Le Socialisme en Australie

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Le socialisme en Australie
Biard d’Aunet

Revue des Deux Mondes tome 35, 1906


LE
SOCIALISME EN AUSTRALIE

L’Australie et la Nouvelle-Zélande sont engagées depuis une quinzaine d’années dans les expériences socialistes. La vie nationale en a été profondément modifiée. De consciencieux travaux, parmi lesquels il faut citer ceux de MM. Pierre Leroy-Beaulieu, Louis Vigouroux, André Siegfried, Edouard Glasser et Albert Metin, ont renseigné le public français sur ces intéressantes tentatives. Sous forme de livres, d’articles de revues et de rapports officiels, ces enquêtes faites sur place forment dans leur ensemble un tableau historique assez exact des développemens du mouvement socialiste aux antipodes, jusqu’en 1900 ou 1902.

À cette époque, la physionomie générale de ce mouvement n’était pas encore bien dessinée, et les auteurs de ces remarquables études, n’ayant pu disposer que d’un temps limité, ont dû se borner à la description des faits. Peut-être serait-il aujourd’hui moins difficile, au moyen d’observations poursuivies pendant une plus longue période et jusqu’à une date plus récente, de dégager cette physionomie.

Nos vieilles sociétés européennes s’accommoderaient mal des procédés mis en œuvre dans ces contrées lointaines dont les conditions climatologiques, économiques et politiques sont si différentes des nôtres. Les résultats obtenus en Australie ne sont d’ailleurs pas tous encourageans. Il n’en faudrait pourtant pas conclure qu’il n’y a rien à apprendre, — ni même rien à prendre, — de ces initiatives. Leurs mésaventures aussi bien que leurs succès comportent un enseignement.

Les partisans de l’« étatisme » en France, malgré leur intention de réaliser des expériences analogues, n’ont pas encore jugé opportun de nous entretenir des affaires du monde austral. Cette discrétion, à première vue surprenante, est on ne peut plus légitime. Pour en indiquer les motifs, il suffira de montrer en quoi nos réformateurs se distinguent des socialistes australiens, et nous aurons en même temps mis en évidence un des côtés les plus intéressans du caractère de ceux-ci.

De part et d’autre, l’objectif est le même, à savoir la suppression progressive de la propriété privée ; mais la mentalité est toute différente. Les socialistes français se détachent de l’idée de patrie ; les modérés du parti l’acceptent encore, d’assez mauvaise grâce, les avancés la renient. En Australie, le sentiment du patriotisme est puissant et universel. On le trouve impérialiste chez les uns, strictement local chez les autres ; mais, qu’il soit de race ou de clocher, c’est un patriotisme ardent, méfiant, intransigeant jusqu’à l’exclusivisme, vibrant jusqu’à la gasconnade.

Le même contraste, aussi vif, se remarque en ce qui touche aux sentimens religieux. Les manifestations hostiles de nos socialistes contre ce qu’ils considèrent comme une aberration des esprits et des consciences, remplissent l’histoire contemporaine de la France. Dans le Commonwealth australien, et en Nouvelle-Zélande, les questions religieuses, en y comprenant celles que nous appelons cléricales, préoccupent médiocrement les hommes politiques, et c’est peut-être dans les groupes les plus actifs du parti ouvrier qu’on y prête le moins d’attention. Les Églises, parmi lesquelles l’Eglise catholique tient une place fort importante, ne vivent pas en parfaite intelligence les unes avec les autres. L’État n’en accorde pas moins à tous les cultes, avec la liberté complète, une protection efficace, impartiale et déférente. Des catholiques ultras, des presbytériens ardens, des libres penseurs déclarés, des israélites pratiquans, se rencontrent dans la vie publique, se classent dans tous les partis, sans qu’il soit tenu compte de leurs opinions religieuses. Nous avons entendu, en décembre 1904, M. J. G. Watson, chef du labour party au Parlement fédéral, prononcer un discours en faveur du socialisme chrétien. Ses déclarations ne lui firent aucun tort dans l’esprit de ses partisans. Il est resté le leader des socialistes.

Une troisième dissemblance est encore à signaler. Le respect de l’ordre public est, aux yeux des socialistes français, une considération plutôt secondaire. La propagande par le fait appelle leur indulgence, et l’emploi de la force ne leur semble condamnable que si on y a recours contre eux-mêmes. En Australie, le respect des personnes et des propriétés est un principe absolu, bien que la criminalité n’y soit pas au-dessous du niveau moyen des autres nations civilisées. Il faut remonter aux grandes grèves de 1890, 1891 et 1892, pour trouver dans les annales des syndicats ouvriers australiens la trace de désordres sérieux. Les actes de violence, — ou plutôt de brutalité, — qui se sont produits depuis cette époque, à l’occasion de conflits industriels, ont été fort rares,’malgré la fréquence de ces conflits. Ils ont toujours pu être réprimés par les voies légales, sans déploiement de forces, même policières. L’obéissance à la loi a puissamment servi le mouvement socialiste australien. L’attitude correcte du parti ouvrier a fait excuser et, dans une certaine mesure, a dissimulé la vigueur de, son action, son indifférence pour les intérêts privés ou publics qui n’étaient pas les siens, son âpreté à user de ses avantages et à pousser jusqu’à la tyrannie l’exercice de droits acquis ou seulement tolérés. Dans cette nation où, comme en tout pays britannique, et plus qu’en France, les classes sont distinctes les unes des autres, où se manifestent entre elles des sentimens de réciproque froideur et l’habitude de marquer les distances, une conduite moins prudente eût compromis dès le début les efforts du parti socialiste. Chez nous aussi, les mêmes aspirations eussent rencontré moins de résistance si les meneurs du mouvement n’avaient eu la maladresse de s’aliéner les patriotes, d’exaspérer les croyans et d’effrayer les gens paisibles. Ils ont donc commis de graves et peut-être irréparables fautes ; mais elles sont commises. C’est pourquoi sans doute, ils ne veulent rien savoir de la leçon politique qui leur est donnée à l’autre bout du monde, et n’ayant pas su en profiter, désirent qu’elle nous reste inconnue. Elle n’en est que plus intéressante.


I

Le labour party australien hésite à accepter franchement l’épithète socialiste. Ses chefs l’emploient depuis peu, l’accompagnant de restrictions, de réserves et de réticences. C’est ainsi qu’on habitue l’esprit public à des conceptions qui lui semblaient d’abord inquiétantes. Avec le temps, les correctifs s’atténueront, la pensée dominante se dégagera, jusqu’à découvrir le programme socialiste pur et simple, dont le dernier mot est celui de « collectivisme. »

La modération du langage des socialistes australiens, et plus encore leur souci de ne s’attacher qu’à des réformes d’une réalisation prochainement accessible, ont contribué à la formation d’une légende. Des voyageurs, qui avaient étudié le pays un peu rapidement, ont déclaré que c’était celui du socialisme « sans doctrine. » Le socialisme étant une doctrine, — même un dogme, — l’expression manque de clarté. Mais si on a voulu dire que la politique du parti avancé, en Australie, poursuit des réformes administratives, fiscales et judiciaires, ayant pour objet d’améliorer le sort du plus grand nombre, sans intention de porter atteinte aux principes de liberté et de propriété individuelles sur lesquels reposent encore les sociétés civilisées (et les mots « sans doctrine » ne sauraient avoir un autre sens), on était dans l’erreur. Le parti socialiste, en Australie comme en Europe, est le serviteur et l’organe d’une classe qui espère trouver la satisfaction de ses intérêts dans un nivellement égalitaire obtenu par degrés. Il s’attaque à la constitution du capital parce que cette constitution est le ressort nécessaire des initiatives privées, et parce que ces initiatives sont la source des inégalités qu’il se flatte de supprimer. Mais plus sage et plus pratique qu’on ne l’est en France, il trouve inutile de s’attarder tout d’abord aux considérations philosophiques, n’en recherche pas la discussion et p'r conséquent s’abstient d’en faire parade. Le socialisme australien n’est pas sans doctrine. On ferait mieux ressortir la différence qui le sépare du nôtre en disant qu’il est sans déclamations. S’il est exclusif et se garde des influences du dehors, tandis que notre socialisme fait appel au sentiment de la solidarité internationale, c’est parce que, hostile au principe de libre concurrence et s’appliquant à le détruire en Australie, il ne veut pas que les autres peuples en fassent l’application à ses dépens. Il croit que la situation géographique du pays lui permet de faire son expérience en vase clos, et il écarte ce qui pourrait la troubler. Les socialistes européens ne sont pas dans les mêmes conditions ; aussi ont-ils recours à une autre tactique.

