Le Sol de l’Océan

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Le Sol de l’Océan
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 431-446).
LE SOL DE L’OCÉAN

Il y a quelques années[1], nous avons décrit les procédés à l’aide desquels on parvient à prendre connaissance du relief du lit océanique. Ils sont la conséquence de découvertes datant, pour la plupart, d’une soixantaine d’années à peine et dues à un savant français, Aimé, humble professeur au lycée d’Alger, qui vécut pauvre et mourut à trente-cinq ans, en 1846, victime de son dévouement à la science, après avoir exécuté d’admirables travaux. Aimé est malheureusement aussi peu connu, surtout en France, qu’il mériterait de l’être, car, sans crainte d’exagération, on peut affirmer qu’il est une de nos gloires nationales. On envoie aujourd’hui la sonde, en toute sécurité, jusque dans les plus profonds abîmes. Comparable à une main emmanchée à l’extrémité d’un bras de longueur illimitée, le plomb de sonde semble tâter le sol immergé et mesure la distance le séparant de la surface des eaux. L’étendue des mers est parsemée de stations dont le nombre augmente chaque année et sa forme longtemps cachée se précise de plus en plus. On reporte les données acquises sur des caries dites bathymétriques, on entoure d’une ligne isobathe les espaces situés à la même profondeur, on recouvre les aires ainsi déterminées d’une teinte ordinairement bleue, d’intensité proportionnelle à la profondeur ; et l’on obtient alors, avec son relief, l’image même du fond de l’océan. Les expéditions ayant pour but spécial l’étude de la mer et surtout la pose des lignes télégraphiques sous-marines, ont beaucoup contribué à augmenter nos connaissances en précisant, grâce à la multiplicité des coups de sonde, le tracé des aires et lignes isobathes. Néanmoins il s’en faut que nous sachions tout ce que nous devrions savoir. La sonde est aveugle et ne garantit que le point même qu’elle a touché. Suivant certaines directions qui sont généralement celles des câbles, les coups de sonde se succèdent régulièrement, assez rapprochés les uns des autres pour fournir, par une sorte de profil en long, une idée suffisante du modelé sous-marin. Il est, en revanche, d’immenses espaces, dépassant certainement en étendue la moitié du lit océanique, à l’égard desquels nous demeurons dans une ignorance presque complète. Une œuvre de coopération internationale actuellement annoncée remédiera bientôt, il faut l’espérer, à ce regrettable état de choses, indigne de la science moderne, et permettra de procéder à la confection d’un document tellement indispensable à la navigation et à l’industrie, que même sans méthode, sans vues d’ensemble, il ne cesse de s’élaborer.

En outre de la forme du lit océanique, il importe de chercher à connaître la nature, très variable selon la localité, du sol qui le constitue. L’intérêt en est à la fois pratique et théorique. La diversité du sol en tel ou tel endroit sert au navigateur pour guider son navire. De nombreux sinistres, chaque année, seraient évités si, au voisinage des terres, alors que la vue est bouchée par le mauvais temps, les rafales de pluie ou la brume, les marins se renseignaient sur leur position par un coup de sonde, opération maintenant rapide et facile grâce au sondeur Thomson. Il est vrai qu’il faudrait pour cela posséder des cartes lithologiques précises et par conséquent, puisque nous ne les possédons pas, commencer par les dresser. La résistance active et passive à ces sortes de travaux est malheureusement incroyable, dans notre pays. L’industrie des pêches, elle aussi, a besoin d’être renseignée sur la nature du fond, en relation étroite avec la faune qui l’habite. Le laboureur ne sait-il pas que les mêmes plantes ne croissent pas sur des terrains rocheux, sableux, calcaires ou argileux ? L’art militaire naval ignore encore trop souvent sur quel terrain, solide ou sans cohésion, il dépose ses torpilles ou dans le voisinage duquel s’enfoncent les sous-marins.

Au point de vue scientifique absolu, la nécessité n’est pas moins impérieuse. La constitution d’un sol renseigne sur sa genèse, sur la manière dont il s’est déposé là où il se trouve, dont il s’est distribué sur certains espaces à l’exception de certains autres. Enfin comme les roches terrestres que nos yeux aperçoivent à la surface des continens, dont nous construisons nos maisons, que nous faisons servir à tant d’usages, sont en majeure partie des fonds exondés d’anciennes mers, l’analogie d’origine conduit à l’analogie des conditions ; et on pourra, en déduisant le passé de l’étude du présent, devenir capable d’enfoncer en quelque sorte les regards avec une étonnante précision à travers la nuit de milliers de milliers de siècles écoulés et en arriver à connaître les événemens qui s’accomplissaient aux anciennes époques de l’histoire de notre globe, si reculées qu’elles soient.


