Le Socialiste municipal

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Le Socialiste municipal
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 180-210).
LE SOCIALISME MUNICIPAL

Les élections municipales qui viennent d’avoir lieu en France, méritent de retenir notre attention. On y a vu se dessiner, au moins dans les grandes villes, une tendance du suffrage universel à délaisser les partis modérés, et à se précipiter vers les extrêmes. Paris s’est délivré de l’administration radicale socialiste qui siégeait à l’Hôtel de Ville depuis nombre d’années et l’a remplacée par une majorité nationaliste. Les socialistes et les radicaux socialistes ont perdu quelques municipalités importantes, mais ils en ont gagné d’autres : ils sont les maîtres des plus grandes villes, Lille, Lyon, Bordeaux, Marseille. La France est le premier pays où, grâce au suffrage universel, ils ont réussi à mettre la main sur un pouvoir communal aussi étendu. Mais ce serait une erreur de croire que ce qu’on appelle « le socialisme municipal, » l’application partielle des doctrines socialistes dans la commune, la tentative d’y déterminer les conditions du travail, soit spécial à la France. Il progresse dans d’autres pays, sans qu’il soit besoin de la présence dans les corps élus de socialistes consciens et militans. Ce n’est même point parmi nous, jusqu’à présent, qu’il est le plus développé. Il faut y voir une tendance générale de la démocratie urbaine, dont on saisira mieux le sens et la portée, si on l’observe dans son ensemble.


I

Lors de l’Exposition de 1889, un des hommes les plus versés dans les questions du gouvernement municipal, lui-même élu de Paris, très écouté et imposant le respect à ses adversaires socialistes, M. Léon Donnat, chargé du rapport d’économie sociale, consacrait un chapitre au socialisme communal et donnait l’alerte qui n’a été que trop justifiée depuis les dix années qui se sont écoulées, d’une Exposition à l’autre. Le nouveau rapporteur devra rendre à M. Léon Donnat cette justice qu’il a été bon prophète, et reconnaître que la théorie et la pratique qu’il cherchait à combattre, ont fait des pas de géant.

L’intervention des pouvoirs publics dans le domaine économique, écrivait M. Léon Donnat, se plaçant tout d’abord au point de vue de la doctrine, intervention qui constitue le socialisme même, n’est qu’une partie de la question plus vaste qui consiste à définir, d’une manière générale, les rôles respectifs de l’État et de l’individu, en comprenant, sous le nom d’individu, les citoyens qui agissent isolément ou qui s’associent librement entre eux. C’est, à vrai dire, tout le problème du gouvernement, et qui reçoit des solutions très variées.

Sur cette question, deux opinions radicales sont en présence. Les partisans de l’État-Providence, du Dieu-État, ne songent qu’à agrandir, à développer, à élargir, sa tutelle, d’après eux souverainement bienfaisante, à l’appliquer à tous les domaines de la vie publique et privée. D’autres estiment, à l’opposé, qu’il s’agit de restreindre cette tutelle, de limiter ces fonctions de l’État, à mesure que les peuples croissent et grandissent, de laisser la solution des problèmes sociaux non à l’autorité mais à la liberté, à l’initiative, à l’effort, à la responsabilité des groupes qu’ils intéressent directement, de manière que chacun, bien loin de s’en remettre à la communauté, jouisse des fruits de son mérite propre ou supporte les conséquences de ses actes. Spencer a résumé la querelle dans son admirable petit livre l’individu contre l’État.

Tout au contraire, dans la pratique, les attributions de l’État ne cessent de s’accroître, et cela dans le pays classique du self help, du laisser faire et du laisser passer, en Angleterre même. M. Léon Say s’émouvait jadis des progrès du socialisme d’État jusque chez nos voisins d’outre-Manche, c’est-à-dire de l’ingérence que le pouvoir central s’attribue par la loi dans les rapports individuels, tels que le contrat d’échange et le contrat de travail, la fixation de la journée, du taux du salaire, la détermination des entreprises, la tarification des produits. Avant lui, M. Léon Donnat avait signalé le socialisme municipal comme la forme la plus insidieuse du socialisme d’État, parce qu’elle s’attache à toutes les branches de l’activité locale. Elle crée donc un danger au premier chef, et trouve un appui, à juste titre, parmi les politiciens des classes ouvrières qui ne l’ont pas inventé. Si cette marche envahissante ne se ralentit pas, c’en est fait, disait-il, de l’esprit de liberté.

Dans son rapport de 1889, M. Léon Donnat constatait la floraison du socialisme d’État en France et en Angleterre. La Suisse et les États-Unis étaient préservés de cette tendance par suite de la différence de législation. Si les mœurs font les lois, les lois exercent une influence non moins marquée sur les mœurs.

Selon la législation des États-Unis, les communes, quand elles se fondent, reçoivent une charte d’incorporation qui forme le véritable code de la cité. L’organisation municipale repose sur cette conception démocratique que les autorités municipales ne peuvent faire que ce qui leur est permis, et cette règle a pu contribuer à tenir en échec le socialisme municipal, tout en favorisant d’autres abus. L’esprit socialiste commence toutefois à pénétrer aux États-Unis, bien que les organisations spécifiquement socialistes y soient encore faibles. Le courant s’est manifesté lors de la dernière campagne présidentielle. La propagande contre les trusts, les gros syndicats capitalistes, prend une intensité toujours croissante ; on réclame l’expropriation de ces monopoles de fait. A la suite des élections de 1898, des villes de l’Ouest se sont chargées comme en Angleterre de la direction de leurs services publics. On a nommé des municipalités socialistes, et le mouvement, à mesure qu’il s’étendra, modifiera sans doute en ce sens les chartes municipales.

En Suisse, comme aux États-Unis, tout ce qui n’est pas permis aux assemblées locales leur est défendu. La loi est limitative. Les cantons jouissent de l’autonomie, et on sait à quel point certains d’entre eux, par exemple le canton de Vaud, sont allés loin dans l’application des principes socialistes en matière fiscale. Mais les communes, soumises à une sorte de tutelle administrative, ne disposent pas de la même liberté. Les fantaisies budgétaires sont tempérées par le referendum. Si, par exemple, à Berne, un édifice, un bâtiment public quelconque s’élève à un devis qui dépasse 20 000 francs, la commune est obligée d’obtenir l’autorisation des citoyens, et cela toutes les fois qu’il s’agit d’une dépense supérieure à celle inscrite au budget. Le referendum, le gouvernement direct du peuple, par voie plébiscitaire, peut être discuté en matière politique, mais il donne d’excellens résultats en matière financière : il arrête les dilapidations. C’est, aux yeux de M. Léon Donnat, un frein d’une puissance incomparable pour arrêter les progrès du socialisme municipal et du socialisme d’État. Cela vient d’être confirmé d’une façon éclatante. Le peuple suisse a rejeté tout récemment, par 340 000 voix contre 145 000, la loi importante votée par les deux conseils de l’assemblée fédérale, qui instituait l’assurance obligatoire contre la maladie et les accidens, ainsi que l’assurance des citoyens appelés au service militaire. Ainsi le peuple, à une énorme majorité, repousse l’œuvre législative élaborée par ses élus et acceptée par eux presque à l’unanimité, sans que pour cela ceux-ci perdent sa confiance. Mais il leur signifie que, sur cette question de protection ouvrière, en apparence si populaire, le peuple ne pense pas comme eux et n’accepte pas leur solution. Et ce n’est pas la première fois que se manifeste cette opposition radicale entre le peuple et ses mandataires, qui se donnent pour les représentans authentiques de ses aspirations, et les exécuteurs de ses volontés.

L’Angleterre est la vraie patrie du socialisme municipal. Le champ d’action des municipalités y est plus étendu que partout ailleurs. Autrefois, les communes anglaises étaient entre les mains de corporations formées par un petit groupe de propriétaires. Mais ces corps usés révélèrent leur impuissance, en face de l’accroissement des grandes villes. Les maisons de Londres, par exemple, se sont élevées, en ce siècle, de 142 000 à 600 000. Les corporations furent atteintes par la loi de 1835. Le municipal corporation act de 1882 permet aux municipalités de faire tous les règlemens nécessaires pour la bonne administration. C’est une loi de self government municipal. Londres fut ensuite érigé en Comté spécial, bien que la corporation de la Cité restât indépendante. Depuis l’acceptation de la loi d’administration locale de 1888, les communes en Angleterre sont entrées dans une nouvelle phase démocratique et se sont engagées si avant dans les voies du socialisme municipal, qu’elles en fournissent le modèle.

Le Parlement anglais est encore peu infecté de socialisme, bien qu’il ait commis beaucoup d’hérésies contre l’économie politique orthodoxe et l’évangile de Manchester. Mais les municipalités, par suite du suffrage démocratique et de l’accroissement et de l’influence des masses ouvrières, ont été conduites à sortir de la vieille ornière. Obligées de tenir compte des revendications des classes pauvres et de subvenir à leurs besoins, il leur fallait faire de grandes dépenses, et, par conséquent, elles devaient trouver de nouvelles sources de revenus. Placées entre l’alternative ou d’augmenter les impôts de la commune, ou de transformer en entreprises communales les entreprises privées, les services publics, constitués en monopoles, tels que le gaz, l’eau, les tramways, la force électrique, si fructueuses pour les actionnaires des compagnies concessionnaires, c’est à ce dernier parti que les communes urbaines se sont résolues. Elles étaient admirablement préparées par l’habitude de l’association, par l’esprit commercial plutôt que bureaucratique, rompu à la pratique des affaires. Elles en ont tiré des ressources considérables.