Avant l’accomplissement de la Fédération (janvier 1901) on pouvait contester ces assertions. Les syndicats ouvriers étaient déjà fortement établis dans les six colonies australiennes (Nouvelle-Galles du Sud, Victoria, Queensland, Australie Méridionale, Australie Occidentale et Tasmanie) et leurs mandataires occupaient quelques sièges dans les Parlemens locaux. Mais, en l’absence d’un gouvernement central, ces groupes, dissémines sur un très vaste territoire, ne pouvaient assurer un but précis à la concentration de leurs efforts. Les rivalités de colonie à colonie, non moins que les distances considérables qui séparent leurs capitales, rendaient en outre une entente commune très difficile. Aussi, l’influence de ces syndicats se bornait-elle à arracher aux modestes budgets coloniaux quelques bribes, sous forme d’assistance aux unemployed, à réclamer des concessions sur les salaires et les heures de travail, préparer ou conduire des grèves, et pousser les candidatures de leurs amis dans les assemblées ou l’administration.

La Fédération menaçait de troubler ce sport politique dont les Unions avaient déjà retiré de substantiels profits ; et il ne dépendait que du labour party de la faire échouer. Mais pressentant les avantages qui résulteraient pour lui de l’existence d’un gouvernement central, s’il parvenait à en devenir l’inspirateur, il ne s’opposa pas au mouvement d’où naquit le Commonwealth. L’autorité des Parlemens provinciaux allait décroître, et sans doute de plus en plus, au profit de celle du Parlement fédéral. Il fallait donc se mettre en mesure de jouer un rôle dans celui-ci. Sans négliger l’action directe auprès des gouvernemens des États qui conservaient, dans le régime nouveau, d’importantes attributions, le labour party entra résolument en campagne.

Les circonstances le favorisèrent. Le premier ministère fédéral présentait un groupe d’hommes compétens et connus (car il était formé en majorité des premiers ministres en fonctions dans les États fédérés), mais peu homogène. Le président du Conseil, M. Edm. Barton (depuis sir), était une personnalité sympathique qui, malgré son expérience des affaires, sa prudence et sa dextérité, ne jouissait pas cependant d’un prestige considérable. On ne lui accordait ni les hautes vues générales, ni l’énergie, ni l’esprit de suite et de méthode que réclamaient les circonstances. Il devait sa situation à l’intégrité de son caractère, au concours des événemens et surtout à l’activité des ennemis politiques de son concurrent, M. G. H. Reid[1]. D’autre part, ce gouvernement avait devant lui un parlement divisé sur toutes les questions intéressant l’avenir du pays. Les perspectives du labour party étaient donc fort encourageantes, à la condition qu’il gardât une parfaite discipline ; il sut la garder.

Aux premières élections fédérales, son influence dans le Parlement s’appuyait sur la possession du cinquième environ des sièges. La balance du pouvoir lui était assurée, pourvu qu’il en usât avec modération. Le ministère lui marqua, dès le début de la législature, des égards qui rendirent les accommodemens faciles. Aux élections suivantes, en 1903, le labour party avait conquis le tiers des sièges dans chaque Chambre. Il cessait d’être un allié pour devenir un protecteur. Dès lors, le cours naturel des événemens devait l’amener à prendre le pouvoir, ce qui arriva en avril 1904, et son incapacité à gouverner devait l’en faire tomber peu de temps après, ce qui eut lieu au mois d’août de la même année. Pendant cette période de trois ans, le labour party avait, selon les occasions, indiqué son programme, mais toujours et seulement celui du lendemain. Le caractère socialiste des mesures qu’il recommandait, que, — pour le plus grand nombre, — le gouvernement consentait à prendre à son compte, et que votait le Parlement, après de molles résistances, n’était plus contestable. Elles avaient toutes pour objet l’intervention de l’Etat dans les affaires des citoyens et rentraient dans la catégorie que les Anglais appellent class legislation ; enfin, elles étaient toutes antilibérales. Leur objectif immédiat parut être l’isolement de l’Australie. Ainsi, au moment où cette nation, déjà protégée commercialement par les mers qui la séparent des grands continens, et politiquement par les flottes de l’Angleterre, venait de s’organiser pour prendre place dans le concert des autres peuples, à l’instant même où l’attention du monde se fixait sur elle, son premier acte était de s’enfermer, immobile et boudeuse. La majorité du pays a toléré, sanctionné par sa tolérance même, une politique dirigée dans un sens diamétralement opposé à ses intérêts[2]. Sous l’inspiration des socialistes, et en dépit des résistances de l’opposition libérale, fut créée une législation animée d’un esprit étroit et tracassier, complétée par des règlemens toujours restrictifs et qui furent appliqués avec rigueur, comme si on eût pris à tâche de décourager les entreprises, d’entraver le commerce et d’arrêter complètement l’immigration, déjà fort ralentie, et compensée d’ailleurs, largement, par l’émigration.

Dans le programme présenté au premier ministre, M. Watson, à l’occasion du May day (1er mai 1904), à Melbourne, par une députation du labour party, on trouve la déclaration suivante : « Détermination de renverser le salariat et le capitalisme, de préparer l’avènement d’une société dans laquelle tous les instrumens de production seront possédés et administrés par le peuple, » et transitoirement : fixation par la loi d’un maximum de travail journalier de huit heures ou moins, avec salaire raisonnable, dans toutes les industries et tous les emplois : règlement de tous conflits industriels par l’arbitrage obligatoire, institution de pensions pour les vieillards à la charge du budget fédéral, création d’une banque d’émission fédérale, etc. » C’était bien un programme socialiste complet, avec le but indiqué, les voies et moyens définis. Le ministre répondit qu’il était heureux de faire savoir que presque toutes ces résolutions figuraient sur le programme du gouvernement, ajoutant qu’il serait sans doute impossible de donner entière satisfaction au parti pendant la session en cours. Il était d’ailleurs, à son avis, trop tôt pour organiser une « Collectivité fédérale » (a collective Commonwealth), mais chaque pas en avant rapprochait de l’idéal désiré.

En avril 1905, — sept mois après la chute du ministère Watson, — une conférence du Victorian labour party réclamait unanimement « la nationalisation graduelle des instrumens de production, de distribution et d’échange, » en y joignant le mandat impératif aux futurs membres du Parlement de ne voter, — sur une question intéressant le sort du ministère, — que conformément aux décisions du groupe et de ne faire partie d’aucun gouvernement où la majorité des ministres n’appartiendrait pas au parti. En juillet 1905, M. Watson, répondant à une question, rejetait l’épithète de communiste, mais il admettait de nouveau que l’ultime objet de sa politique était de substituer la « coopération » à la concurrence, en transmettant à l’Etat la possession des éléments de production, de distribution et d’échange. Par une contradiction peut-être seulement apparente, mais qu’il négligea d’éclaircir, il déclarait en même temps que les socialistes australiens n’avaient pas l’intention de confisquer les propriétés territoriales.

Cependant, l’expression Collective Commonwealth avait paru imprudente, tout au moins prématurée. Les complaisances du ministère (second ministère Deakin) qui avait succédé à celui de M. Reid (août 1904-juillel 1905) n’allaient pas jusqu’à accepter cette étiquette. Le labour party la remplaça par un euphémisme heureusement choisi, « la nationalisation des monopoles. » Comme il n’existe en Australie d’autres monopoles que ceux des services publics qui, — y compris les chemins de fer, — sont aux mains de l’État, personne ne pouvait s’y tromper. On appellerait monopole toute industrie ou exploitation privée dont l’État manifesterait le désir de s’emparer. Le gouvernement se déclara satisfait. Depuis cette époque, la « nationalisation des monopoles » apparaît de temps en temps dans les déclarations du gouvernement fédéral. On commencerait par le monopole des tabacs ; on laisse entrevoir qu’on pourrait continuer par celui des spiritueux, après lequel peut-être viendrait celui des mines, et ainsi de suite. Toutefois, ces projets ne sont pas encore entrés dans la phase d’exécution.

Le degré de développement des idées socialistes en Australie étant sommairement précisé, examinons sous quelles formes, dans quelles directions et avec quels succès (pour le parti sinon pour le pays) elles se sont manifestées.


II

Le régime, parlementaire établi sur la base d’un suffrage à peu près universel impose à tout gouvernement le devoir de concilier les exigences de la masse populaire avec les intérêts généraux du pays. Cette conciliation n’est jamais aisée. Cependant, le maintien de certaines traditions, le souvenir d’expériences malheureuses, la crainte de complications extérieures, ou l’existence d’une élite national assez nombreuse, possédant une haute culture intellectuelle, et capable d’exercer une influence politique, peuvent la rendre moins difficile.

L’Australie est encore privée de ces élémens de pondération, et reste livrée à des aspirations en quelque sorte impulsives. Douée d’abondantes richesses exploitables, elle jouit, en outre, d’un climat dont la douceur invite les habitans aux distractions de la vie en plein air[3]. Tout, dans cet heureux pays, concourt donc à répandre le goût du superflu et favorise le penchant à la récréation. Il n’est pas surprenant que la notion du travail nécessaire et de sa haute portée moralisatrice s’y soit affaiblie[4]. La conception du rôle de l’État devait s’y transformer en même temps, jusqu’à ce qu’on ne vît plus en lui l’organisme destiné à assurer la liberté et la sécurité des citoyens, mais une divinité complaisante de laquelle on peut tout attendre, à laquelle, par conséquent, on peut tout demander.

