Le Songe d’une nuit d’été/Traduction Guizot, 1862/Acte V

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Le Songe d’une nuit d’été
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de Shakespeare, Texte établi par François GuizotDidiertome 3 (p. 451-464).
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ACTE CINQUIÈME



Scène I

Athènes. — Appartement dans le palais de Thésée

THÉSÉE, HIPPOLYTE, PHILOSTRATE, SEIGNEURS, Suite.


HIPPOLYTE. — Cela est étrange, mon cher Thésée, ce que racontent ces amants !

THÉSÉE. — Plus étrange que vrai. Jamais je ne pourrai ajouter foi à ces vieilles fables, ni à ces jeux de féerie. Les amants et les fous ont des cerveaux bouillants, une imagination féconde en fantômes, et qui conçoit au delà de ce que la froide raison peut jamais comprendre. Le fou, l’amoureux et le poëte sont tout imagination. L’un voit plus de démons que l’enfer ne peut en contenir ; c’est le fou ; l’amoureux, non moins extravagant, voit la beauté d’Hélène sur un front égyptien. L’œil du poëte, roulant dans un beau délire, lance son regard du ciel à la terre, et de la terre aux cieux ; et comme l’imagination donne un corps aux objets inconnus, la plume du poëte leur imprime de même des formes, et assigne à un fantôme aérien une demeure et un nom particulier ; tels sont les jeux d’une imagination puissante ; si elle conçoit un sentiment de joie, elle crée aussitôt un être, messager de cette joie : ou si, dans la nuit, elle se forge quelque terreur, avec quelle facilité un buisson devient un ours !

HIPPOLYTE. — Mais toute l’histoire qu’ils ont racontée de ce qui s’est passé cette nuit, leurs idées ainsi transformées, tout cela annonce plus que les illusions de l’ima gination, et présente quelque chose de réel, mais de toute façon, d’admirable et d’étrange.

(Entrent Lysandre, Démétrius, Hermia et Hélène.)

THÉSÉE. — Voici nos amants qui viennent pleins de joie et d’allégresse. — Que le bonheur et de longs jours d’amour accompagnent vos cœurs, aimables amis !

LYSANDRE. — Que des jours plus beaux encore suivent les pas de Votre Altesse, et éclairent votre table et votre couche !

THÉSÉE. — Allons, quelles mascarades, quelles danses aurons-nous pour consumer sans ennui ce siècle de trois heures, qui doit s’écouler entre le souper et l’heure du lit ? Où est l’ordonnateur habituel de nos fêtes ? Quels divertissements sont préparés ? N’y a-t-il point de comédie, pour soulager les angoisses de cette heure éternelle ? Appelez Philostrate.

PHILOSTRATE. — Me voici, puissant Thésée.

THÉSÉE. — Dites ; quel passe-temps avez-vous pour cette soirée ? Quelle mascarade ? Quelle musique ? Comment tromperons-nous l’ennui du temps paresseux, si nous n’avons pas quelque plaisir pour nous distraire ?

PHILOSTRATE. — Voilà la liste des divertissements qui sont préparés. Choisissez celui que Votre Altesse préfère voir le premier. (Il lui remet un écrit.)

THÉSÉE lit. — Le combat des centaures pour être chanté par un eunuque athénien, sur la harpe. — Nous ne voulons pas de cela ; j’en ai fait tout le récit à ma bien-aimée, à la gloire de mon parent Hercule. — _La fureur des bacchantes enivrées, déchirant le chantre de la Thrace dans leur rage_. — C’est un vieux sujet ; et je l’ai vu jouer la dernière fois que je revins vainqueur de Thèbes. — _Les neuf muses pleurant la mort de la Science, récemment décédée dans l’indigence[1]. — C’est quelque critique, quelque satire mordante, et cela ne va pas à une fête de noces. — _Une ennuyeuse et courte scène du jeune Pyrame, avec sa maîtresse Thisbé ; farce vraiment tragique_. — Tragique et comique à la fois ! courte et ennuyeuse ! C’est comme qui dirait de la glace chaude, et de la neige d’une espèce aussi rare. Comment accorder ces contraires ?

PHILOSTRATE. — C’est, mon prince, une pièce longue de quelque dizaine de mots, ce qui est aussi court qu’aucune pièce de ma connaissance ; mais avec ces dix mots, mon prince, elle est encore trop longue, ce qui la rend ennuyeuse ; car, dans toute la pièce, il n’y a pas un mot à sa place, ni un seul acteur propre à son rôle ; et c’est une pièce tragique, mon prince ; car Pyrame se tue lui-même à la fin : ce qui, je vous l’avoue, quand je l’ai vu répéter, a rendu mes yeux humides ; mais de larmes plus gaies, que n’en ont jamais fait jaillir les plus bruyants éclats de rires.