I

D’une façon générale, le modelé du fond de la mer est moins accidenté que celui de la surface terrestre et on se l’explique aisément. Plaines et montagnes continentales sont sans cesse attaquées par les agens de destruction terrestres. L’air agit mécaniquement en transportant et en usant par frottement les matériaux meubles tels que les sables ; il agit chimiquement par son oxygène et son acide carbonique ; l’eau des pluies, l’eau courante des fleuves et rivières, le froid et le chaud, la rosée, les rayons solaires, toutes les forces naturelles s’unissent sans trêve ni repos pour désagréger les roches les plus dures, épointer les sommets, rendre les arêtes plus tranchantes, arraser les montagnes les plus hautes en bien moins de temps qu’on ne serait tenté de le croire. Au contraire, dans le fond des océans, tout tend à combler les creux, à arrondir les contours, à empâter le relief, comme le dirait un artiste. Les poussières, les miettes des roches terrestres vont à l’océan et pas une seule d’entre elles ne manque d’y parvenir parce que, soumise à la loi de la pesanteur, elle descend toujours et ne remonte jamais. Au sein de l’atmosphère liquide des eaux océaniques, point de variations brusques de température : très faibles à la surface, elles ne tardent pas à s’annuler après quelques centaines de mètres : point d’agitation mécanique comparable aux vents de tempêtes qui balaient les continens, jamais de gel ni de dégel, aucun de ces phénomènes que les géologues désignent sous le nom d’exaration, si énergiques dans les glaciers qui, en progressant, râpent d’une manière continue le sol sur lequel ils glissent, point d’eaux torrentielles, point de ces vagues violentes qui, au bord de la mer mais hors de la mer, se précipitent avec fureur contre les falaises et les font s’écrouler.

On aurait tort pourtant de s’exagérer l’uniformité de conditions du milieu. Si revêtu d’un appareil qu’un autre Jules Verne serait seul en état de décrire sinon de construire, un voyageur entreprenait de parcourir le sol océanique, il y trouverait d’interminables et monotones plaines dépassant de beaucoup en superficie non seulement les prairies de l’ouest des Etats-Unis ou les pampas plus vastes de l’Amérique du Sud, mais les steppes et les houndras désolées de la Russie et de la Sibérie. Le nord-est du Pacifique entre San Francisco et les Sandwich, région maintenant assez bien connue grâce aux sondages exécutés par les Américains pour la pose du câble télégraphique, présenterait ce caractère au plus haut degré. Nulle végétation, une immense plaine aride, de couleur blanche à peine teintée de gris ou de rose, aucune ondulation sensible du terrain qui serait comme un dernier vestige de pittoresque dans l’obscure et silencieuse désolation des gouffres. Cependant il n’en serait pas de même partout. Dans d’autres endroits, particulièrement au voisinage de certaines côtes escarpées, près de la Norwège, par exemple, il découvrirait des pentes abruptes dépassant souvent l’inclinaison des montagnes subaériennes. Ailleurs, comme aux Açores, il se verrait au milieu d’un paysage bizarre, hérissé de pics, semé d’énormes cavités aux parois nues et arides quoique régulières, criques au fond desquelles il entendrait gronder les feux souterrains, cratères ayant des dimensions égalant presque celles du lac de Genève et qui, parfois, s’entr’ouvrent et se fendent pour livrer passage à des torrens de laves, éruptions volcaniques accompagnées de secousses donnant naissance à d’énormes vagues courant d’un bout à l’autre du globe en parsemant le lit marin de débris, de ponces et de scories, sans qu’à la surface même des eaux le cataclysme se fasse sentir autrement que par un léger tressaillement, un tremblement de mer. Notre voyageur traverserait aussi de vastes plateaux bordés de murailles presque verticales ; il distinguerait, épars, des pics isolés coniques, pareils à de gigantesques pains de sucre et ailleurs, des vallées dominées par de hautes crêtes arrondies, disposées en cuvettes juxtaposées, reliées entre elles par de longs couloirs ou par des brèches comparables aux cols qui, sur la terre, permettent de passer d’un bassin montagneux à un autre bassin. Certes le lit océanique, considéré dans son ensemble, paraîtrait à ce voyageur moins pittoresque que la surface continentale ; mais sa grandeur même lui communiquerait un caractère d’incomparable majesté. Les sondages profonds de l’avenir, dont il se donne environ un millier chaque année, préciseront de plus en plus ce relief grandiose et bizarre.

