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Le Songe d’une nuit d’été/Traduction Guizot, 1862/Acte II

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Le Songe d’une nuit d’été
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de Shakespeare, Texte établi par François GuizotDidiertome 3 (p. 406-419).
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ACTE DEUXIÈME



Scène I

Un bois près d’Athènes.

UNE FÉE entre par une porte et PUCK par une autre.


PUCK. — Eh bien ! esprit, où errez-vous ainsi ?

LA FÉE.

Sur les coteaux, dans les vallons,
À travers buissons et ronces,
Au-dessus des parcs et des enceintes,
Au travers des feux et des eaux,
J’erre au hasard, en tous lieux,
Plus rapidement que la sphère de la lune.
Je sers la reine des fées,
J’arrose ses cercles magiques sur la verdure[1] ;
Les plus hautes primevères[2] sont ses favorites :
Vous voyez des taches sur leurs robes d’or.
Ces taches sont les rubis, les bijoux des fées,
C’est dans ces taches que vivent leurs sucs odorants.
Il faut que j’aille recueillir ici quelques gouttes de rosée,
Et que je suspende là une perle aux pétales de chaque primevère.
Adieu, esprit lourd, je te laisse.
Notre reine et toutes nos fées viendront dans un moment.

PUCK. — Le roi donne ici sa fête cette nuit : prends garde que la reine ne vienne s’offrir à sa vue ; car Oberon est outré de fureur de ce qu’elle compte dans sa suite un charmant petit garçon dérobé à un roi de l’Inde. Jamais elle n’eut un aussi joli enfant ; et le jaloux Oberon voudrait l’avoir pour en faire son page, et parcourir avec lui les vastes forêts ; mais elle retient malgré lui l’enfant chéri, le couronne de fleurs et fait de lui toute sa joie. Depuis ce moment, ils ne se rencontrent plus dans les bosquets, sur le gazon, près de la limpide fontaine, et à la clarté des étoiles brillantes, qu’ils ne se querellent avec tant de fureur, que toutes les fées effrayées se glissent dans les coupes des glands pour s’y cacher.

LA FÉE. — Ou je me trompe bien sur votre tournure et vos façons, ou vous êtes un esprit fripon, malin, qu’on appelle Robin Bon-Diable. N’est-ce pas vous qui effrayez les jeunes filles de village, qui écrémez le lait, et quelquefois tournez le moulin à bras ? N’est-ce pas vous qui tourmentez la ménagère fatiguée de battre le beurre en vain, et qui empêchez le levain de la boisson de fermenter ? N’est-ce pas vous qui égarez les voyageurs dans la nuit, et riez de leur peine ? Mais ceux qui vous appellent Hobgoblin, aimable Puck, vous faites à ceux-là leur ouvrage, et leur portez bonne chance. Dites, n’est-ce pas vous ?

PUCK. — Vous devinez juste : je suis ce joyeux esprit errant de là-haut ; je fais rire Oberon par mes tours, lorsque, en imitant les hennissements d’une jeune cavale, je trompe un cheval gras et nourri de fèves. Quelquefois je me tapis dans la tasse d’une commère, sous la forme d’une pomme cuite ; et lorsqu’elle vient à boire, je saute contre ses lèvres, et répand sa bière sur son sein flétri ; la plus vénérable tante, en contant la plus triste histoire, me prend quelquefois pour un tabouret à trois pieds : soudain, je me glisse sous elle ; elle tombe à terre, elle crie : tailleur[3], et la voilà prise d’une toux convulsive ; alors toute l’assemblée se tient les côtés, éclate de rire, redouble de joie, éternue et jure que jamais on n’a passé là d’heure plus joyeuse. Mais, place, belle fée ; voici Oberon.

LA FÉE. — Ah ! voici ma maîtresse, que n’est-il parti !




Scène II

OBERON entre avec sa suite par une porte, et TITANIA avec la sienne entre par l’autre.


OBERON. — Malheureuse rencontre, de te trouver au clair de la lune, fière Titania.

TITANIA. — Comment, jaloux Oberon ? —Fées, sortons d’ici : j’ai renoncé à sa couche et à sa compagnie.

OBERON. — Arrête, téméraire infidèle ! Ne suis-je pas ton époux ?

