Le Socialisme et la littérature démocratique en Angleterre

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Le Socialisme et la littérature démocratique en Angleterre
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 429-458).

LE SOCICALISME


ET LA LITTERATURE DEMOCRATIQUE


EN ANGLETERRE




Alton Locke, Tailor and Poet, an antobiography ; 2 vol., London, Chapman and Hall, 1851.




Les doctrines du socialisme ont jeté leurs germes dans presque tous les pays de l’Europe ; mais la contrée où nous redoutons le plus leurs ravages, c’est notre patrie, c’est la France. Les impatiences du sang celtique, l’amour irréfléchi de toutes les choses intellectuelles, bonnes ou mauvaises, leur prêtent chez nous une force qu’elles ne trouvent dans aucun autre pays. Les Français ne connaissent pas ce grand et suprême devoir, résister à sa pensée ; ils ne savent pas qu’il y a des dieux athées et des idées qui portent au crime. Toutes les choses, qui s’appellent idées, systèmes, formules, ils les acceptent sans examen sans critique, et eux, dont la fierté, bizarre repousse toute domination et refuse que toute obéissance, ils se font volontiers les esclaves des système, ils mettent leur vie au service des entités métaphysiques. En Angleterre domine la tendance contraire ; là, les hommes croient plus volontiers aux faits qu’aux idées, et les institutions politiques elles-mêmes ont besoin de se présenter à eux sous cette forme matérielle pour qu’ils puissent y croisé. Là, le gouvernement, la hiérarchie, la religion, ne sont pas des abstractions et des formules, mais des faits, qui ne peuvent par conséquent être niés, dont l’existence ne peut être mise en doute. Le socialisme peut-il avoir prise, sur le caractère du peuple anglais, ou plutôt pourra-t-il jamais accomplir ce miracle, faire croire les Anglais à la toute-puissance des abstractions et les rendre aveugles à l’endroit des faits ? Plusieurs essais ont été déjà tentés, mais ces essais mêmes révèlent à leur insu l’amour des tendances, pratiques et affirment pour ainsi dire ce qu’ils s’étaient chargés de nier. Qu’est-ce que le chartisme, par exemple, malgré ses fureurs, malgré ses tendances subversives et son communisme, sinon une revendication violente des droits politiques et des avantages moraux du self government ?

Aussi n’avons-nous pas été peu surpris lorsque récemment nous avons entendu parler de l’apparition du socialisme en Angleterre. Le socialisme était déjà représenté en Angleterre par nos réfugiés politiques, mais que pouvait être le socialisme anglais ? Désireux de savoir à quoi nous en tenir sur ce socialisme auctochthone, nous avons lu ce livre singulier et curieux qui a nom Alton Locke. Que les Anglais se rassurent, le socialisme est tout autre chose. Nous avons trouvé dans ce livre non-seulement les idées les plus contraires aux idées du socialisme, mais encore la méthode contraire au socialisme. Au lieu de procéder par déduction ; par formules à priori, Alton Locke procède par analyse, par induction, par description, comme il convient de le faire dans la patrie de lord Bacon. Au lieu d’un système tout d’une pièce et d’une hermétique panacée, nous avons dans Alton Locke une enquêtesur les souffrances populaires, une enquête extra-parlementaire, faite par un simple citoyen anglais, au lieu d’être faite par un membre des communes, et voilà tout ; mais, avant d’analyser ce livre curieux et si remarquable par détails, il convient de rechercher les chances de succès que le socialisme peut trouver en Angleterre, il faut voir si le caractère anglais, la religion et les institutions de la Grande-Bretagne ne lui opposent pas une infranchissable barrière.

Le socialisme peut être défini, dans un certain sens l’excès de la sociabilité, l’abus de l’expansion. Les Anglais pèchent plutôt par les défauts contraires : par ses qualités comme par ses vices, le peuple anglais est anti-socialiste. Le socialisme établit une sorte de fraternité civile fondée sur un code et non pas sur les instincts sympathiques de l’homme ; sa fraternité et sa solidarité, n’ont rien de religieux, et sont plutôt une sorte de camaraderie et de compagnonnage copiée sur la politesse mondaine, sur les relations faciles, libres et même légèrement triviales de la société contemporaine. Les socialistes grossissent le sans-gêne des mœurs modernes, et ils nous présentent cette image comme étant l’idéal des sentimens, humains. Or, rien de tout cela n’existe dans le caractère anglais. Les relations de l’homme avec l’homme n’ont en Angleterre rien de sentimental, de facile ni de lâché : elles sont pleines de ponctualité, elles sont fermes, dignes et dures ; les esprits y sont perpétuellement sur la défensive, et les caractères comme protégés par un triple rempart d’indépendance et de respect. Leur politesse n’a certainement rien d’excessif : ils paient avec exactitude ce qu’ils doivent d’hommages à leurs semblables, rien de plus, rien de moins. La vie en commun et tous les entassemens monstrueux des corps et des ames inventés par nos socialistes, n’ont rien de séduisant pour un pareil peuple. L’idée communiste ne prendra jamais racine dans un pays où chaque ; individu a un but qu’il poursuit sans relâche, et où l’action prédomine. Ajoutons que chaque individu est en Angleterre comme une sorte de sphère d’action déterminée, qui ne relève que de sa seule volonté. Swedenborg, disait que l’homme était formé de petits hommes ; mais on peut dire du peuple anglais qu’il est composé d’une multitude de petites Angleterres, que chaque individu est comme une petite île ayant ses produits originaux et ses ressources particulières.

Si le socialisme ne convient nullement au caractère du peuple anglais, convient-il mieux à ses habitudes politiques, et peut-il se glisser pour surprendre les sentimens les plus élevés, ceux de la piété et de la charité, sous le manteau de sa religion ? En Angleterre, le foyer domestique est le fondement même de la société la vie de famille y est encore pratiquée et honorée ; le mariage n’y est pas seulement un contrat commun comme en France, mais un lien sacré et religieux. « La sainteté de la vie de famille, dit l’auteur d’Alton Locke, M. Kingsley, dans une lettre qu’il a publiée en réponse à la Revue d’Édimbourg, la sainteté de la vie de famille est pour nous le germe de toute organisation, et ceci nous conduit nécessairement à un respect sincère pour la monarchie. » M. Kingsley, a raison, et c’est une remarque sur laquelle ne pourraient assez réfléchir les démocrates sincères qui se défendent de vouloir abolir la famille. La monarchie sera toujours le gouvernement le plus parfait pour les nations chez lesquelles ; se conservent sévèrement les traditions du foyer et le respect de la famille. En vain répondrait-on par exemple des États-Unis, où la vie de famille subsiste aussi fortement que dans tous les autres pays chrétiens : aux États-Unis, le type de l’état n’est pas la famille, mais bien la commune, ou plutôt l’association des familles. Les États-Unis ont été fondés par les efforts combinés de toutes les familles émigrées depuis deux siècles, ayant toutes les mêmes intérêts, parce qu’elles avaient toutes les mêmes dangers et la même cause ; mais en Angleterre rien de pareil ne subsiste : comme toutes les nations européennes, l’Angleterre a traversé la féodalité, et la monarchie y est inséparable de l’idée de famille et de l’idée de hiérarchie. Le socialisme, contraire aux fortes et saines vertus domestiques de la vie anglaise, ne s’accorde pas mieux avec ses vertus politiques, avec son indépendance. L’état n’est pas un ennemi pour le peuple anglais, mais il n’est pas non plus pour lui un père : l’état est une machine utile, rien de plus. Moins le gouvernement gouverne, plus le peuple anglais l’aime et le respecte. Il ne lui laisse entre les mains que les affaires les plus générales, les affaires tout-à-fait nationales ; John Bull allége autant qu’il peut le gouvernement du soin, de régler ses affaires, il ne lui laisse faire que ce qui est absolument indispensable ; et le décharge le plus qu’il peut de sa responsabilité. Jamais, cette maxime anti-socialiste, chacun est le seul juge de ses intérêts, n’a été autant appliquée qu’en Angleterre. Que viendrait donc faire dans ce grand pays la théorie de l’état possesseur unique, de l’état serviteur de M. Louis Blanc, ainsi nommé serviteur parce qu’il se charge de régler la destinée de tous les citoyens et de tyranniser les volontés individuelles ? Jamais certes les Anglais ne comprendront cette tyrannie sentimentale et cette bienfaisante compression des caractères ; jamais une pareille doctrine ne pourra les menacer sérieusement.

Enfin il y a une dernière raison qui me fait regarder le succès du socialisme en Angleterre comme très problématique : c’est l’esprit protestant du peuple anglais. On nous dit que le protestantisme s’en va, que le fanatisme puritain est détrôné, que les sectes n’ont plus de crédit : c’est possible ; mais à coup sûr l’esprit du protestantisme vit dans les ames anglaises, il a passé dans le sang du peuple. S’il n’a plus l’influence directe qu’il avait autrefois, il en a encore une indirecte, mais très active : il s’est mêlé à la vie de l’homme, il existe dans les habitudes, dans les mœurs, il y existe caché, à l’insu de ceux qui nient sa puissance. Est-il bien sûr d’ailleurs que l’antique fanatisme soit mort, et ne l’avons-nous pas vu tout récemment encore reparaître, rugissant comme le lion de saint Jérôme à l’appel des trompettes du dernier jugement ? Or, tant que l’esprit de Calvin régnera en Angleterre, le socialisme a peu de chances de succès. L’esprit du rigide et religieux bourreau de Michel Servet suffira pour repousser les doctrines corrompues rompues et le panthéisme sensuel qu’il condamna, sans pitié il y a trois siècles, alors que ces doctrines s’étaient affublées du manteau chrétien. La lutte de la société moderne contre le socialisme, le protestantisme l’a soutenue dès sa naissance contre les anabaptistes, les sacramentaires et les libertins de Genève. De toutes les doctrines qui repoussent le socialisme, il n’y en a même pas qui lui soit plus contraire que le protestantisme sont précisément les défauts opposés à ceux du socialisme. Le protestantisme, avec sa doctrine du devoir, avec son excessive sollicitude pour les droits de l’individu, avec le soin qu’il apporte à régler, à préserver et à entourer de garanties la vie individuelle, repousse formellement toute idée d’association, et combien plus alors les idées de promiscuité, d’effacement individuel, que prêchent nos modernes docteurs ! Chez nous, il n’en est pas ainsi : nos doctrines religieuses ou politiques ne repoussent pas toutes le socialisme ; on ne sait pas tout ce qui se cache de socialisme sous un certain catholicisme, sous un certain royalisme. Les imaginations et les souvenirs ; les regrets du passé et les aspirations délirantes, du présent ne sont pas si loin de s’entendre. Il y a du socialisme dans telle ou telle apologie des anciens ordres monastiques, dans telle ou telle réhabilitation du protectorat féodal. Ce sont là des chances favorables que le socialisme ne rencontrera jamais dans la vieille, libre et protestante Angleterre.