THÉSÉE. — Quels sont les acteurs ?

PHILOSTRATE. — Des artisans, aux mains calleuses, qui travaillent ici dans Athènes, mais qui n’ont jamais travaillé d’esprit jusqu’à ce moment ; ils se sont avisés aujourd’hui de charger de cette pièce leur mémoire inexercée, pour la cérémonie de vos noces.

THÉSÉE. — Nous voulons la voir jouer.

PHILOSTRATE. — Non, mon noble duc ; elle n’est pas digne de vous : je l’ai entendue d’un bout à l’autre, et cela ne vaut rien, rien au monde ; à moins que vous ne trouviez quelque amusement dans leur intention, en les voyant se tourmenter, et réciter avec tant de peine, pour plaire à Votre Altesse.

THÉSÉE. — Je veux entendre cette pièce : tout ce qui est offert par la simplicité et le zèle est toujours bien. Allez, faites-les venir. — Et vous, mesdames, prenez vos places. (Philostrate sort.)

HIPPOLYTE. — Je n’ai pas de plaisir à voir des malheureux échouer, et le zèle succomber dans ses efforts pour plaire.

THÉSÉE. — Hé ! ma chère, vous ne verrez pas cela non plus.

HIPPOLYTE. — Il dit qu’ils ne peuvent rien faire de supportable en ce genre.

THÉSÉE. — Nous n’en paraîtrons que plus généreux, en les remerciant, sans qu’ils nous aient rien donné. Notre plaisir sera de comprendre ce qui fait le sujet de leurs erreurs. Là où la bonne volonté échoue, un noble cœur considère l’intention, non le mérite de l’action. Dans mes voyages, souvent de grands clercs formaient le projet de me complimenter par des harangues longtemps étudiées ; et, lorsque je les voyais frissonner et pâlir, rester court au milieu de leurs périodes, étouffer dans leur peur leur voix exercée, et pour conclusion rester muets et sans harangue, croyez-moi, ma chère, je cueillais un compliment dans le silence, et j’en lisais autant dans la modestie de leur zèle timide, que dans la bruyante voix d’une éloquence audacieuse et arrogante ; l’affection et la simplicité muette m’en disent donc beaucoup plus que tout ce que je pourrais entendre.

(Philostrate revient.)

PHILOSTRATE. — S’il plaît à Votre Altesse, le Prologue est tout prêt.

THÉSÉE. — Qu’il s’avance.

(On joue une fanfare.)[2].

(Le Prologue entre.)

LE PROLOGUE. — « Si nous déplaisons, c’est avec notre bonne volonté ; il faut que vous pensiez que nous ne venons pas pour offenser, mais par notre bonne volonté, vous montrer notre simple savoir-faire, voilà le véritable commencement de notre fin. Considérez donc que nous ne venons qu’avec dépit. Nous ne venons point comme pour vous contenter ; mais c’est notre véritable intention. Nous ne sommes pas ici pour votre plaisir ; que si vous avez regret, les acteurs sont tout prêts et par leur jeu vous saurez tout ce qu’il y a apparence que vous sachiez. »

THÉSÉE. — Ce garçon ne s’arrête pas sur les points.

LYSANDRE. — Il a galopé son prologue, comme un jeune cheval ; il ne connaît point d’arrêt. Voilà une bonne leçon, mon prince : il ne suffit pas de parler ; il faut parler sensément.

HIPPOLYTE. — En vérité, il a joué sur son prologue comme un enfant sur une flûte : des sons, mais sans mesure.

THÉSÉE. — Son discours ressemblait à une chaîne embrouillée ; il n’y avait aucun anneau de moins, mais tous étaient en désordre. Qui vient après lui ?

(Entrent Pyrame, Thisbé, la Muraille, le Clair-de-Lune et le Lion, comme dans une pantomime.)