TITANIA. — Alors je dois être ton épouse. Mais je sais le jour que tu t’es dérobé du pays des fées, et que, sous la figure du berger Corin, tu es resté assis tout le jour, soupirant sur des chalumeaux, et parlant en vers de ton amour à la tendre Phillida. Pourquoi es-tu revenu des monts les plus reculés de l’Inde ? Ce n’est, certainement, que parce que la robuste amazone, ta maîtresse en brodequins, ton amante guerrière, doit être mariée à Thésée ; tu viens pour donner le bonheur et la joie à leur couche nuptiale ?

OBERON. — Comment n’as-tu pas honte, Titania, de parler malicieusement de mon amitié pour Hippolyte, sachant que je suis instruit de ton amour pour Thésée ? Ne l’as-tu pas conduit dans la nuit à la lueur des étoiles, loin des bras de Périgyne qu’il avait enlevée ? Et ne lui as-tu pas fait violer sa foi donnée à la belle Églé, à Ariadne, à Antiope[4] ?

TITANIA. — Ce sont là des inventions de la jalousie. Jamais, depuis le solstice de l’été, nous ne nous sommes rencontrés sur les collines, dans les vallées, dans les forêts, dans les prairies, auprès des claires fontaines, ou des ruisseaux bordés de joncs, ou sur les plages de la mer, pour danser nos rondes au sifflement des vents, que tu n’aies troublé nos jeux de tes clameurs. Aussi les vents, qui nous faisaient entendre en vain leur murmure, comme pour se venger, ont pompé de la mer des vapeurs contagieuses, qui, venant à tomber sur les campagnes, ont tellement enflé d’orgueil de misérables rivières qu’elles ont surmonté leurs bords. Le bœuf a donc porté le joug en vain : le laboureur a perdu ses sueurs, et le blé vert s’est gâté avant que le duvet eût revêtu le jeune épi. Les parcs sont restés vides au milieu de la plaine submergée, et les corbeaux s’engraissent de la mortalité des troupeaux : les jeux de merelles[5] sont comblés de fange, et les jolis labyrinthes serpentant sur la folâtre verdure ne peuvent plus se distinguer parce qu’on ne les fréquente plus. Les mortels de l’espèce humaine[6] sont sevrés de leurs fêtes d’hiver ; il n’y a plus de chants, plus d’hymnes, plus de noëls qui égayent les longues nuits. — Aussi la lune, cette souveraine des flots, pâle de courroux, inonde l’air d’humides vapeurs, qui font pleuvoir les maladies catarrhales[7] : et, au milieu de ce trouble des éléments, nous voyons les saisons changer ; les frimas, à la blanche chevelure, tomber sur le tendre sein de la rose vermeille ; le vieux hiver étale, comme par dérision, autour de son menton et de sa tête glacée, une guirlande de tendres boutons de fleurs. Le printemps, l’été, le fertile automne, l’hiver chagrin, échangent leur livrée ordinaire ; et le monde étonné ne peut plus les distinguer par leurs productions. Toute cette série de maux provient de nos débats et de nos dissensions ; c’est nous qui en sommes les auteurs et la source.

OBERON. — Eh bien ! réformez ces désordres ; cela dépend de vous. Pourquoi Titania contrarierait-elle son Oberon ? Je ne lui demande qu’un petit garçon, pour en faire mon page d’honneur[8].

TITANIA. — Mettez votre cœur en repos. Tout le royaume des fées n’achèterait pas de moi cet enfant : sa mère était initiée à mes mystères ; et maintes fois la nuit, dans l’air parfumé de l’Inde, elle a bavardé auprès de moi ; maintes fois, assise à mes côtés sur les sables dorés de Neptune, elle observait les commerçants embarqués sur les flots. Après que nous avions ri de voir les voiles s’enfler, et s’arrondir sous les caresses du vent, elle se mettait à vouloir les imiter, et d’une démarche gracieuse et balancée, poussant en avant son ventre, riche alors de mon jeune écuyer, comme un vaisseau voguant sur la plaine, elle m’allait chercher des bagatelles, pour revenir ensuite à moi, comme d’un long voyage, chargée d’une précieuse cargaison. Mais l’infortunée étant mortelle, est morte en donnant la vie à ce jeune enfant, que j’élève pour l’amour d’elle ; c’est pour l’amour de sa mère que je ne veux pas me séparer de lui.

