de l’un fera la félicité de l’autre, et il se pourrait bien que la politique jouât un grand rôle dans les combinaisons de certains philanthropes.

Luther reçut un jour dans sa cellule la visite d’un moine qui avait l’encolure d’un saint homme, des manières fort engageantes, beaucoup d’onction dans le langage. Il était venu, disait-il, chercher auprès de lui l’éclaircissement de quelques difficultés qui le tourmentaient. Ce moine avait approfondi la dogmatique et l’exégèse. Il savait l’Écriture sur le bout du doigt et citait les pères avec force traits de science. Luther, qui se travaillait l’esprit pour lui répondre, s’avisa tout à coup que les mains de cet habile théologien ressemblaient assez à des griffes d’oiseau, et, saisi d’un frisson, il s’écria : Ne serais-tu point celui dont il est écrit que la semence de la femme écrasera la tête du serpent ? » À ces mots, il lui montra la porte, et le diable se retira aussitôt, grondant quelques paroles et laissant derrière lui une forte odeur de soufre. L’Allemagne a reçu dernièrement une. visite non moins étrange. Un humanitaire, dont le visage lui était nouveau, s’est présenté chez elle pour recommander à ses bontés les intérêts et les détresses du pauvre homme. Elle commençait à se laisser toucher par son éloquence lorsqu’elle s’aperçut que lui aussi avait des mains qui ressemblaient à des griffes d’oiseau ou pour mieux dire, aux fortes serres d’un faucon de haut vol, ardent la proie. Elle reconnut alors dans ce philanthrope improvisé un grand politique fécond en ressources, qui s’occupe depuis longtemps de ses affaires et à qui tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins cachées.

On assure qu’au lendemain des élections, dans un accès d’humeur, M. de Bismarck a pensé à prendre sa retraite. On l’a dit, mais personne ne l’a cru. On affirme aussi que, se ravivant, il s’est promis de dissoudre avant peu le nouveau Reichstag. Ceci est plus croyable, et peut-être y songe-t-il encore. Toutefois le message impérial dont il a donné lecture le 17 de ce mois était conçu dans les termes les plus pacifiques et les plus rassurans. L’empereur semblait dire : « Sans doute, vous ne nous plaisez guère, mais nous ferons bonne mine à mauvais, jeu et à force de patience, nous réussirons peut-être à triompher de votre mauvais vouloir, au moins en ce qui concerne le vote du budget et l’expédition des affaires courantes. Nous sommes, à la vérité, vous et moi, des conjoints bien mal assortis, mais quand on n’a pas ce qu’on aime, ont tâche d’aimer ou de supporter ce qu’on a. » Ce qui a paru plus significatif dans ce message, où le ton d’impériale autorité était agréablement tempéré par une aimable bonhomie et par une bonne grâce patriarcale, c’est que le roi-Guillaume y prenait nettement à son compte tout le programme de son ministre, ses projets de loi et son socialisme d’état, tout en ajoutant « qu’il n’osait espérer un succès prochain et que la solution de problèmes si complexes ne pouvait être obtenue dans le court délai d’une session. »