Sur les continens, le relief du terrain, son modelé, sa topographie, ne sont pas les seules particularités à prendre en considération : sa nature propre est tout aussi importante. Dans les grands déserts de l’Afrique et de l’Asie, il est sableux ou pierreux ; ailleurs, il est rocheux et les roches apparaissant à sa surface sont de diverses espèces. Ici, il est recouvert de terre végétale propre à la culture, là il est calcaire, ou siliceux, ou volcanique. Chacun de ces sols résulte d’un ensemble de circonstances qui lui ont permis d’être ce qu’il est, de se trouver là où il est, de posséder des propriétés particulières et de servir à des usages spéciaux ; là, de porter de riches moissons, des prairies ou des forêts, plus loin, d’être stérile et dénudé, plus loin encore d’être exploité soit comme combustible, soit pour la fabrication des briques, pour y tailler des pierres de construction ou d’ornement, pour en extraire des métaux. De même, le sol de la mer offre une constitution variable selon la localité : il est composé d’élémens minéraux différant entre eux par leurs dimensions, leurs formes et leur nature minéralogique.

Si notre voyageur, cessant de regarder autour de lui, baisse les yeux sur le terrain même qu’il foule de ses pieds, il ne manquera pas de remarquer, selon les endroits, de notables différences dans son aspect et dans sa nature. Partant de la côte et se dirigeant vers le centre des océans, alors que la couche d’eau sera encore mince, il se heurtera d’abord à de gros blocs de pierre irréguliers, anguleux, débris des falaises bordant le rivage au bas desquelles ils sont tombés et se sont accumulés. Après les avoir péniblement contournés, le terrain deviendra bientôt moins difficile ; les blocs, diminuant de volume, se transformeront en galets arrondis, puis en gravier. Il parviendra alors au milieu de sables ayant un grain uniforme, semés par endroits de coquilles entières, brisées ou en débris aussi fins qu’une farine très grossière, d’un aspect analogue à celui des plages étendues que nous voyons au moment des fortes marées lorsque la mer découvre au loin ; les espaces changent de nature, tantôt assez brusquement, tantôt par une gradation lente ; ils alternent entre eux, réapparaissent après avoir disparu, laissant reconnaître de nouveaux gisemens de galets, de gravier ou de sable entremêlés de prairies herbeuses portant une végétation touffue d’algues marines brunes, vertes ou rouges, de varechs, de fucus, de laminaires, de zostères ondulant sous l’action des courans comme, dans nos champs, les épis se courbent et se relèvent alternativement au souffle du vent. Il verrait aussi des étendues de vase gluante, de couleur bleu-noirâtre, fétide comme celle des marais terrestres et, la végétation sous-marine disparaissant, ce voyageur entrerait dans la région des vases grisâtres plus profondes et plus éloignées de terre. Il foulerait alors une boue sèche, s’il est permis d’employer ce mot, sorte de sable très fin mélangé d’argile, sans cohésion, dont les grains, s’il en ramassait une poignée, glisseraient entre ses doigts et se montreraient presque uniquement composés de carapaces d’animaux ou de débris d’une infinie délicatesse de ces algues siliceuses qu’on nomme diatomées. Il parcourrait ainsi l’immensité des océans, sur un sol de constitution de moins en moins variable, ne découvrant de changement qu’en de rares points semés de débris volcaniques ou, d’autres fois, des plaines d’une boue argileuse bleuâtre prenant aussi une nuance rougeâtre, plus homogène et plus fine que les vases côtières. Au total, si ce voyageur se contente de regarder, il se sentira de nouveau saisi par un sentiment de lassitude intense, monotonie du relief des formes du terrain, monotonie du sol qui le porte, presque point d’imprévu, nul accident, une nuit épaisse, aucun bruit, un épouvantable néant.