OBERON. — Combien de temps vous proposez-vous de rester dans le bois ?

TITANIA. — Peut-être jusqu’après le jour des noces de Thésée. Si vous voulez vous mêler patiemment à nos rondes, et assister à nos ébats au clair de la lune, venez avec nous ; sinon, évitez-moi, et je ne troublerai pas vos retraites.

OBERON. — Donnez-moi cet enfant, et je suis prêt à vous suivre.

TITANIA. — Pas pour votre royaume.—Allons, fées, partons. Nous passerons toute la nuit à quereller, si je reste plus longtemps. (Titania sort avec sa suite.)

OBERON. — Eh bien ! va, poursuis ; mais tu ne sortiras pas de ce bosquet que je ne t’aie tourmentée, pour me venger de cet outrage. — Mon gentil Puck, approche ici. Tu te souviens d’un jour où j’étais assis sur un promontoire, et que j’entendis une sirène, portée sur le dos d’un dauphin, proférer des sons si doux et si harmonieux, que la mer courroucée s’apaisa aux accents de sa voix, et maintes étoiles transportées s’élancèrent de leur sphère pour entendre la musique de cette fille de l’Océan ?

PUCK. — Oui, je m’en souviens.

OBERON. — Eh bien ! dans le temps, je vis (mais tu ne pus le voir, toi) Cupidon tout armé[9] voler entre la froide lune et la terre : il visa au cœur d’une charmante Vestale, assise sur un trône d’Occident ; il décocha de son arc un trait d’amour bien acéré, comme s’il eût voulu percer d’un seul coup cent mille cœurs. Mais je vis la flèche enflammée du jeune Cupidon s’éteindre dans les humides rayons de la chaste lune, et la prêtresse couronnée, le cœur libre, continua sa marche, plongée dans ses pensées virginales[10]. Je remarquai où vint tomber le trait de Cupidon ; il tomba sur une petite fleur d’Occident. — Auparavant elle était blanche comme le lait, depuis elle est pourpre par la blessure de l’amour ; et les jeunes filles l’appellent pensée[11] : va me chercher cette fleur. Je te l’ai montrée une fois. Son suc, exprimé sur les paupières endormies d’un homme ou d’une femme, les rend amoureux fous de la première créature vivante qui s’offre à leurs regards. Apporte-moi cette fleur, et sois revenu ici avant que le Léviathan ait pu nager une lieue.

PUCK. — J’entourerai d’une ceinture le globe de la terre en quarante minutes. (Il sort.)

OBERON. — Lorsqu’une fois j’aurai le suc de cette plante, j’épierai l’instant où Titania sera endormie, et j’en laisserai tomber une goutte sur ses yeux. Le premier objet qu’ils verront à son réveil, fût-ce un lion, un ours, un loup, un taureau, une guenon curieuse ou un singe affairé, elle le poursuivra avec un cœur plein d’amour ; et avant que j’ôte ce charme de sa vue, ce que je peux faire avec une autre plante, je l’obligerai à me céder son page. Mais qui vient en ces lieux ? Je suis invisible[12], et je veux entendre leur entretien.


Scène III

OBERON invisible ; DÉMÉTRIUS, et HÉLÈNE qui le suit. TITANIA arrive avec sa cour.


DÉMÉTRIUS. — Je ne vous aime point ; ainsi, cessez de me poursuivre. Où est Lysandre, et la belle Hermia ? Je tuerai l’un ; l’autre me tue. Vous m’avez dit qu’ils s’étaient sauvés dans le bois ; m’y voilà, dans le bois, et je suis furieux de n’y pouvoir trouver Hermia. Laissez-moi ; éloignez-vous, et ne me suivez plus.

HÉLÈNE. — Vous m’attirez à vous, cœur dur comme le diamant, mais ce n’est point un cœur de fer que vous attirez, car le mien est fidèle comme l’acier : perdez la force d’attirer, je n’aurai plus celle de vous suivre.