Le message impérial, qui a fait sensation en Europe, paraît avoir été accueilli assez froidement par le Reichstag. On accusait le chancelier d’avoir égoïstement compromis son souverain en le rendant solidaire de ses entreprises hasardeuses. On lui rappelait que, dans les pays constitutionnels, c’est au ministre qu’il incombe de couvrir le monarque, que ce n’est pas au monarque de couvrir le ministre. On lui reprochait d’avoir exploité à son profit le prestige attaché a une glorieuse et auguste vieillesse, devant qui toute l’Allemagne s’incline. Dans certaines assemblées, qui s’occupent d’affaires douteuses, on prend quelquefois la précaution de faire asseoir au fauteuil de la présidence un irréprochable vieillard à cheveux blancs, justement vénéré ; les cheveux blancs ne manquent jamais leur effet, ils rendent souvent respectable ce qui ne l’est guère. Mais, en vérité, les reproches qu’on adressait à M. de Bismarck étaient peu fondés. On oubliait que depuis longtemps déjà le roi Guillaume avait fait acte d’adhésion « à la politique du pauvre homme. » Vers la fin de 1864, une délégation d’ouvriers s’était rendue auprès de lui, sous la conduite d’un artisan de Berlin nommé M. Paul. En congédiant M. Paul, sa majesté lui avait dit : « Je vois qu’à bien des égards, la situation des classes laborieuses est plus triste que je ne le pensais ; mais soyez certain qu’aussitôt que nos relations extérieures nous laisseront quelque loisir, la question ouvrière sera réglée par voie légale. » Aussi l’empereur a-t-il pu dire dans son message avec une parfaite sincérité « qu’il jetterait un regard plus satisfait sur tous les succès dont son gouvernement est redevable à la bénédiction de Dieu s’il pouvait procurer aux malheureux les secours qu’ils sont en droit de réclamer. » Après quoi il a déclaré, avec une sincérité au moins égale, « qu’il serait heureux de pouvoir laisser aux générations futures un empire doté par la réforme des impôts d’abondantes ressources et possédant d’abondans revenus. » Dans le cours de leur longue association, le souverain et le ministre se sont toujours entendus. L’un représentait la conscience et le sentiment, l’autre le calcul et la politique, mais les sentimens s’accordent quelquefois très bien avec les calculs, ils leur donnent plus de consistance, comme la farine sert à lier les sauces.

Sur un autre point encore, l’empereur et son ministre sont arrivés aux mêmes conclusions. Ils semblent avoir reconnu l’un et l’autre que, dans l’état des choses, le seul moyen de faire adopter leur programme et de travailler tout ensemble au bonheur de l’empire et à celui du pauvre homme serait de se concilier la bienveillance du centre catholique. L’empereur se prêterait volontiers à cette combinaison, dans l’intérêt de la conservation sociale et parce qu’après tout rien ne ressemble plus à un conservateur qu’un catholique. M. de Bismarck ne l’agréerait qu’avec répugnance, en faisant de nécessité vertu ; mais, à défaut de goût, il ne peut se défendre d’avoir quelque estime pour des gens qui ont su lui résister et qui ont derrière eux de gros bataillons, dont la discipline est exemplaire. Reste à savoir à quel prix les catholiques lui feront acheter leurs bonnes grâces. Des conditions léonines seraient sûrement repoussées ; on ne pourrait y souscrire sans perdre tout prestige et toute popularité.

Le 16 novembre, la veille de l’ouverture de la session, M. de Bismarck donnait un grand dîner. Par raison diplomatique, les ministres prussiens n’y figuraient pas ; M. Lucius avait mis la nappe pour eux. Mais tous les membres du conseil fédéral avaient été priés, et Thyra aussi était, là, Thyra le chien de l’empire, der Reichshund, le plus célèbre de tous les dogues, qui, possédant les secrets de son maître, épouse, dit-on, toutes ses passions et happerait de grand cœur M. Richter. Il ne se doutait pas qu’un grand honneur allait lui échoir, que trois jours plus tard il obtiendrait plusieurs voix dans l’élection du président du Reichstag. En sortant de table, entre le café et le cigare, le chancelier se posta dans l’embrasure d’une fenêtre, et tous ses invités firent cercle autour de lui, retenant leur souffle, suspendus à ses lèvres. Il leur déclara en substance qu’il ne songeait point à se retirer, qu’il était toujours prêt à négocier, que s’il se trouvait quelque chef de parti, libéral ou catholique, dont le programme pût être agréé à la fois par l’empereur et par le Reichstag, il créerait volontiers pour lui une place de vice-chancelier avec 60,000 marks d’appointement, et que, cela fait, il ne demanderait pas mieux que de se renfermer dans la politique étrangère et dans le soin de veiller sur la paix extérieure. Quand ses convives prirent congé de lui, le prince dit au ministre de Bavière, M. de Lerchenfeld : « Prévenez votre compatriote, M. de Frankenstein, que j’entamerai prochainement des négociations avec lui. » La vocation de M. le baron de Frankenstein est évidemment de présider, puisqu’il est à la fois président de la chambre des seigneurs en Bavière, président du centre catholique et vice-président du Reichstag. Ce Franconien de haute taille, aux traits un peu durs et d’allure pesante, ne ressemble guère aux hobereaux autoritaires et gourmés du Nord. Il a des opinions libérales, des tendances presque démocratiques, mais son principe très arrêté est « que l’église ne saurait s’abaisser à être le porte-queue d’une bureaucratie subalterne. » Parviendra-t-il à s’entendre avec M. de Bismarck ? Il est impossible de le savoir, tant qu’ils n’ont pas conféré. L’entente est désirée au Vatican, on la désire aussi à la cour de Prusse ; mais pour qu’elle s’accomplisse, la modération ne suffit pas, il faut y joindre un peu de modestie, et quoique l’église pratique sans effort l’humilité du cœur, la modestie est la vertu qui lui coûte le plus.