A vaut l’établissement du comté de Londres, en 1889, ce genre d’action communale existait surtout en province, dans les grandes villes manufacturières du Nord, à Glasgow, à Birmingham, où M. Chamberlain débutait sur la scène politique en qualité de maire radical et intransigeant, et conduisait les affaires de la ville avec le même succès que sa propre maison de commerce : même activité à Liverpool, à Leeds, à Bradford[1].

C’est à Glasgow que la transformation a été la plus complète et la plus rapide. La ville a obligé les propriétaires à détruire toutes les maisons insalubres : les quartiers ouvriers ont été transformés. On a vu s’élever d’immenses corps de bâtiments municipaux, que la municipalité met en location elle-même à des taux modérés. La ville a construit des bains, des blanchisseries, des abattoirs, des galeries d’art, un muséum, des bibliothèques, des maisons de refuge, des écoles industrielles, etc. Tout cela grâce aux bénéfices qui résultaient, pour la municipalité, d’avoir pris en main différentes entreprises d’intérêt public avec plein succès, les tramways, l’eau, le gaz, la lumière électrique. Le prix du gaz a été abaissé de 4 shillings, dans la proportion à 2 shillings 6 pence.

Londres n’est pas aussi avancé dans la voie de la municipalisation. La production du gaz s’y fait moitié par concession, moitié par entreprise publique, tandis que Manchester a toujours fabriqué son gaz. Londres n’a même pas son eau municipale : huit sociétés privées subviennent aux besoins de la ville. Mais le comité des travaux publics a mis des entreprises considérables en régie. La protection ouvrière est très développée : les conditions du travail pour les ouvriers municipaux, pour les entreprises communales, minimum de salaire, maximum d’heures de travail, interdiction du marchandage, sont minutieusement réglées dans les cahiers des charges. Des sommes considérables ont été employées en subventions pour les logemens à bon marché. Les quartiers pauvres de Londres, les environs des docks, de Whitechapel, vrais coupe-gorge, il y a quelques années, amas de bouges et de taudis, sont en voie de transformation complète depuis 1889.

Est-ce donc là du socialisme municipal ? Parce qu’une ville se charge elle-même de la direction de ses travaux, de ses affaires propres, au lieu de laisser ce soin et ce bénéfice à des intermédiaires, ou bien encore parce qu’elle prend souci de l’hygiène publique, et particulièrement des ouvriers, dira-t-on qu’elle obéit à des principes subversifs ?

Un conseiller municipal de Glasgow se montrait un jour fort étonné de lire dans un ouvrage sur les municipalités anglaises, paru aux États-Unis, que sa ville offrait l’exemple le plus parfait du socialisme communal, et que lui-même était désigné comme socialiste. Il n’en revenait pas. Dans sa pensée, il avait seulement songé à prendre des mesures, qui, d’après ses collègues et lui, fournissaient le meilleur moyen d’assurer le bien-être matériel et moral de la communauté. Leur seul mobile était le bien public, et ils avaient beau se creuser la tête et faire des raisonnemens à perte de vue, ils ne parvenaient pas à rattacher l’éclairage des rues à la croissance du socialisme d’État[2]. Traiter les ouvriers d’une façon intelligente et reconnaître les syndicats n’implique pas le socialisme, et vers aucune direction ils n’apercevaient un développement dans le sens expressément socialiste. Si le rôle des socialistes, ajoutait-il, est de rappeler à l’accomplissement des devoirs sociaux, ce rôle est superflu en Angleterre, car toutes les classes en sont pénétrées. — Les socialistes ne forment eux-mêmes qu’une quantité négligeable. Le nombre de leurs partisans est restreint. Ils n’ont pu forcer la porte de la Chambre des communes. Ils ont réussi à pénétrer dans les conseils municipaux, grâce à l’appui des progressistes ; aux élections de 1889, par suite du droit de vote plus démocratique, les progressistes se sont trouvés en majorité dans le Conseil de comté ; en 1898, ils ont gagné douze sièges, et comptent soixante-dix élus, les modérés sont au nombre de quarante-huit, les socialistes n’ont conquis qu’une dizaine de sièges. Leur parti s’attribue, comme une application de leurs théories, ce qui est simplement la conséquence générale du mouvement démocratique et social de notre temps, qui ne s’accorde avec leur point de vue que d’une façon très limitée.

Mais il existe une école, une doctrine socialiste, dite des Fabiens, qui n’est pas organisée en parti, qui, se recrute principalement parmi les intellectuels de la bourgeoisie cultivée, sous la direction d’un esprit éminent[3], M. Sidney Webb, qui attribue à l’œuvre effective des municipalités une importance considérable. Assurément, disent-ils, au point de vue des collectivistes purs, les transformations accomplies dans l’administration de la commune semblent bien insuffisantes. Le mot socialiste est peut-être encore trop pour la chose. Mais ces commencemens, si modestes qu’ils puissent paraître, marquent le point de départ d’une évolution considérable, dont on a peine à imaginer les phases ultérieures, voire prochaines. La tendance générale d’exclure les entreprises privées pour les grands travaux, tels que le gaz, la distribution de l’eau, les tramways, etc., peut dépasser de beaucoup le cadre actuel. Mieux que l’Etat, qui agit sur une trop vaste échelle, les communes sont des corps sociaux propres à prendre l’initiative de changemens à longue portée. Elles peuvent se transformer insensiblement en coopératives, prendre la direction d’une partie de la production et de la vente des produits. Elles produisent et vendent du gaz : pourquoi ne fabriqueraient-elles pas et ne vendraient-elles pas du pain ? pourquoi n’écarteraient-elles pas, dans l’intérêt du public, les abus crians des boulangeries privées ? Par l’impôt, enfin, les communes peuvent intervenir d’une façon très efficace dans la répartition des richesses. Ce n’est pas dans ce qui est, mais dans ce qui sera que gît le sens véritable du socialisme municipal.

Selon les Fabiens, ce changement n’est pas destiné à s’opérer par une révolution, par un coup de théâtre, par une organisation subite, comme le croient les socialistes du continent, qui se plaisent, comme Engels, Bebel, Jaurès, Guesde, à fixer des dates prochaines, et qui, bien qu’ils parlent d’évolution, en sont restés aux utopies surannées, aux Icaries et aux Phalanstères. L’idéal socialiste, de statique qu’il était est devenu dynamique ; il n’est plus dans l’être, diraient les Allemands, il est dans le devenir. Lassalle estimait autrefois qu’il faudrait deux cents ans pour opérer la transformation de la société capitaliste en société collectiviste : les Fabiens qui ont emprunté leur nom à Fabius Cunctator, le général patient, se montrent encore moins pressés. Le socialisme, disent-ils, n’est que le côté économique de la démocratie, la conséquence de la grande industrie. Pas plus qu’à la démocratie, on ne saurait lui assigner un commencement précis, un aboutissant définitif. Comme la démocratie il est appelé à un essor irrésistible, à un progrès continuel. Pour que le socialisme se développe, il suffit que la législation et l’administration se trouvent entre les mains et sous le contrôle de la démocratie, et c’est ce que nous voyons partout se produire. Le parti libéral tend à se rapprocher de plus en plus des masses populaires, comme l’avait prédit Gladstone dès 1885, et à s’imprégner de leurs aspirations, d’une façon plus ou moins consciente. Le changement est moins encore, jusqu’à présent, dans la machinerie du gouvernement, que dans l’esprit selon lequel cette machinerie est conduite. Même sans qu’il soit besoin de la petite armée des socialistes avancés, le socialisme s’infiltre, se répand par endosmose, permeation, dans tous les domaines de la pensée et de la vie publique.

On parle du socialisme de l’avenir. Nous y sommes plongés dans le présent ; M. Sidney Webb le reconnaît à ces signes indiscutables : la restriction croissante de la propriété privée, par suite des règlemens du travail et des exigences de la police sanitaire. L’État surveille et dirige les fonctions industrielles qu’il n’a pas absorbées : la substitution graduelle des entreprises publiques aux entreprises privées en ce qui concerne l’eau, le gaz, les tramways ; au lieu d’affermer, la communauté exploite : les villes acquièrent des propriétés urbaines pour y établir des logemens ouvriers : la croissante absorption de la rente du capital et même du talent personnel, par l’élévation des impôts, — cette municipalisation croissante de la rente, par l’augmentation des taxes locales n’est qu’une forme préparatoire d’une nationalisation du sol ; — la substitution de l’assistance publique à la bienfaisance privée, pour le relèvement des classes inférieures.