Quand bien même le socialisme serait dominant en Angleterre, quand bien même il aurait, comme en France, sa voix au parlement, il n’y aurait pas à s’exagérer le danger ni à craindre pour les destinées de l’empire britannique. On peut presque avancer que le socialisme lui-même ; s’il triomphait de l’autre côté du détroit, tournerait au profit et à la gloire de l’Angleterre, tout mauvais, et corrompu qu’il soit. Heureuse Angleterre ! il n’y a pas un fou, un rêveur dont les prédications lunatiques où les excentricités splénétiques ne lui aient procuré honneur et profit. La folie de ses enfans les plus désordonnés lui rend des services que la France demanderait en vain à la sagesse de ses esprits les mieux intentionnés ; elle lui profite et sert à sa grandeur. Sir James Brooke, affligé d’un spleen trop prolongé, s’embarque pour l’Inde et se fait couronner radjah ; mais il sert d’agent diplomatique au gouvernement anglais. George Borrow trouve bon de rester en prison malgré le gouvernement espagnol, et il fournit à l’Angleterre l’occasion de faire sentir à l’Espagne le poids de l’influence britannique. Il n’est pas jusqu’à un Pacifico ou un Finlay qui ne serve à lord Palmerston à étendre l’influence anglaise et à nouer ses filets diplomatiques. S’il y a dans le monde un pays où le socialisme soit peu dangereux, et même où il puisse faire quelque bien, à coup sûr c’est l’Angleterre. Des esprits élevés comme Carlyle, Dickens ou Disraëli, des écrivains de talent comme miss Martineau et l’auteur d’Alton Locke s’en emparent, lui enlèvent ses dents venimeuses et s’en servent comme de moyens politiques pour appeler l’attention du gouvernement sur les souffrances du peuple. Là ce ne sont pas des mains incendiaires qui se chargent de décrire les misères populaires, ce ne sont pas des bouches perverses qui s’adressent à l’aristocratie l’injure à la bouche ; les classes laborieuses ont pour organes des écrivains distingués, de respectables clergymen, des médecins célèbres, des économistes comme M. Mill des membres du parlement, et même des ouvriers pleins de talent, de sincérité, de droiture, un Ebénézer Elliott par exemple, ou encore, malgré ses violences trop fréquentes, l’auteur du Purgatoire des Suicidés, Thomas Cooper, le cordonnier chartiste.

M. Ledru-Rollin s’est beaucoup trop hâté d’annoncer la décadence de l’Angleterre, et certaines de nos feuilles socialistes se sont beaucoup trop pressées de déclarer que l’Angleterre serait bientôt à feu et à sang, parce que M. Thornton Hunt rédige, un journal canoniste et que les ouvriers chartistes ont maltraité le général Haynau. Rien n’égale du reste la candeur et l’innocence de nos socialistes, qui s’imaginent avoir transporté en Angleterre des doctrines inconnues avant eux. Il y a long-temps que les doctrines socialistes existent en Angleterre, et nous ne voyons pas qu’elles y aient fait beaucoup de ravages ; on peut même dire qu’elles y ont fait comparativement beaucoup de bien. Là, Godwin a écrit : quel mal a-t-il fait ? Ses doctrines ont servi à faire contre-poids au système de Malthus et ont tenu la balance en équilibre. Robert Owen parle et s’agite depuis bien long-temps, à quels résultats est-il arrivé ? L’Angleterre a eu, elle aussi, ses femmes libres dans la personne de mistriss Wolftoncraft, et l’on ne voit pas que l’exemple ait été bien contagieux. Toute la littérature anglaise de ce siècle a une tendance plus ou moins démocratique. Que sont tous nos poètes socialistes en comparaison de Crabbe ? Rien n’égale la rudesse, la violence même de ses poésies. Jamais on n’a dépeint les douleurs du peuple d’une manière plus frappante et plus déchirante ; ce sont de vrais récits d’hôpitaux et de maisons d’aliénés que ses poèmes intitulés the Borough et Tales of the Parish. Que sont tous nos humanitaires en comparaison de Shelley ? Personne n’a exprimé en vers plus solennels et même plus religieux les aspirations incohérentes du XIXe siècle. Wordsworth, Coleridge et Southey, les inventeurs de la pantisocratie (pouvoir égal de tous), ont écrit des poésies que l’on pourrait qualifier de socialistes. Les joies et les douleurs du peuple ont été minutieusement décrites par Wordsworth ; elles revivent dans Michaël et dans le Vieux Vagabond ; les voiturins, les colporteurs, les meuniers, les bûcherons, tels sont les personnages ordinaires des poésies de Wordsworth. Les deux plus remarquables poètes de l’Angleterre actuelle, Thomas Hood et Alfred, Tennyson, ont une tendance démocratique très prononcée. Qui n’a lu le célèbre Chant de la Chemise ?

Quant aux prosateurs contemporains, romanciers, économistes, philosophes, tous partagent cette tendance. Tories, whigs, radicaux, free traders, protectionistes, luttent à l’envi ; Carlyle, Dickens, Disraëli, Bulwer, Warren, Thackeray, miss Martineau, tous séparés d’opinions politiques, se rencontrent sur ce terrain neutre, et s’accordent à exprimer la réalité des souffrances du peuple. Tous décrivent les enfers des manufactures, la détresse des populations agricoles, et malmènent sans ménagemens aucuns, et même quelquefois brutalement, les administrations des workhouses, des hôpitaux, des institutions de charité. Les héros des romans modernes sont des charity boys, des voleurs, des habitans futurs de Botany-Bay, des filles perdues. Les amoureux n’y ont plus qu’un rôle insignifiant, les héritages tombant du ciel n’y paraissent plus guère, la peinture de la high life est abandonnée ; mais l’antre du procureur, la maison pour dettes, la boutique de l’apothicaire, l’hôpital, voire les lieux infâmes, sont explorés, décrits ; les victimes des juifs rapaces, les holocaustes humains offerts à l’industrie remplacent le gentleman sentimental, la nonchalante lady des anciens romans fashionables. Dickens surtout abonde en narrations navrantes et en peintures déchirantes, heart rending, comme disent si énergiquement les Anglais. Thackeray s’est chargé de ces populations flottantes entre la misère et le luxe de ces ménages, établis sur le sable de ces existences incertaines, soutenues par la vanité seule, qui abondent dans les sociétés modernes. Bulwer et Warren sont les maîtres des domaines du crime et des horreurs physiques. Les bas-fonds de la société anglaise sont fouillés dans tous les sens ; les repaires des voleurs, les tanières des prostituées, tels sont les Eldorados qu’en plein XIXe siècle les romanciers anglais découvrent dans leur patrie.

Il ne faut pas s’exagérer cependant les tendances démocratiques de tous ces écrivains. Un grand nombre d’entre eux sont certainement démocrates à leur insu. Le but de M. Disraëli, par exemple, n’est certainement pas d’établir la communauté en Angleterre, La passion politique s’en mêlant, il arrive souvent que les peintures sont exagérées : les protectionistes sont bien aises de pouvoir accuser les free traders et les peelites des maux qui pèsent sur les populations agricoles, et les radicaux d’imputer aux protectionistes les souffrances des populations industrielles. Alors ils se jettent brutalement à la face, dans leurs pamphlets, leurs enquêtes et leurs discours, les guenilles du pauvre. Ces peintures de la réalité la plus poignante ont en outre une cause littéraire : elles s’expliquent par l’amour des Anglais pour le vrai. Rendons cette justice à ce grand peuple : il ne sait pas mentir. Nous ne voulons pas dire qu’il ne lui arrive jamais de commettre ce vilain péché ; mais, lorsqu’il se sert du mensonge, il s’en sert avec si peu de finesse, il s’en sert si grossièrement, que la vérité se laisse toujours voir comme, par derrière une vitre transparente. Les écrivains anglais ne savent pas défigurer la réalité sous prétexte d’idéal et fausser la vérité sous prétexte de bon goût ; ils sacrifient un peu aux graces, ils ne connaissent pas, comme nos écrivains, les procédés de style, les artifices de combinaisons, ils ne se drapent pas comme nous pour imiter les attitudes antiques, et ne sont pas capables de s’abuser au point de prendre pour un peplum quelques mètres de toile sortis de la boutique du voisin ou de tel atelier de leur connaissance. Leur seul idéal consiste dans l’exagération de la réalité. Nos écrivains veulent faire plus beau que nature ; les Anglais veulent trop souvent faire plus vrai que la vérité. Tous leurs écrits respirent je ne sais quelle abrupte innocence et quelle brutale candeur. Ils sont incapables de tirer des personnages de leur fantaisie propre, sans être immédiatement absurdes ou sans tomber dans le médiocre, comme M. James ou M. Ainsworth. Il leur est impossible d’imaginer en dehors des élémens que leur fournissent le spectacle de leur temps et leurs observations personnelles ; et cette impuissance où ils sont de mentir n’est point un défaut littéraire, il s’en faut bien. C’est cette qualité, — la vérité, — qui a donné au roman anglais son incontestable supériorité sur les romans de tous les autres pays, qui a fait du roman anglais une reproduction plus fidèle des mœurs de chaque époque, un récit plus vrai de la vie et des tendances de la Grande-Bretagne que tous les mémoires historiques. Les romanciers modernes copient ce qu’ils ont vu ; ce n’est pas leur faute si la société anglaise aperçoit des taches dans le miroir. Charles Dickens, par exemple, s’avise d’écrire une histoire de voleurs : il n’ira pas inventer de fantastiques brigands ou de poétiques assassins ; il n’essaie pas de faire revivre les héroïques voleurs de grande route d’il y a deux siècles ; mais il prendra les types mêmes qu’il a rencontrés dans sa vie, les voleurs cockneys pour ainsi dire des rues de Londres, l’affreux Sikes, type repoussant de forçat en rupture de ban, le juif Fagin, pédagogue voleur, élevant des bacheliers ès-friponnerie, et cet aimable et spirituel petit filou que son adresse à détrousser les poches des passans a fait surnommer par ses camarades artful dodger. Dickens a-t–il composé son roman avec une arrière-pensée socialiste ? Non, certes il a peint ce qu’il a vu, et s’il a peint le mal il n’a pas voilé le bien à côté du juif Fagin et de Sikes, il a placé les nobles figures de l’excellent M. Bronlow et de la charmante Rose Maylie, comme il convenait de le faire dans la patrie d’Élisabeth Fry et de lord Ashley.

Cette littérature, on ne saurait trop le répéter, ne porte aucun des caractères de notre littérature socialiste ; on n’y rencontre ni sensualité, ni esprit de révolte. Il n’y a là aucune apologie de l’adultère ; on y voit quelquefois des filles perdues, mais aucune réhabilitation de la prostitution ; on y sent souvent de la pitié pour le vice, jamais on n’y lit une excuse du crime. Quant à l’esprit de révolte, aucun écrivain honorable ne le manifeste, on ne le rencontre que dans les pamphlets chartistes, et même les publications de ce parti sont relativement modérées. Là où cet esprit s’est donné le plus librement carrière, c’est dans le Purgatoire des Suicides, poème écrit par un ouvrier chartiste, Thomas Cooper. Ce poème, écrit en prison, voudrait être violent, et ne réussit qu’à être froid. Nous ne lui trouvons pas le mérite que les critiques ont bien voulu lui donner en Angleterre et même en France ; il n’est pas, assez violent pour émouvoir, et il n’est pas assez calme pour instruire et pour intéresser à la cause qu’il défend. À chaque instant, le pédantisme y étouffe la colère. Quant à la forme, imaginez un mélange démocratique du style de Milton et du style de Shelley ; imaginez les splendides couleurs de Shelley jetées violemment et avec inhabileté par une main d’artisan et rejaillissant en éclaboussures lumineuses ; imaginez la force latente et l’énergie énergie reposée de Milton imitées par un démocrate en colère. Quant au fond et à l’idée du poème, figurez-vous un vaste magasin de bric-à-brac où se rencontrent des armes antiques, des arcs de sauvages, des urnes cinéraires, des couronnes de rois, des habits de prêtres, des épées, des instrumens de torture, un bazar où l’on vendrait des échantillons de toutes les variétés de tyrans et d’aristocrates, et vous aurez un aperçu assez juste de cette œuvre incomplète et présomptueuse.