Ainsi s’est préparé un terrain éminemment propre au développement du socialisme, tel qu’il est compris aux antipodes, patient, persévérant, mais rebelle à toute direction supérieure, se désintéressant des théories générales, insoucieux des conséquences éloignées.

L’activité du mouvement socialiste en Australie, l’esprit qui l’anime et la direction qu’il suit, ne dérivent pas seulement de la situation géographique du pays et de la protection de la Grande-Bretagne. Ils résultent aussi du développement historique des rapports entre le travail et le capital pendant les années qui ont succédé à la première période de sa colonisation. La mise en valeur du sol australien était alors largement rémunératrice. Partout s’exécutaient de grands travaux. De 1851 à 1861, la population de Melbourne passait de 23 000 à 140 000 habitans. Les ouvriers, et surtout les ouvriers capables, étaient rares. Un bon maçon gagnait de 30 à 35 francs par jour. Sans remonter aussi loin, nous voyons la population d’Adélaïde plus que doubler de 1871 à 1881, et de 1881 à 1891, celle de Sydney augmenter de plus de 100 000 personnes. Jusqu’en 1892, les colonies australiennes jouissaient d’un crédit illimité sur le marché de Londres, et toutes en usaient très largement.

Il fallait bien cependant qu’un certain équilibre s’établît un jour entre les dépenses normales et les ressources normales. À mesure que la main-d’œuvre devenait plus abondante par l’immigration, — alors encouragée, — et que la concurrence des entreprises réduisait la marge des bénéfices, le taux des salaires devait baisser. En 1886, époque à laquelle on peut fixer le commencement des difficultés sérieuses entre employeurs et employés, l’ouvrier de capacité moyenne n’était plus payé que 12 à 14 francs par jour. C’est un taux encore convenable dans un pays où il ne gèle jamais et où les nécessités premières de la vie sont peu coûteuses. Mais certaines habitudes étaient prises, que les travailleurs manuels ne voulaient pas abandonner : habitudes de confort, de distractions, et même de luxe. Depuis plusieurs années, les Unions ouvrières s’étaient organisées, prévoyant la lutte. Elle s’engagea et aboutit à de formidables grèves. Celles-ci amenèrent des troubles qui furent sévèrement réprimés (1890-1892). L’action violente n’avait pas les sympathies de l’opinion publique. Il ne restait donc aux syndicats qu’à tenter de conquérir l’influence politique. Offrir ses services, puis les imposer, tel fut en deux mots le programme initial du labour party. Les Unions suivirent ce programme avec une patience obstinée, et c’est ainsi qu’elles acquirent une autorité voisine, à certaines heures, de la dictature.

Si ces circonstances n’ont pas seules déterminé l’éclosion du mouvement socialiste en Australie, elles l’ont certainement hâtée. Leur souvenir l’encourage encore aujourd’hui en entretenant dans l’esprit populaire des illusions sur les véritables conditions économiques du pays. Ainsi se trouve expliqué pourquoi le parti socialiste australien, négligeant les questions d’organisation générale et de gouvernement, ne s’est engagé, à ses débuts, que sur celles des salaires et des conditions du travail ; et comment le collectivisme où il tend aujourd’hui, fut d’abord pour lui « terre inconnue. » Il la voit maintenant parce qu’il s’en est rapproché : il sait qu’il y va, il le reconnaît, mais ne le savait pas quand il s’est mis en route. C’est sans enthousiasme qu’il considère le but de son voyage et il n’est pas pressé d’arriver.

L’expérience des dernières années permet de discerner dans la marche du parti qui remorque le Parlement et la nation, trois mouvemens dont les départs ont été successifs et les actions parallèles. Le premier, dirigé contre le principe de la concurrence, et déjà très avancé ; le second, contre celui de la liberté individuelle, n’ayant encore gagné que ce qui était nécessaire aux succès du premier ; le troisième, contre la propriété privée, désignée sous le nom de capital ou d’instrument de production. Ce dernier mouvement n’a encore remporté qu’un avantage appréciable, — et peut-être éphémère, — par l’institution et l’application, dans un certain esprit, des lois sur l’arbitrage obligatoire auxquelles nous réservons un chapitre spécial.

Il est sans doute superflu de faire remarquer que cette classification des visées du parti socialiste australien a surtout pour objet d’en faciliter l’examen. Les deux premiers mouvemens, étroitement liés l’un à l’autre, constituent la préparation de la victoire du troisième. Tous trois n’ont qu’un but, celui que nous avons indiqué déjà et que nous avons trouvé, depuis 1904, inscrit dans les programmes du parti, le même enfin que poursuivent, avec plus d’ardeur et moins de méthode, les socialistes du vieux monde : le renversement de la société dite capitaliste.


III

Lorsque, en mai 1901, le premier Parlement fédéral commença ses travaux, il avait à accomplir une œuvre presque entièrement administrative. L’objet principal de la Constitution était en effet, de transférer au gouvernement du Commonwealth certaines attributions des gouvernemens des États, et non des moins importantes, puisqu’elles comprenaient les services des douanes, des postes et télégraphes, et de la défense. Aucun des autres sujets sur lesquels le Parlement était autorisé à légiférer ne réclamait d’urgentes réformes. Le programme de la première session devait donc consister dans l’unification des tarifs de douane des États, la fusion des services transférés, et la solution des problèmes d’ordre financier et judiciaire se rattachant à ces transformations. Afin d’abréger la période d’incertitude pendant laquelle les intérêts de la communauté auraient plus ou moins à souffrir, il était utile que ce travail fût terminé dans le plus bref délai possible.

Les bases sur lesquelles étaient établies les administrations dont le gouvernement fédéral prenait la charge différaient peu d’un État à un autre. Leur codification était relativement aisée. Quant aux tarifs de douane, la situation était tout autre. La Nouvelle-Galles du Sud vivait sous le régime du libre-échange depuis cinq ans et s’en montrait satisfaite. Les autres États avaient toujours été protectionnistes. Puisqu’il était nécessaire de refondre ces systèmes en un tarif commun, le bon sens semblait indiquer un procédé rationnel. C’eût été de prendre pour chaque article la moyenne des tarifs des États, en la modifiant proportionnellement au mouvement d’importation, dans chaque État, de l’article considéré. Ainsi, les relations commerciales déjà établies n’eussent éprouvé qu’un minimum de perturbation.

En somme, la tâche du nouveau gouvernement était plus complexe que difficile. Elle devait s’accomplir d’autant mieux qu’on y introduirait moins de politique, et c’était le cas de se souvenir du vieux proverbe anglais : One does not change the horses while crossing a stream.

Cette manière de voir était trop simple, surtout trop modeste, pour être adoptée. Les incidens de la campagne électorale de mars 1901 n’avaient laissé aucun doute sur l’état d’esprit des futurs parlementaires fédéraux. Chacun se croyait chargé de créer une nation (to build a nation) et chacun entendait la créer selon ses vues. Les protectionnistes, certains d’être en majorité, avaient annoncé leur intention d’écraser leurs adversaires, désignés sous le vocable bizarre mais explicite de revenue tariffists. Dès l’ouverture du Parlement, de profondes divisions sur d’autres points s’étaient révélées entre les nouveaux élus. Le labour party, fidèle à sa tactique, fit savoir qu’il laissait à ses représentans toute liberté quant aux questions d’intérêt fiscal ou national, et que, désireux de conserver la balance du pouvoir entre les partis, il réservait son action pour renverser tout gouvernement qui refuserait d’obéir à « la volonté du peuple. » Cette déclaration n’eut pas la vertu de faire réfléchir les autres députés, qui cependant représentaient un peu aussi « la volonté du peuple, » et la première législature fut inaugurée sous ces peu rassurans auspices.

Le gouvernement n’apporta point de programme, — au sens usuel de ce mot, — mais une très longue liste des projets dont il avait l’intention de saisir le Parlement. Nous n’en détacherons que ceux auxquels s’intéressait le labour party. Ce furent d’ailleurs les seuls, — avec le tarif douanier, — qui firent l’objet de débats suivis. Notons incidemment que ce tarif ne fut présenté au Parlement qu’en octobre 1901 et ne fut voté qu’en septembre 1902. La plus urgente des mesures nécessitées par l’accomplissement de la Fédération avait demandé six mois de préparation et onze mois de discussion. On s’était occupé, entre temps, de questions d’un ordre plus sensationnel.