Le courant est si puissant que l’économie politique elle-même a dû cesser de résister, et que les économistes se bornent à conseiller la modération et à recommander la circonspection. Les intransigeans de l’école de Manchester sont déjà relégués parmi les fossiles. L’individualisme du passé est bien mort, il ne renaîtra pas de ses cendres. Et dans une page humoristique, souvent citée, M. Sidney Webb nous peint les illusions du bon individualiste, et les démentis que lui infligent à chaque pas les institutions municipales :


Le conseiller municipal individualiste se promène sur le trottoir municipal, éclairé par le gaz municipal et nettoyé par les balais municipaux avec l’eau municipale, et voyant à l’horloge municipale du marché municipal qu’il est trop tôt pour rencontrer ses enfants au sortir de l’école municipale qui jouxte l’hôpital municipal et l’asile des fous du comté, il emploiera le télégraphe national pour leur dire de ne pas traverser le parc municipal, mais de prendre le tramway municipal pour le rejoindre à la salle de lecture municipale, au musée et à la bibliothèque municipales, où il a besoin de consulter certaines publications nationales, afin de préparer son discours au conseil municipal en faveur de la nationalisation des canaux et de l’augmentation de contrôle du gouvernement sur les chemins de fer. « Vous me parlez de socialisme, Monsieur, dira-t-il, ne perdez pas le temps de l’homme pratique, avec ces fantaisies, ces absurdités. Self-help, Monsieur, aide et activité individuelles, voilà ce qui a fait notre ville ce qu’elle est.


Cette boutade de M. Sidney Webb, remarque M. Léon Donnat, montre que les socialistes cherchent à tirer argument de l’intervention des pouvoirs municipaux, même les plus modérés, en faveur de leurs idées les plus hardies.

Les Fabiens combattent, à titre de préjugé, cette idée de nombre de socialistes, que le collectivisme implique une administration nationale rigidement centralisée de tous les détails de la vie. Les réformateurs pratiques n’ont pas d’autres moyens d’atténuer les maux de la société qu’en agissant dans la commune. Au comté de Londres, où s’exerce leur influence, les Fabiens réclament une extension de la provision publique des repas scolaires dans les districts pauvres. Des centaines de mille de repas gratuits et à bon marché sont donnés par la charité privée, avec la collaboration des autorités scolaires. Cela ne suffit pas, et un mouvement se produit qui témoigne de la croissance de l’esprit collectif, en faveur d’un repas gratuit fourni dans les écoles par le London School Board lui-même. Chaque jour est plus généralement reconnue la nécessité de remédier au chômage, d’entreprendre des travaux publics pour les sans-travail. La commune doit s’efforcer de procurer des emplois à qui le demande. Il s’agit de refondre sur des principes démocratiques la loi des pauvres d’Elisabeth. Enfin la question du logement des pauvres dans les grandes villes doit être résolue dans un sens essentiellement socialiste.

Au Congrès des municipalités qui s’est tenu à Leeds, en 1899, sous la présidence de Sidney Webb, on a voté la monopolisation de l’alcool, des débits de boissons, des assurances sur la vieillesse[4]. Tous les délégués se sont déclarés partisans d’une extension des pouvoirs légaux dans les administrations locales. Dans d’autres conférences, les municipalités réclament le droit d’acheter des terrains et de disposer pour cela du droit d’expropriation, d’imposer les propriétés bâties et non bâties en proportion de la plus-value résultant de l’accroissement des villes, etc.

Mais l’action des municipalités urbaines et leurs exigences croissantes ne sont pas sans émouvoir l’opinion et le gouvernement. Dans une lettre retentissante, sir John Lubbock a protesté contre la construction des habitations ouvrières. La police sanitaire peut obliger les propriétaires à fermer les logemens malsains : mais il n’est pas du ressort de la Commune d’en bâtir de nouvelles. Sir John Lubbock blâme comme un système coûteux, ouvrant la voie aux abus, la régie dans les entreprises communales. Et il n’exprime point en cela une opinion individuelle et isolée. On craint que les communes, à force d’étendre leurs fonctions, ne les remplissent mal, et qu’en adoptant la politique collectiviste l’administration ne se montre plus mauvaise, plus exposée à la corruption, à mesure qu’elle devient plus compliquée, et que les recrues sorties des couches démocratiques inférieures y deviennent plus nombreuses et plus influentes. Les entreprises qui ont un caractère commercial exigent des capacités supérieures, et les gens capables ne courent pas les rues. Au Congrès de Leeds, M. Sidney Webb recommandait de choisir pour l’administration des villes des hommes spéciaux et compétens dans chaque branche, et de leur offrir les rémunérations que leur supériorité et leurs talens trouveraient ailleurs ; mais les socialistes se sont déclarés hostiles à ces hauts traitemens, et M. Sidney Webb a eu contre lui la majorité.

Enfin toutes les grandes entreprises qui recherchent des concessions, et qui s’adressent au Parlement, se heurtent aux prétentions des municipalités qui veulent se les réserver. Aussi demandent-elles au gouvernement central d’arrêter cette intrusion dans le domaine privé. Lord Salisbury a proposé récemment une enquête parlementaire, pour savoir d’après quels principes il faut régler les pleins pouvoirs transmis aux communes et autres administrations locales. La fédération des représentations communales d’Angleterre, qui comprend 276 villes, s’est prononcée à l’unanimité contre cette enquête destinée à établir des règles fixes, à tracer des limites à leur activité. Mais la proposition de lord Salisbury a été acceptée à la Chambre des communes par 141 voix contre 47. Et ce vote témoigne d’une réaction très marquée contre les empiétemens et les grandes espérances des socialistes municipaux. Le vent d’impérialisme et de nationalisme qui souffle avec une égale intensité sur toutes les classes, éloigne d’ailleurs l’opinion des préoccupations sociales, qui passent à l’arrière-plan.

L’Allemagne a devancé tous les autres pays dans la voie du socialisme d’État par les grandes lois d’assurance ouvrière que le prince de Bismarck a fait voter au Reichstag. Le socialisme municipal n’y a pas la même envergure. Mais les villes allemandes, qui ont pris une croissance inouïe, depuis 1871, marchent sur les traces des municipalités anglaises.

Les villes de l’Empire, sans esprit de parti, ont organisé des écoles professionnelles, des bibliothèques, des caisses d’assurance, des bureaux de placement gratuit ; elles cherchent des remèdes au chômage. La question des pharmacies municipales, à l’ordre du jour, a été résolue à Cologne. De nombreuses villes travaillent à agrandir la propriété foncière de la commune. Les logemens ouvriers préoccupent toutes les classes. Dans le duché de Bade, à Strasbourg, à Hambourg, les municipalités louent des maisons à la population ouvrière. L’octroi est considéré comme un impôt anti-social, et des essais ont été tentés en Saxe pour le remplacer par un impôt communal. On demande, sans distinction de parti, que les terrains à bâtir, dont l’augmentation de prix considérable tient à l’accroissement des villes, sans que les propriétaires y soient pour rien, soient imposés en proportion : comme en Angleterre, les villes aspirent à ne pas laisser exploiter les services publics par des sociétés par actions.

Tout ce mouvement se produit en dehors des socialistes. Nulle part le parti socialiste n’est plus puissant et mieux organisé qu’en Allemagne. Mais la social-démocratie est bien trop absorbée par la lutte politique au Reichstag, où elle a pénétré grâce au suffrage universel. Pour les municipalités des divers États, les modes de votât ions sont très divers et en général défavorables aux socialistes. A Berlin règne le système des trois classes qui donne la prépondérance à la richesse. Les socialistes ne peuvent espérer de succès que dans la troisième catégorie des électeurs, dont ils obtiennent un nombre croissant de voix, 4 800 en 1885, 26 000 voix aux dernières élections, contre 12 000 aux libéraux, et 3 000 aux antisémites. Les progressistes dominent dans la municipalité de Berlin ; les socialistes n’y forment qu’une minorité, dont M. Singer nous a exposé le programme : enseignement post-scolaire obligatoire pour les deux sexes jusqu’à dix-huit ans ; service médical gratuit ; budget de l’entretien des pauvres accru ; impôts communaux ; protection ouvrière, journée de huit heures pour les ouvriers municipaux ; gratuité des enterremens ; éclairage électrique enlevé à l’industrie privée. Dès 1847 la municipalité de Berlin obtenait le droit de fonder une usine à gaz : depuis 1876, elle exerce une action entière sur les travaux publics, et réclame plus encore d’autonomie.

Les socialistes allemands estiment qu’en dépit des obstacles que dresse devant eux « l’État monarchique et policier, » ils ont le vent dans leurs voiles, et que toute tendance poussant à la socialisation progressive de la vie économique, rapproche du port collectiviste. Ils se montrent toutefois plus patiens qu’autrefois et ils expriment des visées plus modestes et plus pratiques. M. Bebel, l’adversaire de Bernstein qui préconise la méthode et la tactique anglaise contre le révolutionarisme continental, se ralliait implicitement à ces idées dans un discours qu’il prononçait à Berlin. Il disait qu’il fallait faire de petits pas, avant d’entreprendre les grandes enjambées.

