Le Solitaire (d'Arlincourt)/11

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LIVRE XI.


« Charles VII régnait sur la France ; et la paix enfin venait d’être rendue à son malheureux royaume, si long-temps déchiré par des guerres cruelles, et si miraculeusement sauvé par une simple bergère. À de violens orages avaient succédé des jours sereins ; et, par toute l’Europe, la lassitude des guerriers, jointe à l’épuisement des finances, promettait aux peuples un long repos.

Le fils de Charles VII, alors dauphin, et depuis Louis XI, accusé d’avoir empoisonné la belle Agnès Sorel, et d’avoir fait mourir de douleur sa première épouse Marguerite d’Écosse, impatient de régner, venait pour la seconde fois de conspirer contre son père. Sa nouvelle trame avait échoué. Jeune et chargé de crimes, proscrit et poursuivi par la vengeance paternelle, Louis se réfugie auprès de Plilippe-le-Bon, duc de Bourgogne, et demande un asile à sa cour.

Philippe haïssait Charles VII : l’assassinat de son père, le fameux Jean sans peur, commis au pont de Montereau en présence du jeune monarque, ne lui paraissait point encore assez vengé. Il accueillit le fugitif avec les honneurs dus à l’héritier présomptif de la couronne de France ; un palais magnifique fut offert au dauphin ; des fêtes brillantes lui furent données. J’entrais alors au printemps de ma vie ; le prince français, artificieux et dissimulé, portait sur son front l’empreinte des vertus et de la sincérité. Il sut bientôt se justifier à mes yeux de tous les crimes dont l’accusait son père. Charles VII me parut un monstre dénaturé, et le dauphin une noble victime, Avec les expressions les plus touchantes, avec toute l’effusion de la jeunesse et du sentiment, Louis m’offrit son amitié ; et mon cœur avec transport s’élança vers le sien. Crédule, ardent et passionné, j’étais loin de penser alors que l’attachement des princes est comme la feuille desséchée que le vent porte au hazard, tantôt sur la montagne, tantôt dans le marécage.

En réclamant son fils que Philippe lui refusait, Charles VII parut un instant menacer la Bourgogne. — « Qu’il arme la France entière ! m’écriai-je à cette nouvelle, en saisissant mon glaive impétueusement : tant que le comte de Charolais pourra tirer ce fer de son fourreau, aucun des satellites de Charles ne s’approchera de Louis. »

Le dauphin souriait à mes transports ; et les témoignages de sa reconnaissance portaient un nouvel enthousiasme dans mon âme. J’étais fier d’être le protecteur et l’ami d’un fils de France ; mais hélas ! le futur successeur de Charles VII, dans le secret de sa pensée, ne regardait le protecteur que comme un instrument, et l’ami que comme un serviteur.

De tous les seigneurs de la cour de Bourgogne, le comte de Saint-Maur était celui que dès mon enfance j’avais choisi pour unique confident. Guerrier célèbre, il avait guidé mes premiers pas dans les camps ; il avait suivi tous mes travaux ; il était de tous mes plaisirs. Observateur profond, juge sévère, il avait étudié le cœur du dauphin. — « Comte de Charolais ! me dit-il un jour, permettez-moi de blâmer l’excessive tendresse que vous portez au fils de Charles VII. Vos sentimens, qui ne sont point partagés, pourront faire le malheur de votre vie. Malgré le voile artificieux sous lequel se cache le dauphin, j’ai découvert la perfidie où vous croyez voir l’amitié. »

Il dit : mais irrité d’un tel langage, de ce jour j’évitai le comte de Saint-Maur. Il perdit ma confiance : au prince fourbe et déloyal je sacrifiai l’homme sincère et dévoué.

Le baron d’Herstall venait de présenter à la cour de Philippe sa fille Iréna, qu’une parente éloignée, la duchesse d’Aroville, avait en mourant nommée sa légataire universelle. Jamais beauté plus éclatante ne s’était montrée à la Bourgogne. Iréna devint le sujet de tous les entretiens et l’objet de tous les regards. Une foule d’adorateurs se pressait sur les pas de l’héritière d’Aroville, brillante idole de la cour. Je partageai l’enthousiasme général ; Élodie ne s’était point offerte à ma vue ; Iréna me parut le chef-d’œuvre des cieux ; et je pris l’admiration pour l’amour.

Alors mourut Charles VII, et le dauphin fut soupçonné de l’empoisonnement de son père. Le trône appelait Louis. Tout entier à l’amitié, je m’éloignai d’Iréna ; je quittai la Bourgogne, et volai vers la France à la suite du nouveau souverain.

Louis XI à sa cour me combla de présens magnifiques ; mais ce furent les dons d’un souverain à son vassal. Vainement je cherchai l’ami, je ne trouvai que le monarque. Le cœur navré de ce changement subit, las de me contraindre, je sollicitai de Louis un entretien particulier : je l’obtins, il était seul en son cabinet ; comme autrefois j’allais me précipiter dans ses bras, et lui adresser les tendres reproches du sentiment, lorsque reculant de quelques pas, et me présentant un écrit scellé : — « Comte de Charolais ! me dit Louis avec toute là hauteur d’un prince absolu, votre dévouement m’est assuré ; ma reconnaissance vous est due. Je vous confie le gouvernement de la Normandie ; voici votre brevet. Demain vous partirez pour Rouen, où votre devoir vous appelle. Continuez à mériter la confiance et les bontés de votre roi. » Louis s’éloigne après ces mots. Pétrifié d’étonnement et d’indignation, je demeure un instant immobile… puis m’élançant avec rage hors du palais : — « Voilà les princes ! m’écriai-je ; doux et caressans dans le malheur, ingrats et impérieux dans la prospérité !… »

Le comte de Saint-Maur m’avait accompagné à Paris. Dans ma fureur je voulais écrire à Louis, rejeter ses présens avec dédain, et fuir le jour même son royaume. Les sages conseils de Saint-Maur parvinrent à changer mes fougueuses résolutions : que ne pouvaient-ils calmer aussi mes souffrances ! Les premières plaies du cœur sont si douloureuses au printemps de la vie !…… L’homme n’est point encore fait aux hommes ; son expérience n’a point encore désenchanté sa carrière. Outre la douleur poignante du sentiment, j’éprouvais la honte d’avoir été trompé ; je regrettais les illusions évanouies.

Pour la première fois en cette âme brûlante et sincère que Louis venait de déchirer, je sentis descendre le mépris pour l’espèce humaine. Saint-Maur, en jugeant le dauphin, avait eu raison ; mais humilié en sa présence, à peine lui pardonnais-je ce triomphe ; et je ne voulus voir dans sa pénétration à découvrir les vices cachés, que son intérieure conviction de la perversité générale basée sur lui-même et sur ses semblables.

Cependant, docile à ses avis, je quittai Paris, et pris le commandement de la Normandie. Louis venait de me prouver son indifférence, il ne tarda point à me prouver sa haine.

Quelques années avant la mort de Charles VII, j’avais connu le duc de Bretagne : une rivalité de jeunesse nous avait armés l’un contre l’autre ; en champ clos je l’avais combattu ; et Louis n’ignorait point notre inimitié mutuelle. A peine étais-je installé en Normandie, que le roi de France y envoie un de ses lieutenans chargé de pouvoirs extraordinaires rendant nuls ceux du gouverneur : et ce lieutenant était le duc de Bretagne.

À ce trait perfide, à ce nouvel affront, je voulus donner libre cours à ma rage : Saint-Maur eut encore l’art de la réprimer. Mais en blâmant les transports d’indignation d’une âme vertueuse il m’apprit à tromper les hommes ; il accoutuma Charles à sacrifier le sentiment à l’intérêt ; il m’apprit à remplacer les nobles élans du cœur par les froids calculs de l’esprit. Il acheva d’étouffer en moi ces germes féconds d’enthousiasme et de loyauté qui développés librement, n’eussent produit que des fruits glorieux. Le feu comprimé devint un volcan dévastateur qui n’éclata que par irruptions ; et la voix de la prudence ne me guida que vers le crime.