Maintenant qu’on a pu saisir quelle immense différence il y a entre le socialisme français, et ce que l’on appelle, mais très improprement le socialisme anglais, on appréciera plus aisément la portée du roman de M. Kigsley, Alton Locke, l’un des plus récens et des plus remarquables témoignages de tendances qui entraînent l’Angleterre moderne.

Si l’on pouvait établir un parallèle entre les écrivains démocratiques des deux pays, quelle instruction et quelle leçon n’en sortirait-il pas ! Comparez, par exemple, M. Eugène Sue à l’auteur d’Alton Locke. Cet auteur est un respectable clergyman nommé M. Kingsley., En compagnie d’un M. Maurice, M. Kingsley a jeté les bases d’une association d’ouvriers tailleurs, association établie sur des principes que ne désavouerait pas l’économie politique la plus sévère. Il semble avoir pris, du reste, la corporation des tailleurs sous sa protection spéciale, et il a écrit sous le pseudonyme de Parson Lot un pamphlet intitulé Cheap Clothes and nasty (habits à bon marché et malpropres), où il a révélé quelques faits curieux et intéressans non-seulement pour l’économie politique, mais encore pour l’hygiène publique. Incontestablement M. Kingsley est un homme de talent, et l’on pourrait, sans courir grand risque de se tromper, affirmer qu’il porte un cœur noble et sensible, qu’il ne se contente pas de soulager la misère des classes pauvres en écrivant, mais que selon l’habitude des Anglais en toute chose, il s’inquiète de faire. En philosophie ; M. Kingsley est un carlylien, et, pour le dire en passant, il abuse des citations de Carlyle et se laisse trop volontiers aller à reproduire les métaphores bibliques et les allocutions prophétiques de son étrange maître. En économie politique, est ennemi de la libre concurrence, et il unit comme il peut souvent assez maladroitement, les doctrines économiques de M. Louis Blanc avec les inspirations de Carlyle. Ce mélange accuse chez M. Kingsley certains défauts intellectuels que nous avons remarqués souvent en lisant Alton Locke : c’est la trop grande envie de réunir des choses inconciliables, une sorte de charité intellectuelle beaucoup trop large, et une trop universelle sympathie pour toutes les doctrines qui s’inquiètent du peuple. Quant au talent littéraire, il est incontestable. Le livre est mal composé en ce sens que l’élément purement fictif n’y est pas aussi heureusement uni à l’élément réel qu’on pourrait le désirer. Si la fable du roman était plus neuve, moins chargée d’événemens improbables, si elle rappelait moins le Compagnon du tour de France et autres romans français modernes, Alton Locke serait un livre tout-à-fait hors ligne : toutes les peintures des douleurs populaires nous émeuvent par une réalité, une crudité déchirante ; certains portraits y sont tracés de main de maître ; il y a de l’humour, de la sensibilité, de l’éloquence, mais aussi des longueurs, des emportemens puérils et des anathèmes rebattus.

La tendance de ce roman est curieuse ; il est écrit dans un sentiment très démocratique et anti-chartiste en même temps. Goethe a fait un livre intitulé Wilhelm Meister, où il décrit les longues erreurs intellectuelles, les aberrations et les douloureuses expériences d’un jeune homme vivant au XIXe siècle, sans boussole, sans étoile, placé dans un temps où toutes choses, gouvernement, religion, mœurs, ne sont plus, où rien n’est encore. Alton Locke pourrait s’intituler, lui aussi, les années d’apprentissage d’un homme du peuple dans l’Angleterre moderne ; ce livre pourrait porter pour épigraphe cette phrase trop vraie, hélas : « Nous, travailleurs, nous n’avons trop souvent pour maître que nos propres erreurs. » Cette odyssée intellectuelle fait donc le sujet et le fond d’Alton Locke ; elle en est la moralité cachée. L’auteur n’y flatte point le peuple ; quoique profondément dévoué à sa cause, il le montre, sous les figures d’Alton Locke et de John Crossthwaite allant d’erreur en erreur, d’abîme en abîme, prenant ses désirs pour des lois, ses colères pour la justice, ses pensées présomptueuses pour des règles certaines et ses haines pour des devoirs. Alton Locke croit que tout ce qu’il désire lui est dû ; John Crossthwaite s’imaginerait : presque que tout ce qu’il ne possède pas lui a été pris. Les exploitations politiques de l’homme par l’homme ; pour parler le langage socialiste, c’est-à-dire les menées artificieuses des chefs chartistes, leur lâcheté et leurs abominables intrigues, y sont vivement et courageusement décrites. M. O’Flyn, le rédacteur du journal chartiste dévoué aux intérêts populaires, mais qui ne perme pas à aucun prolétaires écrivant dans son journal d’écrire autre chose que ce qu’il lui convient de publier, forçant le malheureux Alton Locke à prêcher la révolte et à exprimer des intentions violentes qu’il n’a pas, est aussi un type qui, avec quelques traits de changés, se retrouverait ailleurs qu’en Angleterre. — Ce livre soulève un coin du rideau qui cache les mœurs politiques de l’Angleterre, et les menées ténébreuses des partis populaires. À ce titre, il est instructif.

« Je suis un cockney, dans toute l’acception du mot, dit Alton Locke en commençant ses prétendues mémoires. Je ne connais que par mes rêves l’Italie et le tropique, les Highlands et le Devonshire. Les collines de Surrey elles-mêmes, dont j’ai si souvent entendu vanter la douce beauté, sont pour moi comme une distante terre des fées dont je ne suis digne de contempler que de loin les horizons brillans. » Il est né loin de la nature, et la civilisation a semble vouloir l’abandonner dès sa naissance, car il n’est pas tout-à-fait un enfant du peuple ; son père, épicier en faillite, est mort de douleur à la suite de sa ruine. Enfant de la ville de Londres, il grandit au milieu des faubourgs, parmi les puantes boutiques, les rues étroites et boueuses, dont les ruisseaux sont ses fleuves et ses rivières. Au lieu des bruits de la nature, il n’entendra que le lourd roulement des chariots, et pour toute musique les blasphèmes, les grossièretés populaires et les chants des ivrognes la nuit. La porte du ciel lui est fermée. Enfermé comme dans une prison de boue, son jeune esprit ne prend aucun essor, et le forer domestique n’est point fait pour le dédommager de cette triste existence. Sa mère, élevée dans la croyance des indépendans, s’est faite anabaptiste après la mort de son mari. Figurez-vous l’ennui qui habite dans la somptueuse demeure des Harlowe descendu sous le pauvre toit d’une femme à l’esprit étroit, dont le fanatisme a pour ainsi dire glacé le cœur, et vous aurez une idée du foyer auprès duquel joue tristement le petit Alton Locke avec sa sœur. Leur mère les aime tendrement ; mais ses scrupules, religieux l’empêchent de laisser rien paraître de son amour, qu’elle : appelle charnel. Ses enfans sont pour elle de petits païens, de pauvres petites ames damnées. Un jour elle punit sévèrement Alton pour avoir osé dire que c’était pitié que les missionnaires enseignassent aux noirs à porter des pantalons et de vilains habits, et qu’ils seraient bien plus beaux, s’ils couraient tout nus avec des plumes et des colliers de coquillages pour uniques vêtemens. Cette atmosphère morale pèse comme du plomb sur l’esprit du jeune Alton ; jusqu’à son entrée à l’atelier, il n’a vu d’autres visages humains que ceux de sa mère et de quelques fanatiques ministres anabaptistes, dont Alton Locke décrit l’hypocrisie et la gloutonnerie avec un talent comparable à celui de Dickens esquissant la silhouette de M. Stiggins, le gentleman au nez rouge, le prédicateur des meetings de tempérance dans le Pickwick-club. Pourtant cette triste éducation a laissé un germe dans son esprit, ce fanatisme religieux a semé dans sa jeune ame les germes du fanatisme politique ; les histoire violentes de la Bible le remplissent d’un sombre enthousiasme. Sa mère, dévote anabaptiste, a, sans s’en douter, formé son fils pour des doctrines plus périlleuses et moins innocentes.

Cependant l’enfant grandit, il faut songer à prendre un état. Mistriss Locke s’adresse à l’oncle d’Alton, frère de son mari, enrichi dans le commerce où son époux s’est ruiné, et dont le fils George se prépare pour Oxford. Une conférence a lieu dans laquelle il est décidé qu’Alton sera tailleur. Voici sa première entrée dans le monde, son premier pas dans la vie ; c’est la première fois, pour ainsi dire, qu’il aperçoit des visages étrangers. Écoutez, nous sommes dans la boutique de M. Smith, marchand tailleur dans le West-End :


« Deux personnages également bien vêtus parlaient en se tournant le dos, et ma mère, ne sachant ainsi que moi comment découvrir lequel des deux était le tailleur, se hasarda néanmoins à s’adresser à l’un d’eux et lui demanda s’il n’était pas M. Smith.

« La personne à qui elle s’était adressée répondit avec un salut et un sourire d’une politesse parfaite qu’elle n’avait pas cet honneur, tandis que l’autre, évidemment mécontente de la méprise, prononça d’une voix tonnante ces paroles :

« — Je n’ai rien pour vous, ma bonne femme… allez-vous-en. Monsieur Elliott comment permettez-vous à ces gens d’entrer dans l’établissement ?

« — Mon nom est Locke, monsieur, dit ma mère, et j’étais venue pour vous amener mon fils, comme il était convenu.

« Ah ! ah ! très bien. Monsieur Elliott, répondez à ces personnes. Comme je vous le disais, milord, le tout en velours cramoisi, au prix de 35 guinées. Et cet habit, il est de notre façon ; monsieur Elliott, où êtes-vous ? Montrez donc à sa seigneurie cette pièce nouvelle si délicieuse en drap bleu foncé. Ah ! ah ! votre seigneurie ne peut pas attendre… Maintenant, ma bonne femme, voilà le jeune homme ?

« — Oui, dit ma mère, et que Dieu agisse avec vous comme vous agissez avec la veuve et l’orphelin !

« — Oh ! cela dépendra beaucoup, je vous dirai, de la manière dont la veuve et l’orphelin agiront avec moi. Monsieur Elliott, emmenez cette personne dans les bureaux, et réglez avec elle toutes les petites formalités. Jones, conduisez le jeune homme à l’atelier.