En Belgique, l’autonomie communale est enfermée dans d’étroites limites, mais le mode de suffrage permet aux classes ouvrières d’intervenir dans les élections communales. Il leur est arrivé au début de s’emparer du pouvoir dans certaines communes, et de ne savoir qu’en faire, parce que les élus manquaient de la connaissance des droits et de la pratique administratifs. Ils se heurtaient à l’hostilité et au mauvais vouloir des employés municipaux. A Courcelles, au lendemain des élections de 1895, tout le personnel de la mairie se déclarait malade, et cette grève d’un nouveau genre contre les socialistes maîtres de la commune, les mettait dans un grand embarras[5]. Aux élections de 1895, ils avaient des représentans dans deux cents communes, aujourd’hui ils en ont dans trois cents. Ils avaient la majorité dans soixante-cinq communes : ils la possèdent aujourd’hui dans cent vingt. Mais ils ont fait la salutaire épreuve de l’instabilité de leurs électeurs. Ils ont subi des échecs et des revers dans le pays de Charleroi. qu’ils croyaient définitivement conquis. Dès 1894, les socialistes belges formulaient un programme municipal très étendu. Ils demandaient l’établissement de cantines scolaires, des fournitures de vêtemens aux enfans pauvres des écoles, un impôt spécial sur les terrains non bâtis et les maisons inhabitées. La bienfaisance publique transformée en assurance contre la maladie, le chômage, la vieillesse. Des asiles de vieillards et des asiles de nuit. La régie substituée à l’adjudication. Une assurance communale et intercommunale contre l’incendie. Les octrois sont, comme on le sait, supprimés en Belgique : pour obtenir plus de ressources, les socialistes belges réclament des impôts communaux, et la substitution de l’impôt progressif à l’impôt proportionnel.

Un des membres les plus en vue du parti ouvrier belge, M. Louis Bertrand, s’est fait une spécialité des logemens ouvriers. Sa nomination comme échevin de Shaerbeck, faubourg populeux de Bruxelles, dans un conseil où les socialistes n’étaient pas en majorité, a soulevé les mêmes difficultés de casuistique au sein du parti que l’entrée de M. Millerand dans le ministère bourgeois de M. Waldeck-Rousseau. Une société anonyme s’est formée, grâce à l’initiative de M. Louis Bertrand, pour la construction et la location d’habitations ouvrières. Les frais du capital ont été souscrits par la commune, la commission des hospices et le bureau de bienfaisance.

Le parti ouvrier en Belgique estime d’ailleurs que l’action de ses membres dans la commune n’a rien de spécifiquement socialiste, et qu’ils doivent viser surtout à une bonne administration. Avec cet esprit pratique qui pourrait servir de modèle à tous les partis, ils dirigent leurs efforts vers l’organisation et à la propagande, fédèrent les municipalités, centralisent les renseignemens dans un bulletin communal que public régulièrement l’Avenir social.


II

La première tentative de socialisme municipal a eu lieu à Paris pendant la Commune de 1871. Les hommes de l’insurrection du 18 Mars représentaient sans doute un capharnaüm d’idées et de doctrines où le jacobinisme terroriste dominait. Mais le nom même si caractéristique de Commune marquait les aspirations à l’autonomie de la démocratie urbaine, après la centralisation et la tutelle du gouvernement impérial. Les idées proudhoniennes s’y faisaient jour, d’après lesquelles la commune, le groupe local, doit se substituer à l’État et chercher à résoudre plus librement et plus aisément les problèmes sociaux. On espérait que les grandes villes de France se soulèveraient en même temps que Paris, et émergeraient comme autant d’îlots au milieu de l’océan rural, où l’esprit socialiste finirait par dominer.

Absorbée par la lutte contre Versailles, la Commune s’est bornée à promulguer des décrets platoniques : l’abaissement au maximum de six mille francs des traitemens des fonctionnaires ; la suppression de la prostitution patentée ; l’abolition du travail de nuit dans les boulangeries (décret rapporté à la demande des intéressés eux-mêmes) ; les fournitures militaires données aux syndicats ; l’expropriation, avec indemnité, des ateliers abandonnés, et la remise de ces ateliers aux syndicats ouvriers.

Après la Commune, ce furent les radicaux qui se firent les avocats des revendications ouvrières tant à la Chambre qu’au Conseil municipal.

La loi municipale de 1884 réglait particulièrement les attributions du Conseil municipal de Paris. Mais, de l’aveu des socialistes eux-mêmes, Paris, sinon en droit, du moins en fait, possède des pouvoirs aussi étendus que les autres grandes villes de France, sauf en ce qui concerne la police. Dans son rapport de 1889, M. Léon Donnat critiquait une législation « qui ne sait ni permettre ce qui peut être concédé avec profit, ni interdire ce qui ne peut être usurpé sans danger. » Il combattait à l’Hôtel de Ville, en même temps que M. Yves Guyot, les tendances vers le socialisme d’État plus ou moins conscientes, même de majorités relativement modérées, pour la réglementation du travail, dans les entreprises de la ville ou dans les adjudications, le salaire minimum, le maximum des heures de travail. Il serait facile de relever dans les délibérations du Conseil municipal de Paris une foule de délibérations qui n’ont d’autre utilité que de profiter à certaines catégories d’électeurs et d’être payées par tous.

Après la loi de 1884 commencent les subventions aux grèves, faites aux frais des contribuables. Le Conseil résolvait ainsi la question de savoir si le contribuable paie l’impôt pour intervenir dans le contrat de louage, et décider, par exemple, si un patron a eu tort ou non de vouloir conserver un contremaître. Pourquoi dès lors un Conseil municipal réactionnaire de Bretagne ou de Vendée ne subventionnerait-il pas à son tour des patrons en lutte avec les ouvriers ? Une municipalité anglaise qui se mêlerait d’accorder des subsides aux grévistes, s’exposerait à des poursuites, et se verrait condamnée à des dommages-intérêts considérables.

On a proposé au Conseil de taxer le pain et la viande, de fabriquer même le pain, et de vendre la viande et les denrées alimentaires. En matière d’octroi, M. Baudin, lors de sa dernière présidence, annonçait de vastes projets fiscaux. Il ne s’agirait de rien moins que de frapper les classes possédantes d’un impôt de 230 millions, destiné à remplacer l’octroi.

Si le Conseil municipal de Paris n’a accompli aucune œuvre de services publics qui se puisse comparer à celle des municipalités anglaises, c’est, nous dit M. Adrien Veber, qu’il est lié par les concessions des grandes Compagnies, enserré dans les limites oppressives de la légalité.

De toutes les capitales, Paris est la plus mal desservie et la plus chèrement, en ce qui concerne les transports et les moyens de communication. La comparaison avec Londres, avec Berlin, et une foule de villes de moindre importance est humiliante. Le Conseil a fini par se décider à voter le chemin de fer métropolitain, et il a appliqué la politique socialiste en prenant part à sa construction. Il faut en attendre les résultats au point de vue de la solidité, et de la sécurité des voyageurs. La ville ne l’exploitera pas directement, elle a accordé une concession de trente-cinq ans ; mais elle conserve une influence sur le fonctionnement de l’entreprise ; elle s’est réservé une part importante des recettes brutes, le droit d’intervenir dans la situation des employés de chemin de fer, pour la fixation des salaires, le temps de travail, etc. D’autre part, des préoccupations électorales, inavouables et pourtant avouées, ont exercé sur le plan même une influence déterminante, au détriment de la population tout entière. On a refusé le raccord de la ligne métropolitaine avec les grandes Compagnies, par crainte de voir les ouvriers quitter les sombres faubourgs, s’éparpiller au bon air de la campagne, y vivre à meilleur marché : on tient à garder sous la main les électeurs mécontens ; on ne veut pas de soupape de sûreté ; et c’est là une des raisons pour lesquelles les socialistes sont hostiles à l’expansion coloniale. Cependant les députés socialistes à la Chambre réclament à cor et à cri aux Compagnies des trains pour les ouvriers. On entrevoit ici un des dangers, et non des moindres, du socialisme municipal, du socialisme politique en général : la primauté des soucis électoraux même sur le bien-être des classes ouvrières.

Nous ne parlons que pour mémoire des actes de protection ouvrière accomplis par le Conseil municipal de Paris, l’édification de la Bourse du travail, l’organisation des travailleurs municipaux, les conditions de travail exceptionnelles qui leur sont faites, si bien que, dans les Congrès ouvriers, nous les avons entendu traiter par leurs camarades de « fonctionnaires, » la guerre aux bureaux de placement, etc.

Dans une apologie de l’action socialiste du Conseil municipal de Paris, M. Adrien Veber vantait le socialisme municipal, parce qu’il substitue la méthode d’évolution à celle de révolution : « En allant au-devant des revendications ouvrières, écrivait-il, on développe dans la classe laborieuse cet espoir que la grande œuvre de relèvement et d’émancipation peut se réaliser par la voie pacifique d’un travail organisé de chaque jour, on écarte l’opinion préconçue que c’est par la violence seule que l’on peut aider la classe ouvrière. »

Le socialisme municipal trouvait en France son théoricien dans M. Paul Brousse. Jadis étudiant en médecine à Montpellier, mêlé au mouvement révolutionnaire des années 1870, exilé en Suisse où, anarchiste extrême, il préconisait la propagande par le fait, et le meurtre de ces mêmes tyrans, qu’il fut plus tard exposé à recevoir solennellement à l’Hôtel de Ville, en qualité de vice-président du Conseil municipal de Paris, M. Brousse était déjà devenu un simple réformiste au sein de l’action communale, lorsqu’il écrivait sa brochure sur les Services publics.