Mais si ce voyageur, au lieu de contempler, étudie, si, ne se bornant pas à l’observation passive, il expérimente, agit et analyse cette poignée ou plutôt cette pincée de boue qu’il a ramassée en se baissant, s’il l’examine avec les yeux de son intelligence en même temps qu’avec ceux de son corps, alors le spectacle le plus admirable va brusquement s’ouvrir devant lui. Ces grains de sable, si menus que la plupart d’entre eux doivent être réunis au nombre d’environ vingt mille pour peser un seul milligramme, apporteront tous leur témoignage. Chacun d’eux racontera la série entière des événemens auxquels il a assisté depuis qu’il a été créé. Il parlera de ce qui s’est accompli au temps où les pères des pères de nos pères n’étaient pas encore nés, avant que l’homme n’apparût sur la terre, à l’époque où notre globe ne ressemblait en rien à ce qu’il est aujourd’hui, alors que des océans roulaient leurs vagues là où maintenant rivent les hommes et s’élèvent nos villes, et que des forêts d’arbres aux formes bizarres et gigantesques dressaient leurs tiges vers le ciel au sein d’une atmosphère lourde et humide, ombrageant des êtres effroyables de grandeur et d’horreur, monstres dont la réalité dépassait ce que les rêves les plus fous pourraient imaginer de plus terrible et de plus hideux. Ces grains de sable ou d’argile raconteraient tout, le présent, le passé d’un jour, le passé de milliers d’années, jusqu’aux premiers âges de la terre. C’est ce langage des fonds sableux ou vaseux de la mer que nous allons essayer d’interpréter.


II

Pour le comprendre, il faut connaître ceux qui le parlent car il varie avec l’individu minéral interrogé ; on y parvient par la classification et l’analyse.

Deux appareils sont particulièrement employés pour recueillir les fonds marins : le tube Buchanan et le ramasseur Léger, nouvellement imaginé, et qui est appelé à rendre de précieux services à l’océanographie parce qu’il permet de recueillir le sable, opération beaucoup moins aisée que celle qui consiste à récolter de la vase.

Le tube Buchanan est en bronze, d’un diamètre de 25 millimètres sur une longueur de 50 centimètres ; il se visse au bas d’un réservoir ou bouteille servant à prendre les échantillons d’eau ; l’ensemble est entouré par une série de poids cylindriques en fonte enfilés les uns au-dessus des autres et constituant le plomb de la ligne de sonde. En heurtant le sol, le tube pénètre dans la vase molle et y découpe un boudin donnant sur sa longueur une coupe verticale du terrain, les poids glissent, tombent, se détachent, et le sondeur allégé est remonté à la surface de sorte que, par une seule opération, on obtient la profondeur de la mer, un litre environ d’eau immédiatement sus-jacente au fond et un échantillon du fond lui-même. On dévisse le tube, on expulse le boudin en le chassant avec un mandrin en bois, on a soin d’y marquer par un trait indélébile le haut et le bas, on le laisse se dessécher quelque peu à l’air, on l’enveloppe d’une double ou triple épaisseur de papier à filtre, puis d’une bande de calicot et on l’introduit, pour le conserver, dans une boîte longue et étroite, en zinc, munie d’un couvercle et dans laquelle il est soigneusement calé avec de l’étoupe.

Le ramasseur Léger sert pour le sable que le tube Buchanan est impuissant à rapporter. Il se compose d’un système de deux écopes à section triangulaire : maintenues écartées à la descente, dès qu’elles arrivent en contact avec le sol, elles se ferment brusquement en raclant le fond dont elles emprisonnent une partie. Comme elles sont assez lourdes, leur poids suffit à maintenir leur fermeture assez serrée pour que le sable ne puisse pas s’échapper pendant la remontée.

Le premier soin, au début d’une étude lithologique, doit être d’établir une nomenclature permettant de désigner les divers fonds.

La tentative en a été faite depuis longtemps. Les pilotes, dans les atterrissages, se guident d’après la nature des fonds dont une parcelle est restée collée au suif de leur plomb de sonde. Bien que la classification des marins, telle qu’elle est indiquée sur les cartes marines, soit peu scientifique, elle est simple, pratique et facilement compréhensible à ceux qui ont besoin de l’employer. Ils distinguent deux catégories de fonds, les sables à grains isolés fuyant dans la main et les argiles ou vases collant aux doigts. Chaque catégorie est sous-divisée d’après ses caractères intérieurs, sables gros, fins ou très fins, blancs, gris, verts, à paillettes brillantes, vases grises, bleues ou rouges. Les intermédiaires sont des sables vaseux ou « vasards » s’ils renferment moins de vase que de sable et des vases sableuses dans le cas contraire. Si l’on y trouve des coquilles, on l’indique en spécifiant l’état de celles-ci, entières, brisées ou moulues. En joignant à ces désignations la roche, les herbiers et les débris de madrépores, on possède une nomenclature lithologique complète. Son défaut est d’être souvent assez vague puisqu’il arrive que tel sable vaseux pour un observateur est dénommé vase sableuse par un autre observateur. Le marin n’y attache qu’un médiocre intérêt ; un savant ayant besoin de plus de précision en sera moins satisfait.