Les Liégeois depuis long-temps étaient ennemis déclarés des Bourguignons ; Louis XI signe un traité d’alliance avec eux. Ses vils agens m’environnaient à Rouen : le poignard des assassins menaçait chaque jour ma vie ; bientôt un breuvage homicide me met aux portes du tombeau.

Ma force et ma jeunesse triomphèrent du poison. Je revins à l’existence ; mais nul effort humain ne put modérer les emportemens de ma fureur. Je proclamai Louis XI félon, traître, empoisonneur et parricide. Je le dénonçai à l’horreur de la terre et aux vengeances du Ciel ; puis lui renvoyant avec dédain son brevet abhorré, je courus armer la Bourgogne contre la France.

L’hypocrite monarque parut profondément affecté de mes accusations. Cherchant à se disculper aux yeux des nations, il convoqua les princes de son sang, les seigneurs de sa cour, les députés de ses villes ; pour justifier sa vie entière il harangua cette assemblée avec autant d’audace que de talent, et finit par la nommer son juge. Mais le despote avait choisi les membres de son tribunal ; et le criminel fut solennellement absous.

Cependant à mon cri de guerre et de vengeance, les chefs les plus illustres du royaume français s’étaient soulevés contre Louis XI ; et déjà s’étaient joints à moi le duc de Bourbon, beau-frère du monarque, le duc d’Alençon, le comte d’Armagnac, le sire d’Albret, le duc de Nemours, le comte du Maine, le duc de Calabre, le comte de Dunois, et enfin jusqu’au duc de Bretagne lui-même.

Ces puissans confédérés[1] ont armé leurs vassaux. Contre Louis, le soulèvement devient général ; et toutes les forces de la monarchie menacent à la fois le tyran qui pour seul allié ne peut nommer que le duc de Milan, le fameux bâtard François Sforce.

À la tête d’une armée valeureuse, je vole aux combats. Bientôt les troupes de Louis ont fui devant les Bourguignons. De toutes parts les lauriers tombent sur ma tête, et la victoire suit mes bannières. Ma marche n’est qu’une suite de triomphes : les villes françaises m’ouvrent leurs portes : les peuples me nomment leur libérateur : je disperse tous mes ennemis ; je dompte tous les obstacles ; je suis aux portes de Paris ; et le comte de Charolais est déjà, par l’Europe entière, surnommé Charles-le-Terrible.

Louis XI avait concentré toutes ses forces auprès de sa capitale. Une bataille décisive est livrée dans la plaine de Longjumeau : le roi de France y combat en personne, expose plusieurs fois sa vie, tombe au milieu des rangs épuisé de fatigue ; et privé de sentiment, est transporté au château de Montlhéri. La victoire est aux Bourguignons. Les chefs français déclarent Louis XI déchu du trône ; et son frère le duc de Berry est proclamé roi de France au camp des princes confédérés.

J’assiége Paris : Louis quitte sa capitale ; secrètement il m’adresse ses prières ; il me rappelle nos premiers sentimens ; il implore son ancien ami ; il me demande un moment d’entretien ; et, comptant sur ma loyauté, sans escorte, sans garde, il veut se rendre seul à mon camp.

Je ne venais que de débuter dans la carrière des vengeances ; et sur ce sol, encore nouveau pour moi, mes pas n’étaient point affermis. Louis XI malheureux me rappelle le dauphin fugitif. Sa lettre m’arrache des larmes : je crois reconnaître dans ses touchantes expressions la douleur, le repentir et la vérité. Son infortune m’attendrit ; sa confiance me désarme ; l’hypocrisie a triomphé ; je réponds au roi : — « Je t’attends. »

Mes troupes campaient auprès de Bercy : les restes de l’armée royale se déployaient de l’autre côté de la Seine. Le monarque français, dans un faible bateau, traverse la rivière. Seul il débarque au milieu de ses ennemis ; j’avais douté, jusqu’au dernier instant, d’un pareil trait de confiance. Sur la rive il s’avance à ma rencontre : mon cœur battait avec violence : je retrouve en son premier regard ce dauphin que j’avais tant aimé : ce n’est plus Louis XI, c’est compagnon chéri de ma jeunesse, je m’élance vers lui : — « Qui vient à moi ? me dit-il. » — « Ton frère, lui répondis-je : » et je me précipitai dans ses bras.

Élodie, jamais je n’oublierai ce jour : j’étais encore trompé, mais j’étais heureux. Louis se jouait de ma crédulité, mais j’étais satisfait de moi-même. Je quittais la route des fureurs, je revenais aux sentimens magnanimes ; je retrouvais l’enthousiasme de mon printemps, je reprenais ma première vie.

Le roi profita de cette exaltation généreuse : facilement il obtint la paix ; le traité de Conflans fut signé. Le monarque promit à tous les chefs français de nouvelles possessions et de nouvelles dignités. La confédération fut dissoute ; et reconduit comme en triomphe par Louis jusqu’à Villiers-le-Bel, je repris le chemin de la Bourgogne.

Hélas ! lorsque les lèvres d’un guerrier ont une fois touché la coupe de la gloire, la soif des combats ne s’éteint plus en lui. Déjà mes triomphes avaient rendu mon nom célèbre ; je voulus accroître encore ma renommée. Les Liégeois menaçaient la Bourgogne, je marchai contre eux, je les soumis ; la victoire perfide accompagnant partout mes armes, ne me présentait que des palmes, ne me promettait que des couronnes, et ne me préparait qu’un abîme.

Cependant Louis XI violait sans cesse le traité de Conflans : ayant habilement semé le trouble et la division dans toutes les provinces ennemies, et parmi tous les souverains rivaux, il ne redoutait plus une confédération : les flambeaux de la discorde allumés par ses artifices, et les haines fomentées par ses intrigues, le garantissaient des dangers d’une coalition nouvelle. Alors sans crainte, ouvertement il se montra sans foi : les chefs français auxquels, par le traité de Conflans, il avait promis des richesses et des honneurs, furent arrêtés, dépouillés et proscrits. Mes amis les plus chers furent immolés. Tristan l’ermite, surnommé le bourreau du roi, était l’exécuteur de ses vengeances. Louis se plaisait à voir égorger ses victimes ; Tristan variait la forme des supplices pour mieux plaire à son roi barbare. Joignant la superstition à la férocité, le tyran commandait les crimes, disposait les trahisons, assistait aux meurtres, puis ne s’occupait que de prières et de pélerinages, ne portait que croix et rosaires, et ne jurait que sur images et reliques.

Les principales familles de France, qui par d’anciens services avaient des droits acquis furent disgraciées ; les hommes attachés à un nom glorieux qu’ils se seraient gardés de souiller, ne pouvaient convenir au despote qui ne voulait que de serviles instrumens. Il fallait à Louis des grands de sa création qu’il pût frapper sans crainte, et faire à son gré rentrer dans la poussière. Les plus obscurs scélérats furent élevés aux premières places de la noblesse, aux premières charges de l’État : mais, semblable au pygmée qui, placé sur le sommet des Alpes, est exhaussé sans être agrandi, monté près du trône, l’homme puissant resta l’homme abject. Louis XI prétendait égaliser les rangs : il déconsidéra les titres, il dégrada les dignités. Les tyrans aiment à tout rabaisser pour tout primer : le nivellement convient au despotisme.

Les États du duc de Bourgogne étaient peuplés des émissaires du fils de Charles VII. À leur voix la ville de Dinan se révolte : mon père m’ordonne de marcher contre les rebelles ; j’assiége leur forteresse. Fiers d’être soutenus par Louis dont ils attendaient des secours, ils promènent insolemment sur leurs remparts la statue informe de mon père, couchée dans un lit de bourbe infecte, et crient aux Bourguignons, sous les murs de la place : — « Voilà le siége du crapaud votre duc.[2] ! »

Cette rébellion, cette guerre et les horreurs commises en France, étaient la suite du traité de Conflans. Tel était le prix de ma loyauté ; telle était la récompense d’une action magnanime : mes vertus commencèrent à me paraître des faiblesses, et mes faits généreux des fautes impardonnables.