M. Brousse se rattache à la théorie de Karl Marx en ceci que la vraie doctrine socialiste ne présente pour lui rien d’arbitraire, d’idéaliste, de sentimental : elle n’a d’autre objet que de constater l’évolution économique qui s’accomplit sous nos yeux, et de l’accélérer, de briser les entraves qui la ralentissent.

La production a commencé par la famille, puis elle a été limitée sous la forme des corporations. Elle s’est dégagée des liens corporatifs, pour se concentrer de plus en plus et s’absorber dans les monopoles capitalistes, comme nous le voyons surtout par l’exemple des États-Unis. Les monopoles capitalistes devront fatalement se transformer en services publics. M. Brousse énumère les services publics existant actuellement dans la société bourgeoise et ceux qui restent à établir, à mesure que les entreprises capitalistes seront arrivées à maturité, de telle sorte qu’au lieu de procurer à quelques-uns d’énormes bénéfices, elles soient exploitées pour le bien de tous. M. Brousse se bornait pour le moment à réclamer la nationalisation des chemins de fer, des mines et de l’industrie sucrière.

Ainsi nul besoin de révolution violente. Les services publics, sans cesse accrus, agiront à la façon de petites vagues, qui montent insensiblement, et finiront par submerger la société bourgeoise, sans catastrophe, presque sans secousse, par le cours naturel des choses.

La théorie de M. Brousse, à laquelle on a donné le nom de possibilisme, était vivement combattue par les sectes socialistes intransigeantes. M. Gabriel Deville l’attaquait avec âpreté : il ne s’agit pas d’améliorer, de corriger l’État tel qu’il existe, écrivait-il, mais de faire table rase. Du fond de sa cellule, à Sainte-Pélagie en 1883, M. Guesde répondait à M. Brousse. La société actuelle, disait-il, ne laisse place à aucun service véritablement public, c’est-à-dire fonctionnant au profit de tous. Il n’est public que par les frais qui portent sur tous et ne servent qu’au petit nombre. C’est ainsi que l’armée est payée par tous et ne sert qu’à la défense de la propriété. Les broussistes ne parlent d’expropriation progressive que pour ne pas brouiller leurs cartes électorales. Les industries centralisées de l’État, en atténuant les maux de la concurrence, retardent l’émancipation finale : « Révolution d’abord, services publics ensuite. »

M. Guesde et M. Lafargue estimaient, en conséquence, que l’impuissance organique et réformiste des municipalités, dans la société actuelle, était éclatante comme le soleil. Ils voulaient que, sans se laisser arrêter par l’annulation de leurs décisions, elles traduisissent en arrêtés les revendications ouvrières. Elles entraîneraient par là cette fraction encore hésitante du prolétariat, qui est malheureusement la grande majorité. Les conflits qu’elles soulèveraient avec le pouvoir mettraient d’autre part hors de doute pour la masse que la première étape révolutionnaire est la conquête de l’État[6].

Et sous cette inspiration, les Congrès ouvriers s’occupaient uniquement du rôle des municipalités de l’avenir, après la révolution prochaine, mais décidaient qu’il n’y avait rien à faire pour le présent[7].

Cependant on voyait bientôt les hommes dirigeans du parti socialiste changer de tactique et de langage. Par suite de l’accroissement rapide des grandes villes, de l’affluence de la population ouvrière, de la propagande et du suffrage universel, Paris, la ville-lumière, allait se trouver de beaucoup dépassée par la province. Paris ne sera bientôt plus à la tête du mouvement d’émancipation politique et social ! Avant 1892, il n’existait que deux municipalités socialistes : Saint-Ouen et Roanne. En 1892, il fallait y ajouter Roubaix et Narbonne. L’année suivante se constituait un parti socialiste à la Chambre, grâce à l’alliance électorale de M. Goblet et de M. Millerand. Aux élections municipales de 1896, les socialistes s’emparaient des municipalités de Commentry, Montluçon, Marseille, Toulon, Limoges, Calais, Lille, Dijon, et d’autres encore, moins importantes. Ils sont encore loin, assurément, de posséder les 36 000 communes de France. Mais il faut tenir compte de l’influence des grandes villes, de leur rayonnement sur les communes rurales. Désormais la conquête des municipalités et les programmes de réformes municipales vont passer au premier plan.

Dès 1891, le parti ouvrier, au Congrès de Lyon, élaborait un programme minimum qui comprenait la journée de huit heures, la suppression de l’octroi, des bureaux de placement, l’établissement de crèches, de maternités, d’asiles, de bureaux de consultations judiciaires.

Dans une interpellation de M. Guesde à la Chambre, le 20 novembre 1894, relative à l’interdiction d’une pharmacie municipale à Roubaix, M. Guesde s’écriait :

« Vous comprenez que le jour où les municipalités déjà socialisées seront passées aux mains du parti ouvrier et pourront apporter à leurs administrés les améliorations immédiates, si insuffisantes soient-elles, que contient notre programme, il y aurait là une de ces propagandes par le fait qui, au lieu de 100 communes que nous pouvons posséder aujourd’hui, nous en donneraient 10 000, 15 000, à la prochaine consultation. » M. Lafargue estimait de même, que, s’il ne fallait pas songer à arriver à la solution du problème social, à la suppression du salariat par la disposition du pouvoir administratif dans la commune, le socialisme municipal était un champ d’entraînement pour déloger des mairies la féodalité terrienne. L’assemblée municipale devient ainsi une école d’administration préparatoire pour exercer les cerveaux à la direction des grands services collectivistes. Enfin, les Conseils municipaux sont utiles pour la conquête de la Chambre, indispensables pour celle du Sénat. La France se réveillera un beau matin collectiviste, comme elle s’est réveillée républicaine en 1870, et la société bourgeoise elle-même est intéressée à cette éducation politique et administrative du prolétariat, auquel appartiendra bientôt le pouvoir, et qui rendra la Révolution moins violente. Pour M. Bonnier[8], la possession des municipalités apparaît plus importante que celle du Parlement. C’est la vie nationale qui tombe peu à peu dans les mains socialistes. D’après M. Adrien Veber, le prolétariat, en s’emparant des communes, suit la même méthode d’affranchissement qui a si bien réussi à la bourgeoisie. Pendant que, d’un bout de la France à l’autre, la féodalité se montrait à cheval et en armes, l’association communale a marqué la phase guerrière de la bourgeoisie. Elle peut exercer la même action, entre les mains des prolétaires, contre les exactions et le brigandage des hauts barons de la finance et de l’industrie. Sans doute le pouvoir communal reste encore outrageusement limité par la légalité courante : mais, avec un gouvernement sympathique et une interprétation plus large des lois existantes, d’importans progrès sociaux sont cependant réalisables par la multiplication progressive des services publics, les conditions du travail imposées dans les entreprises communales. Maîtres des budgets, les socialistes doivent s’en servir contre la classe cléricale et nobiliaire en faveur des pauvres et des opprimés, établir des logemens ouvriers, des systèmes d’assurance, nourrir et habiller les enfans des écoles.

Les idées de M. Brousse et de M. Adrien Veber s’imposaient ainsi, par la force des choses, à leurs adversaires d’autrefois. M. Millerand leur donnait la consécration suprême, lors du banquet des Municipalités de Saint-Mandé, au lendemain même des élections municipales de mai 1896, et qui est devenu la charte du parti socialiste unifié depuis le Congrès de Paris (1899) : conquête des pouvoirs publics par le prolétariat organisé en parti de classe, entente internationale des travailleurs, socialisation des entreprises privées déjà constituées en monopoles, aux mains des particuliers, ou des compagnies capitalistes telles que mines, chemins de fer, établissemens de crédit, usines métallurgiques, à mesure de leur arrivée à maturité sociale. M. Millerand ne prononçait pas le mot de « Révolution. »

Une fois que la porte des municipalités leur a été ouverte par le suffrage universel, les conseillers socialistes ont tenté de se fédérer, afin de fortifier leur action. Ils ont violé ou tourné la loi de 1881, qui interdit en termes formels tout groupement des administrations communales. La rivalité des sectes socialistes a formé, jusqu’à présent, le principal obstacle à l’unité du mouvement. En 1899 s’est tenu le septième congrès des socialistes municipaux. Les articles principaux de leur programme ont trait à la journée de huit heures et au minimum de salaire pour les travaux communaux, à la suppression des taxes d’octroi et à leur remplacement par des taxes somptuaires et des centimes additionnels, aussi longtemps qu’on ne pourra appliquer l’impôt progressif sur le revenu ; au referendum sur toutes les questions financières, bien qu’il ne soit pas admis par la loi française ; aux unions départementales des municipalités socialistes ; à l’action d’ensemble substituée aux manifestations isolées ; à l’autonomie communale, à la régie des travaux et à l’organisation des services publics.