« Je trébuchais par derrière M. Jones en montant un escalier en fer étroit et noir, au terme duquel nous passâmes par une trappe qui nous conduisit dans un grenier au-dessous du toit. Je reculais de dégoût devant la scène, qui se présenta à moi, et c’était là que je devais travailler peut-être pour toute ma vie. C’était une chambre étroite et basse où les odeurs combinées de la respiration humaine, de la sueur, de la bière aigre, du gin, et l’odeur non moins dégoûtante du drap neuf m’étouffaient presque. Sur le plancher, couvert de poussière et de boue, de chiffons de drap et de bouts de fil, étaient assis environ une douzaine d’hommes pâles, débraillés, sans chaussure, dont les physionomies chagrines et inquiètes, me faisaient frissonner. Les fenêtres étaient étroitement calfeutrées, afin d’empêcher l’air froid de l’hiver de pénétrer ; la respiration, concentrée dans cette enceinte, coulait en vapeurs sur les carreaux et empêchait de distinguer la fumée et les tuyaux de cheminée, affreux et unique spectacle sur lequel les yeux pussent se reposer extérieurement. Mon guide, me prenant par la main, me présenta à l’un de ces hommes.

« — Crossthwaite, dit-il, prenez-moi ce garçon et tâchez d’en faire un tailleur. Tenez-le près de vous et piquez-le-moi avec votre aiguille, s’il va mal.

« Aussitôt après, il disparut par la trappe, et mécaniquement, comme dans un rêve, je m’assis à côté de l’homme auquel on m’avait confié et j’écoutai les instructions qu’il me donnait avec assez de bontés mais je ne restai pas deux minutes en paix. Aussitôt que le maître garçon eut, disparu, les conversations éclatèrent, et un grand jeune homme bouffi, au nez crochu, qui était près de moi, se mit à me crier dans les oreilles :

« — Eh bien ! petit, faites voir un peu l’air à votre monnaie et, payez votre entrée à l’hôpital de la consomption.

« — Que voulez-vous dire ?

« — Est-il innocent !… Montrez la monnaie et fendez-vous d’un pot d’half and half.

« — Je ne bois jamais de bière.

« — Alors continuez toujours ainsi, dit l’homme qui était à côté de moi. Aussi sûr que l’enfer est l’enfer, vous n’avez pas d’autre chance.

« La profondeur passionnée avec laquelle furent prononcées ces paroles me fit regarder celui qui me parlait ; mais l’autre aussitôt, se remettant à carillonner :

« — Vrai, vous ne buvez jamais, mon petit père Mathieu ? Vous apprendrez bientôt ici à le faire, si vous voulez digérer en paix.

« — J’ai promis d’ailleurs de rapporter à ma mère tout ce que je gagnerais.

« — Vraiment ! entendez-vous, mes pigeons, voici un gamin qui se propose d’entretenir la cuisine de sa maman.

« — La vieille n’en verra pas souvent de son argent, reprit un autre. Lorsque vous entrerez vos poches pleines à l’enseigne du Coq et de la Bouteille, mon agneau, il ne vous en restera pas grand’chose le dimanche matin.

« -… Eh bien ! dit le grand jeune homme puisque vous ne voulez pas payer le pot de bière, je le paierai, moi, voilà tout, et enfoncée la tempérance ! Courte et bonne, dit le tailleur. Allons, Sam, cours vite au Coq et à la Bouteille, demande un pot d’half and half, et qu’on le mette sur mon compte. »

Telle est l’entrée d’Alton Locke dans la vie, voilà les compagnons avec lesquels il devra vivre. Il passera du foyer froid de sa mère à ce grenier sordide, et de l’atmosphère morale desséchante où vit la vieille anabaptiste à cette atmosphère corruptrice, cynique et impie. Sa mère lui apprend que Dieu n’a pas d’amour pour lui, ses compagnons lui apprendront à se railler de sa mère : La vieille fanatique ne le jugerait, pour ainsi dire, pas digne de prier ; ses compagnons le jugent déjà en retard et le tiennent pour capable d’entrer dans la carrière de la débauche. Comment cet enfant ne donnerait-il pas dans tous les travers. Il commettra faute sur faute heureux s’il échappe au vice et au crime. Et cependant dans ce corps faible et malingre vivent des germes de piété, de bonté et d’intelligence, qui attendent un rayon de soleil pour éclore ; si ce coup de soleil se fait attendre trop long-temps, c’en est fait, tout sera ; éteint, car Alton n’a pas de puissance d’énergie, de force intérieure, de caractère moral. Dans cette absence absolu d’éducation, il s’est développé tant bien que mal, il a peu grandi physiquement, et moralement il n’a subi que tyrannie, compression de la part, de sa vieille et folle mère, habituée à le considérer comme la proie du démon, à l’humilier et à lui faire honte de défauts qu’il n’a jamais connus. Cette absurde éducation influera, sur toute la vie d’Alton Locke ; il en gardera toujours l’empreinte ineffaçable, faiblesse de caractère ; mollesse de pensée, absence de ressort moral. Tel qu’il se présente dans ce livre, Alton Locke a toujours besoin d’un guide, d’un mentor ; dans l’âge viril comme dans la jeunesse, il lui faudra toujours un précepteur : pauvre arbrisseau planté sur un sol stérile et maigre, courbé par le vent et la pluie, empêché dans sa croissance par l’inclémence de l’air, il aura toujours besoin d’être appuyé pour n’être pas brisé par le cou de vent le plus doux, par la main débile d’un enfant. Alton est incapable d’action, incapable de chercher et de trouver par lui-même ; il accepte de toute main toutes les opinions, toutes les idées ; il reçoit honnêtement toutes les impressions et n’en contrôle aucune ; chacun des aphorismes qu’il rencontre dans la vie vient l’aider, pour ainsi dire, à exhausser son intelligence : il est comme un édifice où chaque passant vient ajouter sa pierre, comme un sol passif formé par alluvions, par tous les flots contraires, de la grande mer de la vie ; il croit à tout, au chartisme, au calvinisme, au docteur Strauss, aux journaux et aux meetings populaires : tout lui est bon, rien ne lui est contraire. Voilà le caractère d’Alton tel qu’il ressort de ses prétendus mémoires pour qu’il ne tombe pas, il lui faut un guide ; la providence le lui amène : ce guide, c’est le vieil Écossais Sandy Mackaye.

Nous allions oublier de dire qu’Alton Locke est poète : tout enfant il composait pour sa petite sœur des cantiques en l’honneur de l’enfant Jésus, qui faisaient secouer la tête aux prêcheurs anabaptistes, hôtes assidus de la maison de sa mère, et les faisaient se demander si le second baptême serait lui-même capable de régénérer cette ame doublement damnée et prédisposée évidemment aux œuvres de Satan. Avec l’âge, cette rage de poésie ne fait que s’accroître ; mais quels moyens le pauvre Alton a-t-il à sa disposition pour apaiser la soif qui le brûle ? Il n’a pas de livres, et il est trop pauvre pour s’en procurer ; la Bible, le Nouveau. Testament et le Pilgrim’s Progress, cette Imitation de Jésus-Christ des calvinistes anglais, sont les seuls livres qui composent la bibliothèque de sa mère, livres suffisans à coup sûr pour nourrir son intelligence, si on lui eût appris à les comprendre et à savoir les lire ; mais on ne lui en a enseigné que la lettre, et il connaît pas l’esprit. Alors Alton a recours pour s’instruire à un étrange moyen : tous les jours, en se rendant à l’atelier de M. Smith, il s’arrête devant la boutique d’un bouquiniste, et là il passe les quelques instans dont il peut disposer à lire les poèmes de Byron et les œuvres de Béthune, poète de l’Ecosse. Il est si assidu, ses visites sont si ponctuelles, que le vieux bouquiniste Sandy Mackaye a fini par le remarquer, et un jour Alton entend une voix doucement grondeuse partir du fond de la boutique.


« — Eh gamin ! dit cette voix, vous feriez bien de ne pas détériorer tous mes livres en les touchant. — Je replaçais le livre en toute hâte, continue Alton, et j’allais m’enfuir, mais la même voix me rappela d’un ton plus doux. — Attendez un peu, mon garçon, je ne suis pas fâché contre vous ; entrez, et que nous ayons ensemble un petit bout de conversation. Le vieillard me demanda mon nom, mon état et quelle était ma famille. — Hum ! hum ! elle est veuve, eh ! pauvre garçon ! Et vous travaillez à la boutique de Smith, eh ? vous connaissez John Crossthwaite alors ? Eh ! hum ! hum ! et vous êtes curieux et désireux de livre des livres, eh ? Très bien, voyons vos capacités.

« Et il me poussa vers la lumière de la petite fenêtre, de derrière, mit ses lunettes plus près de ses yeux, m’examina de la tête aux pieds, et puis commença à mon grand étonnement, à me tâter la tête en tous sens.

« -Hum ! hum ! un très beau front, en vérité ! Organes de conceptivité très développés, organes de perceptivité également ; imagination surabondante ; il faut y prendre garde. Bienveillance, conscience, idem, idem. La vigilance pourrait être plus développée ; on pourrait la développer avec une bonne éducation écossaise. Tournez vôtre tête de profil, mon garçon. Hum ! hum ! le derrière de la tête est défectueux ; la fermeté est faible, l’amour de l’approbation est fort. Prenez garde de verser dans la vie ; vous aurez besoin d’attention. L’organe de la philogéniture est bon. Vous aimez les bambins, je pense, eh ?

« -Quoi ? demandai-je.

« Les enfans, mon garçon, les enfans.

« — Oui, en vérité ; répondis-je avec une terreur profonde, en le voyant, comme par un procédé magique, pénétrer mes plus secrets défauts.

« — Hum ! hum ! les organes d’amativité et de combativité peu développés ; absence générale d’un vigoureux animalisme, comme dirait mon ami M. Deville. Et vous avez envie de lire ?

« Je confessai mon désir en lui avouant que ma mère m’avait interdit la lecture.

« — Trés bien alors je vous prêterai des livres après que j’aurai échangé avec Crossthwaite quelques mots sur votre compte, afin de savoir s’il a de vous une opinion avantageuse. Venez me voir après-demain Maintenant, voici mes conditions tout dommage causé à un livre devra être payé, ou bien plus de livres prêtés ; vous ne prendrez pas de livre sans ma permission ; je vous recommande de ne pas lire au lit ; les gens qui travaillent ont besoin de dormir de temps en temps, et je ne voudrais pas être indirectement cause que de pauvres créatures se sont brûlées dans leur lit ; enfin vous aurez soin de ne pas lire plus de trois livres à la fois. »


Ne reconnaissez-vous pas dans cette inspection phrénologique et dans les observations du vieux Mackaye quelques-uns des traits du caractère d’Alton Locke, tel que nous avons essayé de le reconstruire d’après ses propres récits ? et ne reconnaissez-vous, pas aussi déjà le vieil Écossais ? n’avez-vous pas, dès cette première scène, observé quelques-unes de ses qualités : la pénétration, le bon sens, l’amour de l’exactitude, des qualités viriles, de la discipline individuelle ? n’avez-vous pas remarqué la chaleur de cœur qui se fait jour à travers ce jargon phrénologique ?