La ville de Dinan résistait encore ; mais sa perte devenait certaine. Pour l’éclairer sur les dangers qui la menacent, j’adresse un parlementaire aux révoltés ; ils le font pendre. Je leur écris, et leur envoie ma lettre par un jeune enfant que son âge devait protéger ; ils le font impitoyablement massacrer. Pour irriter ma fureur et me forcer aux crimes, toutes les puissances infernales semblaient déchaînées contre moi.

Bientôt la ville rebelle est réduite à l’extrémité. Sa garnison n’a plus d’espérance ; ses murs s’écroulent de toutes parts : un assaut général est ordonné. Alors, mais trop tard, les habitans de Dinan aperçoivent l’abîme creusé par leur démence ; ils sont contraints de se rendre à discrétion. Cependant je ne me vengeai point encore. Je pris possession de la forteresse, et j’attendis la décision de mon père. Philippe était à Bouvines ; il prescrivit la ruine de la ville insurgée, et signa l’arrêt de mort de tous ses habitans.

Ici commencent les horreurs et les cruautés de ma vie. J’obéis aux ordres de mon père. Hors les vieillards, les femmes et les enfans que je fis chasser de la place soumise, toute la population de Dinan fut égorgée. Liés deux à deux, huit cents des principaux rebelles furent jetés dans la Meuse ; et la ville saccagée périt dévorée par les flammes.

Philippe mourut peu de temps après ce funeste siége ; et mon avènement au duché de Bourgogne fut signalé par un affreux homicide…… Ô vierge d’Underlach ! ma plume se refuse à continuer cet horrible récit….. Vous allez frémir…. Hélas ! il faut pourtant achever ; aucun de mes forfaits ne doit vous rester caché.

Je me rends à Dijon où venait d’être enseveli mon père. L’or de Louis XI et ses artifices y avaient soulevé contre moi tous les esprits ; tandis qu’à sa voix, révoltés de nouveau, les Liégeois, rompant la paix et courant aux armes, s’emparaient de Huy sur la Meuse.

Forcé de lever de nouveaux impôts et de rassembler de nouvelles troupes, j’allais recommencer une nouvelle guerre, lorsque des symptômes de révolte se manifestent dans ma capitale et jusque dans mon armée. Le comte de Saint-Maur, chef adoré des soldats, se présente un jour devant moi. Sévère et presque menaçant, il blâme mes résolutions, et s’oppose à mon projet de combattre les Liégeois. Cependant jamais guerre n’avait été plus juste. L’ennemi qui m’attaquait, deux fois avait violé ses traités, deux fois avait trahi ses sermens : et mon courroux était légitime. Exaspéré par les perfidies dont j’avais été constamment la victime, je repoussai avec emportement les conseils de Saint-Maur. Le comte à l’instant m’offrit sa démission. — « Eh quoi ! m’écriai-je en le voyant s’éloigner, il se dit mon ami, et c’est aux jours du danger qu’il m’abandonne. »

Soudain d’effroyables clameurs, parties de la cour même du palais, m’annoncent qu’une émeute vient d’éclater ; ma garde combat les rebelles. Parmi les vociférations des assaillans, j’entends ces cris : — « Mort au tyran ! Vive Saint-Maur ! » Accoutumé aux trahisons de l’amitié, je ne doute plus que, pour moi, le comte ne soit un autre Louis : je revêts mon armure ; et, suivi de plusieurs chevaliers, je cours joindre mes défenseurs. Sur l’escalier du palais je rencontre Saint-Maur, qui, s’élançant vers moi, veut me retenir. — « Traître ! lui dis-je, laisse-moi ! » Ce fatal cri des révoltés retentissait encore à mon oreille ; ma tête s’égare… Je ne vois dans le comte arrêtant mes pas qu’un assassin prêt à me frapper : le repoussant avec fureur, je le montre à mes guerriers, et je m’écrie : — « Voilà le chef des conjurés ! »

À l’instant Saint-Maur, entouré de mes barbares satellites, est frappé d’un glaive homicide. De lâches courtisans zélés pour le crime, et feignant de servir le prince et la patrie, s’empressent d’immoler un chef dont ils haïssaient la morale austère. Élodie ! votre infortuné père tomba mort à mes pieds ; mais du moins, j’en atteste le Ciel, ma main ne s’est point baignée dans son sang.

Je parais au milieu des rebelles, je combats, et j’ai triomphé. Mais le meurtre avait précédé la victoire. Forcé de justifier le trépas de Saint-Maur aux yeux de ma cour, quoique peu certain de la perfidie du comte, je fis flétrir sa mémoire par un arrêt infâme : tous ses biens confisqués furent ravis à sa famille ; et son infortunée veuve alla dans un lointain exil cacher le reste de sa vie.

Rassemblés au nombre de trente mille, les Liégeois menaçaient toujours mes provinces. Je marche enfin contre ces hardis agresseurs, et remporte sur eux une victoire complète. La ville de Saintron est tombée en ma puissance. Tongres se rend à discrétion ; mais partout je flétris ma gloire par mes vengeances.

Je retourne à ma capitale : un calme profond y régnait ; j’avais étouffé les séditions ; j’avais subjugué mes ennemis ; à Dijon de brillantes fêtes attendaient le vainqueur. Mon peuple me revit avec enthousiasme. Autour de moi je réunis une cour brillante ; j’y appelai les jeux et les plaisirs. Je revis Iréna. Et la belle héritière d’Aroville reprit sur moi son ancien empire.

Élodie ! oserai-je poursuivre !… j’environnai la fille d’Herstall de toutes les séductions de la gloire et de l’amour. Je lui promis de la conduire aux autels dès que les évènemens politiques me le permettraient : je lui jurai constance éternelle ; Iréna crut à mes sermens, et fuyant la maison paternelle, vint se livrer à moi pleine de confiance, au fond d’un château de la Bourgogne.

Alors chaque jour m’apprenait quelques nouvelles perfidies de Louis, qui, rassemblant à Tours des députés, des prélats et des guerriers, venait de faire annuler juridiquement le traité de Conflans, comme arraché par la violence et la rébellion. Édouard, roi d’Angleterre, me proposant de joindre ses forces aux miennes contre le monarque parjure, m’offrait en même temps la main de Marguerite d’Yorck, sa sœur ; l’amour me défendait ce brillant hyménée, mais l’intérêt de mon peuple me le prescrivait. La politique et l’ambition parlaient impérieusement à mon âme ; Iréna fut sacrifiée. Je vole au-devant de la princesse d’Angleterre ; et déjà l’église de Dam a reçu le serment des époux.

Peu de jours après la cérémonie nuptiale, secrètement je m’échappe, et vole au château qu’habitait Iréna. Malgré les précautions que j’avais prises pour lui cacher ma déloyauté, l’héritière d’Aroville avait tout découvert, et la nuit même était disparue. Ma douleur fut profonde ; mes perquisitions furent inutiles ; le sort d’Iréna demeura couvert d’un voile impénétrable.

À la nouvelle du décret de l’assemblée de Tours, j’avais déclaré la guerre à Louis. Guidant moi-même mes troupes victorieuses, j’ai franchi les frontières de son royaume et commencé les hostilités. Le camp français est devant moi ; la terreur y règne ; la bataille sera décisive. Le croirez-vous, Élodie ! le fils de Charles VII redoutant l’issue du combat, écrit encore une lettre de paix à son ancien frère ; il lui demande de nouveau un entretien particulier à Péronne, ville au pouvoir des Bourguignons ; et Charles a encore la faiblesse d’y consentir et de l’écouter.

Louis XI quitte son armée. Il se rend auprès de moi sans escorte et sans défense : avec son art irrésistible déjà il commençait à se justifier de ses trahisons, de ses parjures et de ses meurtres, lorsqu’un courrier m’apporte la nouvelle d’une soudaine révolte des Liégeois soudoyés par la France ; et j’apprends que le jour même où Louis m’écrivait pour implorer l’entrevue accordée, par une autre dépêche pressante, il soulevait Liége contre moi.

Ma rage alors n’eut plus de bornes. Louis était en mon pouvoir ; je l’accable de tout le poids de mon indignation ; je lui prodigue les noms les plus outrageans, les épithètes les plus injurieuses ; et je menace jusqu’à sa vie. En vain Louis proteste de son innocence ; en vain il jure que loin d’avoir armé les Liégeois, il est prêt à les aller combattre lui-même ; rien ne peut modérer la violence de mes emportemens. Je retiens le monarque captif, et je l’abandonne à ses remords.