Pendant cette première période, — nous l’avons dit plus haut, — le parti socialiste australien s’appliqua à battre en brèche le principe de la concurrence. Il fallait commencer, évidemment, par la concurrence du dehors. On aviserait plus tard à supprimer la concurrence intérieure. Les avantages que recueilleraient les ouvriers d’une campagne contre le commerce n’étaient pas très certains ; mais, n’ayant sur la puissance d’achat du numéraire et les conditions de stabilité des entreprises que des idées plutôt vagues, et considérant avant tout le chiffre des salaires, les chefs du parti eurent peu d’hésitations. Au surplus, l’isolement de l’Australie était nécessaire au succès des nouvelles expériences. A leur instigation, le gouvernement fédéral déposa trois projets de loi : le Customs bill (règlement du service des douanes), le Post and Telegraph bill (règlement sur le service des postes), et l’Immigration restriction bill, concernant l’immigration.

A première vue, on comprend que ce dernier projet put servir la politique du labour party, on s’explique moins comment il en pouvait être de même de simples règlemens sur les douanes et les postes. Ils la servirent cependant, et fort bien ; non par leurs conséquences directes, mais par l’impression produite au dehors. Ces projets de loi, en effet, n’étaient pas de simples règlemens. Ils jouèrent le rôle de ces détachemens d’avant-garde, audacieusement engagés, qui apprennent à l’ennemi que la guerre est déclarée, l’offensive décidée et le contact pris.

Voyons d’abord ce qu’était le Customs bill, devenu Customs Act, en vertu de l’assentiment royal, le 3 octobre 1901.

Le gouvernement fédéral avait réuni dans un même département ministériel le commerce et les douanes. Le service douanier étant fiscal, ses intérêts sont opposés à ceux du commerce. Il était donc inconséquent de les placer sous la même direction. Le choix de la personne chargée de ce département permet de supposer que cette erreur de principe ne fut pas tout à fait involontaire. Le titulaire de ce double portefeuille fut M. Kingston, qui le conserva jusqu’en juillet 1903. M. Kingston n’appartenait pus au labour party, non plus qu’aucun de ses collègues ; mais plus qu’aucun d’eux, il avait les sympathies des socialistes et les méritait. C’est sans doute pour justifier leur confiance qu’il se hâta de présenter, sous le titre de Customs bill, un projet de règlement en 277 articles, résumant en un choix intelligent les dispositions les plus sévères des ordonnances de douanes, non seulement des États australiens, mais des pays où les tracasseries du fisc ont atteint les limites extrêmes.

Ce règlement édictait, pour de simples négligences, de lourdes pénalités, et prenait soin d’enlever aux Cours de justice le pouvoir de réduire au-dessous d’un minimum fixé les peines ou amendes encourues par les délinquans. Des instructions spéciales, destinées, — ainsi que le déclarait sir W. Macmillan au Parlement fédéral[5], — à maintenir les agens du service dans la crainte d’être désavoués et punis s’ils n’assuraient l’exécution la plus rigoureuse de la loi, laissaient d’ailleurs au ministre un pouvoir discrétionnaire sur la solution des affaires contentieuses.

Les deux années du ministère de M. Kingston furent deux années de lutte contre le commerce. Il y apporta une obstination dont le souvenir restera longtemps dans la mémoire des négocians d’Australie. En tant que ministre des douanes, son désir d’obtenir de cette administration un maximum de rendement était légitime, à la condition toutefois de ne pas oublier que c’est le commerce qui nourrit la douane. Il l’oublia. Comme ministre du Commerce, il devait faciliter, protéger, encourager les transactions, surtout se renseigner, — il en avait besoin, — sur les nécessités pratiques, afin d’y satisfaire dans la mesure du possible. Mais il comprenait autrement sa mission. Dans sa pensée, le rôle du ministre du Commerce était de réglementer, contenir et discipliner le commerce. Il fut le ministre du moins de commerce possible. Croyant devoir défendre l’État contre les commerçans, il s’était armé pour cette bataille. Il la poursuivit avec une si consciencieuse résolution qu’il y ruina en moins de deux ans sa robuste santé.

Le commerce maritime, c’est-à-dire l’industrie des transports par mer, était plus désarmé que le simple négoce contre les rigueurs administratives. Les grandes maisons d’importation occupent un personnel nombreux, et les chefs de ces établissemens ont en mains de trop grands intérêts pour ne pas disposer d’une certaine influence ; tandis que les compagnies maritimes ne sont représentées que par des agens. Leurs réclamations ne peuvent se faire jour jusque dans l’enceinte parlementaire. Les procédés dilatoires et les fins de non recevoir suffisent pour en avoir raison. On avait donc pris soin d’accumuler dans le Customs bill les dispositions qui avaient paru les plus efficaces pour gêner l’exploitation de ces compagnies et les exposer, en dépit de leur prudence, à de fréquentes contraventions. Ainsi fut créé un régime d’oppression que les journaux des grands ports d’Australie définirent en une expression caractéristique : Harassing shipping.

La plus originale de ces mesures fut celle concernant les Ships’stores, ou provisions de bord. Elle visait les compagnies postales de navigation, anglaises et étrangères, dont les bâtimens, venant d’Europe ou y retournant, ont à effectuer entre Fremantle (Australie Occidentale) et Sydney (Nouvelle-Galles du Sud) un parcours de 4 900 milles marins (aller et retour)[6], coupé par des relâches dans les principaux ports. Le Customs bill ordonnait que toutes les provisions, de bouche et autres, consommées à bord, seraient passibles des droits de douane, même en haute mer, depuis l’arrivée du bâtiment sur les côtes d’Australie jusqu’à son départ du dernier port d’Australie, en route pour l’Europe. Afin d’assurer la perception des droits, on avait imaginé de mettre ces provisions sous scellés à l’arrivée au premier port de relâche (Fremantle), pour ne les lever qu’au départ de ce même port, après que le bâtiment aurait achevé son voyage, aller et retour, sur les côtes du continent australien.

La rupture du sceau de la douane était, bien entendu, interdite ; en sorte que si un paquebot, ayant besoin de ses provisions, en cours de route, se permettait cette infraction, il était, dès son arrivée au prochain port de relâche, saisi, jugé et condamné à une forte amende.

Cette prétention dépassait la mesure tolérable : d’abord, parce qu’un droit à l’importation ne peut s’appliquer qu’à des marchandises importées, c’est-à-dire consommées dans le pays ou débarquées pour cet objet ; en second lieu, parce qu’un bâtiment naviguant en haute mer cesse d’être sous la juridiction des autorités douanières, à quelque titre que ce soit. La douane australienne pouvait, à la rigueur, réclamer le paiement des droits sur les provisions consommées dans les ports, mais les scellés apposés par elle n’avaient plus un caractère légal dès que le bâtiment était sorti des eaux territoriales. On a pu soutenir qu’un navire anglais les devait respecter, sous prétexte que la loi australienne est aussi loi britannique. En tout cas, cette loi était inapplicable aux navires étrangers en dehors des eaux australiennes, car il est de principe absolu qu’en haute mer, un bâtiment, quel qu’il soit, est soumis à la seule loi du pays dont il porto le pavillon.

La question des Ships’stores donna lieu à quantité de conflits, de discussions, de jugemens et de condamnations, et même à des « échanges de vues » diplomatiques[7]. L’émotion se calma à la suite d’une transaction entre le gouvernement, représenté par le premier ministre, plus conciliant que M. Kingston, et les compagnies. Elle s’éteignit après que chacune des parties, en d’officieuses communications à la presse, eut démontré que c’était l’autre partie qui avait fait toutes les concessions. En réalité, les compagnies avaient cédé sur la question des droits et le gouvernement sur celle des scellés.

Ce n’étaient là que des escarmouches ; mais leur signification n’était que trop claire. L’intérêt fiscal n’eût pas suffi à expliquer ces rigueurs. Les droits perçus sur les Ships’stores consommés à la mer ne s’élevaient pas à 20 000 livres sterling, tandis que les revenus de la douane, pour l’année 1901-1902, dépassaient 7 600 000 livres. Ce n’était pas assurément en vue de ce mince résultat qu’on avait pris des dispositions aussi insolites et couru le risque d’ennuis sérieux, au cas où les puissances étrangères intéressées auraient porté plus d’attention à ces affaires. D’autre part, le nouveau règlement douanier, en inquiétant les commerçans et créant des difficultés entre eux et leurs correspondans d’Europe, ne pouvait manquer d’avoir un effet restrictif sur les importations et par conséquent sur les recettes de la douane. Au surplus, l’esprit qui avait dicté le Customs bill et présidait à son application, indiquait assez les intentions du gouvernement pour révéler à quelle pression il obéissait.