DÉMÉTRIUS. — Est-ce que je vous sollicite ? est-ce que je vous abuse par de douces paroles, ou plutôt ne vous ai-je pas dit la vérité nue, je ne vous aime point, je ne puis vous aimer ?

HÉLÈNE. — Et je ne vous en aime que davantage. Je suis votre épagneul : plus vous me maltraiterez, Démétrius, et plus je vous caresserai. Traitez-moi seulement comme votre épagneul : rebutez-moi, frappez-moi, négligez-moi, égarez-moi ; mais du moins, accordez-moi, quelque indigne que je sois, la permission de vous suivre. Quelle place plus humble dans votre amour puis-je implorer ? Et ce serait encore pour moi une faveur d’un prix inestimable, que le privilége d’être traitée comme vous traitez votre chien.

DÉMÉTRIUS. — Ne provoquez pas trop la haine de mon âme ; je suis malade quand je vous vois.

HÉLÈNE. — Et moi, je le suis quand je ne vous vois pas.

DÉMÉTRIUS. — Vous compromettez trop votre pudeur, en quittant ainsi la ville, vous livrant seule à la merci d’un homme qui ne vous aime point, exposé aux dangers de la nuit et aux mauvais conseils d’un lieu désert, avec le riche trésor de votre virginité.

HÉLÈNE. — Votre vertu est ma sauvegarde ; il n’est plus nuit quand je vois votre visage ; je ne crois donc plus être alors dans les ténèbres : ce bois n’est point une solitude pour moi ; avec vous, j’y trouve tout l’univers : comment donc pouvez-vous dire que je suis seule, quand le monde entier est ici pour me regarder ?

DÉMÉTRIUS. — Je vais m’enfuir loin de vous, et me cacher dans les fougères, vous laissant à la merci des bêtes féroces.

HÉLÈNE. — La plus féroce n’a pas un cœur aussi cruel que le vôtre. Fuyez où vous voudrez ; l’histoire changera seulement : c’est Apollon qui fuit, et c’est Daphné qui poursuit Apollon ! la colombe poursuit le milan ; la douce biche hâte sa course pour atteindre le tigre : hâte inutile quand c’est la timidité qui poursuit et le courage qui s’enfuit.

DÉMÉTRIUS. — Je ne m’arrêterai plus à écouter vos discours. Laissez-moi m’en aller ; ou, si vous me suivez, craignez de moi quelque outrage dans l’épaisseur du bois.

HÉLÈNE. — Hélas ! dans le temple, dans la ville, dans les champs, partout vous m’outragez. Fi ! Démétrius, vos affronts jettent un opprobre sur mon sexe ; nous ne pouvons, comme les hommes, combattre pour l’amour. Nous devrions être courtisées, et nous n’avons pas été faites pour faire la cour. Je veux vous suivre, et faire de mon enfer un ciel, en mourant de la main que j’aime si tendrement. (Ils sortent.)

OBERON. — Nymphe, console-toi. Avant qu’il quitte ces bosquets, tu le fuiras, et il recherchera ton amour.

(Puck revient.)

OBERON. — As-tu la fleur ? Sois le bienvenu, vagabond.

PUCK. — Oui, la voilà.

OBERON. — Donne-la-moi, je te prie. Je connais une rive où croît le thym sauvage, où la violette se balance auprès de la primevère, et qu’ombragent le suave chèvrefeuille, de douces roses musquées, et le bel églantier. C’est là que, pendant quelques heures de la nuit, Titania, fatiguée des plaisirs de la danse, s’endort au milieu des fleurs ; c’est là que le serpent se dépouille de sa peau émaillée, vêtement assez large pour envelopper une fée. Je veux frotter légèrement les yeux de Titania, et lui remplir le cerveau d’odieuses fantaisies. Prends-en aussi un peu, et cherche dans ce bocage. Une belle Athénienne est éprise d’un jeune homme qui la repousse ; mets-en sur les yeux de ce beau dédaigneux ; mais aie bien soin de le faire au moment où son amante s’offrira à ses regards. Tu reconnaîtras l’homme aux habits athéniens qu’il porte. Accomplis ce message avec quelques précautions, afin qu’il puisse devenir plus idolâtre d’elle qu’elle ne l’est de lui ; et songe à venir me rejoindre avant le premier chant du coq.