Quelques jours se sont écoulés, des fenêtres de sa prison Louis XI voyait la terrible tour où le comte Herbert de Vermandois avait en 928 enfermé Charles-le-Simple, qui y perdit la couronne et la vie ; la honte, l’effroi, le désespoir tour à tour déchiraient son âme. Il ne tenait qu’à moi de le renverser du trône, de couronner un de ses frères, ou de me ceindre moi-même le front de son diadème. Mes triomphes passés, mon empire et mon nom te permettaient toute entreprise, et me garantissaient tout succès. Alors un mot de moi pouvait changer la face de l’Europe. Engagé dans la carrière du crime, devais-je reculer !… Il m’était facile, en m’emparant des états de mon captif, de justifier le châtiment de Louis XI par ses perfidies, et l’usurpation par la gloire. La France eût admiré l’audacieux conquérant ; et les taches de la trahison auraient disparu sous les palmes de la victoire.

Violemment combattu, j’osai lutter encore contre les puissances de l’iniquité, qui par degrés s’emparaient de mon âme. Pour la dernière fois le Ciel laissa tomber sur Charles un rayon protecteur ; je me précipite dans l’appartement où, livré à la terreur, le monarque attendait sa sentence. — « Vos remords sont-ils sincères ? m’écriai-je. Est-il vrai que vous n’ayez point armé les Liégeois ? est-il vrai que, disposé à me suivre, vous soyez prêt à les combattre ? » Ma voix était sinistre, mon regard furieux, mes gestes menaçans ; la clémence était dans mon cœur, et la rage était sur mon front.

Louis XI étonné prononce tous les sermens que j’exige. La paix est jurée sur la croix de Charlemagne ; et le roi de France marche à ma suite contre les Liégois. Comme un humble vassal, arbore mes enseignes ; il combat sous mes bannières ; et mon armée après plusieurs succès arrive triomphante sous les murs de Liége.

À cette époque, parmi les héros bourguignons, je remarquai le jeune Ecbert. Enthousiaste de la gloire, il s’était couvert le front de lauriers partout où son bras avait combattu. Ecbert me parut digne d’être mon frère d’armes ; je l’approchai de ma personne ; je le comblai de distinctions ; je le nommai comte de Norindall. Son admiration pour ma vaillance était portée jusqu’au délire, et son dévouement jusqu’au fanatisme. Autant son imagination était ardente, autant son âme était pure. Ecbert s’aperçut que je l’aimais, et son attachement pour son prince devint dès ce moment une sorte d’idolâtrie.

Mais aux rives de la Meuse, un des premiers châtimens célestes attendait le coupable Charles. Non loin des murs de la ville assiégée, suivi d’Ecbert et de quelques chevaliers, je traversais une forêt épaisse. Une profonde nuit enveloppait la terre : égaré de ma route, j’aperçois au loin, à travers les sapins, une lumière vers laquelle je me dirige : là s’élevait un antique manoir. J’y demande l’hospitalité pour quelques heures ; j’y suis reçu. Nul maître, dit-on, n’occupe en ce moment cette demeure, et cependant des serviteurs zélés nous y prodiguent les soins les plus empressés.

En un vaste et sombre appartement on a conduit mes pas. Accablé de lassitude, je me jette tout armé sur mon lit ; et bientôt un sommeil réparateur ferme ma paupière appesantie.

Tout à coup un léger bruit m’éveille : à la pâle clarté d’un flambeau mourant, je vois s’agiter devant moi la sombre tapisserie de l’appartement mystérieux : elle s’entr’ouvre… et bientôt une figure blanche et voilée se dessine dans l’obscurité sur la noire tenture. Une lampe à la main, du fond de la salle antique, silencieusement et comme une vapeur errante, l’inconnue s’avance jusqu’à moi. Ses bras nus, éblouissans de blancheur, semblaient transparens comme l’opale d’Arabie : ses longs cheveux noirs en désordre flottans, son visage pâle et décoloré couvert d’une gaze légère, la lenteur de ses mouvemens, tout en elle était fantastique. Ses formes aériennes eussent enchanté les regards si quelque chose de vague et de surnaturel n’eût jeté sur elle des teintes funéraires.

Touchant ma main brûlante de sa main froide et glacée, elle soulève son voile, porte sa lampe près de son visage, et me montrant sous des traits défigurés par la douleur l’ombre effrayante d’une beauté céleste : — « Reconnais si tu le peux, me dit-elle, la jeune, la belle, la brillante héritière d’Aroville ! Voilà comme tu l’as faite !… Contemple ton ouvrage ! » — « Iréna ! m’écriai-je en me précipitant vers elle. » — « Suis-moi », dit l’infortunée ; et vers le passage secret elle fuit comme une bulle d’air qu’un souffle rapide a poussée. Sans remarquer où je vais, je suis ses traces à la hâte ; et bientôt dans une vaste rotonde tendue de noir, éclairée par des cierges funèbres, je la vois s’arrêter devant une sorte de sarcophage surmonté du dais de la mort.

À la rougeâtre clarté des lugubres flambeaux, je regarde Iréna : quel épouvantable changement ! Son cœur glacé paraissait à peine palpiter ; sur son front pâle était empreinte la démence ; ses lèvres blanches étaient inanimées ; on eût dit que le sang ne circulait plus dans ses veines ; aucun souffle ne paraissait sortir de sa bouche muette ; sa prunelle était immobile ; et son regard clair et fixe qui n’avait rien d’humain, n’avait cependant rien de céleste.

La fille d’Herstall sourit amèrement. Levant le drap mortuaire : — « Ce n’est point le lit nuptial de ton épouse, me dit-elle, c’est l’heureux berceau de ton fils. »

Et j’aperçois au fond d’un cercueil l’affreux cadavre d’un enfant. « Il dort, me dit Iréna. Jeune et noble fils de la Bourgogne ! salut et paix à ton innocence ! » Puis me regardant avec un nouveau rire convulsif : — « N’est-il pas vrai, Charles ! Il dort ?… Ah ! il ne trompe pas, lui !….. »

Éperdu, désespéré, je pousse un cri lamentable, et tombe aux pieds de ma victime. – « Le barbare ! s’écrie Iréna, il a réveillé son fils… S’il allait aussi l’égorger !… Le monstre ! la mère ne lui aura pas suffi. »

Et renversant le sarcophage, elle vient d’éteindre tous les flambeaux, et disparaît sous les ténèbres.

Comme Danaüs au fond du Tartare poursuivi par les Euménides, je pousse des cris perçans. Je cherche Iréna ; je cours au hazard à travers d’obscures galeries ; et sous un passage inconnu, je tombe enfin sans mouvement.

En reprenant mes sens, je me trouve environné d’Ecbert et de mes chevaliers, que mes cris avaient attirés près de moi. Aucun d’eux n’était entré sous la rotonde funéraire. L’évènement de la nuit demeura pour eux un mystère.

L’aurore a reparu : un courrier vient à la hâte n’annoncer qu’une sortie des Liégeois porte en ce moment la terreur au camp des Bourguignons. Je quitte le funeste manoir, et je cours chercher la mort au milieu des combats. Trois jours après, l’infortunée fille d’Herstall avait cessé de vivre.

Sous les remparts de Liége, l’assaut général est ordonné. L’un des premiers j’entre par la brèche ; tout fuit devant moi ; tout tombe sous mes coups ; et le cruel Charles, égaré par la fureur et le désespoir, donne au monde épouvanté le spectacle du massacre dune population entière réfugiée dans les églises, de l’incendie d’une ville immense implorant la pitié du vainqueur, et du bouleversement total d’un sol qui n’offrit plus que des ruines entassées sur un lac de sang.

Le fils de Charles VII pendant ces horribles scènes de carnage, pendant que le fer des Bourguignons égorgeait les malheureux auxquels il avait promis ses secours et qu’il avait fait révolter, Louis XI, dévorant sa honte et ses remords, dinait paisiblement à la lueur des tourbillons de flamme qui embrasaient la ville ; et prêtant l’oreille aux cris déchirans de ses victimes, il vantait la gloire de cette effroyable journée.