Quoi qu’il en soit, M. de Bismarck n’a plus le choix de ses alliances. La légion des libéraux modérés, qui ne lui marchandaient pas leur concours, et avec l’aide desquels il a longtemps gouverné, n’est plus aujourd’hui qu’une escouade, et quant aux libéraux avancés, que pourrait-il en obtenir ? Quand il leur parle des besoins du pauvre homme, ils réclament l’abolition du pouvoir personnel ; quand il leur représente les pénuries de l’empire et la nécessité de lui procurer de nouvelles ressources, ils demandent qu’au préalable on leur donne un ministère responsable. Ils se prêteraient tout au plus à voter l’accroissement de l’impôt sur les boissons ; encore ne consentent-ils à imposer la bière que si l’eau-de-vie est imposée, et M. de Bismarck entend ménager l’eau-de-vie et ne s’attaquer qu’à la bière. « Si vous aviez fauché la dixième partie d’un pré, disait-il superbement à M. Lasker dans la dernière session, vous sauriez que la bière alourdit les bras et les jambes, et vous sauriez aussi quel effet bienfaisant produit sur le pauvre homme un verre d’eau-de-vie pris à propos. » Cette raison peut être bonne, mais il en est une autre meilleure encore pour quiconque n’ignore pas que les conservateurs du Nord de l’Allemagne, les grands propriétaires de la Poméranie et du Mecklembourg tirent le meilleur de leurs profits de la distillation des pommes de terre. Un Alsacien disait un jour à M. Herzog, ministre d’état : « Les Anglais ont fait la guerre à la Chine pour l’obliger à prendre leur opium ; les propriétaires mecklembourgeois et poméraniens n’ont eu besoin que d’un article de loi pour nous contraindre à boire leur eau-de-vie, et il ne leur chaut guère que nous en buvions trop. »

Le dogme étant réservé, les catholiques sont en meilleure situation que les libéraux pour passer un accord avec le chancelier. Ils savent qu’aucun pape et aucun concile n’a décidé qu’il fallût préférer la bière à l’eau-de-vie. Ils représentent des provinces où les doctrines protectionnistes sont en faveur, et ils ont voté en sûreté de conscience le nouveau tarif douanier. Ils ne sont pas contraires en principe au monopole du tabac, ils ne sont pas opposés non plus à certaines réformes sociales, pourvu qu’on fasse sa part à l’église, et l’institution de corps de métiers soumis au contrôle de l’état ne serait point pour leur déplaire, si l’état était en paix avec eux et leur demandait des conseils. Mais ils exigent avant tout qu’on règle leurs comptes, qu’on leur donne les satisfactions auxquelles ils pensent avoir droit, On cherche à se persuader dans le parti du centre qu’avant peu M. de Frankenstein sera devenu vice-chancelier de l’empire. C’est aller bien vite en affaires. Une seule chose est certaine : M. de Bismarck ne quittera pas son poste. Il disait l’autre jour que depuis qu’il avait vu de misérables fanatiques attenter à la vie de son souverain, il avait fait le serment de ne jamais l’abandonner et de tout lui sacrifier, ses aises, ses convenances et même ses rancunes. Quant au reste, rien ne l’oblige à précipiter ses résolutions. Il ne faut pas oublier que ce n’est pas l’Allemagne, mais la Prusse qui doit se réconcilier avec le Vatican, et que la question religieuse sera traitée non dans le Reichstag, mais dans le parlement prussien, qui ne se réunira peut-être qu’en janvier. D’ici là, le Reichstag votera le budget, et puis l’on verra.