PUCK. — N’ayez aucune inquiétude, mon souverain : votre humble serviteur exécutera vos ordres. (Ils sortent.)




Scène IV

(Une autre partie du bois.)

TITANIA arrive avec sa cour.


TITANIA. — Allons, un rondeau[13], et une chanson de fées ; et ensuite, partez pour le tiers d’une minute, que les unes aillent tuer le ver caché dans le bouton de rose ; les autres faire la guerre aux chauves-souris, pour avoir leurs ailes de peau, afin d’en habiller mes petits génies ; que d’autres écartent le hibou qui ne cesse toute la nuit de faire entendre ses cris lugubres, surpris de voir nos esprits légers. — Chantez maintenant pour m’endormir ; et après, laissez-moi reposer, et allez à vos fonctions.

CHANSON.

 PREMIÈRE FÉE.

Vous, serpents tachetés au double dard,
Épineux porcs-épics, ne vous montrez pas.
Lézards, aveugles reptiles, gardez-vous d’être malfaisants,
N’approchez pas de notre reine.

 CHOEUR DE FÉES.

Philomèle, avec mélodie
Chante-nous une douce chanson de berceuse,
Lulla, Lulla, Lullaby ; Lulla, Lulla, Lullaby.
Que nul trouble, nul charme, nul maléfice
N’approche de notre aimable reine.
Et bonne nuit dormez bien.

 II
 SECONDE FÉE.

Araignées filandières, n’approchez pas :
Loin d’ici fileuses aux longues jambes, loin d’ici.
Éloignez-vous, noirs escarbots.
Ver, ou limaçon, n’offensez pas notre reine.

 LE CHOEUR.

Philomèle, avec mélodie, etc.

 PREMIÈRE FÉE.

Allons, partons : tout va bien.
Qu’une de nous se tienne à part comme sentinelle.

(Titania s’endort ; les fées sortent.)

(Oberon survient, et dit en exprimant le suc de la fleur sur les paupières de Titania :)


OBERON.

Que l’objet que tu verras, en t’éveillant,
Devienne l’objet de ton amour :
Aime-le et languis pour lui :
Que ce soit un ours, un tigre ou un chat,
Un léopard ou un sanglier à la crinière hérissée.
Qui apparaisse à tes yeux, à ton réveil,
Il sera ton amant chéri.
Réveille-toi à l’approche d’un objet hideux.

(Oberon sort.)

(Entrent Lysandre et Hermia.)

LYSANDRE. — Ma belle amie, vous êtes fatiguée d’errer dans ce bois ; et à vous dire vrai, j’ai oublié le chemin : nous nous reposerons, Hermia, si vous le voulez, et nous attendrons ici la lumière consolante du jour.

HERMIA. — Je le veux bien, Lysandre. Allez, cherchez un lit pour vous : moi je vais reposer ma tête sur ce gazon.

LYSANDRE. — La même touffe de verdure nous servira d’oreiller à tous les deux : un seul cœur, un même lit, deux âmes, et une seule foi.

HERMIA. — Non, cher Lysandre : pour l’amour de moi, mon ami, placez-vous plus loin encore ; ne vous mettez pas si près de moi.

LYSANDRE. — Ô ma douce amie ! prenez mes paroles dans le sens que leur donne mon innocence. Dans l’entretien des amants, l’amour est l’interprète ; j’entends que mon cœur est uni au vôtre, en sorte que nous pouvons des deux cœurs n’en faire qu’un ; que nos deux âmes se sont enchaînées par un serment, en sorte que ce n’est qu’une foi dans deux âmes. Ne me refusez donc pas une place à vos côtés, pour me reposer ; car en me couchant ainsi je ne ments point[14].

HERMIA. — Lysandre excelle à faire des énigmes : malheur à mes manières et à ma fierté, si Hermia a voulu dire que Lysandre mentait. Mais, mon aimable ami, au nom de la tendresse et de la courtoisie, é loigne-toi un peu : cette séparation, prescrite par la décence humaine convient à un amant vertueux, et à une jeune vierge : oui, tiens-toi à cette distance ; et bonsoir, mon bien-aimé ; que ton amour ne finisse qu’avec ta précieuse vie !