Le monarque captif réclame alors sa liberté. Je me fis un devoir de la lui rendre. Il reprit la route de sa capitale, et par de nouvelles barbaries signala son retour à la puissance. Son plus cher favori, la Balue, qu’il avait de garçon meunier fait évêque et cardinal, fut arrêté par son ordre ; et renfermé dans une cage de fer de huit pieds carrés, placée au milieu d’une tour, il attendit onze ans la mort qui termina son supplice. Poursuivant le cours de ses vengeances, Louis fit poignarder le comte d’Armagnac, éventrer la comtesse enceinte, et traîner sur la claie les plus puissans seigneurs du royaume.

Ô comble de déloyauté ! le roi de France, à qui tant de fois j’avais pardonné, convoque de nouveau une assemblée de notables, et me somme d’y comparaître, comme traître et félon ; puis, par un arrêt dégradant de la cour des pairs, il me fait déclarer atteint et convaincu du crime de lèse-majesté. Louis XI avait alors réuni des forces imposantes ; j’avais licencié mes troupes : au cœur de l’hiver les Français envahissent mes États.

Je reprends les armes, je repousse mes ennemis, je triomphe encore, et je marche vers la Picardie. Édouard, roi d’Angleterre, fidèle allié de la Bourgogne, y préparait un débarquement. Le duc de Guienne, indignement traité par Louis XI son frère, me mande qu’il se joint à moi contre l’ennemi commun ; et ses troupes marchent sur Paris. Plusieurs autres princes, joués tour à tour par le fils de Charles VII, grossissent la nouvelle confédération. Louis semblait perdu sans ressource : le Ciel ou plutôt l’enfer le secourut. Une pêche empoisonnée fut offerte au duc de Guienne ; après les douleurs les plus aiguës ce prince expira. De ce lâche fratricide l’Europe entière accusa Louis, qui, feignant une affliction mortelle, et faisant des neuvaines publiques, à cette occasion institua l’angélus[3].

À cette époque j’avais réuni à la Bourgogne le comté de Ferrète et l’Alsace ; j’y avais encore joint les comtés de Mâcon et d’Auxerre, l’Artois, le duché de Gueldres et de Zutphen, plusieurs villes sur la Somme : et j’étais devenu l’un des plus puissans princes du continent. La Flandre et la Hollande m’appartenaient ; j’avais prodigieusement agrandi mon territoire du côté de l’Allemagne : je convoitai la Lorraine.

Marguerite d’York n’existait plus ; je n’avais qu’un enfant, et Marie était la seule héritière de mes vastes possessions. L’empereur Frédéric me demande pour son fils la main de cette Marie encore en bas âge ; et, pour obtenir de moi cet hymen, flattant mon ambition, il m’engage à entreprendre la conquête de la Lorraine. Par un traité secret il me promet d’ériger mes États en royaume, de me ceindre lui-même le diadême, et de me proclamer roi de la Gaule belgique.

Séduit par de telles espérances, je consens à l’union désirée. La mort du duc de Guienne venait de dissoudre la coalition formée contre Louis XI ; je quitte la Picardie. À l’instigation du fils de Charles VII, le duc de Lorraine avait menacé mes frontières ; je fonds sur ses troupes : bientôt sa province entière est soumise ; et déjà Nancy est assiégé. Le roi de France, en armant Réné, lui avait juré d’aller en personne le seconder et le défendre. Vaines promesses ! ni Louis XI, ni ses guerriers ne paraissent pour le secourir, et j’entre triomphant dans Nancy.

Pour perdre un conquérant que faut-il ?… une suite de prospérités. Comblé des faveurs de la victoire, je me crus invincible. J’avais pris pour modèle Annibal. Comme lui je projetais le passage des Alpes ; et je me voyais déjà maître de l’Italie, d’une partie de la France, et du midi de l’Allemagne.

Mon couronnement, comme roi de la Gaule belgique, devait se faire à Trèves. L’empereur Frédéric m’y attendait. En me rendant à cette ville, je me dispose à m’emparer d’une portion de l’Helvétie. Suivi du plus brillant cortége, muni d’un sceptre et d’un diadème, je pars. Instruits de mes projets, les cantons suisses envoient plusieurs députés implorer ma justice. — « Qu’espérez-vous gagner en notre pays stérile ? me dirent-ils. Toutes nos richesses rassemblées ne valent pas les brides de vos coursiers, ni les éperons de vos chevaliers. »

Inutiles prières ! je suis aux portes de Granson. Une vigoureuse résistance m’est opposée, je surmonte tous les obstacles : la ville se rend à discrétion. Hélas ! dans le délire de la victoire, Charles, alors surnommé le téméraire, fait pendre la moitié de ses habitans et précipiter l’autre dans le lac de Neuchâtel.

Mais, loin d’épouvanter et de soumettre les Suisses, comme je l’avais espéré, cet acte de barbarie souleva l’Helvétie entière. — « Les montagnards, me dit-on, s’avancent guidés par la vengeance. » — « Ils ne sont pas si fols[4], » répondis-je. Puis, au lieu de les attendre dans la plaine où ma cavalerie seule les eût anéantis, je continuai ma route au milieu des Alpes, et m’enfonçai dans les plus étroits défilés.

Au fond d’une gorge profonde, resserrée par des rochers élevés presque perpendiculairement jusqu’aux nues, je m’avance avec une confiance aveugle. Tout à coup au sommet de ces pics menaçans apparaissent les montagnards. Ils accablent leurs ennemis d’une grêle de traits, renversent sur eux des quartiers de roches, et jettent le désordre et la confusion dans les premiers rangs de l’armée, Les Bourguignons veulent à la hâte passer le défilé : une lourde chaîne de fer[5] placée en travers de la route, et scellée des deux côtés dans le granit, arrête ces malheureux foudroyés de toutes les hauteurs, et vaincus sans pouvoir combattre. Les chevaux et les cavaliers sont renversés ; un monceau de cadavres encombre le passage ; la terreur s’empare de tous les esprits ; la voix des chefs est méconnue ; les troupes se débandent, les désastres se multiplient, et la déroute est générale.

Tentes[6], artillerie, équipages, trésors, sceptre, manteau, couronne, tout tomba au pouvoir des montagnards. Maîtres de tant de richesses dont ils ignoraient la valeur, ils prenaient l’argenterie pour de l’étain, et vendaient à vil prix les étoffes et les habits somptueux qu’ils ne déchiraient pas. Un de mes diamans, donné comme du verre, fut livré pour un florin à un prêtre de la contrée[7].

Deux fois dans cette fatale journée j’avais sauvé la vie d’Ecbert. Vers la fin du jour, séparé de lui, abandonné de tous les miens, seul je fuyais à travers les montagnes ; et le héros de la Bourgogne, la terreur de la France, l’homme des victoires, errant, sans secours et blessé, tombe inanimé contre un chêne druïdique, sur un sol ennemi, au bord d’un torrent inconnu.

Comment exprimer mon désespoir ! Mes triomphes, je ne pouvais l’ignorer, avaient excité l’envie de tous les princes mes rivaux. Ils m’admiraient et me haïssaient. Humilié, vaincu, j’entendais arriver jusqu’à mon oreille le cri de joie de l’Europe entière. Je voyais déjà les lâches adorateurs de la fortune se réunir pour accabler le triomphateur tombé. Me roulant avec frénésie au pied d’un rocher solitaire, demandant à grands cris la mort, j’exhalai ma rage en blasphèmes. Tout à coup un voile épais couvre la nature ; le ciel s’obscurcit ; ma pensée s’égare ; l’eau du torrent me paraît sanglante ; les rameaux de la forêt me semblent autant de poignards suspendus sur ma tête ; à la place des rochers je vois des monceaux de cadavres ; les gazons et les roseaux me représentent des flammes élevées de l’abîme ; et comme Prométhée au Caucase j’attends le vautour dévorateur.