À ce premier avertissement, d’autres allaient succéder. Le Post and Telegraph bill, qui reçut l’assentiment royal le 16 novembre 1901, était, comme on devait s’y attendre, une compilation des règlemens postaux en vigueur dans les États avant la Fédération. Il ne présenterait aucun intérêt politique si on n’y eût introduit une clause dont la conséquence a été de désorganiser pendant plus d’une année le service régulier des correspondances de l’Australie avec l’Europe. Par cette clause (article 16), le gouvernement du Commonwealth s’interdisait de subventionner un service postal à moins que la Compagnie soumissionnaire eût pris l’engagement de ne pas employer d’hommes de couleur sur ses paquebots. On sait que le personnel des bâtimens qui se rendent d’Europe en Orient par la Mer-Rouge et l’océan Indien comprend généralement des chauffeurs arabes et des domestiques indous. Interdire cet usage aux paquebots-poste des lignes d’Australie devait compromettre le renouvellement des contrats en cours, auxquels jusqu’alors l’Angleterre et les colonies australiennes avaient participé à frais communs. Ces contrats, en effet, n’ont pas été renouvelés à leurs échéances. Après de longs tâtonnemens, on a dû recourir, pour réorganiser le service postal entre les deux pays, à des expédiens dont l’avenir fera connaître les mérites.

Cet article 16 avait été imposé, cela va sans dire, parle labour party. Il est curieux de constater que son insertion dans la loi ne correspond à aucun intérêt appréciable. Les paquebots-poste ne recrutent en Australie aucune fraction de leurs équipages. Les hommes de couleur embarqués à leurs bords ne font donc pas concurrence à la main-d’œuvre locale. En outre, ces individus sont en grande majorité sujets britanniques, ce qui eût dû les recommander à la bienveillance des Australiens. Malgré les objections du gouvernement anglais qui refusa, de son côté, à s’engager dans des contrats postaux excluant de plano les gens de couleur, le parti pris des socialistes resta inébranlable. C’était un second avertissement. Le troisième devait être plus sérieux.


IV

Il se présenta sous la forme de l’Immigration restriction bill, devenu loi du Commonwealth le 23 décembre 1901.

Les deux mots qui forment le titre de cette loi en indiquent bien l’objet, mais en adoucissent la portée. Il ne s’agissait pas seulement de restreindre l’immigration, déjà fort restreinte, mais de la supprimer, tout au moins de la décourager. Le problème était difficile ù résoudre, car l’accès libre du territoire d’une nation civilisée est un principe universellement admis. L’Angleterre, plus que tout autre pays, l’a respecté, et cette conception des devoirs de l’hospitalité internationale honore le caractère britannique. Les exceptions qui ont été faites, et le sont encore en certains pays et en certaines circonstances, n’ont pas infirmé la règle générale. En se décidant à n’en tenir aucun compte, les socialistes australiens se plaçaient, dans une certaine mesure, en dehors du droit des gens. À cette première difficulté s’en ajoutait une autre, d’un ordre plus positif. On voulait arrêter d’abord, et totalement, l’immigration des hommes de couleur. Il eût suffi de l’interdire purement et simplement ; la question était réglée. Mais l’Angleterre gouverne plus de 300 millions d’individus qui ne sont pas de race blanche, et, pour ce motif, le gouvernement britannique n’était pas disposé à approuver une mesure aussi radicale. Il fallait donc trouver une formule qui, plaçant le droit d’exclusion dans les mains du gouvernement, substituât le vague de l’arbitraire à la précision requise de tout texte légal. Voici celle qu’on découvrit[8] : « L’immigration dans le Commonwealth est interdite à toute personne qui, invitée par un fonctionnaire, ne parvient pas à écrire sous la dictée et à signer en présence de ce fonctionnaire, un passage de cinquante mots en une langue européenne choisie par ce fonctionnaire (art. 3). »

Cette disposition fut adoptée, votée, et le gouvernement anglais l’approuva. Elle est encore en vigueur et, de temps en temps, on en fait l’application. Cela s’appelle le test. On l’impose très rarement aux immigrans de race blanche, à l’encontre desquels on a spécifié d’autres moyens d’exclusion. Cependant, je l’ai vu appliquée à un sujet allemand, fils de père allemand, qui, en plus de sa langue nationale, parlait le français et l’anglais. Il ne réussit pas à faire une dictée en grec, fut, de ce chef, condamné à six mois de prison, puis expulsé et rapatrié en Allemagne peu de jours après sa condamnation.

On aurait pu s’en tenir là. Un recueil de dictées choisies, en russe, en polonais, en norvégien et en turc, eût suffi à l’exclusion de tout le monde, sauf de quelques éminens philologues. Mais le moindre inconvénient du procédé eût été de couvrir de ridicule le gouvernement australien si le test était devenu une formalité de pratique journalière, requise de tous les voyageurs débarquant dans le pays. On le garda donc comme en réserve, pour les cas exceptionnels, c’est-à-dire ceux où on désirerait couvrir un abus de pouvoir des apparences de la légalité. Même à l’égard des hommes de couleur, on se dispensa souvent du test. Considérés d’emblée comme immigrans prohibés, on les arrêta et on les rendit au bâtiment qui les avait amenés, après avoir infligé une amende au capitaine pour avoir introduit une brebis galeuse sur le sol du Commonwealth. On agit de même à l’égard des simples déserteurs, le capitaine étant supposé complice de la désertion. L’autorité de la justice vint parfois tempérer cette ardeur autocratique. A la suite de vives et inutiles réclamations, les tribunaux, supérieurs furent saisis. Le 8 août 1902, la cour suprême de Sydney, sur appel de la Compagnie des Messageries maritimes, annula un jugement de la Water police Court condamnant le capitaine d’un paquebot de cette compagnie et ordonna la restitution de l’amende. Le motif de la cassation était que le déserteur, soi-disant immigrant prohibé, n’avait pas été invité à subir l’educational test.

La presse, tant à Londres qu’en Australie, fut à peu près unanime pour blâmer ces tracasseries ; mais, en ce qui concerne les gens de couleur, le but était atteint. Ils surent qu’on ne leur permettait pas d’aborder le territoire australien, et les compagnies de navigation le sachant également, refusèrent d’embarquer ceux qui voulaient en tenter l’aventure. Il n’y eut donc désormais que des passagers de race blanche sur les bâtimens se rendant en Australie.

En même temps, une loi spéciale, le Pacific Islands labourers Act, coordonnait le rapatriement, échelonné sur une période de cinq ans, des indigènes polynésiens qui travaillaient dans les plantations de cannes à sucre de Queensland. Cette industrie, alors florissante, a été presque ruinée dans les districts du nord de cet État où la main-d’œuvre blanche est incapable, en raison du climat, de remplacer le travail des Canaques[9].

Les partisans de la politique d’exclusion et de transportation ont invoqué pour sa défense la nécessité de maintenir en Australie la pureté de la race. L’excuse n’est pas sans valeur, en ce sens qu’elle eût pu justifier certaines précautions de police. Elle est insuffisante à rendre acceptable l’application stricte et absolue de la devise White Australia. En admettant que la préservation de la pureté de la race soit, pour la population australienne, un idéal auquel on ne saurait faire trop de sacrifices, on est surpris de trouver à l’origine du mouvement, insistant sans relâche en faveur de la plus grande sévérité, la fraction la moins idéaliste et la moins attachée aux intérêts généraux du pays. On se demande alors si une formule de noble apparence ne couvrirait pas des mobiles d’un intérêt immédiat ; car, enfin, cette « pureté » ne devait pas être exposée à de fortes tentations. Les unions entre les gens des races anglo-saxonne et mongole, indoue ou mandchoue, ont toujours été fort rares. L’affinité mutuelle leur manque.

Il s’agirait donc plutôt de la crainte d’un envahissement pacifique et progressif, que pourrait suivre une attaque à main armée favorisée par l’existence, sur le sol australien, d’une population asiatique. Acceptons l’hypothèse, ou toute autre aussi vraisemblable. De deux choses l’une : ou la force d’expansion des peuples d’Extrême-Orient est assez grande pour mettre l’Australie en danger, — à supposer qu’elle excite violemment leur convoitise ; — alors, ce danger ne pouvant que croître, ce ne sont pas les subtilités, déjà un peu chinoises, de l’Immigration restriction Act qui le pourront prévenir ni même retarder. Ou bien, ce qui est plus probable, l’Australie, consolidant sa vie nationale, développant ses ressources, accroissant sa population, organisant se défense, n’aura rien à craindre des Jaunes. En ce cas, à quoi bon ces précautions offensantes, et pourquoi ne pas leur laisser, au contraire, le soin des travaux pénibles, peu rémunérés, si déplaisans à l’Européen, surtout à l’Anglais, et que les Asiatiques, depuis tant de générations, accomplissent volontiers ? Une bonne police et quelques règlemens pratiques suffiraient pour que la nation recueille de leur présence des avantages sérieux sans avoir à en redouter les inconvéniens.

L’Immigration restriction Act contient la réponse à cette dernière question. Il donne à l’administration locale le pouvoir d’interdire l’accès de l’Australie à tout travailleur manuel, — et ceci s’adresse aux hommes de race blanche :

« L’immigration dans le Commonwealth est interdite à toute personne qui, dans l’opinion du ministre ou d’un fonctionnaire du service compétent (en l’espèce, du service des douanes), pourra vraisemblablement (likely) devenir à la charge du public ou d’une institution charitable.