Comment les municipalités entre les mains des socialistes ont-elles accompli ce programme ? Des enquêtes ont été faites par M. Roseyro en 1806, par M-Ripault en 1900, dans le Journal des Débats, la plus complète qui ait été publiée, par un rédacteur anonyme du Temps, sur les municipalités collectivistes du Nord. Les socialistes accusent les journaux « bourgeois » d’éplucher leurs budgets, parce qu’ils n’ont rien de mieux à faire. Mais eux-mêmes ont jugé utile et opportun de présenter leur justification, à la veille des dernières élections de mai, dans une suite de monographies, publiées par le Mouvement socialiste.

Pour apprécier exactement cette gestion, il faudrait entrer dans le menu détail des circonstances locales, qui varient d’une ville à l’autre, examiner l’état des finances préparé par les municipalités précédentes. Un tel examen serait aussi long que fastidieux, Si l’on s’en tient aux caractères généraux, on constate une évolution identique à celle qui caractérise le régime républicain établi en France depuis 1871, mais plus accélérée, parce qu’elle est plus démocratique, vers l’augmentation des dépenses, l’accroissement du nombre des fonctionnaires, et l’extension du protectionnisme ouvrier. Cela même tient à la force des choses. Les socialistes ne peuvent arriver au pouvoir et s’y maintenir que par les satisfactions partielles données à leur clientèle ouvrière. Comme tout régime nouveau qui s’installe, ils sont obligés d’augmenter, contre leurs adversaires, le nombre de ceux qui ont un intérêt personnel acharné à le défendre, c’est-à-dire les fonctionnaires qui en vivent. Enfin, même en admettant qu’ils soient personnellement désintéressés, il résulte de cette double nécessité, que le budget des dépenses se gonfle, et qu’il faut augmenter pareillement celui des recettes, entamer les réserves des municipalités précédentes. Les municipalités françaises ne conduisent pas elles-mêmes, comme en Angleterre, de vastes entreprises industrielles et commerciales, en vue de subvenir à leurs besoins.

Afin de ne pas nous en tenir aux généralités, examinons deux municipalités : Roubaix et Dijon, dont le personnel dirigeant, bien qu’appartenant à la classe ouvrière, ou plutôt à différentes couches sociales de cette classe, est de valeur fort inégale. Tout, en dernière analyse, se ramène à la capacité des individus ; et ce ne sont point les opinions professées qui déterminent ces capacités.

Roubaix nous est présentée comme la ville sainte du collectivisme, dont M. Guesde est le prophète. Le monde entier, paraît-il a tenu les yeux fixés sur Roubaix. L’œuvre prolétarienne, créée par la municipalité socialiste, excite l’admiration, l’enthousiasme de tous les partisans du système ; Fauteur d’une brochure sur Roubaix socialiste, M. Siauve Evauzy, traite de chacal à l’haleine fétide et voue aux dieux infernaux quiconque parle de cette œuvre dans un esprit de dénigrement.

Demandons-nous d’abord pour quelle cause spéciale Roubaix s’est trouvée une des premières villes de France gratifiée d’une municipalité socialiste. Grande cité industrielle, reliée à Lille par un long faubourg, Roubaix compte une population ouvrière, française et flamande, de 50 000 âmes, sur 125 000 habitans. Le reste se compose du petit commerce, et du personnel dirigeant des immenses usines de filature et de peignage dont les hautes cheminées s’élèvent comme une forêt et vomissent leur fumée noire. L’aspect de la ville, bâtie en briques, est assez propre, mais il ne faut pas pénétrer trop avant dans les couvées du Coq français, par exemple, où grouillent entassées les familles ouvrières. Dans une autre partie de la ville, sur le boulevard de Paris, s’étalent de somptueux hôtels, qui ne dépareraient point les environs de l’Arc de Triomphe et l’avenue du Bois : sculptures, colonnes, doubles escaliers de marbre, tapisseries anciennes et plantes rares. Ce sont les demeures, imprudentes en cet endroit, des magnats de l’industrie, dont les rapides fortunes se sont édifiées à partir de 1852. A s’en tenir aux apparences, Roubaix présente l’aspect d’une ville marxiste : grandes richesses accumulées entre quelques mains à un pôle, prolétarisation des masses à l’autre, par l’essor fatal de la grande industrie. M. Guesde et ses amis ne pouvaient trouver un champ de propagande mieux préparé que ces villes et ces campagnes industrialisées du Nord. Joignez à cela que les élections de 1892 avaient été précédées par une grève malheureuse. Le travail de nuit pour les femmes existait encore, et elles sortaient de l’usine à l’aube, épuisées par les veilles, le bruit et la poussière, au moment où leurs maris y entraient, après les stations chez le marchand de vin.

On conçoit le succès des journaux qui leur peignaient leur situation sous les plus sombres couleurs, et leur promettaient la délivrance. Les camelots, les crieurs de feuilles incendiaires sont les petits prophètes du peuple, influens au même titre que les marchands d’alcool. Aussi trouve-t-on les uns et les autres fréquemment représentés dans les municipalités socialistes. C’était la profession du citoyen Carrette, le nouveau maire de Roubaix : « et les riches fabricans de la ville, lorsqu’ils virent pour la première fois passer le camarade Carrette fumant son brûle-gueule, et se rendant à la mairie, après avoir vendu ses journaux, durent se dire comme l’huissier des Tuileries introduisant le ministre bourgeois Roland qui se présentait devant la cour avec des souliers sans boucles : Ah ! monsieur, tout est perdu ! » Ces mêmes bourgeois songèrent peut-être plutôt à une scène du Palais-Royal, le jour où ils apprirent que le même citoyen maire avait été arrêté par son propre commissaire de police pour tapage nocturne. Aux lettrés, la municipalité de Roubaix rappellerait la comédie d’Aristophane, les Chevaliers, peinture inoubliable de la domination de la plèbe, de l’Ochlocratie. Aussitôt élus, nombre d’édiles s’établirent mastroquets[9], à l’enseigne des Trois-Huit, de l’Union sociale, de la Femme sociale, etc. La Brasserie sociale du citoyen Carrette est le théâtre de l’avènement au pouvoir d’une nouvelle couche de politiciens, les politiciens de cabaret, succédant aux politiciens de café. C’est dans une buvette, avoisinant la mairie, que se tiennent les conciliabules et que se préparent les votes. Les nouveaux maîtres de l’Hôtel de Ville semblèrent au début assez embarrassés de leur conquête. Ils conservèrent l’ancien secrétaire qui possédait l’expérience et la pratique des affaires courantes. Puis il fut remplacé par un avocat, M. Chabrouillaud, que M. Guesde alla quérir à Limoges. On désignait communément M. Guesde comme le véritable maire de Roubaix.

La municipalité de Roubaix est fière de ses œuvres d’assistance ouvrière. Elle a doublé la dotation des établissemens de bienfaisance, depuis 1892, établi des cantines scolaires, donné des pensions aux indigens, organisé des fourneaux économiques, réservé des fonds pour le rapatriement des ouvriers. Elle a édifié une cité des veuves qui se compose de trente-cinq maisons, distribué des vêtemens, des layettes municipales, fondé des crèches municipales. Près de deux mille enfans ont été envoyés à l’hôpital maritime du sanatorium de Saint-Pol. Il existe des bains municipaux, des étuves municipales. La mauvaise volonté de l’administration centrale n’a pas permis d’établir une pharmacie municipale, mais une puissante société coopérative, la Paix, fournit des médicamens à bon marché.

Un social-démocrate allemand, qui visitait Roubaix en 1897, parlait avec admiration des établissemens scolaires. La commune, disait-il, nourrit, vêt les enfans, et se met ainsi à la place de la famille individuelle, appauvrie et désorganisée par la production capitaliste. Elle crée la famille de l’avenir, la famille sociale, celle dont aucun des membres ne manquera du nécessaire pour la vie matérielle, intellectuelle et morale.

Cette commune-Providence choisit entre ses enfans. Comme beaucoup d’autres municipalités socialistes, la municipalité de Roubaix fait de l’assistance politique, électorale, confessionnelle. L’œuvre des cantines scolaires ne s’étend pas aux écoles congréganistes. Les frais, supportés par tous, ne profitent pas à tous. Les enfans catholiques supportent mieux la faim que les autres, paraît-il, ou bien, à leur égard, on part de ce principe, qu’il appartient aux associations privées de pourvoir à leurs besoins. Ce n’est pas précisément l’esprit anticlérical qui anime les socialistes dirigeans, car à Lille et à Roubaix, par exemple, ils vivent en fort bons termes avec le pasteur et le rabbin, sans parler de la franc-maçonnerie très souvent représentée par ses gros bonnets dans les hôtels de ville socialistes et radicaux. Tous sont alliés contre le catholicisme, qui est l’ennemi.