Le vieux Mackaye comble les désirs d’Alton, mais en imposant à ces désirs des conditions sévères. Il lui remet entre les mains le Paradis perdu, une traduction interlinéaire de Virile et une vieille grammaire latine : « Si dans trois mois, dit le vieux Mackaye à Alton, vous n’êtes pas capable de me traduire une page de Virgile, vous ne lirez plus de mes livres. Voici une grammaire latine, faites-vous à vous-même une méthode de travail, et commencez comme ont commencé de meilleurs que vous. » Et sur la demande d’Alton : « Qui m’apprendra le latin ? — Eh ! qui peut enseigner à un homme quelque chose si ce n’est lui-même ? » répond Mackaye. Alton lit donc à ses momens perdus, rares momens, en vérité, qu’il lui faut dérober au travail implacable de l’atelier et à la curieuse et importune surveillance de sa mère ; mais un jour il est découvert : grande rumeur, le saint des saints est profané. « Où vous êtes-vous procuré ces choses païennes ? » lui demande sa mère en parlant des livres de Mackaye. Les ministres anabaptistes tiennent conférence ; Alton est tenu pour hérétique, blasphémateur et chartiste ; le vieil Adam est reconnu en lui si profondément vivace, qu’il faut perdre désormais toute espérance de le sauver. Alton cependant obtiendra grace, s’il veut promettre de ne plus revoir Sandy Mackaye. Alton se dirige les larmes aux yeux chez son vieil ami, qui lui permet de garder les livres prêtés, et l’engage à ne pas désobéir à sa mère ; « car, lui dit-il, sans cette obéissance, les livres, en vérité, vous feront peu de bien. » Ici je ferai une courte observation : supposez un socialiste français traitant un sujet pareil, il y a cent à parier contre un que Mackaye aurait conseillé à Alton la désobéissance, et lui aurait fait, à propos de la science, de ses avantages une indulgente théorie de désobéissance qui ne vaudrait pas la simple observation du bon Écossais. — Cependant la défense de revoir Mackaye a ulcéré l’ame d’Alton ; d’ailleurs il a maintenant goûté au fruit défendu de l’arbre de science ; le vieux respect qu’il avait pour sa mère s’est changé en impatiente obéissance ; il n’a plus pour elle son amour naïf d’enfant ; il sait maintenant qu’en lui obéissant il remplit un devoir, ce qui est toujours une triste expérience, car elle nous fait connaître la tyrannie des lois morales. C’est aussi ce qui arrive à Alton : le fanatisme de sa mère lui devient intolérable, Un jour enfin, la crise, dès long-temps préparée et attendue, éclate et il lui reproche amèrement la tyrannie qu’elle exerce sur lui, met en balance, dans la chaleur de la dispute, les soins qu’elle eus de lui et les services qu’il lui a rendus, son salaire qu’il a remis toujours intégralement entre ses mains, et finit par la prier de ne plus jamais l’importuner de ses préjugés religieux. « Quittez cette maison immédiatement, lui répond sa mère ; désormais vous n’êtes plus mon fils : pensez-vous que je laisserai ma fille se souiller dans la compagnie d’un infidèle et d’un blasphémateur ? » Alton, chassé de la maison de sa mère, erre tristement à travers les rues de Londres, et va chercher un refuge, chez Sandy Mackaye, qui le reçoit avec bonté, mais non sans quelques gronderies, pour avoir manqué à ses devoirs, et lui offre gratis un lit dans sa maison.

Sandy Mackaye est un des plus rares et des plus curieux produits de la civilisation modern. Nous avons tous pu rencontrer dans notre jeunesse quelque vieillard qui lui ressemblait plus ou moins. Aujourd’hui ce type est à peu près perdu, et Mackaye lui-même meurt bien juste à point la veille du 10 avril 1848, jour de la fameuse et dernière promenade chartiste. Qu’aurait-il eu à faire au milieu de ces générations puérilement bruyantes, audacieusement sensuelles, bavardes, remuantes, qui courent l’Europe à l’heure présente ? Mackaye, placé entre le XVIIIe et le XIXe siècle, réunit en lui les caractères de ces deux époques ; c’est un révolutionnaire de vieille roche, ce qu’on pourrait appeler un révolutionnaire de bonne souche et d’antique lignée ; il remonte jusqu’à Hampden, Milton et Cromwell, en passant par Cobbett, Burns et Carthwright. Il a reçu l’éducation radicale la plus pure ; il a bu les eaux démocratiques à leur source même ; il est un vivant exemple de ce qu’étaient les doctrines révolutionnaires à leur origine, alors qu’elles étaient prêchées et adoptées par les bonnes, saines et fortes intelligences, lorsqu’elles se présentaient avec l’apparence de la philanthropie, de l’humanité et de la justice, et qu’elles n’avaient pas été défigurées, au point d’en être méconnaissables en passant entre les mains des fous, des scélérats et des insensés. Malgré tout ce qu’il a vu, il n’a perdu aucune de ses croyances, et il passe au milieu des folles générations contemporaines comme une sorte de Franklin converti au chartisme ; mais le temps a marché ; tous les maîtres de Mackaye sont descendus les uns après les autres dans la tombe, ses écrivains, ses poètes, ses orateurs favoris, et lui, leur disciple, il est resté seul au milieu de générations qui ont eu d’autres maîtres. Alors chemin faisant et tout en voyageant vers la tombe, le vieillard a ramassé sur sa route tous les systèmes du XIXe siècle : phrénologie, magnétisme, chartisme. Il s’est entouré de toutes ces doctrines, et, bien qu’il ne soit pas dominé par elles, néanmoins elles ont à la longue et par le lent effet du temps, déteint sur lui comme les gouttes d’eau creusent le rocher. Il est sceptique, mais son scepticisme n’a rien d’impie ; ses sarcasmes lui servent à dérouter les sophismes. Il n’a rien de la phraséologie moderne, rien de nos incohérentes aspirations, et son scepticisme lui sert à se préserver des dangereuses nouveautés du jour, comme il lui a servi jadis à se défendre contre les vieilleries du passé. Espèce de Socrate révolutionnaire, il enveloppe ses chauds sentimens dans d’humoristiques railleries et ses pensées religieuses dans de brusques sarcasmes.

Un jour qu’il assiste au sermon d’un prédicateur américain et qu’il s’aperçoit qu’Alton et Crossthwaite se sont laissé prendre à l’éloquence bizarre de ce protestant dégénéré, Mackaye met le doigt sans hésiter sur la plaie secrète de certaines doctrines, si peu accessibles heureusement aux intelligences vulgaires, malgré leurs apparences de simplicité. « Un plus maudit aristocrate que ce prédicateur, dit-il, je n’en ai jamais rencontré. Ne voyez-vous donc pas que tout pauvre diable qui n’aura pas assez de cervelle dans la tête pour le comprendre sera laissé à son ignorance, à ses superstitions, à ses appétits charnels, tandis que le petit nombre d’hommes de génie ou qui s’imaginent posséder le génie auront le monopole de cette philosophie, et que cette petite bande d’illuminés, de carbonari, continueront à mettre en bouteille, pour leur usage particulier, le clair de lune de leurs mystères samothraciens ? Et puis, lorsque tout cela sera passé, j’en reviendrai à mon catéchisme, et je recommencerai à réciter l’histoire de celui qui naquit de la vierge Marie et qui souffrit sous Ponce-Pilate. Eh ! mes enfans, ce ne sont pas là des subjectifs et des objectifs, ce ne sont pas là de creuses et pauvres abstractions, mais un fait simple et grand, qui nous dit que Dieu est venu jeter un regard de miséricorde sur les pauvres gens, au lieu d’attendre que les pauvres diables jetassent les yeux sur lui. Une belle place pour le considérer, que la rue, entre les gouttières et les cabarets ! » Le prédicateur avait mis en doute l’existence du mal, et Mackaye répond humoristiquement : « Et ainsi donc le diable est mort, il est mort enfin, et mourir, en se voyant si mal compris ! Pauvre vieux Nick, grand politique incompris, chacun avait l’habitude de lui jeter ses péchés sur le dos… Mais ce n’est pas vrai, il n’est mort qu’en apparence, il ressuscitera comme Jean Grain-d’Orge, qu’on mit en terre en automne. Quand le printemps fut venu, comme dit Burns, et que les ondées commencèrent à tomber, Jean Grain-d’Orge parut soudain et tristement les surprit tous. » Comme le vieil Écossais est beau encore à son lit de mort, lorsqu’il apprend que les hommes de la force physique, physical men, l’ont emporté dans le parti chartiste sur les hommes expérimentés, lorsqu’on lui annonce que l’usage du vitriol, du verre et des piques a été recommandé, qu’on a prêché l’incendie et qu’on a élevé le pillage à la hauteur d’une idée politique ! Alors sa fureur ne connaît plus de bornes. — Monsieur Mackaye, dit Crossthwaite, j’informerai certainement la convention de votre langage extraordinaire.

« Faites, mon garçon faites, répond le vieux radical, et dites-leur aussi à ces hommes qui ont chassé *** et *** et tous ceux qui ont osé exprimer un mot de sens commun et d’humanité, qui lapident les prophètes et éteignent l’esprit de Dieu, qui aiment le mensonge, qui pensent amener le règne de l’amour et de la fraternité : avec des piques, des bouteilles de vitriol, avec le meurtre et le blasphème, dites-leur à eux et à tous, ceux qui pensent comme eux qu’un vieillard de quatre-vingts ans, dont les cheveux ont blanchi au service de la cause du peuple, qui s’est assis aux pieds de Cartwright et s’est agenouillé auprès du lit de mort de Robert. Burns, qui a applaudi à Burdett, lorsqu’il alla à la Tour, et qui donna ses maigres épargnes pour payer les amendes de Hunt et de Cobbett, qui contempla le craquement des nations en 93 et qui entendit les premiers cris d’un monde au berceau, qui, lorsqu’il était encore un enfant, vit venir, de loin la liberté et qui se réjouit en la voyant comme devant une fiancée, et qui, pendant soixante pénibles années, l’a suivie à travers les solitudes – Dites-leur que cet homme leur envoie le dernier message qu’il enverra sur cette terre ; dites-leur qu’ils sont les esclaves de tyrans pires que les rois et les prêtres, les esclaves de leurs convoitises et de leurs passions, les esclaves du premier coquin venu à la langue retentissante, du premier charlatan venu qui dorlote leur opinion personnelle ; dites-leur que Dieu les frappera, les fera rentrer dans le néant et les dispersera jusqu’à ce qu’ils se soient repentis, qu’ils se soient fait des cœurs purs et de nobles âmes, et qu’ils aient retenu les leçons qu’il s’efforce de leur donner depuis quelque soixante ans ; dites-leur que la cause du peuple est la cause de celui qui créa le peuple, et que le malheur tombera sur ceux qui prennent les armes du diable pour accomplir l’œuvre de Dieu ! »

N’est-ce pas, ô démagogique populace française, que voilà des accens démocratiques qui vous sont inconnus ? Honnête vieux Mackaye, malheur au royaliste, au conservateur, à l’absolutiste qui ne t’aimerait pas ! Quand bien même. Alton Locke serait un mauvais ouvrage, quand bien même il n’abonderait pas en détails curieux, nous ne regretterions pas de l’avoir lu pour cette simple page, qui nous a fait entendre, par la bouche d’un radical, des paroles humaines, viriles et vibrantes sorties du cœur d’un homme, à la place des sifflemens de vipère, des aboiemens de chien des hurlemens et des glapissemens d’animaux de tout genre que nous entendons chaque matin et qui s’intitulent systèmes démocratiques, premiers-Paris socialistes ; discours humanitaires. Nous avons peine, en vérité, à nous séparer de ce vieux Mackaye, si digne d’avoir été l’ami du grand poète qui écrivit le Samedi soir dans une chaumière. Nous pourrions parler encore long-temps sur lui, car le caractère de Mackaye, ainsi que tous les grands et vrais caractères, est complexe et non pas formé d’une seule pièce, comme les automates systématiques, ces monstres qui n’ont qu’une doctrine, qu’une idée qu’une vertu. Dans cette chambre où il meurt, tout porte le cachet de ses bizarreries. Regardez ces livres cloués à la muraille comme les hiboux et les pattes des bêtes fauves à la porte des chasseurs : ce sont les livres tories et benthamistes ; et là-bas, dans ce coin, voyez-vous clouée également, revêtue d’une chemise de papier et entourée de flammes et de diables, comme pour un autodafé, une copie de l’Icon Basilike, le célèbre pamphlet royaliste attribué à Charles Ier, car Mackaye est calviniste et unit admirablement dans sa personne l’esprit religieux des révolutionnaires puritains et l’esprit laïque du XVIIIe siècle ? Dans cette chambre, il s’est assis de longues années, lisant ses livres favoris, Burns, Milton, Carlyle, et fumant du soir au matin, parce que disait-il, « l’habitude de fumer éveille la pensée et éteint les désirs de la chair. » Ce caractère est tout simplement une des meilleures et des plus originales créations de la littérature anglaise moderne.