LE PROLOGUE. — « Seigneurs, peut-être êtes-vous étonnés de ce spectacle ; mais étonnez-vous jusqu’à ce que la vérité vienne tout éclaircir. Ce personnage, c’est Pyrame, si vous voulez le savoir. Cette belle dame, c’est bien certainement Thisbé. Cet homme, enduit de chaux et de crépi, représente une muraille, cette odieuse muraille qui séparait ces deux amants ; et les pauvres enfants, il faut qu’ils se contentent de murmurer tout bas au travers d’une fente de la muraille, que personne ne s’en étonne. Cet autre, avec sa lanterne, un chien et un buisson d’épines, représente le clair de lune ; car, si vous voulez le savoir, ces deux amants ne se firent pas scrupule de se donner rendez-vous au clair de lune, à la tombe de Ninus, pour s’y faire la cour. Cette terrible bête, qui, de son nom, s’appelle un lion, fit reculer, ou plutôt épouvanta la fidèle Thisbé venant dans l’ombre de la nuit ; et en fuyant, elle laissa tomber son manteau, que l’infâme lion teignit de sa gueule ensanglantée. Aussitôt arrive Pyrame, ce beau et grand jeune homme, et il trouve le manteau sanglant de sa fidèle Thisbé. À cette vue, avec son épée, sa coupable et sanguinaire épée, il perce bravement son sein bouillant ; et Thisbé, qui s’était arrêtée sous l’ombrage d’un mûrier, retira son poignard, et mourut. Quant au reste, que le Lion, le Clair-de-Lune, la Muraille et les deux amants l’expliquent dans leurs grands discours tant qu’ils seront en scène. »

(Sortent le Prologue, Thisbé, le Lion et le Clair-de-Lune.)

THÉSÉE. — Je me demande si le lion doit parler.

DÉMÉTRIUS. — Il n’y a rien d’étonnant à cela, mon prince : un lion peut parler, si tant d’ânes le peuvent[3].

LA MURAILLE. — « Dans le même intermède, il se trouve que moi, qui de mon nom m’appelle Snout, je représente une muraille, et une muraille qui, veuillez m’en croire, a un trou ou une crevasse, par laquelle les deux amants, Pyrame et Thisbé, murmuraient souvent en secret. Cette chaux, ce crépi et cette pierre vous montrent que je suis précisément cette muraille : voilà la vérité. Et voici à droite et à gauche l’ouverture, la lézarde par laquelle ces timides amants doivent se parler tout bas. »

THÉSÉE. — Peut-on demander à la chaux et à la bourre de mieux parler ?

DÉMÉTRIUS. — C’est, mon prince, le mur le plus spirituel que j’aie jamais entendu.

THÉSÉE. — Voilà Pyrame qui s’approche de la muraille : silence.

PYRAME. — « Ô nuit au lugubre visage, ô sombre nuit ! ô nuit, qui es toujours, quand le jour n’est plus ! ô nuit ! ô nuit ! hélas ! hélas ! je crains bien que ma Thisbé n’ait oublié sa promesse ! —Et toi, ô muraille ! ô douce et aimable muraille ! qui est élevée entre le terrain de son père et le mien ! toi, muraille ! ô muraille ! ô muraille ! ô aimable et douce muraille, montre-moi ta lézarde, que je puisse regarder au travers avec mes yeux ! (La muraille écarte ses doigts.) Je te rends grâces, courtoise muraille ; que Jupiter te protége en récompense ! Mais, que vois-je ? Je ne vois point de Thisbé ! Ô maudite muraille, au travers de laquelle je ne vois point mon bonheur ; maudites soient tes pierres, pour me tromper ainsi ! »

THÉSÉE. — La muraille, étant sensible, devrait, ce me semble, le maudire à son tour.

PYRAME. — « Non, monsieur ; en vérité, elle ne le doit pas.—Me tromper ainsi, est la réclame du rôle de Thisbé : c’est à elle à paraître maintenant, et je vais la chercher des yeux à travers la muraille. Vous verrez que tout cela va arriver juste comme je vous l’ai dit. Tenez, la voilà qui vient. »

THISBÉ. — « Ô muraille ! tu as souvent entendu mes plaintes de ce que tu séparais mon beau Pyrame et moi : mes lèvres vermeilles ont souvent baisé tes pierres cimentées avec de la chaux et de la bourre ! »

PYRAME. — « Je vois une voix ; je veux m’approcher de la fente, pour voir si je peux entendre le visage de ma Thisbé. — Thisbé ! »

THISBÉ. — « Mon amant ! Tu es mon amant, je crois. »

PYRAME. — « Crois ce que tu voudras ; je suis ton cher amant, et je suis toujours fidèle comme Liandre[4]. »

THISBÉ. — « Et moi, comme Hélène, jusqu’à ce que les destins me tuent. »

PYRAME. — « Jamais Saphale[5] ne fut si fidèle à Procrus. »