Charité bien ordonnée commence par soi-même. Les maires socialistes s’attribuent des traitemens, réduits par les préfets à la portion congrue, et partagés à l’amiable avec les adjoints. Ces traitemens remplacent, d’après eux, le salaire dont ils sont privés par le soin des affaires publiques. Mais ils ont de plus à satisfaire aux exigences de leurs amis. A Lille, par exemple, les honoraires des employés dans les différens bureaux a augmenté, d’une municipalité à l’autre, de 75 960 francs. La municipalité de Roubaix s’est signalée par un népotisme exagéré. On a relevé les noms de cinquante-deux citoyens, appartenant aux familles directes des édiles, et pourvus de fonctions diverses, pour une somme de 45 200 francs par an. L’adjoint Lepers vient au premier rang : il s’est fait attribuer une pension de retraite de 400 francs pour bons et loyaux services dans le corps des pompiers, deux de ses filles reçoi vent 40 francs par mois dans les cantines scolaires ; son neveu est concierge d’un square ; son fils aîné, cantonnier fossoyeur, etc. De ce népotisme nous ne ferions pas aux socialistes roubaisiens un bien grand crime. L’exemple leur est venu de haut. Plût au ciel que tant de républicains nantis, que M. Waldeck-Rousseau a su grouper autour de lui pour la défense de leur République, eussent été contraints de se contenter pour eux, leurs épouses et leurs rejetons, de places aussi modestement rétribuées que celles de figurans de théâtre, de cantinières de pompiers, et de cantonniers fossoyeurs !

Un point essentiel de leur programme que les socialistes de Roubaix ont négligé, une fois au pouvoir, concerne l’institution d’une Bourse du travail. Ils en contestent l’utilité, ayant logé les syndicats dans l’immeuble de la société coopérative la Paix, et les ayant soustraits ainsi aux règlemens imposés par les pouvoirs publics. Dans un immeuble municipal, il faudrait recevoir tous les syndicats qui voudraient entrer, et ils échapperaient ainsi à l’influence des politiciens dirigeans. De même, à Lille, la municipalité a substitué à une Bourse un hôtel des syndicats. A Montluçon, nous voyons les syndicats qui ne veulent pas faire de politique, et prétendent se consacrer uniquement à la lutte économique, à la défense de leurs intérêts professionnels, en conflit avec la municipalité socialiste, qui songe avant tout à assurer le recrutement de ses bataillons électoraux, et ne se soucie guère de voir se développer, en dehors d’elle, un mouvement syndical indépendant.

La municipalité de Roubaix n’a pas abordé la question des octrois, l’une des plus importantes. Elle s’est bornée à diminuer les taxes sur quelques comestibles à bas prix, et à frapper ceux de consommation bourgeoise à un taux plus élevé. La meilleure opération qu’elle ait réalisée a été la suppression du régime d’abonnement pour bières fabriquées, et l’établissement d’une taxe d’après la quantité de bière mise en circulation. En 1899, la recette, de 600 000 francs, s’est élevée à près du double de ce que donnait l’abonnement en 1892.

La municipalité socialiste de Dijon est une des seules qui aient cherché à résoudre le problème de l’octroi, et qui se soit efforcée de tenir scrupuleusement toutes ses promesses.

Que des villes exclusivement industrielles, comme Roubaix, soient gratifiées d’un conseil de prolétaires, cela semble résulter du cours normal des choses. Mais qu’une ville telle que Dijon, cité de vieille bourgeoisie et de gros commerce, ancien fief républicain et capitaliste de M. Magnin, envoie des ouvriers, et parmi eux un vidangeur illettré, siéger dans le palais des ducs de Bourgogne, c’est un événement qui peut causer quelque surprise. Non moins que le brûle-gueule du citoyen Carrette, les bottes du citoyen vidangeur prouveraient qu’il y a quelque chose de changé, sinon que tout est perdu. Le succès des socialistes à Dijon s’explique tout d’abord par les divisions de leurs adversaires. Aux élections de 1896, il y avait trois partis bourgeois en présence. Ces frères ennemis furent stupéfaits et consternés de voir la liste socialiste sortir victorieuse de leurs dissensions. Il faut ajouter que le parti socialiste à Dijon est dirigé par deux bommes très intelligens, appartenant à l’élite ouvrière, le citoyen Charlot et le citoyen Marpaux : de tempéramens différens, ils se complètent l’un l’autre. Le citoyen Charlot, ancien élève d’une école d’arts et métiers, dessinateur chez un chaudronnier industriel, est un organisateur de premier ordre. Le citoyen Marpaux, ardent propagandiste, l’un des membres dirigeans de la fédération socialiste de la Côte-d’Or, ne cesse de vanter la virilité et la fécondité du principe communaliste contre la centralisation jacobine et le parlementarisme. L’État embrasse trop pour bien étreindre. L’action dans la commune éveille le peuple à l’exercice de ses droits. Aujourd’hui il tend la main, demain il exigera[10].

De même que la municipalité de Roubaix, la municipalité de Dijon a développé les œuvres de protection ouvrière, les crèches, les cantines scolaires, etc. Elle a obtenu des pharmaciens une réduction de 50 pour 100 pour les assistés, et de 33 pour 100, pour les ouvriers syndiqués.

Des mesures spéciales ont été tentées en vue de remédier au chômage. On a pris pour modèle les syndicats de typographes. En 1896, la municipalité donnait une subvention égale au triple de la cotisation des intéressés, puis cette subvention a été réduite au double, avec la limite de 2 francs par jour. C’est pour la commune une dépense de 6 à 7 000 francs par an.

Le pain a été taxé officiellement, avec l’approbation du syndicat de la boulangerie.

La municipalité a pris le théâtre en régie, il coûte à la commune de 60 à 70 000 francs par an. Les socialistes vantent leurs préoccupations artistiques. La municipalité de Lille prétend, non sans quelque exagération, qu’elle a sauvé le Musée, abandonné à l’incurie bourgeoise. Celle de Dijon aspirait à relever le niveau de la comédie et de l’opéra. Nous y entendîmes le Tannhäuser, passablement chanté. A Lille, quatre cents places gratuites sont réservées aux amis de l’Hôtel de Ville. A Dijon, on s’est borné à réduire les tarifs des petites places.

Enfin deux tentatives ont été faites pour supprimer l’octroi, elles ont été rejetées par le ministère Méline. Le dernier projet, accepté par le ministère Waldeck-Rousseau, a été approuvé par la Chambre, sans aucune opposition de la part du ministre des Finances, bien qu’il créât un précédent dangereux, en autorisant la commune à établir une taxation directe. Il avait l’inconvénient de dégrever l’alcool, et d’établir un impôt progressif sur la propriété, impôt qui devait être payé, en dernière analyse, par les électeurs sous forme d’accroissement de loyer. Très correctement la population avait été consultée par voie de referendum non officiel. Mais elle s’était abstenue, se réservant de répondre aux prochaines élections municipales. Il y eut un nombre dérisoire de votans : 2 100 oui contre 600 non.

Sur les autres points, la municipalité, contenue par une opposition vigilante, et, comme nous l’avons dit, sous l’influence d’hommes capables, n’avait rien désorganisé et avait administré prudemment les finances de la ville. En quatre ans, les édiles dijonnais, écrivait M. Marpaux, composés en majeure partie d’ouvriers manuels, ont fait plus que le parlement en trente années de politique exclusive.

La majorité des électeurs de Dijon n’a pas goûté toutefois les bienfaits de cette municipalité modèle. Tous se sont unis contre les collectivistes qui allaient faire passer la progressivité de la menace à l’exécution. L’effet a été tel, remarque M. Kergall, que, pour expulser la municipalité socialiste, on a vu se produire contre elle non pas seulement la concentration républicaine, mais la concentration nationale des conservateurs, des opportunistes et des radicaux, alliés contre l’ennemi commun. Chacun des trois partis figurait pour un tiers sur la liste anti-collectiviste, trente-quatre candidats sur trente-six ont été élus.

C’est un avertissement salutaire aux socialistes : ils s’aperçoivent à leurs dépens que le suffrage universel est instable de sa nature, que les électeurs sont changeans. Ils ont fait jadis la même expérience à Saint-Denis et à Saint-Ouen. De même à Calais, la lutte homérique des citoyens Delcluze et Salembrier, appartenant à des écoles socialistes rivales, s’est terminée par l’échec général du parti. Il y avait autrefois vingt-six socialistes et trois républicains, la proportion est aujourd’hui renversée en faveur de ces derniers.

C’est Paris qui a infligé aux collectivistes la défaite la plus éclatante, en remplaçant aux élections de mai la majorité radicale socialiste par une majorité nationaliste, à la veille des élections, un conseiller sortant, M. Maurice Charnay, publiait le programme socialiste le plus alléchant pour les électeurs parisiens. Il rappelait que, sur les quatre-vingts membres qui siégeaient à l’Hôtel de Ville, trente socialistes faisaient la loi, et s’inspiraient des principes du collectivisme communal. Il s’agissait désormais de développer ces principes, de donner non pas seulement l’eau gratuite, mais le pain gratuit, le vêtement gratuit « et le reste. » Ce « reste » fait rêver. En matière de services publics, M. Charnay répudiait l’hérésie tempérée de M. Paul Brousse ; la commune ne doit pas se substituer aux compagnies pour empocher les bénéfices. Les services publics doivent fonctionner à prix de revient. La commune trouvera ses ressources ailleurs, dans la poche des riches, par l’impôt progressif. Si l’on ne peut supprimer l’octroi, on dégrèvera les boissons hygiéniques, par un impôt sur la propriété bâtie. Dans le budget des dépenses obligatoires, sur 322 704 000 francs, 113 000 000 vont à la dette municipale. Or l’emprunt procède de l’ordre anti-social : c’est un placement pour les rentiers ; l’amortissement est payé par les pauvres. Plus d’emprunt, mais obligation pour les propriétaires de Paris de restituer à la ville les trois ou quatre milliards dont ils se sont enrichis, par suite de la plus-value foncière.