Longtemps on s’est contenté de désigner les « boues » et « argiles » par des termes aussi peu précis en français qu’en anglais par les mots analogues mud, clay, ooze, et la même confusion existait en allemand. Ils demeurèrent suffisans tant que l’on ne chercha à connaître la mer que dans un dessein strictement pratique afin de diriger un bâtiment. Les conditions changèrent dès qu’il fallut aborder des considérations plus rigoureuses indispensables à une véritable science. Les savans qui entreprirent d’améliorer cette classification n’eurent pas, tout d’abord, il faut l’avouer, la main heureuse. On pouvait imiter le Cr de Rouzoux qui, ayant à décrire minutieusement les fonds de l’entrée de Brest, s’était borné à multiplier les indications et parlait, par exemple, de « sable blanc contenant une certaine quantité de grains noirs et piqueté de paillettes de mica. » Une telle désignation prenait les apparences d’une description et ne convenait pas à des études précises. Du reste, de Rouzoux, avec l’étonnante sagacité particulièrement caractéristique de son talent, comprenait si bien le défaut de ses descriptions qu’il illustrait son mémoire de figures coloriées représentant les fonds et qui, à cause de difficultés d’ordre artistique, laissaient malheureusement elles-mêmes quelque peu à désirer. Une solution moins satisfaisante consistait à s’appuyer sur des différences non plus de caractères mais de gisement. Ceux qui l’adoptèrent créèrent des sables côtiers et des sables profonds, des vases sableuses du nord et des vases sableuses du sud. La classification était inadmissible, car la vase du sud, dans une localité, devenait une vase du nord pour quelqu’un venant d’une localité située plus au sud ; et la profondeur, non fixée par un chiffre est, en soi, une donnée indéterminée, puisqu’un bassin où un homme en aurait jusqu’à la ceinture est profond pour l’enfant qui y aurait de l’eau jusque par dessus la tête. Pour le marin, des fonds de 200 ou 300 mètres sont très profonds, et l’océanographe les considère comme presque superficiels.

Les Anglais imaginèrent une autre classification. Leurs océanographes ayant été pour la plupart des zoologistes, les êtres vivans prirent à leurs yeux une influence prépondérante, et ils adoptèrent comme critérium la présence dans les fonds d’animaux particuliers ou plutôt de leurs dépouilles. On eut ainsi des vases à globigérines, à radiolaires, à ptéropodes ou à diatomées.

Cette classification n’échappe pas aux critiques. Les mêmes êtres sont susceptibles de peupler des fonds très différens d’aspect et de composition, d’autant plus que souvent ils n’auront pas vécu à l’endroit où on les rencontre mais y auront été amenés. Suffira-t-il en outre de la présence d’une seule dépouille pour caractériser le fond ? En faudra-t-il deux, dix, cent ou mille ? Où commencera la présence accidentelle et finira la présence à l’état d’élément constitutif essentiel ? On avait, il est vrai, établi une limite de 30 pour cent, en poids, de ces dépouilles. Cependant une autre difficulté surgit : comment isoler et peser ces carapaces ou coquilles, monstrueuses lorsque leur taille atteint un millimètre et qui se trouvent en majeure partie à l’état de fragmens brisés offrant tous les passages jusqu’à l’état de poussière impalpable ? Et encore, si ces espèces s’excluaient les unes les autres, on serait fixé ; mais il n’en est rien ; et si l’on examine au microscope le premier échantillon venu de vase profonde, il est rare que l’on n’y découvre pas à la fois, des foraminifères, des radiolaires, des diatomées, des spicules d’épongés, sans compter des ptéropodes qui y sont assez fréquens.

L’idéal d’une classification doit être qu’un échantillon de fond étant partagé entre plusieurs océanographes, sans relations entre eux, ignorant tout de ce fond, son lieu d’origine, sa profondeur, il reçoive de chacun d’eux, après analyse, la même dénomination. Pour que le problème soit résolu, il faut que la classification tire tout de l’échantillon en soi ; il lui est interdit d’être géographique, ou zoologique ; elle doit par conséquent rester uniquement minéralogique ou lithologique, puisque, en supposant la présence d’êtres organisés, ils s’y rencontrent en réalité à l’état de minéraux.