Le troisième caractère d’Alton Locke est John Crossthwaite, l’ouvrier chartiste, le compagnon d’atelier d’Alton. C’est un caractère moins saisissant, moins original que celui de Mackaye, mais qui, pour être saisi, exigeait tout autant de pénétration. L’auteur d’Alton Locke a montré dans ce personnage une grande connaissance des mœurs politiques du peuple et du caractère des ouvriers des grandes villes modernes. Crossthwaite est né, pour ainsi dire, dans les ténèbres ; aussitôt que son intelligence s’est éveillée, elle n’a trouvé d’autre aliment que l’ignorance ; toute sa vie est un perpétuel dialogue entre deux négations ; lorsque l’une interroge, l’autre répète la question sans y répondre. Au milieu de cette nuit épaisse qui l’environne, il a demandé la lumière, et comme elle n’est pas venue, sa vie s’est changée en un supplice affreux : c’est un homme aux prises dans la nuit avec des ennemis imaginaires, grinçant des dents dans les ténèbres, et qui ainsi a trouvé dans ce monde une image anticipée de l’enfer. Il a essayé de sortir de l’abîme, et la précipitation qu’il a mise à vouloir en sortir l’a toujours fait retomber au fond. Il a désiré la lumière, et il saisit toutes les lueurs qu’il rencontre, mais, avec tant d’impatience qu’il les éteint aussitôt. Il a cherché la science, et il se précipite comme un loup affamé sur tous les débris et tous les détritus de systèmes et de doctrines qu’il rencontre et cette science putréfié l’étrangle et porte en lui les germes de la peste et de la mort. Aussi, honnête et généreux au fond, il a acquis par degrés une férocité et une méchanceté extérieures qui proviennent de ses tourmens fiévreux et de ses plaies intérieures continuellement saignantes C’est pourquoi il est en même temps douteur et crédule, il se défie de tout le monde et il croit à tout le monde. Pauvre Crossthwaite, combien tes frères sont nombreux !

Alton, nous l’ayons vu, a trouvé un refuge chez le vieux Mackaye, qui lui fournit son logement, et, ce qui est plus précieux, ses leçons et ses conseils. Il est heureux et libre ; il étudie le soir, travaille à l’atelier le jour ; et médite déjà de composer quelque grand poème qui puisse l’illustrer. Pauvre Alton ! il a encore toutes les superstitions de l’écolier : il croit aux grands poèmes, et ne voit pour éterniser un nom que les colossales entreprises. Heureusement Mackaye est là pour l’avertir, le redresser, l’encourager Mackaye est son bon génie ; il cherche à intéresser à son neveu l’oncle d’Alton, et noue des relations avec lui. L’oncle vient voir Alton et le quitte après une courte entrevue, en lui remettant une pièce de cinq shillings… et des promesses. Cet oncle a un fils, George, que son père destine à l’église. George est égoïste, intrigant, par conséquent prodigue de son amitié, et habile dans l’art de se créer des auxiliaires dans toutes les classes de la société. Il saute au cou d’Alton, le comble de flatteries et lui propose une promenade à la galerie de Dulwich, qu’Alton accepte avec empressement. Là se passe une scène qui rappelle singulièrement les rencontres impossibles et les aventures d’ouvriers et de duchesses si communes dans certains romans démocratiques modernes. Alton contemple un tableau du Guide, saint Sébastien, lorsqu’il entend tout à coup une voix de femme qui lui dit : — « Vous semblez vivement intéressé par cette peinture. » La conversation s’engage, et Alton, l’orgueilleux Alton, est obligé de confesser son ignorance il ne sait pas quel est le sujet du tableau. « Puisque, Lillian a nommé le saint, cher oncle, c’est à elle à raconter l’histoire, »dit la voix d’une seconde dame en s’adressant à un vieillard qui les accompagne toutes deux ? L’apparition disparaît comme le tableau d’un rêve, mais Alton est resté frappé au cœur, et il emporte dans sa pauvre demeure le souvenir de Lillian, décerne à cette beauté entrevue à peine le nom de Vénus victrix, écrit des sonnets et des odes en son honneur. Le cousin George, lui aussi l’a trouvée belle et exprime son admiration en termes qui étonnent le pauvre Alton, ignorant du beau langage des dandies et des oisifs. « Quelle figure, quelles mains, quel pied, quelles formes : en dépit des crinolines et autres abominations ! » telles sont les exclamations respectueuses qu’il fait entendre. Il entraîne Alton à sa suite et sort de la galerie pour donner un coup d’œil en homme avisé et expérimenté en ces matières, sur le blason de la voiture, désireux de saisir tous les moyens de poursuivre cette aventure et de revoir de plus près la brillante apparition.

George la revoit en effet, car Alton le retrouve bientôt à Cambridge hôte assidu de la maison du docteur Winnstay, père de la belle Lillian et oncle d’Éléonore Staunton, la seconde des deux dames de la galerie de Dulwich. Mais comment Alton se trouve-t-il à Cambridge ? Ici nous abandonnons le terrain du roman pour revenir à ces peintures de la vie réelle qui sont la meilleure partie du livre de M Kingsley. Un jour, il s’élève à l’atelier où travaille Alton de grandes rumeurs, et bien naturelles. M. Smith, le maître de l’établissement, est mort ; son fils qui lui succède annonce qu’il réduira le salaire de ses ouvriers. Les ouvriers tiennent une conférence dans laquelle Crossthwaite propose une grève générale. Sa proposition a peu de succès ; la perspective de mourir de faim, « afin de donner des martyrs à la cause chartiste, » sourit peu à la plupart des ouvriers. Les uns acceptent les nouvelles propositions qui leur sont faites, les autres quittent l’atelier pour tomber bientôt entre les mains des sweaters, ou pour devenir sweaters eux-mêmes, comme Jemmy Downes, l’ouvrier dissolu, qui fit à Alton, à son entrée à l’atelier, la réception cynique que nous avons rapportée. Alton et Crossthwaite seuls se retirent comme le juste d’Horace, protestant que, dussent-ils souffrir mille morts ils, ne prêteront pas les mains à leur propre ruine en acceptant les conditions de leur nouveau maître. Cet événement décidé de la destinée d’Alton. À partir de ce jour, il a juré, lui aussi, la ruine de l’ordre de choses établi ; il devient chartiste et accompagne Mackaye et Crossthwaite aux réunions du soir de la célèbre convention. Le chapitre est curieux et bon à méditer ; il est intitulé : Comment les gens deviennent chartistes.

Cependant Alton est sur le pavé avec un volume de poésies populaires intitulées Chants du grand chemin dans sa poche ; nul moyen de les publier et aucune ressource. Le vieux Mackaye lui conseille de partir pour Cambridge et d’aller prier son cousin de l’aider à former une liste de souscripteurs, faciles à trouver dans le monde opulent où George s’est créé quelques relations. Alton part donc d’un pied joyeux, respirant librement l’air des campagnes et s’enivrant de toutes les couleurs, de tous les aspects de la nature, qu’il contemple réellement, on peut le dire, pour la première fois. Le jeune apprenti sans ressources trouve son cousin entouré de la brillante jeunesse de l’université et prêt à sortir pour une course de rameurs à laquelle il convie Alton. Là, il lui arrive une mésaventure qui lui ouvre les portes de la maison où demeure la bien-aimée de son imagination. Un groupe de jeunes gens passe à cheval, et l’un d’eux renverse Alton, qui tombe dans la rivière au milieu des rires. Exaspéré, il se relève en entendant un de ces jeunes gens ; lord Lynedale, qui le prie d’excuser la maladresse de son compagnon. Alton lance à la tête de lord Lynedale l’épithète d’aristocrate. Celui-ci, moitié par conviction, moitié par calcul politique, nourrit des sentimens démocratiques ; et se propose d’être un jour le Mirabeau de son pays : il ne lui garde pas rancune, et le présente comme un futur grand poète au docteur Winnstay, chez qui l’ouvrier tailleur retrouve la belle Lillian, jeune personne légèrement frivole et médiocrement intelligente, dont les qualités morales ne répondent pas au violent amour qu’elle a inspiré à Alton. Éléonore Staunton, la fiancée de lord Lynedale, cherche à prémunir Alton contre les dangers dans lesquels peut l’entraîner cette passion ; elle fait entendre à Lillian de sévères reproches au sujet des coquetteries qu’elle emploie avec Alton et qu’elle croit sans danger ; d’un autre côté, elle ne néglige rien pour faire comprendre au jeune poète les malheurs auxquels il s’expose. Les efforts d’Eléonore Staunton ne sont pas couronnés de succès, car Alton, dans sa présomption, croit voir dans toutes ses paroles percer la jalousie. Éléonore Staunton est une femme d’une intelligence supérieure, imbue de sentimens démocratiques et de la philosophie la plus avancée, qu’elle réconcilie sans trop de peine avec sa foi protestante. Elle protége secrètement Alton auprès du bon doyen Wignstay qui s’intéresse à lui, qui parle à l’apprenti de carrières libérales à embrasser, lui promet de l’y pousser, et se charge de trouver des souscripteurs pour ses Chants du grand chemin, à la condition qu’il y fera quelques légères coupures et atténuera la violence de quelques vers. L’impression long-temps désirée arrive enfin ; Alton dit adieu à ses bons amis de Cambridge et revient auprès de Mackaye.