THISBÉ. — « Comme Saphale fut fidèle à Procrus, je le suis pour toi. »

PYRAME. — « Oh ! donne-moi un baiser par le trou de cette odieuse muraille. »

THISBÉ. — « Je baise le trou de la muraille, et point tes lèvres. »

PYRAME. — « Veux-tu venir tout à l’heure me rejoindre à la tombe de Ninny ? »

THISBÉ. — « À la vie ou à la mort, j’y vais sans délai. »

LA MURAILLE. — « Moi, muraille, me voilà à la fin de mon rôle ; et, mon rôle étant fini, c’est ainsi que la muraille s’en va. » (La Muraille, Pyrame, Thisbé, sortent.)

THÉSÉE. — Maintenant la voilà donc à bas la muraille qui séparait les deux voisins.

DÉMÉTRIUS. — Il n’y a pas de remède, mon prince, quand les murailles sont si prestes à entendre sans en prévenir.

HIPPOLYTE. — Ceci est la plus sotte absurdité que j’aie jamais entendue.

THÉSÉE. — La meilleure de ces représentations n’est qu’une illusion, et la pire de toutes ne sera pas pire, si l’imagination veut l’embellir.

HIPPOLYTE. — Il faut que ce soit votre imagination qui s’en charge alors et non pas la leur.

THÉSÉE. — Si nous ne pensons pas plus d’eux qu’ils n’en pensent eux-mêmes, ils peuvent passer pour d’excellents acteurs. — Voici deux fameuses bêtes qui s’avancent, une lune et un lion.

(Entrent le Lion et le Clair-de-Lune.)

LE LION. — « Belles dames, vous dont le cœur timide frémit à la vue de la plus petite souris qui court sur le plancher, vous pourriez ici frissonner et trembler d’effroi lorsqu’un lion féroce vient à rugir dans sa rage. Sachez donc que moi, Snug le menuisier, je ne suis ni un lion féroce ni la femelle d’un lion ; car si j’étais venu comme un lion irrité dans ce lieu, ma vie courrait de grands dangers. »

THÉSÉE. — Une fort bonne bête, et d’une honnête conscience.

DÉMÉTRIUS. — La meilleure bête, pour une bête bête, que j’ai jamais vue, mon prince.

LYSANDRE. — Ce lion est un vrai renard par la valeur.

THÉSÉE. — Cela est vrai ; et un véritable oison par la prudence.

DÉMÉTRIUS. — Non pas, mon prince, car sa valeur ne peut emporter sa prudence, et le renard emporte l’oison.

THÉSÉE. — Sa prudence, j’en suis sûr, ne peut emporter sa valeur ; car l’oison n’emporte pas le renard. C’est à merveille ; laissez-le à sa prudence, et écoutons la Lune.

LE CLAIR-DE-LUNE. — « Cette lanterne vous représente la lune et ses cornes. »

DÉMÉTRIUS. — Il aurait dû porter les cornes sur sa tête.

THÉSÉE. — Ce n’est pas un croissant ; et ses cornes sont invisibles dans la circonférence.

LE CLAIR-DE-LUNE. — « Cette lanterne rep résente la lune et ses cornes ; et moi j’ai l’air d’être l’homme dans la lune[6]. »

THÉSÉE. — Cette erreur est la plus grande de toutes : l’homme devrait être mis dans la lanterne ; autrement, comment serait-il l’homme dans la lune ?

DÉMÉTRIUS. — Il n’ose pas se fourrer là, à cause de la chandelle ; car vous voyez qu’elle flambe déjà.

HIPPOLYTE. — Je suis lasse de cette lune : je voudrais que la scène changeât.

THÉSÉE. — Il paraît, à sa petite lueur de prudence, qu’il est dans le décours. Mais cependant, par politesse et par raison, il faut attendre le temps voulu.

LYSANDRE. — Poursuis, lune.

LE CLAIR-DE-LUNE. — « Tout ce qui me reste à vous dire, c’est de vous déclarer que la lanterne est la lune ; moi l’homme dans la lune ; ce buisson d’épines, mon buisson d’épines ; et ce chien, mon chien. »

DÉMÉTRIUS. — Eh ! mais, tout cela devrait être dans la lanterne ; car ils sont dans la lune. Mais, silence ; voici Thisbé.

THISBÉ. — « Voici la tombe du vieux Ninny. Où est mon amant ? »

LE LION. — « Hoh ! » (Le Lion rugit, Thisbé s’enfuit.)