« Elle est également interdite à toute personne ayant contracté un engagement pour travail manuel à exécuter dans le Commonwealth ; à l’exception des ouvriers exemptés par le ministre à raison de leur spécialité demandée (required) en Australie (art. 3, § b et g). »

Le désir de conserver la pureté de la race est assurément étranger à la rédaction de ces deux paragraphes qui se complètent l’un l’autre à merveille. Tout ouvrier se rendant en Australie y arrive avec un engagement ou sans engagement. S’il n’a pas d’engagement (à moins qu’il n’apporte avec lui une somme ronde, cas improbable), il a de grandes chances de se trouver bientôt sans ressources : d’où, application du premier paragraphe, et expulsion. S’il a un engagement comme ouvrier ordinaire, application du second paragraphe, et expulsion. Enfin, s’il est ouvrier de spécialité, et porteur d’un contrat établissant ce fait, il peut obtenir une exemption ; mais seulement si, « dans l’opinion du ministre, » il n’y a pas en Australie d’ouvriers disponibles de la même spécialité.

Cette singulière interprétation est celle que le gouvernement de sir Edm. Barton adopta quand, en décembre 1902, six ouvriers chapeliers anglais, venant d’Angleterre sur paquebot anglais, et munis d’un contrat signé par un industriel australien, voulurent débarquer à Sydney. On leur défendit de mettre le pied à terre et on les invita à retourner dans leur pays. Le gouvernement eut, en cette occasion, une très mauvaise presse. Les journaux du labour party le sommaient de rester inflexible, mais l’opinion publique était manifestement contre lui. Des télégrammes de Londres annonçaient que cet incident faisait une impression déplorable en Angleterre[10]. Le ministère céda. Il couvrit sa retraite en déclarant qu’après une minutieuse enquête, il était établi qu’on ne pouvait pas se procurer en Australie la main-d’œuvre nécessaire au travail pour lequel ces ouvriers étaient engagés. Leur détention à bord avait duré une semaine.

La loi australienne sur l’immigration a donc élevé autour du pays une barrière infranchissable à toute personne de race blanche ou noire se présentant comme travailleur manuel, et à toute personne, non de race blanche, à quelque titre qu’elle se présente. Par la clause concernant les ouvriers pourvus d’un contrat de travail, la loi annule cet engagement en ne permettant pas qu’il soit exécuté, ce qui constitue une atteinte directe à la liberté individuelle du patron et de l’ouvrier qui ont signé l’engagement.

Le gouvernement du Commonwealth a répondu aux critiques, formulées de toutes parts contre cette étrange législation en cherchant à démontrer qu’elles étaient fort exagérées. En fait, disait-il, l’administration appliquait la loi avec mesure, les immigrans de race blanche n’étaient presque jamais soumis à l’épreuve du test, et le nombre des ouvriers auxquels l’autorisation de débarquer avait été refusée était insignifiant. Ces assertions étaient exactes. Les statistiques prouvent que très peu de personnes, surtout depuis l’année 1903, ont eu à subir les rigueurs de la loi sur l’immigration ; mais ce résultat n’est dû qu’à la sévérité de la loi, et l’argument de ses défenseurs se retourne contre eux. Par les correspondances d’Australie, par la voix de la presse d’Angleterre et du continent, par les rapports consulaires, la substance, de cette loi, dès les premiers mois de l’année 1902, a été connue dans le monde entier. La réputation de l’Australie a été faite, en sorte que si on a eu peu d’expulsions à prononcer, c’est parce que presque personne ne s’est présenté. Sauf un nombre infime d’exceptions, l’Australie n’a reçu, depuis la promulgation de l’Immigration restriction Act, que des voyageurs, des touristes, des hommes d’affaires venant régler des questions d’intérêts, mais point d’immigrans au sens usuel et ordinaire de ce mot.

Le parti qui a voulu et réalisé l’isolement de l’Australie ne tient pas à provoquer des exclusions. Il lui suffit que les travailleurs du dehors ne se mettent pas dans le cas de se faire exclure, autrement dit restent chez eux ou cherchent fortune ailleurs qu’en Australie. Ainsi la loi, même administrée avec discrétion, a rempli son objet, à l’égard des blancs aussi bien que des noirs et des jaunes. Elle en a rempli un autre, pour ainsi dire éventuel. Ce fut de mettre aux mains du gouvernement un instrument solide, une machine souple et bien conditionnée pouvant, selon les circonstances, fonctionner à haute ou basse pression. Les socialistes ont prévu que le gouvernement fédéral ne serait peut-être pas toujours opportuniste, et que, s’ils venaient à occuper le pouvoir, l’opinion publique étant devenue un peu plus « avancée, » il leur serait agréable de trouver à leur disposition, pour supprimer radicalement les compétitions extérieures, une loi toute faite et si bien faite.


V

Les lois sur l’arbitrage entre patrons et ouvriers occupent une place d’honneur dans la législation socialiste australienne. Il s’agit de l’arbitrage obligatoire, non accepté de commun accord, mais demandé par l’une des parties et imposé à l’autre.

En principe, cet arbitrage, en créant à un propriétaire des obligations qui ne dérivent pas des engagemens qu’il a consentis, constitue une dérogation au respect des droits inhérens à la propriété. Il atteint aussi la liberté individuelle, en modifiant les termes des contrats existans, hors de la volonté des contractans, ou en fixant les termes des contrats à intervenir entre eux. La suppression, — ou la suspension pendant une certaine période, — du droit de grève pour les ouvriers et de celui de fermeture des ateliers pour les patrons (qui figure dans la législation australienne) est une restriction de plus à cette liberté.

Ces considérations ne suffiraient pas à justifier, avant tout examen, la condamnation du principe de l’arbitrage obligatoire ni l’application qui en est faite en Australie. Elles établissent seulement que la défense d’un intérêt national et important doit pouvoir être invoquée en faveur de telles dérogations, et que la loi qui les édicté les doit limiter à la sauvegarde de cet intérêt. Nous allons rechercher si le type de législation adopté en Australie présente à cet égard des garanties satisfaisantes.

D’après la Constitution, le Parlement fédéral peut légiférer sur la conciliation et l’arbitrage pour prévenir et régler les conflits industriels s’étendant « au-delà des limites de l’un des États fédérés. » Ces conflits sont fort rares. Cependant, sous la pression du labour party, le Parlement a voté une loi à cet effet. Son application est toute récente et son texte presque identique à celui de la loi de la Nouvelle-Galles du Sud. Celle-ci fonctionnant depuis 1902, nous la prendrons pour base de nos observations[11].

L’économie de l’Industrial arbitration Act de la Nouvelle-Galles du Sud repose sur la constitution légale et l’enregistrement des Industrial Unions, ou syndicats, de patrons, d’une part, et d’ouvriers, d’autre part. L’Act leur concède une personnalité civile, en en réduisant les responsabilités aux obligations encourues du fait de la loi d’arbitrage. A partir du moment où ces Unions ont reçu le certificat d’incorporation (qui leur serait retiré si elles manquaient aux prescriptions légales), elles ont le droit de contracter pour des travaux industriels, soit entre elles, soit avec un patron quelconque. L’industriel employant plus de 50 personnes peut d’ailleurs se faire enregistrer comme formant une Union à lui seul.

Ayant ainsi donné un maximum de consistance à l’organisation ouvrière et à l’organisation patronale, le législateur s’est appliqué à écarter les réclamations individuelles afin de laisser les Unions seules en présence de la justice.

Une instance ne peut être introduite devant la Cour d’arbitrage que par une Union enregistrée, quoique tous les patrons soient justiciables de cette Cour. Pendant le temps nécessaire à cette introduction, et pendant la durée de l’instance, toute grève et toute fermeture des ateliers sont interdites, ainsi que toute tentative ou incitation à cet effet. La Cour, formée d’un juge inamovible, nommé par le gouvernement, et assisté de deux assesseurs permanens, désignés, l’un par les Unions des ouvriers, l’autre par celles des patrons, possède les pouvoirs d’investigation les plus étendus ; elle statue sur toutes les questions qui lui sont soumises, à la simple majorité, et en dernier ressort. Ses sentences sont immédiatement exécutoires. Les biens et propriétés des Unions peuvent être saisis pour assurer cette exécution, le maximum de responsabilité personnelle de chaque membre, en cas d’insuffisance desdits biens, étant fixé à dix livres sterling.

L’ensemble de ces dispositions est ingénieux, et l’interdiction de cessation du travail, tant aux patrons qu’aux ouvriers, comporte, si elle est efficace, des avantages assez considérables pour que la présomption s’établisse tout de suite en faveur de la loi. Cependant, presque aussitôt, des objections apparaissent, et la première est celle-ci : lorsque la Cour d’arbitrage aura fixé le salaire des ouvriers de telle catégorie, employés dans telle usine, quel sera le salaire des ouvriers de la même catégorie dans une autre usine de la même industrie ? S’il est inférieur à celui que la Cour a fixé, les ouvriers de la seconde usine, auxquels on continuera à payer ce salaire inférieur, en demanderont le relèvement ; dans le cas contraire, ce seront les patrons qui s’adresseront à la Cour, afin de bénéficier de la première sentence ; et successivement, il en sera de même pour toutes les usines appartenant à cette industrie.