À son retour à Londres, il trouve une lettre qui lui annonce la mort de sa mère ; il pleure amèrement en se rappelant ses anciens torts, mais bientôt sa douleur se calme quand il voit son nom cité dans tous les journaux populaires et ses poésies comblées de louanges banales qui ne laissent pas de lui plaire tout autant que si elles étaient originales et sincères. Le jeune ouvrier, qui a perdu ; depuis le soir où il se fit décidément chartiste, ses anciens moyens de subsistance écrit pour vivre dans un journal chartiste dirigé par un Irlandais, M. O’Flyn, qui, sans être précisément un scélérat, n’est pas un personnage des plus honorables, espèce de condottiere toujours à la recherche d’une affaire à diriger plutôt que d’une cause à servir, bohémien qui a passé par toutes sortes d’états, et de sauts périlleux en sauts périlleux en est arrivé à fonder le Cri de guerre hebdomadaire ; c’est le nom du journal. Cet ami du peuple, dictateur tyrannique, ayant eu vent qu’Alton avait vécu quelque temps à Cambridge et vu d’assez près l’université, lui ordonne d’écrire des articles qu’Alton ne fait qu’à son corps défendant et qu’il retrouve défigurés et accrus de violences qui n’étaient pas dans la pensée du protégé du docteur Winnstay. De là une scène curieuse dans laquelle Alton, furieux, menace O’Flyn de dévoiler ses infames menées et l’accuse de vouloir corrompre le peuple en lui recommandant la lecture des romans de M. Eugène Sue. Une rupture s’ensuit ; mais Alton trouve à travailler dans d’innocens magazines : il vit tranquille et heureux de pouvoir se suffire à lui-même sans mener le métier d’esclave auquel O’Flyn le soumettait, lorsque tout à coup voilà une attaque partie des colonnes du Cri de guerre qui plonge le pauvre Alton dans la plus terrible douleur. Toute sa vie est révélée dans ses plus intimes détails par le journal charliste. Quel est donc le démon qui a porté aux oreilles d’O’Flyn ces indiscrètes révélations ?

Alton Locke, aveugle par son amour, n’a pas remarque que son cousin George était aimé de Lillian. Le jour où il découvre ce fatal secret, il s’emporte contre George, qui lui répond par des sarcasmes ; lui fait durement sentir sa folie et lui rappelle ce qu’il lui doit. Une main bienfaisante et inconnue, celle d’Éléonore Staunton, devenue lady Lynedale, vient à son secours, et le débarrasse de la reconnaissance qu’il doit à son cousin en payant quelque argent prêté par George à Altan. Le poète revoit une dernière fois Lillian ; c’est son dernier jour de triomphe et de bonheur. Le lendemain, on lui apprend que lord Lynelale est mort d’une chute de cheval, et que toute la maison a quitté Londres subitement. — C’était le 1er juin 1845, dit Alton, et je n’ai revu Lilian que le 10 juin 1848. Oserai-je écrire l’histoire de ma vie entre ces deux dates ?

Une triste histoire en vérité ! Pour se justifier auprès de ses coreligionnaires, qui l’accusent d’aristocratie depuis qu’O’Flyn a révélé le consentement donné par lui à la suppression et à la mutilation de quelques-uns de ses poèmes, Alton assiste à un meeting monstre où ont été convoquées de nombreuses populations agricoles. Les têtes s’échauffent, les paroles s’enflamment ; une émeute naît du meeting, et un incendie des discours chartistes. Le château voisin est pillé, et Alton Locke, emprisonné, est le point de se voir condamné à être pendu, lorsqu’il est sauvé par l’intervention inopinée d’un témoin qui demande à être entendu et justifie Locke des crimes qui lui sont imputés. Alton est condamné à trois années de prison ; mais plus dur que sa captivité est le souvenir de Lillian, qui le poursuit partout. Pendant son procès, il a aperçu, assise sur un des bancs de la salle, la légère et égoïste jeune fille riant et causant avec un jeune homme. En prison, sa fenêtre donne sur une nouvelle église qu’on achève de bâtir, et chaque jour il croit voir entrer les ombres incertaines de Lillian et de George. Sa captivité cesse, et cette figure le poursuit sans cesse au milieu des agitations chartistes et du mouvement politique de 1848. Enfin un jour, le 10 avril, il apprend par Éléonore Staunton, qui est venue le détourner de se jeter dans l’émeute, que George va épouser Lillian : Furieux, il se précipite au milieu de la foule, mais l’émeute échoue, et la mort qu’il cherche lui fait défaut. Un autre jour, ivre de rage et de jalousie, il se glisse dans la maison de George, et surprend les amoureux dans un tendre entretien fréquemment entrecoupé de baisers. Ce spectacle porte à son comble la fureur d’Alton, qui se fait chasser de la maison de son cousin et rentre chez lui avec la fièvre cérébrale, qu’il a gagnée en visitant la demeure infecte du sweater Jemmy Downes.

Lorsque, après une longue maladie, il revient à lui, il aperçoit la noble Eléonore assise à son chevet. George est mort, mort d’une maladie contagieuse, causée par son habit de noces acheté chez l’infâme Downes. Lilian est donc libre ! Mais Éléonore lui fait entendre que Lilian n’est pas digne de lui, et l’engage à partir pour le Mexique en compagnie de Crossthwaite, qui a hérité du vieux Mackaye à la condition d’aller passer sept années en Amérique. Alton part ; mais sa santé s’est affaiblie sous le coup de catastrophes et de malheurs trop multipliés, et il meurt en vue de la terre du Texas. Voici son salut au Nouveau-Monde, qui est en même temps son dernier adieu à la vie :


« Oui, j’ai vu la terre. Comme une frange de pourpre au bord de la mer dorée de lumière, à l’heure où meurt le jour, je l’ai aperçu dans l’horizon lointain, ce jeune, libre, grand nouveau monde, avec ses arbres, ses fleurs, ses insectes ;

« Non, je n’atteindrai pas la terre ; : je sens qu’elle m’échappe et fuit devant moi. De jour en jour plus faible, avec des poumons saignans et des membres languissans, j’ai voyagé sur les invisibles sentiers de l’Océan. Le fer est entré trop profondément dans mon ame.

« Écoutez ! sur le pont, des vois joyeuses saluent leur future demeure. Riez, ô vous, heureux ! sortis de l’Égypte et de la terre de captivité, échappés à la solitude bruyante de l’esclavage et de la concurrence, des workhouses et des prisons, pour venir dans cette bonne et large terre où coulent des ruisseaux de lait et de miel, où vous vous asseoirez sous votre vigne et sous votre figuier, contemplant les figures de vos enfans, et voyant en eux non plus une malédiction, mais une bénédiction ! O Angleterre, dure patrie, quand donc rajeuniras-tu ? ô toi, solitude que l’homme a faite et non pas Dieu,… n’est-il pas écrit que les jours viendront où la forêt éclatera en harmonie, où le désert fleurira comme la rose ?

« Écoutez ! douces et claires au milieu du silence de la nuit, sur les vagues paisibles retentissent les notes du cor de Crossthwaite, ce cor, premier luxe qu’il se soit permis, luxe sans égoïsme, car la musique, comme le pardon, est deux fois bénie, et consolé à la fois

Celui qui la reçoit et celui qui la donne.


Il joue la marche des étudians allemands :

A toi ! à toi ! à toi,
Seigneur maître notre adieu !

« Peut-être est-ce un demi-reproche adressé à la pauvre Angleterre qu’il abandonne. Quel rythme glorieux ! comme il enflamme le cœur d’énergie ! comme il l’emplit de vie ! Oh ! si je pouvais écrire sur un tel rhythme un véritable chant du peuple, un chant qui renfermerait toutes mes espérances, toutes mes indignations, tous mes chagrins, qui serait digne d’être les derniers adieux du poète d’un peuple… car ce seraient mes dernières paroles !… eh bien ! graces à Dieu, je ne serais pas enseveli dans un cimetière de Londres !… C’est peut-être une folle fantaisie ; mais j’ai exilé d’eux la promesse de m’ensevelir au milieu des forêts vierges, afin que si, par hasard, l’ame revient visiter le lieu ou le corps repose, je puisse apercevoir, quelques rayons de ces beautés naturelles dont je fus privé pendant ma vie, contempler les fleurs splendides écloses sur ma poussière, et entendre les oiseaux de la forêt chanter autour du tombeau du poète.

« Prêtez l’oreille, écoutez le refrain du « bon temps à venir. » Ce chant a réjoui des milliers de sœurs où il a pris racine, afin que l’espoir qu’il exprime puisse vivre et grandir ; mélodie bien faite pour caresser mes oreilles mourantes. Et comment ne viendrait-il pas, ce bon temps à venir ? Espoir, confiance, délivrance éternelle… Un temps comme nul œil n’en a vu, dont nulle oreille n’a entendu parler, qu’il n’a pas été donné au cœur de l’homme de concevoir, viendra assurément tôt ou tard pour ceux que Dieu n’a pas dédaigné de racheter par sa mort. »


Ainsi finit par une poétique aspiration, en face d’un monde nouveau et d’une nature primitive, ce livre qui commence sous le toit froid et étroit une pauvre fanatique. Ce livre, mal composé, confus, plein de verbiage à l’intention poétique, n’en est pas moins un des ouvrages les plus curieux qui aient paru depuis quelques années en Angleterre. La fable est vulgaire, romanesque, et contraste mal par ses impossibilités avec la sévérité ; la crudité, l’âpre saveur réelle de scènes populaires, des détails techniques, des récits de souffrance de misère et de révolte où l’auteur se complaît et où il excelle. C’est un livre dont l’ensemble ne vaut rien et dont chaque détail est excellent ; les épisodes n’y sont pas à leur place naturelle, s’entassent par momens et se pressent en trop grand nombre ; d’autres fois, les rêves y remplacent les faits, et les dithyrambes poétiques le récit ; tantôt l’intérêt languit, tantôt il éclate comme la foudre ou passe rapide comme un éclair éblouissant, mais qui ne dure pas. Tous ces défauts n’en sont pas moins effacés par le caractère de Sandy Mackaye ; ce caractère est un chef-d’œuvre et fait pardonner toutes les aberrations, toutes les colères, toutes les déclamations d’Alton Locke.

Nous voudrions donner, en terminant, une idée de cette faculté d’observation crue et pénétrante qui a laissé à toutes les pages d’Alton Locke une empreinte si profonde. Nous choisirons le portrait du sweater. Ce mot répond au mot français de marchandeur, mais il est plus énergique ( qui fait suer). Il semble créé pour s’appliquer à quelque être hybride qui tiendrait du vampire et de l’homme, du cauchemar et de la réalité. M. Kingsley, dans un pamphlet intitulé Cheap Clothes and.nasty nous explique la manière dont s’exerce cet infâme trafic. Il y a Londres deux espèces de tailleurs, les uns, les honorables, qui font travailler dans leurs établissemens et à de bons prix, les autres, qui n’ont qu’une boutique et qui font travailler par l’intermédiaire de sweaters pour la plupart appartenant à l’avide race des juifs. Ces sweaters embauchent les ouvriers sans ouvrage, et que la certitude de mourir de faim force à se livrer à eux. Comme les prix lui leur sont payés sont insuffisans pour les faire vivre, ils se trouvent bientôt devoir au sweater, et, incapables de se débarrasser de leur dette, ils vivent entassés dans d’étroites salles, au milieu des débris et des ordures, rapidement accumulés dans les ateliers, à demi nus, souffrant la faim, et sans espoir d’échapper à cet enfer où les retient leur tyran. Dans ces cavernes se confectionnent des habits à bon marché, mais malpropres, comme les ont surnommés les ouvriers tailleurs de Londres. Malpropres, est bien le mot, car ces habits portent avec eux la fièvre et la mort. Confectionnés dans une atmosphère malsaine, au milieu de l’humidité, de la malpropreté, des immondices, ils ont été pour ainsi dire atteints de la peste. Les miasmes de l’infection, ont pénétré les pores du drap et des étoffes et portent la fièvre à celui qui endosse cet habit à bon marché. Quelle moralité gît cachée dans ce fait ! Mais entrons dans la caverne de Jemmy Downes le sweater. Alton Locke est à la recherche d’un ancien compagnon d’atelier, il a visité tous les repaires de Londres sans pouvoir le rencontrer, lorsqu’un jour il monte par hasard dans la demeure de Jemmy Downes.