Une vapeur bleuâtre s’amasse et se condense au bord du torrent ; le vent nocturne l’agite, il étend le nuage informe, il l’exhausse ; et, sculpteur invisible, il en tire un squelette gigantesque. À cet épouvantable aspect, de la forêt part un cri d’horreur. L’onde sanglante bouillonne, et l’éclair brille dans les cieux. — « Charles ! s’écrie le spectre, ton règne est passé. De revers en revers, de supplices en supplices, d’abîmes en abîmes, tu rouleras jusqu’au tombeau. » Il dit : la foudre éclate, la nuée se déchire ; et l’effrayante vision a disparu.

Cependant, à la nouvelle de ma défaite, Louis s’abandonne aux transports d’une joie immodérée. Le jeune duc de Lorraine était à sa cour ; il lui fournit quelques troupes, et Réné part pour Nancy. Des émissaires français déguisés en religieux se rendent en Suisse ; de toutes parts ils prêchent une croisade contre les Bourguignons ; et la population entière de l’Helvétie s’arme aux cris de vengeance et de liberté.

Pensais-je alors à me défendre ? m’occupais-je à rallier mes soldats ? reprenais-je ma vaillante énergie ? non. La terrible apparition du torrent avait entièrement changé mon être. Livide, l’œil hagard, déchiré de remords, marqué du sceau de la réprobation divine, je ne formais plus de projets, je n’avais plus de pensée, je restais des heures entières sans mouvement, sans parole, sans souvenir ; et tout à coup, tel qu’une montagne embrasée, je sortais du plus profond repos pour vomir un torrent d’imprécations, brûlantes laves du délire.

Dans un de ces accès d’égarement, repoussant le conseil de tous mes chevaliers, malgré les positions avantageuses des troupes suisses et l’immense supériorité de leur nombre, je voulus combattre ; et le reste de mon armée périt au bord du lac Morat. Là, des ossemens de mes malheureux Bourguignons, fut élevé l’épouvantable monument qui doit attester aux siècles à venir, et mes fureurs et ma démence.

De même que les victoires suivent une première victoire, les désastres suivent un premier désastre. Je pouvais facilement encore sauver les restes de ma puissance, et conserver une partie de mes conquêtes. Ma présence, ma valeur, mon nom, suffisaient pour imposer encore à la terre. L’Europe connaissant mon audace, s’attendait aux vigoureux efforts du génie ; inactif, je demeurai plongé dans la stupeur de l’anéantissement. On eût dit que j’attachais une sorte de gloire à me montrer aussi inconcevable dans les revers que dans les succès. On eût pu croire que j’étais fier de mes calamités, comme je l’avais été de mes triomphes ; et que dans l’exagération plaçant le sublime, j’ambitionnais le comble de l’humiliation, comme j’avais désiré le faîte de la puissance.

Aidé par le roi de France, le duc de Lorraine avait repris Nancy. La nouvelle m’en est portée ; je quitte à l’instant l’Helvétie ; j’avais laissé croître mes cheveux et ma barbe ; nouveau Nabuchodonosor, déchu de la dignité de l’homme, et semblable aux animaux sauvages, je ne lançais autour de moi que des regards farouches, et ne faisais entendre que des rugissemens féroces.

Ecbert et quelques guerriers valeureux m’étaient demeurés fidèles ; je commandais encore plusieurs bataillons ; le bourreau des hommes avait à compléter sa vie en guidant à la mort le reste de ses défenseurs. Au milieu du plus rigoureux hiver, à travers des tourbillons de neige poussés par un vent glacial, je vole égaré vers Nancy. Mes troupes étaient épuisées et peu nombreuses ; le duc de Lorraine avait des forces imposantes et des soldats délassés. Sous les murs de Nancy je livre bataille à Réné. Le succès du combat ne fut pas long-temps douteux. Du haut des remparts, les Lorrains foudroyaient les Bourguignons ; sur la plaine glacée les coursiers chancelans roulaient de toutes parts ; les cavaliers assiégeans, armés de pied en cap et par le froid engourdis, ne pouvaient se relever. Je tombai percé de coups ; et sous la glace d’un étang Charles-le-Téméraire disparut.

Le bruit de ma mort se répand aussitốt. Les Bourguignons échappés au glaive tombent au pouvoir de l’ennemi. Le duc de Lorraine rentre triomphant à Nancy ; et parmi les cadavres du champ de bataille, Réné fait chercher inutilement le fameux Charles de Bourgogne[8].

Cependant j’existais encore… un page m’avait sauvé la vie : au moment où j’étais tombé expirant, la nuit commençait à couvrir la terre ; c’en était fait des Bourguignons. Le jeune page voulut dérober aux vainqueurs ma dépouille mortelle. Seul, à la faveur de l’obscurité, secrètement il m’avait transporté sous une cabane de la forêt voisine : au bout de quelques heures je rouvris les yeux ; comme un homme sortant d’une longue léthargie, et dont les souvenirs sont effacés, je regardai fixement mon libérateur qui, au chevet de mon lit, attendait avec anxiété mon retour à la vie. Je l’interrogeai avec calme : mes idées revinrent par degrés ; j’écoutai sans aucune émotion le récit de ma dernière défaite : puis soudain saisissant avec force la main de mon page : — « Jure, m’écriai-je, d’exécuter fidèlement l’ordre que je vais te prescrire ! » Il prononça le serment que j’exigeais, et je continuai ainsi : — « Réné me croit mort, as-tu dit, je veux l’être pour le monde entier ; mon parti est irrévocablement pris. Honteusement dégradé, Charles-le-Téméraire ne veut plus reparaitre aux yeux des hommes. Retourne avant l’aurore au dernier champ des combats. Choisis parmi les morts le guerrier dont la haute stature se rapproche le plus de la mienne : revêts son corps de mes vêtemens ; défigure ses traits ; couvre-le de blessures ; traîne-le sous la glace de l’étang d’où tu m’as retiré ; et va, certifiant ma mort, dénoncer mes restes au vainqueur. »

Le page fidèle obéit exactement : le prince lorrain fit faire de magnifiques obsèques au soldat inconnu qui représentait Charles de Bourgogne ; et l’univers dut croire à mon trépas.

Bientôt guéri de mes blessures, je résolus d’ensevelir mon existence au fond de la plus impénétrable solitude : rejetant de funestes grandeurs, échappant à l’angoisse de remonter déshonoré sur la scène du monde, je ne regrettai que ma fille, que je renonçais à jamais revoir.

J’étais certain que Louis XI respecterait l’héritière de la Bourgogne, qu’il désirait unir au dauphin. Le fils de l’empereur d’Allemagne était en outre intéressé à la défendre contre tout ennemi. J’étais donc tranquille sur le sort de Marie ; ma disparition rendait la paix à l’Europe ; les princes mes rivaux eussent poursuivi le conquérant coupable, ils ne pouvaient loyalement attaquer l’orpheline innocente : en me proscrivant, je sauvais la Bourgogne et ma fille.

Ainsi le sacrifice de moi-même offrait en son but quelque chose de généreux et de magnanime : avec transport je retrouvai dans mon âme quelque étincelle de vertu. Mon page me renouvela le serment de ne jamais trahir mes secrets ; et, dérobant mon visage à tous les regards, seul je partis pour l’Helvétie[9].

Je m’arrêtai près du lac Morat ; je vis les Suisses occupés à la construction du fameux ossuaire, et je détournai la tête avec horreur… Le mont Sauvage s’offrit à mes yeux : des traditions effrayantes en faisaient redouter l’approche au vulgaire ; ce lieu me parut convenir à l’homme qui voulait fuir les hommes ; un ancien anachorète l’avait habité ; je m’emparai de sa demeure abandonnée ; et, par quelques prestiges qui parurent surnaturels à des montagnards ignorans, je rendis l’ermitage du Solitaire plus inaccessible et plus redoutable que jamais.

Résolu de désarmer, s’il était possible, la vengeance céleste par le repentir et les châtimens, j’avais à dessein choisi, pour terre de mon exil, le théâtre de mes derniers forfaits. De ma demeure isolée j’apercevais le lac de Neuchâtel et l’ossuaire de Morat. Non loin s’élevait encore le pic Terrible, où ma troupe barbare, en traversant la Suisse, avait massacré les religieux d’Underlach ; et ce roc, tel qu’un fantôme vengeur, constamment frappait mes regards.