La loi a prévu cette difficulté. Elle autorise la Cour à rendre applicable, sur tout le territoire de l’Etat ou sur une partie de ce territoire, les sentences qu’elle prononce intéressant une industrie déterminée. Cela s’appelle le Common rule. Le remède est pire que le mal. Le Common rule supprime la nécessité de rendre un grand nombre de sentences se rapportant à des cas à peu près semblables, mais il fausse l’esprit de la loi, dont le seul objet était de régler des conflits. L’application du Common rule tend à unifier rigoureusement les conditions du travail, alors que celles-ci, selon les localités, les fluctuations du marché, le degré de prospérité des entreprises, réclament, au contraire, un minimum d’élasticité. Par le Common rule, la Cour d’arbitrage a été amenée à sortir de son rôle pour devenir le régulateur de toutes les industries du pays. Substituant dès lors son autorité à celle des chefs des établissemens industriels, glissant à la réglementation des détails techniques, elle s’est bientôt trouvée en présence d’une responsabilité trop lourde. Dans le plus grand nombre des cas, les voix des assesseurs, représentant des intérêts opposés, s’annulaient réciproquement. Cette responsabilité s’est donc concentrée sur le président ; et celui-ci, malgré ses capacités professionnelles et l’assistance des experts, n’a pas tardé à s’apercevoir de l’extrême difficulté de sa tâche. Il était en même temps débordé par la croissante accumulation des affaires[12].

Les auteurs de l’Industrial arbitration Act, en effet, n’avaient pas institué de préliminaires de conciliation.

On ne saurait les en blâmer, car les expériences faites en Nouvelle-Zélande, en Victoria, dans l’Australie méridionale, et même dans la Nouvelle-Galles du Sud, en avaient démontré l’inutilité. Mais ils avaient commis une erreur en ne limitant pas la juridiction de la Cour d’arbitrage. Ils n’avaient pas prévu que les présidens, secrétaires, et les membres les plus actifs des Unions d’ouvriers, rivaliseraient de zèle et, trop empressés à faire valoir l’utilité de leurs services, déféreraient à la Cour une quantité de petites disputes qui auraient été arrangées à l’amiable, — peut-être mieux, — si on n’avait pas eu d’autre moyen de les terminer.

On s’était trompé également sur l’effet que devait produire dans l’esprit des ouvriers l’institution d’un tribunal aisément accessible, tout-puissant, et dont la bienveillance, avec une ombre de partialité, leur serait sans doute acquise, puisqu’il avait été créé à l’instigation des représentans de leur classe. La tentation d’y avoir recours, même pour d’insignifians motifs, ne pouvait manquer d’être assez vive, et l’instrument de pacification risquait de se transformer en menace permanente et ferment d’hostilité contre les patrons.

Enfin, les promoteurs de la loi n’avaient pas vu, — ou n’avaient pas voulu voir, — qu’une arrière-pensée toute politique se dissimulait sous le prétexte d’améliorer les relations entre le capital et le travail ; et que le but, quoique non avoué du labour party, était, en enlevant à l’industrie la possibilité de réaliser les bénéfices nécessaires à son expansion, de préparer et de faciliter l’accaparement progressif des diverses branches d’industrie par l’État.

Une des dispositions de la loi d’arbitrage dont les conséquences ont été les plus fâcheuses, est celle qui est connue sous le nom de Preference to Unionists. Elle autorise la Cour à décider que, dans une industrie déterminée, les patrons devront, lors de l’embauchage, donner la préférence aux ouvriers membres des Unions sur les autres ouvriers, et à définir dans quels cas un patron serait autorisé à donner du travail à un ouvrier ne faisant pas partie d’une Union. Il y a là une atteinte presque brutale à la liberté individuelle et à la liberté du travail. Mais cette clause, conséquente d’ailleurs avec le principe initial de la loi, a un défaut plus grave, celui d’être inhumaine. Un ouvrier, — et cela ne s’est vu que trop souvent), — soit parce qu’il n’est pas en mesure de payer le droit d’entrée et la cotisation, soit parce qu’on le trouve peu capable, ou simplement parce que l’Union des ouvriers de sa profession considère le nombre des membres déjà inscrits comme suffisant, n’est pas admis dans cette Union. Alors il n’y a point de travail pour lui ; ni au salaire minimum fixé par la Cour, parce que les Unionists ont pris, par droit de préférence les places vacantes ; ni à un salaire inférieur, parce que le Common rule ne permet à aucun patron d’employer cet ouvrier à un salaire inférieur.

Dans la Nouvelle-Galles du Sud, où la proportion des Unionists au nombre total des travailleurs manuels est plus forte que dans les autres États et qu’en Nouvelle-Zélande, elle n’est cependant que d’un tiers, et croît lentement. La loi d’arbitrage a donc eu pour effet, — par la clause de préférence, — de créer une aristocratie du travail. Il est superflu d’ajouter que cette aristocratie possède la direction du pouvoir politique du labour party.

Si précieux que soit le résultat obtenu par la suppression des grèves, on l’aurait donc payé cher. Il reste à dire si on l’a obtenu.

On n’a constaté dans la Nouvelle-Galles du Sud que fort peu de grèves depuis la mise en vigueur de l’Industrial arbitration Act, et la Cour d’arbitrage a rendu des sentences dans un grand nombre de cas qui auraient pu donner naissance à des grèves. Il n’est donc pas contestable que la loi, à ce point de vue, ait été utile. Ce qui est contestable, c’est la mesure de cette utilité. Combien, parmi des conflits réglés par la Cour, eussent entraîné une grève si la Cour n’avait pas existé ? Combien eussent été terminés par un accord entre les parties ? Les solutions données par la Cour ont-elles été plus pratiques ou plus judicieuses que celles qui auraient résulté de ces règlemens à l’amiable ? Personne ne peut répondre à ces questions. On peut seulement dire avec certitude, en empruntant les paroles de sir Frederick Darley, Chief Justice de la Nouvelle-Galles du Sud : « l’Industrial arbitration Act a produit une quantité considérable et vraiment alarmante de procès, qui ont eux-mêmes causé un sentiment d’antagonisme et de mauvais vouloir entre les industriels et les ouvriers et les ont partagés en deux camps ennemis[13]. »

Nous ne connaissons qu’un cas où la Cour d’arbitrage ait été saisie d’un conflit pouvant entraîner de graves conséquences. Ce fut, en janvier 1905, lorsque les propriétaires des mines du bassin houiller de Newcastle (Nouvelle-Galles du Sud) mirent en vigueur un tarif réduisant d’environ 10 pour 100 le salaire de leurs ouvriers. Cette réduction était imposée par la baisse persistante du cours du charbon, et notification en avait été donnée au personnel deux mois auparavant. La Fédération des mineurs en appela à la Cour d’arbitrage, qui lui donna tort. Les mineurs acceptèrent la décision de la Cour, mais les routeurs (wheelers), qui ne faisaient pas partie de la Fédération des mineurs, refusèrent de travailler aux conditions nouvelles et, le 3 janvier, se mirent en grève. Il eût été facile de les remplacer par des ouvriers mineurs si ceux-ci y avaient consenti, mais ils déclinèrent la proposition qui leur en fut faite. Le 4 janvier, environ 300 rouleurs et 4 000 mineurs étaient inactifs, et l’exploitation était arrêtée dans les puits de onze compagnies, représentant à peu près la moitié du bassin houiller. La Cour d’arbitrage, à la requête des patrons, ordonna la reprise du travail. Les grévistes ne tinrent aucun compte de cette nouvelle sentence. Il y eut un semblant de poursuites qui traîna en longueur. Le syndicat des mineurs n’offrait pas de surface quant au recouvrement des amendes, et les wheelers n’étaient pas constitués en Union. On ne pouvait songer à incarcérer 4 000 individus, et la reprise du travail, en tout cas, n’en eût pas été plus facile. Enfin, les ouvriers mineurs décidèrent leurs camarades à reprendre le travail aux conditions notifiées par les compagnies de mines. La grève avait duré vingt- trois jours, les grévistes avaient perdu 700 000 à 800 000 francs de salaires, la loi avait été publiquement bafouée, et la Cour d’arbitrage avait fonctionné dans le vide.

Sur une échelle beaucoup moindre, l’année précédente, un fait analogue s’était produit dans le district de Teralba (également du district de Newcastle). Les ouvriers de deux des mines de ce bassin s’étaient mis en grève, en violation d’une sentence de la Cour d’arbitrage, et il n’y avait pas eu de sanction.

On voit, par ce qui précède, que si la loi sur l’arbitrage industriel, telle qu’elle existe en Australie, a diminué le nombre des grèves, il est difficile d’indiquer dans quelle proportion. L’expérience de son fonctionnement démontre seulement que cette loi n’a qu’une assez faible autorité en présence de mouvemens grévistes importans, pouvant compromettre un intérêt national, et qu’elle est dépourvue, du moins à regard des ouvriers, des sanctions nécessaires au respect de cette autorité.