« Je trouvai, comme je m’y attendais bien, un réduit fétide, étouffé et tout juste assez large pour contenir les sept ou huit individus blêmes et exténués qui, sans veste, nu-pieds et déguenillés, causaient assis chacun sur son grabat. Je regardai ; l’homme que je cherchais ne s’y trouvait pas. Je tournai le dos et fermai la porte en disant :

« — Une chambre très jolie, en vérité, madame, mais un peu trop peuplée !

« Avant qu’elle eût pu répondre, la porte opposée s’ouvrit, et un être apparut, la figure malpropre, la barbe inculte, le corps réduit à l’état de squelette. Je ne le reconnus pas d’abord.

« — Sainte Vierge ! mais n’est-ce pas votre voix, Locke ?

« -Qui êtes-vous ?

« — Oh ! effets du temps et du chagrin ! Il ne reconnaît pas Mick Kelly.

« Mon premier mouvement fut de le prendre dans mes bras et de descendre précipitamment ; l’escalier avec lui ; mais je me retins, incertain comme je l’étais du degré d’esclavage auquel il était descendu. Son vif cœur irlandais s’ouvrit tout aussitôt.

« — Oh ! bienheureux saints, tirez-moi d’ici, emmenez-moi pour l’amour de Jésus, tirez-moi de cet enfer, ou bien je deviendrai complètement fou. Oh ! personne n’aura-t-il pitié de pauvres ames qui font leur purgatoire enfermées ici dans une prison comme des esclaves nègres ? Nous sommes affamés jusqu’aux os en vérité et gelés entièrement par le froid.

« Et lorsqu’il saisit mon bras avec ses doigts maigres, longs et tremblans, je remarquai que ses pieds et ses mains étaient tout gercés et saignans. Il n’avait ni bas ni souliers ; ses uniques vêtemens étaient une chemise et des pantalons en haillons, et, horrible moquerie de sa propre misère ! il avait sur ses épaules une veste de satin d’un nouveau dessin qui, le lendemain, devait figurer à la montre de quelque opulente boutique !

« — Oh ! mère du ciel, dit-il d’un air étrange, quand donc respirerai-je l’air frais ? Voilà cinq mois que je n’ai pas vu la lumière bénie du soleil, ni parlé à un prêtre, ni mangé un morceau de viande. Vrai, j’ai travaillé tous les jours des saints et du sabbat comme un juif païen, et je n’ai pas vu l’ombre d’une chapelle où je pusse aller confesser mes péchés ; ils ont mis en gage l’habit commun[1] il y a quinze semaines, et, depuis ce temps, pas un de nous n’a mis le pied dans la rue.

« — Quel est ce tapage ? cria à ce moment la voix de Downes.

« — Oh ! c’est ce grand voleur de Micky Kelly, dit la femme, qui ose dire du mal de nous à la face du ciel et qui nous doit deux livres quatorze shillings un demi denier pour sa table et son logement, et qui parle de s’en aller, l’ingrat serpent, le cœur dénaturé ! Et elle commença à jeter indistinctement les cris de : Au voleur ! au meurtre ! au blasphème !


Quels enseignemens peut-ii tirer d’Alton Locke ? Ce récit est une bonne leçon à l’adresse des classes populaires. Nous avons dit que l’esprit du livre était anti-chartiste. L’auteur revient souvent sur ce sujet de la charte populaire : il supplie le peuple de ne pas se fier à ces systèmes tout d’une pièce et de ne pas se bercer d’illusions dogmatiques, les pires de toutes les illusions ; il le supplie à plusieurs reprises d’abandonner ses vieux erremens, de se défaire de ses meneurs, de profiter de la leçon du 10 avril 1848. Il l’engage à ne pas se servir, pour faire triompher sa cause, des armes et des méthodes propres aux autres classes de la société ; il l’engage à exprimer ses plaintes par d’autres moyens que les journaux et les publications- périodiques, à parler lui-même et à ne pas choisir, pour exprimer ses opinions, ces intermédiaires toujours suspects, ces journalistes, qu’on pourrait appeler des sweaters intellectuels, de moraux exploiteurs du peuple. Il n’y a rien dans tous ces conseils que de très sensé et de très sage ; si le peuple a quelque chose à dire, en effet, c’est lui-même qui doit le dire tant qu’il n’aura pas réussi à s’exprimer par l’organe des meilleurs d’entre ses enfans, ses réclamations ne seront pas entendues. Pauvre peuple ! ne vois-tu donc pas que tous ces écrivains, ces journalistes, ces pamphlétaires n’ont pour toi qu’une sympathie en quelque sorte officielle, et que leur attachement pour toi provient de ce que tu leur fournis leur subsistance de chaque jour ? De tes sanglots ils font un système, de tes larmes une tirade, de tes douleurs un paradoxe. Encore une fois, tant que le peuple ne sera pas parvenu à exprimer lui-même ses griefs et ses opinions, il doit s’attendre à être combattu. Une des choses les plus tristes de ce temps-ci ; c’est de voir le peuple choisir pour le représenter des hommes dont aucune classe de la société ne voudrait. Pauvre peuple ! où sont les trésors de mystiques vertus, d’héroïsme naïf qui ont toujours été cachés dans ton sein ? De toi sont sortis des milliers d’ames ardentes et de cœurs religieux depuis l’austère Calvin jusqu’à Ébénézer Elliott, que de réformateurs, de capitaines, de poètes n’as-tu pas produits ! Robert Burns, Hoche, Manceau, et Allais Ramsay, et George Fox, le prophète des quakers, et Jacob Böhme, le mystique cordonnier de Goerlitz, tous ceux-là sont sortis de tes entrailles. Comment se fait-il que précisément à l’heure où l’humanité est secouée jusque dans ses fondemens, il ne se trouve aucun de tes fils pour parler en ton nom ? Comment se fait-il que tu confies tes destinées à des intermédiaires corrompus ou niais ? Tant que tu te confieras à eux, ils te compromettront et te feront doublement mentir. Comme O’Flyn, le journalisme populaire d’Alton Locke, ils mettront leurs violences sur ton compte et lâcheront bride à leurs passions en invoquant ton nom. Ils te pousseront à des actes désastreux, dont tu porteras seul la responsabilité, et, pour parler net, tant que ces êtres méchans et pervertis continueront à te représenter, ils attireront sur toi une seule chose, la guerre.

Alton Locke ne ressemble en rien à nos écrits socialistes. Ce livre est élevé, moral, religieux, bien qu’il y ait çà et là quelques teintes fausses et quelques tons criards ; mais on n’y trouve aucun des caractères de notre littérature subversive, ni cette impertinence, satisfaite d’elle-même, ni ces convoitises rugissantes, ni cette fièvre d’abjection et cet amour des ordures morales qui sont les vertus et les qualités uniques des systèmes et surtout des romans soit-disant démocratiques qui infectent la France. La démocratie d’Alton Locke est une application du protestantisme et non une imitation des doctrines françaises. L’auteur s’en tient, et il a raison, à la charte de Luther ; il recommande aux classes populaires de vaincre la société par leurs vertus morales, et d’élargir l’enceinte sociale à force de sainteté, de respect, de courage et d’amour. La sape et la hache, l’incendie et le carnage y sont maudits et renvoyés à leur maître naturel, le prince du mal. C’est par la réformation intérieure de l’individu qu’elles devront procéder à la réformation de la société, c’est par leur régénération morale qu’elles devront commencer pour régénérer le monde. Tout autre moyen serait vain ; la machine passive et inanimée qui s’appelle gouvernement, monarchie, république, serait abattue, que rien ne changerait, si les hommes conservaient dans un nouvel état leurs corruptions antérieures. C’est en remplissant de sainteté leur foyer domestique qu’ils forceront les rois de la terre à venir déposer leur couronne à leurs pieds. — Certes, tout cela est démocratique, mais non pas socialiste.

Que présagent à l’Angleterre de pareils livres : la décadence, l’avènement prochain de la république, du chartisme, du socialisme ? Non, certes ; mais ils indiquent que l’œuvre de la révolution de 1688 est décidément accomplie, que toutes les conséquences que l’Angleterre en pouvait tirer pour sa civilisation et sa grandeur en ont été tirées, que tout ce qu’elle pouvait accomplir est accompli. Cette constitution anglaise, si célébrée, est-elle donc près de sa ruine ? Non ; mais le moment approche où l’on reconnaîtra que, tous les progrès possibles qu’elle avait promis ayant été obtenus, le temps est venu de coordonner pour ainsi dire, d’assembler et d’harmoniser ces progrès, et de panser les blessures que ce long combat a faites au corps social de l’Angleterre. Au mouvement d’expansion qui entraîne l’Angleterre depuis près de deux siècles succédera un mouvement de contraction, et, si nous osons nous exprimer ainsi, un resserrement. Il faudra s’occuper alors, non plus tant de la colonisation, de la guerre et de la diplomatie, c’est-à-dire des conquêtes morales et matérielles de l’Angleterre, que de sa vie intérieure, des relations des hommes entre eux, des liens de la hiérarchie, de la garantie des intérêts. Ce mouvement a commencé déjà depuis long-temps : les vieux partis politiques sont éteints ; ils ont disparu lorsque leur œuvre a été faite. Les anciens tories, devenus les protectionistes, vivent encore, grace à une simple question d’économie et d’intérêt ; les whigs s’effacent de jour en jour davantage, et qu’ont-ils à faire en effet depuis long-temps, depuis l’émancipation des catholiques, depuis l’extension du suffrage et les réformes parlementaires ? Ils avaient mis au monde, en quelque sorte, pour tirer de la constitution de 1688 ces résultats politiques : ces résultats obtenus les condamnent à disparaître. Mais, quels que soient les changemens qui surveiennent en Angleterre, on peut affirmer que cette constitution n’éprouvera pas la plus légère atteinte. Heureuse Angleterre ! Où les doctrines les plus opposées ne sont que des pierres servant toutes également à bâtir l’édifice de la civilisation moderne ! Alton Locke est une de ces pierres, comme les enquêtes protectionistes en sont une autre : elles portent l’une les chiffres de l’aristocratie, l’autre ceux de la démocratie ; toutes deux sont marquées du blason de l’Angleterre et de la civilisation anglaise.


EMILE MONTEGUT.

  1. Habit qui sert à tour de rôle aux misérables habitans de ces repaires, lorsqu’ils ont besoin de sortir.