Les dénominations des marins sont claires, depuis longtemps connues de tous et par conséquent compréhensibles à tous. Leur seul défaut est leur manque de précision. On les adoptera donc en leur enlevant l’imprécision et l’on partagera les fonds en sable, sable vaseux, vase sableuse et vase, de sorte qu’en définitive, la classification sera fondée sur la dimension des grains et il deviendra dès lors indispensable de fixer des limites rigoureuses entre ces diverses grosseurs.

Les minotiers se servent pour bluter les farines, de tamis fabriqués avec des tissus de soie à mailles très égales dont les numéros en série indiquant le nombre de mailles au pouce (21 millimètres), sont parfaitement réglés et uniformes. L’article, d’usage industriel courant, se trouve chez tous les fabricans et, par suite, demeure toujours parfaitement comparable à lui-même ; il va servir à établir les diverses catégories de fonds.

La portion ayant franchi le tamis 200 sera la vase proprement dite ; en la regardant au microscope, on reconnaîtra qu’elle est composée de grains amorphes, sortes d’agglomérations de matière à contours irréguliers et de grains presque toujours anguleux, souvent cristallisés dont chacun possède son individualité minéralogique reconnaissable et dont la plus grande dimension est inférieure à 0,04 milligrammes environ. On les désigne sous le nom de fins-fins et une lévigation permet même de les isoler avec une suffisante précision de la matière amorphe.

Ce qui est resté sur le tamis est du sable destiné à être à son tour tamisé à travers des tamis de plus en plus gros et qui, selon qu’il aura franchi les tamis 100, 60, 30 et 10 pour être respectivement arrêté par les tamis 200, 100, 60, 30 portera les noms de sable très fin, fin, moyen et gros.

Si l’échantillon ne renferme pas plus de 10 pour cent de sable, on lui conserve le nom de vase ; il s’appellera vase sableuse, vase très sableuse, sable vaseux et sable selon que sa proportion pour cent de vase proprement dite sera comprise entre 90 et 50, 50 et 25, 25 et 5 et enfin sera inférieure à 5 pour cent.

De cette façon, le but proposé sera atteint. Un fonds classé d’après des opérations identiques, avec les mêmes instrumens, recevra le même nom de quiconque l’aura analysé. L’examen auquel il aura été soumis et qui l’aura qualifié est l’analyse mécanique. On verra plus tard à combien d’aperçus inattendus elle donne lieu.

Supposons que nous ayons attribué, comme on le fait pour les cartes géologiques, une couleur à chaque nature de fonds. Quand on aura exécuté beaucoup d’analyses et qu’on en aura porté les résultats sur une carte, on reconnaîtra que les vases, les vases sableuses et un peu les sables vaseux occupent la portion principale du lit océanique. Pour introduire une sous-division dans chacune des catégories établies tout en conservant le même caractère indispensable de rigueur, on se fondera sur la présence en proportion plus ou moins considérable d’un corps ne manquant jamais dans les vases, le calcaire ou carbonate de chaux dont le dosage s’effectue très exactement à la suite d’une analyse sans difficulté. Dans chacun des genres de fonds déjà soumis à une analyse mécanique et par conséquent déjà qualifié, on dosera le calcaire et, selon que le pourcentage en sera supérieur à 75°, compris entre 75-50, 50-25, 25-5 ou inférieur à 5, on aura, par exemple, une vase sableuse extrêmement calcaire, très calcaire, calcaire, médiocrement calcaire ou faiblement calcaire.

L’étude de l’échantillon n’est pas encore complète. Quoique l’analyse mécanique ouvre une foule d’horizons relativement à sa genèse, bien des points restent obscurs. Le fonds aura raconté beaucoup de son histoire ; il n’aura pas tout raconté et comme il peut parler davantage, afin de l’y obliger, on le soumet à une analyse chimique, à une analyse physique, à une analyse minéralogique et, en dernier lieu, à une analyse faite au point de vue des débris d’organismes qu’il contient et qu’on appellerait volontiers une analyse organique, si ce nom n’avait en chimie une acceptation spéciale.

L’analyse physique de l’échantillon comprend le dosage des matières solubles, l’hygrométricité, c’est-à-dire sa faculté, après dessication, d’absorber une portion plus ou moins considérable de l’humidité de l’air, l’évaluation de sa densité qui est sa densité réelle ou absolue, c’est-à-dire le rapport de son poids à celui d’un égal volume d’eau distillée à 4°, abstraction faite des vides, ou la densité apparente calculée en prenant en considération les vides que laissent entre eux les grains secs juxtaposés. Une dernière caractéristique est sa porosité, c’est-à-dire précisément le volume des espaces vides compris entre les grains.