Seul, quoique entouré d’accusateurs et de juges, agenouillé près de l’ermitage, et me rappelant mes crimes, je demandais pardon aux hommes, et grâce à l’Éternel : mais l’Éternel repoussait ma prière, et le rayon de l’espérance ne luisait point sur la montagne. Hélas ! qu’était devenu ce temps heureux de ma jeunesse, où mes pensées, s’élevant vers le ciel, en redescendaient brillantes et pures comme les légions angéliques de l’échelle du patriarche !

J’avais emporté quelques richesses ; je répandis quelques bienfaits dans la contrée ; je soulageai l’indigent, je secourus le malheureux. On bénissait le Solitaire, et le Solitaire se maudissait : le consolateur d’Underlach portait un cœur inconsolable ; et le retour à la vertu avait été trop tardif pour pouvoir être un retour au bonheur.

Dans les chaumières où je descendais, au milieu des vallons que je parcourais, partout où je portais mes pas, j’entendais le nom d’Élodie répété par la reconnaissance et l’admiration. Je désirai voir cette colombe du monastère, tant adorée des montagnards. Secrètement je suivis vos pas : je vous vis… et l’amour, comme une nouvelle vengeance du Ciel, vint ajouter un supplice de plus aux supplices de mon existence.

Je sentis alors que j’aimais pour la première fois. Iréna m’avait charmé par sa beauté, mais jamais elle ne m’avait inspiré cet amour ardent, ce respect religieux, cette sorte de culte passionné qu’Élodie seule était destinée à me faire connaître. Long-temps j’errai sur vos traces, n’osant m’offrir à votre vue. Au pavillon du parc, un soir je m’emparai de votre ceinture ; et de joie enivré, je retournai en ma solitude, comme si j’eusse retrouvé le talisman de la vertu. Je le plaçai coutre mon cœur… Hélas ! et tel qu’un feu brûlant, il acheva de le dévorer.

Je pris la résolution de vous rendre la fatale ceinture : le désir de vous approcher et de vous parler me détermina. Je dus vous paraître en démence, je dus vous épouvanter ; et cependant je vous vis attendrie, lorsque dans la galerie de la chapelle, en vous montrant les cieux, j’osai vous adresser ces étranges paroles : — « Là, si le repentir ferme l’abîme, là seulement il pourra vous dire : Je vous aime. »

Cette entrevue acheva d’égarer ma raison : Qui ? moi ! j’osais adorer la fille de Saint-Maur !… Je me rejetai dans mes souvenirs, et je me parus plus hideux que jamais. Charles-le-Téméraire, tournant ses regards vers le pic Terrible, le lac de Neuchâtel et l’ossuaire de Morat, alors s’écriait, en se roulant désespéré sur la bruyère du désert, ou dans les antres de la forêt : — « Monstre, te faut-il encore une victime ! »

Craignant que mon haleine impure ne souillât la demeure d’Élodie, je cessai d’approcher du monastère, où bientôt arriva le comte de Norindall. Parmi ses guerriers se trouvait le page auquel je devais la vie : il connaissait ma retraite ; en secret il vint m’y trouver ; et j’appris par lui l’hymen projeté d’Ecbert avec la princesse de Lorraine.

Épris des charmes d’Élodie, l’ami de Réné ne quittait point la vallée d’Underlach : je chargeai Marceline de vous informer des premiers engagemens du comte de Norindall ; et ce fut par mon page dévoué que j’appris encore les propositions d’Ecbert et vos refus, son départ et le projet d’enlèvement qu’il allait exécuter.

Élodie ! quelle dut être votre surprise, lorsqu’au pont du torrent, le comte de Norindall reconnaissant Charles-le-Téméraire, et le prenant pour un fantôme, à genoux levait ses bras vers son frère d’armes !… Ah ! mon entrevue avec lui au mont Sauvage ne sortira jamais de ma mémoire.

Je connaissais l’âme enthousiaste d’Ecbert, et n’avais pas douté de l’effet terrible que produirait sur lui mon aspect. Deux fois au champ d’honneur j’avais sauvé sa vie : je savais qu’à mon nom seul ses larmes coulaient encore ; je savais qu’excusant mes crimes, il ne se souvenait que de mes vertus ; et j’étais certain que son dévouement fanatique pour l’heureux duc de Bourgogne renaîtrait non moins exalté pour l’infortuné Solitaire.

Aucune expression ne saurait peindre les transports de joie du noble Ecbert lorsque dans la cabane du mont Sauvage je le pressai contre mon cœur. Avec tout l’abandon de l’amitié, je lui avouai mon amour pour l’orpheline de l’abbaye. Je vis couler ses larmes… Et j’eus le courage d’exiger de lui le plus douloureux des sacrifices !….

Le magnanime Ecbert tombe à mes pieds. — « Ô mon prince ! s’écrie le guerrier généreux, ô mon ami ! qu’Élodie soit l’ange consolateur de ton sauvage exil ! Non, je ne serai point assez barbare pour t’arracher la dernière planche du naufrage… Charles, je te le jure, jamais je ne trahirai tes secrets : pour toujours je vais fuir Élodie… Je te sacrifie l’amour, l’hymen, le repos, le bonheur et la vie. »

De mes bras il s’échappe à ces mots, et je ne revis plus l’infortuné qu’au pic Terrible où je sauvai ses jours.

Le comte de Norindall fut fidèle à ses sermens ; mais un remords de plus déchirait mon âme. Je me sentais indigne d’être l’époux d’Élodie, et je venais de rompre un hymen qui sans doute eût fait son bonheur ; le jeune, le vaillant, le vertueux Ecbert méritait seul la vierge d’Underlach.

J’étais seul, retiré dans mon ermitage ; soudain la porte s’ouvre, et j’aperçois Herstall. — « Vous ici ! m’écriai-je… » Un rayon de lumière en ce moment éclaire mes traits. Le vieillard pousse un cri d’horreur : il a reconnu Charles-le-Téméraire.

Je me jette à ses genoux. « — Herstall !… pardonne au malheur, au repentir, au désespoir ; ou prends ce fer, et venge-toi ! » Herstall me repousse avec indignation. — « Meurtrier de mon frère ! s’écrie le vieillard avec force, assassin de mon Iréna ! bourreau de toute ma famille ! qui, moi, te pardonner !… jamais ! »

Il dit, et tombe éperdu sur un des bancs de la cabane. — « Homme inexorable ! ai-je repris d’une voix tremblante en étendant vers lui mes mains suppliantes ; peux-tu reconnaître Charles-le-Téméraire, le féroce, l’orgueilleux, l’inflexible Bourguignon, en ce proscrit infortuné qui, prosterné devant toi, embrasse tes genoux ! » — « Monstre ! retire-toi ! dit-Herstall avec véhémence et se levant précipitamment ; tu parles de remords, et tu médites de nouveaux crimes. Puis-je l’ignorer ! tu cherches à séduire Élodie : barbare ! entre elle et toi s’élèvent la tombe glacée d’Iréna et l’ombre sanglante de Saint-Maur. » « — Herstall ! m’écriai-je, épargne-moi ! que la pitié… » Mais la fureur étincelle en ses regards, il m’interrompt. « — J’entends la voix de tes victimes…. Elles me crient : Venge-nous ! Homme de sang ! que me font tes remords ! point de pitié pour toi ! puissent les malédictions du Ciel, semblables aux miennes, te suivre jusqu’à ta dernière heure ! et puissent les horreurs de ta mort égaler les crimes de ta vie ! »

Herstall a fui : je restai anéanti comme frappé de la foudre. Les dernières paroles du vieillard retentissaient à mon oreille comme les condamnations du Dieu vengeur. De ce moment je me crus perdu sans ressource, réprouvé pour jamais ; et de mon glaive j’eusse tranché ma vie si mon bras ne fût demeuré privé de toute force, mon âme de toute volonté, mes membres de tout mouvement.

Dans cet effroyable état, l’anticipation de l’enfer, je passai une semaine entière : Tout à coup j’appris la mort d’Herstall, et je tremblai qu’Élodie ne me soupçonnât d’avoir attenté à sa vie. Je pénétrai dans le parc du monastère… Étrange destinée ! Ce fut au tombeau du vieillard qui m’avait maudit que vint briller à mes regards le premier jour de l’espérance. Je connus que j’étais. aimé.