DÉMÉTRIUS. — Bien rugi, lion !

THÉSÉE. — Bien couru, Thisbé !

HIPPOLYTE. — Bien brillé, lune ! —Vraiment, la lune luit de fort bonne grâce.

(Le Lion déchire le manteau de Thisbé, et sort.)

THÉSÉE. — Bien mâché, lion !

DÉMÉTRIUS. — Et voilà Pyrame qui vient.

LYSANDRE. — Et la lune qui disparaît.

PYRAME. — « Douce lune, je te remercie de tes rayons solaires ! Je te rends grâces, lune, de ta clarté si brillante ; car à la lumière de tes rayons gracieux, dorés et brillants, je me promets de goûter la vue de la

très-fidèle Thisbé ! »

Mais, arrêtons, ô horreur !
Mais, voyons : pauvre chevalier,
Quel affreux objet s’offre ici ?
Mes yeux, voyez-vous ?
Comment cela peut-il être ?
Ô ma petite poule, ô ma chère !
Ton beau manteau,
Quoi donc, est-il teint de sang ?
Approchez, cruelles furies ;
Ô destin : venez, venez,
Coupez fil et filasse :
Écrasez, détruisez, égorgez, et finissez tout !

THÉSÉE. — Cette fureur et la mort d’un tendre amant seraient capables de rendre un homme triste.

HIPPOLYTE. — J’en veux à mon cœur ; mais j’ai pitié de lui.

PYRAME. — « Ô nature ! pourquoi formas-tu des lions ? Puisque cet infâme lion a défloré ici ma chère maîtresse, qui est… non, non, qui était la plus belle personne qui ait vécu, qui ait aimé, qui ait caressé, qui ait regardé de ses beaux yeux. »

 Venez, larmes, confondez-vous,—
 À moi, mon épée, et blesse
 Le sein de Pyrame :
 Oui, le sein gauche
 Où palpite le cœur.
 Ainsi je meurs, je meurs, je meurs,
 Maintenant je suis mort,
 Maintenant je suis parti de ce monde ;
 Mon âme est dans les cieux.
 Langue, perds ta lumière ;
 Lune, prends la fuite ;
 Et maintenant, meurs, meurs, meurs.
 Meurs, meurs.

(Il meurt. Le Clair-de-Lune sort.)

DÉMÉTRIUS. — Plus de dé pour lui si ce n’est l’as, car il n’est plus qu’un[7].


LYSANDRE. — Il est moins qu’un as, ami, car il est mort ; il n’est rien.

THÉSÉE. — Avec le secours d’un chirurgien, il pourrait en revenir encore et se trouver un âne.

HIPPOLYTE. — Par quel hasard le Clair-de-Lune s’en est-il allé, avant que Thisbé revienne et trouve son amant ?

THÉSÉE. — Elle le trouvera à la clarté des étoiles.—La voici qui s’avance, et sa douleur va finir la pièce.

(Thisbé paraît.)

HIPPOLYTE. — Il me semble qu’elle ne doit pas être fort longue, pour un pareil Pyrame ; j’espère qu’elle sera courte.

DÉMÉTRIUS. — Lequel de Pyrame ou de Thisbé vaut le mieux ? Un atome ferait pencher la balance.

LYSANDRE. — Elle l’a déjà aperçu avec ses beaux yeux.

DÉMÉTRIUS. — Et la voilà qui va gémir : vous allez entendre.

THISBÉ.

 Dors-tu, mon amant ?
 Quoi ! serais-tu mort, mon beau tourtereau ?
 Ô Pyrame ! lève-toi :
 Parle, parle-moi : tout à fait muet ?
 Donc, mort, mort ? Une tombe
 Doit donc couvrir tes yeux.
 Ce front de lis,
 Ce nez vermeil,
 Ces joues jaunes comme la primevère,
 Sont évanouis, sont évanouis.
 Amants, gémissez ;
 Ses yeux étaient verts comme porreau.
 Ô vous, trio de sœurs,
 Venez, venez à moi.
 Avec vos mains pâles comme le lait,
 Teignez-les dans le sang,
 Puisque vous avez coupé
 De vos ciseaux son fil de soie.
 Langue, n’ajoute pas un mot ;
 Viens, fidèle épée,
 Viens, lame tranchante, plonge-toi dans mon sein,
 Et adieu, mes amis.
 Ainsi finit Thisbé.
 Adieu, adieu, adieu.

(Elle meurt.)

THÉSÉE. — Le clair de lune et le lion sont restés pour enterrer les morts.