L’analyse chimique se propose de doser les divers élémens chimiques constitutifs. Dans la majorité des cas, une telle analyse n’aurait pas une utilité en rapport avec le temps qu’elle exigerait. Le plus souvent on se contentera donc de doser le calcaire, ce qui aura d’ailleurs été déjà fait comme complément de l’analyse mécanique, le fer, le chlore, le soufre, le phosphore, le manganèse, la magnésie ou l’ammoniaque. Dans cet ordre de recherches, le champ est illimité. Il est douteux qu’une série de fonds ait jamais été analysée d’une manière aussi complète. La présence de tel ou tel corps et sa proportion exacte suffisent pour apporter une conclusion générale immédiate. C’est ainsi, par exemple, que le phosphore contenu dans un fonds correspond à la somme de vie animale au sein des eaux immédiatement sus-jacentes ; et comme la mort des êtres dont les débris ont apporté le phosphore est surtout attribuable à la rencontre d’un courant chaud et d’un courant froid, on comprend que tel savant qui se proposera spécialement d’éclaircir les questions relatives à la distribution de la vie dans les eaux et à la circulation des courans, dans le présent et dans le passé, ne s’appliquera guère qu’à doser le phosphore tandis qu’un autre savant, préoccupé de questions différentes, ne tiendra à connaître que le soufre, un troisième rien que le manganèse, ou la magnésie, ou l’ammoniaque. L’œuvre entière est impossible à accomplir par le même ouvrier ; la besogne doit être partagée et, en océanographie comme dans les autres sciences, les vues d’ensemble, les seules que nous ayons à exposer ici, ne sauraient résulter que d’une totalisation d’efforts individuels.

L’analyse minéralogique, rapide et simple, consiste à reconnaître au microscope la nature minéralogique des grains de sable qui constituent le fonds ; elle ne s’applique généralement qu’aux grains non calcaires ayant résisté à l’action d’un acide étendu. On y parvient en observant leur aspect en lumière transmise, en lumière réfléchie et en lumière polarisée, leur forme arrondie ou anguleuse, les modifications apportées par la calcination, la résistance aux acides énergiques et d’autres caractères encore.

L’analyse au point de vue des débris organisés est l’affaire des naturalistes, qui, le plus souvent, au microscope, les reconnaissent et déterminent s’ils ont appartenu à des foraminifères, des radiolaires, des éponges, à d’autres animaux ou à des algues comme les diatomées.


III

Supposons que le travail qui vient d’être indiqué soit exécuté et que des travailleurs ayant chacun sa spécialité, aient soumis à ces diverses analyses un nombre suffisant d’échantillons épars sur une surface de mer telle que l’Atlantique septentrional, pour prendre un exemple. Remarquons en passant que dans ces sortes d’études, on a toujours le tort de s’attaquer à de trop vastes espaces. Il faut savoir ne prendre que juste ce qui doit permettre de parvenir avec la somme minimum de difficulté et pourtant avec une certitude suffisante, à découvrir et à formuler une loi naturelle et limiter sa tâche de manière à la rendre adéquate au but que l’on se propose. Si donc les analyses de ces échantillons sont achevées, on va se trouver en face d’une telle masse de chiffres qu’il sera devenu très difficile de les grouper et de les condenser pour laisser apparaître la loi qu’ils contiennent en eux. Tout cas particulier ne vaut la peine d’être étudié que s’il est un passage vers le cas général.

Un moyen simple et infaillible s’offre de dégager la loi, quelque énorme que soit le nombre des résultats numériques obtenus ; il consiste à mettre les chiffres représentant les faits sous forme de graphiques.