Mais qu’il fut rapide, cet éclair de bonheur !… Je sentis l’horreur de ma position, et l’affreux destin que je préparais à l’innocence. La malédiction d’Herstall revint à ma pensée. : Entre l’amour et le devoir le combat fut terrible, mais les sentimens généreux l’emportèrent. Je vous dis un dernier adieu, et courus loin du mont Sauvage chercher une autre terre d’exil et de douleur.

Informé des intrigues du conspirateur Palzo, prévoyant le péril qui vous menaçait, long-temps avant que le fanal eût brillé sur la tour, j’avais songé à déjouer les infâmes projets du prince chef de rebelles. Par Ecbert j’informai la cour de Lorraine des trames d’Underlach ; et lorsque je vous revis dans la chapelle, je savais que ; déjà parti de Nancy, le comte de Norindall arrivait à votre secours.

Ô trop chère Élodie ! j’étais venu près de vous, décidé à ne prononcer aucun mot d’amour ; mais à votre aspect toutes mes résolutions s’évanouirent comme un songe : en vain mon front sévère se détournait de vos regards, j’entendis votre voix touchante… et vous me vîtes à vos pieds.

Le prince de Palzo fut arrêté : vous vous décidâtes à suivre la comtesse. De la cime du mont Sauvage je vis défiler le cortége qui m’enlevait plus que l’existence ; et je crus sentir passer la mort sur mon cœur comme la froide lame d’un poignard.

La veille, caché sous un antre profond auprès du torrent d’Underlach, j’avais effrayé Palzo par un chant prophétique. Le jour même de votre départ j’avais découvert le projet formé par les rebelles de délivrer leur chef captif. Pour sauver les troupes d’Ecbert inférieures en nombre aux montagnards armés, je vous devance au pic Terrible. Dans l’immense caverne de la roche redoutée, j’avais caché des bois résineux, des matières combustibles, un amas de soufre et de bitume, et de la poudre comprimée. Au milieu du combat livré par les rebelles, la plus violente détonation annonce aux crédules montagnards la terrible apparition du fantôme sanglant. Revêtu d’un manteau de pourpre, ressortant du milieu des flammes, j’anéantis les troupes insurgées, j’immole le perfide Palzo, et j’arrache Ecbert au trépas.

Ô vierge d’Underlach ! lorsque vous enlevant évanouie, je vous portais au mont Sauvage, et vous pressais entre mes bras, enivré de joie et d’amour, je crus voir les cieux s’entr’ouvrir….. La brise nocturne ne portait à mon oreille que des accens de paix et d’amour ; je savourais avec délices l’air suave et pur de la forêt ; je me crus réconcilié avec la nature entière. L’innocence reposait sur mon sein, il me semblait que son contact m’avait purifié : le souvenir de mes crimes fuyait comme un antique chaos dissipé par une nouvelle aurore. Mon âme passionnée se rouvrait à toutes les vertus en renaissant à l’espérance. Gloire, richesses, trônes, puissance, que vous paraissiez méprisables aux yeux de l’exilé de la montagne ! Il avait retrouvé plus que vous, plus que toutes les pompes de la vie ; se croyant absous par le Ciel, il avait retrouvé son Dieu.

Mon œil avec reconnaissance levé vers la voûte azurée, ne demandait plus grâce au Créateur, ne blasphémait plus, ne doutait plus : pour la première fois, depuis les jours de l’innocence, je remerciais le juge suprême, je bénissais la bonté divine. L’Éternel venait de me confier Élodie ; et, comme la colombe de l’arche annonçant aux hommes sauvés la fin des vengeances célestes, elle semblait m’offrir le rameau de clémence refleuri sur la terre épurée.

Vous revîntes à la vie, vous acceptâtes mon asile : que cette journée fut heureuse ! mais quelle nuit lui succéda !… Couché contre la porte de l’enceinte sacrée où reposait mon Élodie, je me livrais au plus doux sommeil, lorsque tout à coup en songe le spectre du torrent m’apparaît : son front porte une couronne sanglante ; des lambeaux de pourpre déchirés couvrent son corps livide ; et des serpens rongent son cœur. — « Charles, me dit le spectre, le ciel est apaisé, tes remords ont désarmé sa justice ; mais, pour être entièrement absous par l’Éternel, il te faut obéir à l’ordre que de sa part je viens t’imposer. C’est sous l’ossuaire de Morat, c’est environné de tous les souvenirs de ta vie, c’est au monument du crime et de la mort que tu révéleras ton nom à l’orpheline d’Underlach : ton Dieu te l’ordonne ; obéis. »

À cette épouvantable sentence, je jette des cris douloureux, j’implore la pitié du spectre ; il me repousse, et disparaît. Je me réveille, l’esprit égaré, le corps inondé d’une froide sueur, et les cheveux hérissés d’horreur. Trois fois le sommeil malgré moi referme ma paupière, trois fois le songe se répète. Je ne puis douter des volontés du Ciel. Au jour de mon premier revers, le spectre du torrent ne m’avait point trompé en m’annonçant une suite de calamités. Maintenant il me promettait le pardon du Ciel si j’exécutais l’ordre prescrit… Ah ! la clémence éternelle ne pouvait être achetée par de trop cruels sacrifices : je me résignai, j’obéis.

Je m’arrête : j’ai terminé mes cruels aveux. Ai-je épuisé la coupe du malheur ? Fille de Saint-Maur, j’attends votre arrêt. Quel qu’il soit, prononcez-le sans crainte ; je le jure, aucune plainte, aucun reproche ne vous seront adressés par l’infortuné du mont Sauvage. Si Charles est par vous condamné, vous ne le reverrez plus : s’il est absous… Oh, Élodie ! je n’ose m’arrêter à cette pensée. Est-ce à moi de croire au bonheur !.. Que le Ciel m’accorde un pardon, je puis l’espérer ; mais une récompense ! dois-je l’attendre !

Semblable au criminel qu’attend l’échafaud, à tout moment je tressaille involontairement… Il me semble qu’un coup de foudre plus violent que tous ceux qui m’ont atteint, qu’un anathème plus horrible encore que celui d’Herstall, vont frapper ma tête proscrite. Si mes pressentimens s’accomplissent, si votre cœur me repousse, adieu, fille angélique ; adieu, chère Élodie !… Soumis et résigné, je pars… Peut-être que le Dieu qui nous sépara sur la terre nous réunira dans les cieux. Oh ! que cette douce pensée ne me soit point ravie ! Soutenu par elle, avec transport je descendrai dans la tombe ignorée qui m’attend, et sur laquelle aucune larme de pitié ne sera versée !… Adieu, lueur consolatrice du repentir et de la douleur ! fleur virginale dont un instant j’ai respiré le parfum céleste, mais dont mon souffle du moins n’a point souillé la pureté ! Douce apparition des régions divines ! Espérance, amour, et bonheur… adieu ! »

  1. Cette guerre fut surnommée la Guerre du bien public. (Voyez, sur la vérité historique du récit de Charles-le-Téméraire, Anquetil, Duclos, Daniel, Mézerai, etc.)
  2. Voyez tous les historiens.
  3. Le duc de Guyenne était mort au coucher du soleil.
  4. Voyez tous les historiens.
  5. Cette chaîne existe encore ; les Suisses la montrent avec orgueil aux voyageurs.
  6. On conserve encore à Berne les tapisseries qui formaient la tente de Charles-le-Téméraire, lors de sa défaite en Suisse. Elles sont fort remarquables comme ouvrages du quinzième siècle.
  7. C’est aujourd’hui le second diamant de la couronne. Il est évalué deux millions.
  8. Voyez Anquetil et autres historiens.
  9. Les États de Bourgogne refusèrent de croire à la mort de Charles-le-Téméraire. Écoutons à ce sujet M. Duclos, Histoire de Louis XI, tome III, page 66. « Le peuple douta long-temps de la mort de Charles. Les uns disaient qu’il s’était retiré dans une solitude, d’autres qu’il était allé à Jérusalem. La prévention de quelques-uns était si forte, qu’ils prêtaient de l’argent à rendre au retour de ce prince. »