LYSANDRE. — Je réponds à cette tendre prière : Ainsi soit-il, ainsi soit-il ; et que ma vie finisse quand finira ma fidélité ! Voici mon lit : que le sommeil t’accorde tout son repos !

HERMIA. — Que la moitié de ses faveurs ferme les yeux de celui qui m’adresse ce souhait. (Ils s’endorment tous deux.)

(Entre Puck.)

PUCK.

 J’ai couru tout le bois ;
 Je n’ai trouvé aucun Athénien
 Sur les yeux de qui je pusse essayer
 La force de cette fleur pour inspirer l’amour.
 Nuit et silence ! Qui est ici ?
 Il porte les habits d’Athènes.
 C’est l’homme que m’a désigné mon maître,
 Et qui dédaigne la jeune Athénienne.
 Et la voici elle-même profondément endormie
 Sur la terre humide et fangeuse.
 Oh ! la jolie enfant : elle n’a pas osé se coucher
 Près de ce cruel, de cet ennemi de la tendresse.
 Rustre, je répands sur tes yeux
 Tout le pouvoir que ce charme possède :
 Qu’à ton réveil l’amour défende au sommeil
 De jamais descendre sur ta paupière.
 Réveille-toi dès que je serai parti :
 Il faut que j’aille retrouver Oberon.

(Entrent Démétrius et Hélène courant.)

HÉLÈNE. — Arrête, cher Démétrius, dusses-tu me donner la mort !

DÉMÉTRIUS. — Je t’ordonne de t’en aller, ne me poursuis pas ainsi.

HÉLÈNE. — Oh ! veux-tu donc m’abandonner ici dans les ténèbres ? Ne fais pas cela.

DÉMÉTRIUS. — Arrête, sous peine de ta vie : je veux m’en aller seul. (Démétrius s’enfuit.)

HÉLÈNE, seule. — Oh ! cette vaine poursuite m’a mise hors d’haleine. Plus je le prie, et moins j’obtiens. Hermia est heureuse, en quelque lieu qu’elle se trouve ; car elle a des yeux célestes, et qui attirent vers elle. Comment ses yeux sont-ils devenus si brillants ? Ce n’est pas à force de larmes amères : si cela était, mes yeux en ont été plus souvent arrosés que les siens. Non, non ; je suis laide comme un ours, car les bêtes de ce bois qui me rencontrent s’enfuient de peur. Il n’est donc pas étonnant que Démétrius, qui est un monstre sauvage, fuie aussi ma présence. Que mon miroir est perfide et imposteur, de m’avoir persuadé de comparer mon visage aux doux yeux d’Hermia ! Mais, qui est ici ? Lysandre, étendu sur la terre ! Est-il mort, ou endormi ? Je ne vois point de sang, nulle blessure. — Lysandre, si vous êtes vivant, bon Lysandre, éveillez-vous.

LYSANDRE (Il s’éveille.)… Et je traverserais les flammes pour l’amour de toi. Transparente Hélène ! la nature montre son art, en me faisant voir ton cœur à travers ton sein. Où est Démétrius ? Oh ! que ce nom odieux est bien celui d’un homme destiné à mourir de mon épée !

HÉLÈNE. — Ne parlez ainsi, Lysandre ; ne parlez pas ainsi : qu’importe qu’il aime votre Hermia ? Lysandre, que vous importe ? Hermia n’aime que vous ; ainsi soyez content.

LYSANDRE. — Content avec Hermia ? Non ! je me repens des instants ennuyeux que j’ai perdus avec elle. Ce n’est point Hermia, c’est Hélène que j’aime. Qui ne voudrait changer un corbeau contre une colombe ? La volonté de l’homme est gouvernée par la raison ; et ma raison me dit que vous êtes la plus digne d’être aimée. Les plantes qui croissent encore ne sont pas mûres avant leur saison ; et moi-même, trop jeune jusqu’ici, je n’étais point mûr pour la raison ; mais maintenant que je touche au plus haut point de la perfection humaine, la raison devient le guide de ma volonté et me conduit à vos yeux, où je vois des histoires d’amour écrites dans le livre le plus précieux de l’amour.