VI

Pour compléter cet aperçu sommaire du mouvement socialiste en Australie, il serait utile de donner quelques détails sur les projets du labour party en faveur de la nationalisation du sol, des exploitations minières, et de certaines autres industries, sur les procédés financiers qu’il a suggérés afin de mettre à la disposition de l’Etat les ressources nécessaires à ces nouvelles expériences, enfin sur son attitude dans la question de l’impérialisme britannique et dans celle des relations de l’Australie avec les pays étrangers. Ces développemens m’entraîneraient hors des limites dans lesquelles je me dois tenir. J’indiquerai seulement, autant qu’une impartiale observation le peut permettre, ce que la situation actuelle du socialisme en Australie laisse augurer de son avenir.

Cet avenir ne dépend pas seulement de la direction donnée à la politique du labour party. La facilité avec laquelle il a pu exercer et exerce encore une influence considérable sur le gouvernement du pays, les faibles résistances qu’il a rencontrées, sont d’insuffisantes garanties de ses progrès futurs.

Dans une période de dépression (1893-1902), on a attribué au labour party le marasme des affaires et la baisse du crédit ; dans une période de relèvement (1902-1906), le labour party s’est attribué le mérite de l’accroissement de la prospérité générale. Ce sont là des assertions, non seulement hypothétiques, mais erronées.

Il y a en Australie un facteur de la richesse publique dont l’importance est bien au-dessus des agitations politiques, de la sagacité des gouvernemens et de l’influence des partis. Ce facteur, c’est la pluie. L’Australie est, avant tout et pour longtemps, pastorale et agricole. Pendant les huit années qui ont précédé 1903, et surtout pendant la seconde moitié de cette période, la sécheresse a désolé le pays. Son troupeau de moutons, de plus de 100 millions de têtes, a été réduit à 55 millions, et les récoltes des céréales ont donné de déplorables rendemens. En de telles circonstances, et en quelque pays que ce soit, les mécontens deviennent nombreux et remuans. Leur intervention n’apporte point de soulagement à la misère publique, elle retarde plutôt qu’elle n’avance la fin de la crise, mais n’est pas responsable du mauvais état des affaires.

Depuis 1903, quatre excellentes années se sont succédé en Australie. Les industries pastorales et agricoles ont retrouvé leur ancienne prospérité. En 1902-1903, il avait fallu importer 5 millions d’hectolitres de blé pour compenser l’insuffisance de la récolte ; en 1905-1906, on avait un excédent de 14 millions d’hectolitres, le nombre des moutons s’était accru de 22 millions, et l’exportation des laines relevée presque au niveau des bonnes années d’autrefois.

L’activité et les progrès du mouvement socialiste se sont développés, puis ralentis, sous l’influence de ces changemens économiques dont les phénomènes météorologiques étaient les causes dominantes. Pour la période actuelle, le ralentissement est sensible. On n’a encore touché que d’une main discrète aux lois restrictives dont il a été question plus haut, mais on y a touché. L’opinion publique s’est prononcée en faveur d’une reprise de l’immigration, et le gouvernement a cédé à cette pression. L’exclusion des hommes de couleur reste à la mode autant que par le passé : cependant, on fait des concessions aux Japonais, et on commence à se demander si la présence de travailleurs agricoles du midi de l’Europe ne serait pas utile dans un pays dont le climat moyen est analogue à celui de l’Italie péninsulaire.

Le labour party, aux élections des Parlemens des Etats, notamment en Australie occidentale, en Queensland, dans la Nouvelle-Galles du Sud, a subi de sérieuses défaites. Enfin, sa belle et rigide discipline paraît faiblir, et on parle d’une scission pouvant compromettre son succès aux prochaines élections générales du Commonwealth.

Aussi, le gouvernement fédéral, sous la direction ondoyante, mais avisée, de M. Deakin, paraît-il s’intéresser davantage aux affaires sérieuses et se permettre, à l’égard du labour party, des libertés d’appréciation que celui-ci n’eût pas tolérées au temps de sa toute-puissance. Le bon sens de la population a sans doute une part dans cette apparence d’orientation nouvelle ; mais la véritable cause n’en est autre que la pluie, la bonne et copieuse soaking rain que tout Australien voit tomber avec joie, et qui depuis quatre ans, aux saisons de printemps et d’automne, s’est généreusement répandue sur le sol altéré du pays.

D’autres années de sécheresse viendront, provoquant de nouveau les déceptions, accroissant une fois de plus le nombre des mécontens, grossissant la foule exigeante des unemployed ; et le labour party en profitera. Doit-on prévoir, après que de bonnes années auront à leur tour remplacé les mauvaises, et ainsi de suite, que durant ces alternances, le socialisme se sera plus solidement implanté en Australie ? Toute conjecture à ce sujet ne peut être que hasardeuse. S’il fallait pourtant se prononcer, je le ferais dans le sens de la négative.

Les circonstances qui ont favorisé le développement du socialisme aux antipodes résultaient des conditions de la première période de colonisation, et ne se reproduiront plus. Le caractère australien est éminemment positif ; or, au point de vue positif, l’application des théories, même seulement des méthodes socialistes, est plutôt inquiétante. L’attrait de ces théories, leur puissance de rayonnement, résident dans leur apparence humanitaire, dans la promesse de redressement des injustices sociales, dans, l’exaltation d’un sentiment de fraternité universelle, tout au moins de fraternité entre les pauvres. C’est par l’exposé de ces séduisantes conceptions de morale supérieure, s’harmonisant avec l’espoir de la réalisation prochaine d’un idéal d’égalité, que l’esprit des foules est frappé et leur sens pratique aboli.

Les Australiens ne sont pas insensibles à des considérations d’un ordre aussi élevé, mais l’intérêt qu’ils y prennent ne saurait atteindre à l’enthousiasme. L’esprit insulaire de la race concourt avec l’isolement géographique pour les tenir à l’écart de l’internationalisme, et le socialisme ne peut espérer arriver à ses fins qu’à la condition d’être international. Ils ont donc peu de confiance dans le succès définitif des combinaisons politiques du labour party. La majorité du pays s’est prêtée à des expériences, parce qu’on ne lui a montré chaque jour que le programme du lendemain, et en se disant qu’après tout, on ne la mènerait pas bien loin. Un peu par ignorance, beaucoup par insouciance, elle a laissé faire. Depuis qu’on lui a dit où on voulait la mener, sa défiance est en éveil. On la trouvera probablement rétive à se laisser entraîner plus avant.


BIARD D’AUNET.


  1. La procédure, suivie de 1895 à 1899, pour arriver à une entente des six colonies australiennes, en vue de l’accomplissement de la Fédération, est entièrement l’œuvre de M. Reid, premier ministre de la Nouvelle-Galles du Sud pendant ces cinq années.
  2. Aux élections fédérales de 1903, moins de la moitié des électeurs ont fait usage de leurs droits électoraux. Exactement : 46,86 pour 100.
  3. Voyez la Revue du 1er septembre : la Société australienne.
  4. Les Unions australiennes ont montré autant, sinon plus, de persévérance, pour obtenir la limitation de la journée de travail et l’accroissement du nombre des jours fériés que pour s’assurer des augmentations de salaires. (Rapport du Consul général de France en Australie. Office national du Commerce extérieur, 1905, no 445.)
  5. Chambre des Représentans. Séance du 2 juin 1903.
  6. 9 000 kilomètres.
  7. Voir The history of the Taxation of Ships’stores. (The commercial publishing C°, Sydney, 1902.)
  8. Le gouvernement australien n’a eu le mérite, en cette circonstance, que de transporter, sur une scène beaucoup plus vaste, un subterfuge déjà usité dans de petites colonies britanniques. On trouve une formule analogue dans le code de Natal (1897).
  9. En présence des vives réclamations des planteurs, et malgré l’octroi d’une forte prime à l’emploi des travailleurs de race blanche, il parait impossible d’appliquer intégralement la loi. En avril 1906, il restait encore 5 000 travailleurs indigènes en Queensland, c’est-à-dire plus de la moitié de l’effectif de 1901.
  10. Commonwealth of Australia. Parliamentary papers, 1903, vol. II.
  11. La loi de la Nouvelle-Galles du Sud sur l’arbitrage est inspirée par la loi de la Nouvelle-Zélande (1894) dont elle a emprunté le mécanisme.
  12. Un relevé officiel, de septembre 1905, constate qu’à cette date 73 instances attendaient leur tour au greffe de la Cour d’arbitrage de Sydney. Dans ce nombre n’étaient/pas comprises les affaires en recouvrement d’amendes prononcées pour non-exécution des sentences arbitrales.
  13. Audience de la Cour suprême de la Nouvelle-Galles du Sud, 25 mai 1904.