Ce qui ajoute à la fâcheuse bizarrerie de la situation, c’est que M. de Bismarck ne peut obtenir le monopole du tabac que du bon vouloir des catholiques et que les catholiques, fussent-ils résolus à le lui concéder, ne seraient pas certains d’emporter le vote. Le Reichstag étant au complet la majorité absolue est de 199 voix, et les conservateurs de toute nuance, unis aux catholiques, n’en comptent que 187. Il faut un appoint. Qui le fournira ? Parmi les groupes si divers que renferme le parlement germanique, il en est un qu’on méprisait autrefois, qu’on courtise aujourd’hui. C’est le groupe des étrangers, des Allemands malgré eux, de tous ceux pour qui l’Allemagne est une maison de correction où on les retient à leur corps défendant ; il se compose de deux Danois, de dix-huit Polonais et de quinze Alsaciens-Lorrains protestataires. Dans l’élection présidentielle, ce groupe a fait cause commune avec les catholiques, à qui il avait des obligations, et c’est grâce à ses complaisances que les trois candidats du centre et des conservateurs ont passé. Le premier acte du nouveau président, M. de Levetzow, fut d’inviter l’assemblée à se lever tout entière pour rendre hommage au maréchal de Moltke, qui l’avait précédé au fauteuil par droit d’âge. Les Alsaciens protestataires s’empressèrent aussitôt de quitter la salle des séances ; ils ne se souciaient pas d’acclamer l’épée et la conquête. Le parti des étrangers n’a pris aucun engagement, on ne peut compter sur lui. Alsaciens et Polonais ont si peu de goût pour le climat de Berlin, pour l’air qu’on y respire, qu’ils n’y font guère de séjour ; ils se hâtent de retourner à leurs affaires, laissant derrière eux deux ou trois vedettes, chargées d’observer les astres, de veiller au grain, de prendre le vent et de les convoquer pour les grandes occasions. Athènes était gouvernée par Thémistocle, Thémistocle par sa femme, sa femme par son enfant. Si les desseins et les succès du chancelier dépendent aujourd’hui de M. Windthorst, il n’est pas impossible que, de son côté, M. Windthorst se trouve quelque jour à la merci d’une vedette alsacienne, et telle occurrence pourrait se présenter où les destinées de l’empire seraient décidées par les ennemis de l’empire, par l’Allemand malgré lui. C’est ce qui fait croire à beaucoup de gens que M. de Bismarck, en dépit de ses dénégations, prendra tôt ou tard le parti de dissoudre le Reichstag et d’affronter les hasards d’un nouveau scrutin.

« Nos dernières élections, nous disait un Allemand, n’ont fait le bonheur de personne. Notre parlement est composé de telle sorte que toutes les combinaisons y sont à la fois possibles et impossibles et que la plus possible n’est pas encore suffisante. Comment sortirons-nous de cette impasse ? Personne ne le sait, pas même Thyra. » — Quoi qu’il advienne, d’un bout de l’Europe à l’autre, les empereurs, les rois et les républiques suivront d’un œil attentif les péripéties de cette pièce, le débrouillement de cet imbroglio, car c’est la gloire de M. de Bismarck que désormais rien de ce qui se passe en Allemagne ne peut laisser l’Europe indifférente.


G. VALBERT.

  1. La Révision de la constitution, par Edmond Schérer ; Paris, Librairie nouvelle.