Les électeurs parisiens ne se sont pas laissé prendre à cette amorce, ni à d’autres du même genre. Ils ont envoyé siéger à l’Hôtel de Ville quarante nationalistes et dix ou douze libéraux de gauche, contre une vingtaine de socialistes, et on a vu par là combien sont peu solides et faciles à retourner les prétendus groupes socialistes.

Si l’on cherche les causes de cette transformation, on y trouvera non pas seulement une réponse à la politique provocante que M. Waldeck-Rousseau a inaugurée, sous prétexte de défense républicaine ; mais aussi une réaction contre l’ancien conseil, ses démonstrations antifrançaises, ses couronnes distribuées au livre de M. Urbain Gohier, cela au moment même où l’esprit patriotique s’exalte chez tous les peuples et se confond avec le sentiment de l’existence nationale menacée ; — le mécontentement et l’irritation suscités par les scandales financiers qui ont été révélés ; — le désir de s’émanciper des tyrannies de quartier et de coterie, de la dictature des journaux, des conseillers municipaux professionnels, qui traitaient Paris en ville conquise ; — enfin la profonde désaffection des petits commerçans, pris entre les grands magasins et les coopératives ouvrières, auxquels les socialistes annoncent la ruine irrémédiable, et qui ne se soucient guère de se changer en fonctionnaires dans la société collectiviste de l’avenir. La petite bourgeoisie prévoit dans la législation sociale une menace très réelle et très tangible pour ses intérêts. Enfin, dans les classes pauvres, l’Assistance publique tant vantée est considérée comme une détestable administration qui, avec un budget énorme, servirait principalement à nourrir son personnel.

Aux yeux de certains socialistes qui ont peu de goût pour la politique et les politiciens, les élections parisiennes constituent un « bon coup de balai. » Mais cet échec si sensible et si retentissant à Paris, a été compensé par des succès en province. Un jeune écrivain socialiste, M. Hubert Lagardelle, estime que le nationalisme, qui s’est abattu sur Paris, aurait conquis la province, s’il l’avait attaquée, tant est grande, ajoute-t-il, la stupidité des petits bourgeois d’un sou, confits dans une éducation primaire et secondaire stupidement patriotique, et qui se mettent si aisément à la remorque « des Jésuites, des assommeurs et des faux Césariens, » pour parler le langage de M. Jaurès. Nous ne savons ! Mais les socialistes en province ont gardé nombre de positions, et conquis de nouvelles places fortes aux dernières élections, cela, il est vrai, grâce à l’alliance des radicaux, à la complicité du gouvernement, dit de défense républicaine, et qui s’évertue à faire croire au pays que, sans lui et sans ses alliés révolutionnaires, la République s’écroulerait.

Les socialistes sont maîtres des plus grandes villes. Lille a élu, en mai, 24 socialistes et 12 radicaux. À Roubaix, malgré la lutte si courageuse organisée par M. Motte, qui supplanta jadis M. Guesde à la Chambre, avec le concours de M. Waldeck-Rousseau, passé depuis à l’ennemi, le citoyen Carrette a été nommé maire par 20 voix contre 12 à M. Rousselle. Du moins il existe désormais à Roubaix une minorité de surveillance et de contrôle. À Marseille, le docteur Flaissières a été de nouveau proclamé maire au chant de la Carmagnole, de même à Narbonne le médecin hypnotiseur Ferroul. Bordeaux, Limoges, Bourges, Vierzon, Montceau-les-Mines, Carmaux, Albi, Toulouse, Carcassonne, Nîmes, etc. possèdent des municipalités socialistes plus ou moins teintées de radicalisme. À Lyon, c’est un radical socialiste. M. Augagneur, qui est élu maire. Il vient d’enrichir d’un nouvel article le socialisme communal, en proclamant la nécessité de créer une université municipale dont le programme constituera « la synthèse des connaissances, base de toute conception scientifique de la nature, de l’homme et des rapports sociaux. » Le progrès des socialistes dans les petites villes et dans les communes rurales n’est pas moins important.

Tout cela promet de beaux jours au socialisme municipal, surtout avec un gouvernement qui lâcherait la bride à l’imagination et aux appétits des réformateurs.

Cet exposé, trop sommaire et à vol d’oiseau, permet du moins de se rendre compte des progrès du socialisme municipal, et ne justifie que trop bien les prévisions de M. Léon Donnat, lorsqu’il sonnait, en 1889, la cloche d’alarme. A un mouvement si général et si intense, il est sans doute superflu d’opposer des barrières simplement doctrinales, d’essayer de marquer la limite théorique entre l’action de l’État et celle de l’individu. Autant vaudrait, selon une comparaison chère à Gambetta, essayer d’arrêter la cataracte du Niagara avec un ressort de montre. M. Paul Leroy-Beaulieu parlait récemment de l’accroissement si considérable et de la transformation si rapide des villes, par suite des nouveaux moyens de communication. Dans notre vieux pays de France, toutes les habitations de l’homme sont à reconstruire, et moins encore dans les grandes villes que dans les toutes petites et jusque dans les hameaux les plus humbles. Au point de vue de l’hygiène, de la salubrité des logemens, de l’eau, de l’éclairage, des transports, la tâche de perfectionnement est immense. Le temps des municipalités indifférentes et inertes est désormais passé sans retour. Mais nous distinguerions entre l’esprit social et l’esprit socialiste. Le premier est commun à toutes les classes et s’adresse surtout à l’initiative privée, à l’association libre ; le second est aussi exclusif que l’était par exemple le gouvernement si décrié de la bourgeoisie après 1830, et il fait appel à la contrainte de l’État.

Les partisans exclusifs du socialisme municipal attaquent l’âpreté au gain, le caractère sordide des entreprises privées, au détriment du public : la croissante nationalisation leur semble d’ailleurs le résultat fatal de l’évolution démocratique. Une fois telle branche de l’industrie nationalisée, elle ne revient jamais en arrière. Les adversaires contestent ce fait : n’avons-nous pas vu en France des chemins de fer de l’État revendus aux Compagnies ? On parle des bénéfices réservés aux actionnaires, mais il faut tenir compte d’autre part des frais énormes qu’entraîne le socialisme municipal. On a calculé qu’en Angleterre, pendant les dernières années, les dettes locales s’étaient accrues de 120 pour 100. La conduite des grandes entreprises municipales exige des capacités supérieures, et le suffrage populaire opère trop souvent une sélection à rebours. En Angleterre les services communaux donnent de bons résultats parce qu’ils sont conduits commercialement, et non politiquement. Par la politique, une porte reste toujours ouverte à la corruption et à la fraude. Les « Tammany » et les « Maffia » s’organisent. Voyez ce qui s’est passé à Toulouse et à Marseille. Une protection ouvrière, systématique et exagérée, éveille des espérances et amène des déceptions sans fin. Si l’expérience, toutefois, est trop désastreuse, les citoyens eux-mêmes sauront bien la réduire et la restreindre.

On nous dit, d’autre part, qu’il ne faut pas s’effrayer outre mesure de l’extension d’activité des pouvoirs publics : l’initiative privée marche du même pas. La complexité croissante de la vie sociale le veut ainsi. L’Etat ne finira jamais par tout absorber, comme le rêvent les collectivistes, car ce serait l’appauvrissement universel. L’Etat excelle à dévorer les richesses, mais il est impuissant à les créer. M. Sombart estime que le siècle qui va s’ouvrir verra le développement parallèle du socialisme d’État et communal, et de la coopération libre. Mais il se flatte que la coopération restera le centre de gravité du mouvement social. Et parmi les socialistes ceux-là font le même vœu, qui considèrent sans enthousiasme la commune devenue la nourricière et la pouponnière du genre humain, et pour qui c’est une idée bouffonne que de prétendre réformer le monde par le bulletin de vote et les fonctionnaires : pour eux, la politique tend à corrompre les masses, bien loin de les élever moralement.


J. BOURDEAU.

  1. Voir le livre de Dolman, Municipalities at work.
  2. Soziale Praxis du 11 avril 1898.
  3. Voir Socialism in England, par Sidney Webb, 2e édition.
  4. Les Fabiens, qui s’occupent surtout de propagande, ont exposé ces questions dans des petits traités, Tracts, qui sont des modèles du genre. Ils n’ont que quelques pages et coûtent dix centimes. On les trouve au siège de la société, Strand W. C. 276.
    Il s’est formé également un bureau d’information du gouvernement local, pour toutes les questions municipales.
  5. Vinck, « le Socialisme municipal en Belgique, » Mouvement socialiste du 15 février 1900.
  6. Programme du Parti ouvrier, p. 77-78.
  7. Rapport sur les résolutions des Congrès ouvriers de 1876 à 1883, par Jean Dormoy.
  8. Neue Zeit, mai 1896.
  9. Enquête de M. Huret sur la Question sociale.
  10. Mouvement socialiste du 1er avril 1900.