HÉLÈNE. — Pourquoi suis-je née pour être en butte à cette ironie ? Quand ai-je mérité d’essuyer de votre part ces mépris ? N’est-ce donc pas assez, n’est-ce donc pas assez, jeune homme, que je n’aie jamais pu, non, et que je ne puisse jamais mériter un doux regard des yeux de Démétrius, sans qu’il faille encore que vous insultiez à ma disgrâce ? De bonne foi, vous me faites une injure ; oui, oui, vous m’insultez, en me faisant la cour d’une manière si méprisante ! Mais adieu ; je suis forcée d’avouer que je vous avais cru doué d’une générosité plus vraie. Oh ! se peut-il qu’une femme rebutée d’un homme soit à cause de cela cruellement raillée par un autre ? (Elle sort.)

LYSANDRE. — Elle ne voit point Hermia.—Hermia, continue de dormir ici, et puisses-tu ne jamais t’approcher de Lysandre ! Car, comme l’excès des mets les plus délicieux porte à l’estomac le dégoût le plus invincible ; comme les hérésies que les hommes abjurent sont détestées surtout par ceux qu’elles avaient trompé ; de même, toi, objet de ma satiété et de mon hérésie, sois haïe de tous, et surtout de moi ! Et vous, puissances de mon âme, consacrez votre amour et votre force à honorer Hélène, et à me rendre son chevalier. (Il sort.)

HERMIA, se réveillant en sursaut. — À mon secours, Lysandre ! à mon secours ! Oh ! fais ton possible pour arracher ce serpent qui rampe sur mon sein : hélas ! par pitié ! —Quel était ce songe ! Lysandre, vois comme je tremble de frayeur ! il m’a semblé qu’un serpent me dévorait le cœur, et que toi, tu étais assis, souriant à mon cruel tourment. — Lysandre ! quoi, s’est-il éloigné ! Lysandre ! Seigneur ! Quoi ! il ne m’entend pas ! Il est parti ! Pas un son, pas une parole ! Hélas ! où êtes-vous ? Répondez-moi, si vous pouvez m’entendre : parlez-moi, au nom de tous les amours ! Je suis prête à m’évanouir de terreur ! —Personne ! —Ah ! je vois enfin que tu n’es plus près de moi ; il faut que je trouve à l’instant, ou la mort, ou toi. (Elle sort).

FIN DU DEUXIÈME ACTE.

  1. Ce sont les cercles que les fées, disait-on, traçaient sur le gazon, dont la brillante verdure provenait du soin qu’elles prenaient de l’arroser.
  2. Fleur favorite des fées.
  3. La coutume de crier tailleur à la vue d’une chute sur le dos, vient de ce qu’un homme qui glisse en arrière de sa chaise tombe comme un tailleur, les jambes croisées sur son établi.
  4. On sait que Thésée fut un des plus braves chevaliers errants de la mythologie grecque, mais qu’il ne se piquait pas de fidélité envers les dames.
  5. Jeu de merelles, figure composée de plusieurs carrés que les bergers ou les enfants tracent sur le gazon.
  6. Il y a dans le texte human mortals : cette épithète, qui semble redondante, sert à marquer la différence entre les hommes et les fées. Celles-ci ne font pas partie de l’humanité, quoique soumises à la mort comme les hommes.
  7. Observation juste sur la constitution médicale de l’atmosphère.
  8. Page d’honneur, place de cour abolie par Élisabeth ; le henchman des highlanders était leur échanson.
  9. O Maraviglia ! Amor ch’a pena è nato
    Gia grande vola, gia triunfa armato.
  10. Compliment à Élisabeth ; ce sont les vers que dans le roman de Kenilworth la reine se fait répéter par W. Raleigh.
  11. On l’appelle aussi Love in idleness, l’amour oisif, ou l’œil du cœur, herbe de la trinité. C’est la Viola tricolor de Linnée, syngénésie monogame.
  12. On remarquera peut-être que Puck et Oberon parlent souvent sur la scène sans qu’on ait fait mention de leur entrée. Invisibles ou visibles à leur gré, ils semblent s’affranchir eux-mêmes des lois de la scène.
  13. Roundel, couplet de chanson qui commence et finit par la même sentence, qui redit in orbem. Roundel signifie aussi une ronde.
  14. Équivoque sur le verbe to lie, se coucher et mentir.