Dans le cas actuel, les graphiques sont des cartes. Admettons que nous ayons dressé une carte bathymétrique de l’Atlantique nord, puisque nous avons cet exemple, et que nous y ayons indiqué, dans leur position géographique respective, chacune des localités dont un échantillon a été étudié à un point de vue quelconque, — la teneur en calcaire, par exemple, — puisque chaque échantillon, après dosage de son calcaire, étant classé dans une des cinq catégories déjà établies, nous placions à côté du point qui marque sa place sur la carte, un chiffre romain variant de I à V, que nous enveloppions ensuite par des courbes dites isocalcaires, toutes les localités appartenant à la même catégorie, nous établirons ainsi des aires isocalcaires parfaitement délimitées qui seront lavées d’une teinte plate, — ordinairement de couleur sépia, — d’autant plus foncée que la teneur en calcaire sera plus forte. Le travail achevé, comme la carte ayant servi de canevas était la feuille bathymétrique où sont tracées les lignes isobathes, on aperçoit immédiatement si les aires foncées correspondent aux aires profondes, ou si au contraire, elles correspondent aux aires peu profondes, ou enfin si elles n’offrent aucun rapport entre elles. Quelle que soit la concordance, la loi est maintenant écrite graphiquement et elle s’énoncera : la teneur en calcaire d’un fonds croît avec la profondeur, ou décroît, ou bien ne possède point de relation avec la profondeur. Dans ce dernier cas, on sera averti que la répartition du calcaire sur le sol dépend d’une autre donnée qui, nous l’apprendrons plus tard, est très probablement la distribution à la surface des diverses conditions thermiques de courans les plus favorables à la multiplication des foraminifères qui, après leur mort, tombent au fond et jonchent le sol de leurs carapaces calcaires. La loi ainsi établie, il en résultera, en l’appliquant aux couches calcaires géologiques, que les plus épaisses parmi celles-ci correspondent aux endroits où, dans l’océan ancien, les conditions thermiques de courans étaient, elles aussi, les plus favorables aux animaux dont les dépouilles calcaires ont formé jadis la couche considérée. On parviendra donc, de déduction en déduction, à découvrir des détails absolument inattendus bien que tout à fait précis, relatifs à un océan crétacé ou jurassique.

L’exemple particulier de la relation qui existe entre la proportion du calcaire et la profondeur n’avait été choisi que pour fixer les idées. On aurait pu appliquer une méthode identique à n’importe quelles autres variables prises deux à deux, en superposant l’une à l’autre deux cartes à la même échelle et respectivement relatives à ces variables figurées chacune par une teinte de couleur différente sur les deux feuilles et d’intensités variables sur la même feuille. Les résultats auraient été aussi nets et probans ; la loi aurait « sauté aux yeux. » La méthode graphique par les cartes mène infailliblement à une conclusion.

L’étude de la distribution du calcaire sur le fond aura aussi montré la liaison étroite qui existe entre l’océanographie du présent et celle du passé qui est la géologie. La majorité des roches continentales sont d’anciens fonds de mer exondés. Or les sols marins d’aujourd’hui et ceux des anciens âges géologiques se sont créés sous l’influence de conditions semblables. Connaître les conditions des uns c’est connaître les conditions des autres, et la grandeur de l’océanographie consiste en ce que non seulement les applications sont d’une utilité immédiate pour la navigation, la pêche et la télégraphie sous-marine, mais, au point de vue philosophique, en ce que l’étude des lois de l’océan se rapporte à la suite entière des temps, aux mers, dont les flots portent en ce moment nos vaisseaux, aussi bien qu’aux mers disparues depuis des milliers d’années, datant peut-être du jour où la croûte d’eau du globe, en se refroidissant, a permis à la vapeur d’eau que la haute température alors régnante maintenait en suspension au sein de la lourde atmosphère des premiers âges, de se condenser en pluie et de se réunir dans la dépression qui fut le bassin du premier océan. Et si l’on craint qu’entre l’océan actuel et l’océan cambrien les différences n’aient été trop grandes pour qu’on soit en droit de les identifier l’un à l’autre, il suffira de mener méthodiquement ces études rétrospectives afin de suivre les transitions et d’être amené à découvrir petit à petit les modifications produites.


L’étude du sol sous-marin conduit aux conclusions générales suivantes :

L’examen complet d’un échantillon du sol océanique, c’est-à-dire son analyse lithologique, comprend l’ensemble de cinq séries d’opérations distinctes : une analyse mécanique, une analyse chimique, une analyse physique, une analyse minéralogique et une analyse d’histoire naturelle.

Toutes les puissances de la nature, mécaniques, chimiques et physiques, l’eau des mers et l’eau des fleuves, la terre des continens, l’atmosphère, la vie sous ses formes innombrables, les espaces célestes, l’univers entier, tout s’est allié pour faire ce qu’elle est la pincée de vase ramenée du fond par le plomb de sonde.

Les caractères des grains minéraux microscopiques constituant la vase actuelle expliquent de la façon la plus nette, avec des détails d’une étonnante précision, non seulement les circonstances de la genèse de ces grains, mais par analogie, celles qui ont présidé, dans le cours de l’histoire de la terre, à la genèse des couches géologiques, anciens fonds de mer depuis longtemps disparus.


J. THOULET.

  1. Les grands sondages océaniques, Revue des Deux Mondes, 1er  mars 1900.