DÉMÉTRIUS. — Oui, et la muraille aussi.

BOTTOM. — Non, je puis vous l’assurer. La muraille qui séparait leurs pères est à bas. — Vous plaît-il de voir l’épilogue, ou d’entendre une danse bergamasque[8], entre deux acteurs de notre troupe ?

THÉSÉE. — Point d’épilogue, je vous prie ; car votre pièce n’a pas besoin d’apologie : ne vous excusez-pas ; car lorsque tous les acteurs sont morts, il n’est pas besoin d’en blâmer aucun. Vraiment, si celui qui a composé cette pièce avait joué le rôle de Pyrame, et qu’il se fût pendu avec la jarretière de Thisbé, cela aurait fait une bien belle tragédie ; et c’en est une en vérité, et jouée avec distinction. Mais, voyons notre bergamasque : laissez là votre épilogue. (Une danse de paysans bouffons.) La langue de fer de minuit a prononcé douze : amants, au lit ; c’est presque l’heure des fées. Je crains bien que nous ne dormions trop tard le matin, comme nous avons veillé trop longtemps cette nuit. Cette farce grossière nous a bien trompés sur la marche pesante de la nuit. — Chers amis, allons à notre lit : en l’honneur de cette solennité, nous passerons quinze jours entiers dans les fêtes nocturnes et des divertissements nouveaux, et chaque jour amènera de nouveaux plaisirs, pour célébrer cette fête. (Tous sortent.)



Scène II

Entre PUCK.

Voici l’heure où le lion affamé rugit,
Où le loup hurle à la lune,
Tandis que le lourd laboureur ronfle
Épuisé de sa pénible tâche.
Maintenant les tisons consumés brillent dans le foyer ;
La chouette, poussant son cri sinistre,
Rappelle aux malheureux, couchés dans les do

uleurs,
Le souvenir d’un drap funèbre.
Voici le temps de la nuit,
Où les tombeaux, tous entr’ouverts,
Laissent échapper chacun son spectre,
Qui va errer dans les sentiers des cimetières.
Et nous, fées, qui voltigeons
Près du char de la triple Hécate,
Fuyant la présence du soleil,
Et suivant l’ombre comme un songe,
Nous gambadons maintenant. Pas une souris
Ne troublera cette maison sacrée.
Je suis envoyé devant, avec un balai,
Pour balayer la poussière derrière la porte[9].

(Entrent Oberon et Titania avec leur cour.)

OBERON.

Qu’une faible lumière éclaire cette maison
Par le moyen de ce feu mourant ;
Que tous les esprits et toutes les fées
Sautent d’un pied léger, comme l’oiseau sur la branche.
Répétez après moi ce couplet :
Chantez et dansez rapidement à sa mesure.

TITANIA.

D’abord, répétez ce couplet par cœur ;
Et à chaque mot une cadence ;
Les mains enlacées, avec la grâce des fées,
Nous chanterons et nous bénirons cette demeure.

(Chant et danse[10].)

OBERON.

À présent, jusqu’à la pointe du jour,
Que chaque fée erre dans ce palais.
Nous irons au beau lit nuptial,
Et il sera béni parmi nous ;
Et la lignée qui y sera engendrée
Sera toujours heureuse.
Ces trois couples d’amants
Seront toujours sincères et fidèles,
Et les taches de la main de la nature
Ne se verront point sur leurs enfants.


Jamais signe, bec de lièvre, cicatrice,
Ou marque de sinistre augure, qui sont
Si pénibles à voir au jour de la nativité,
N’existeront pour leurs enfants.
Fées, dispersez-vous ;
Qu’avec la rosée des champs
Chacune voue chaque appartement
De ce palais à la douce paix,
Il subsistera toujours en sûreté,
Et le maître en sera toujours béni.
Allons, vite,
Ne tardons plus
Venez me rejoindre au point du jour.

(Oberon et Titania sortent avec leur cour.)

PUCK.

Si nous, légers fantômes, nous avons déplu,
Figurez-vous seulement (et tout sera réparé),
Que vous avez fait ici un court sommeil,
Tandis que ces visions erraient autour de vous.
Seigneurs, ne blâmez point
Ce faible et vain sujet,
Et ne le prenez que pour un songe :
Si vous faites grâce, nous corrigerons.
Et comme je suis un honnête Puck,
Si nous avons le bonheur immérité
D’échapper cette fois à la langue du serpent[11],
Nous ferons mieux avant peu,
Ou tenez Puck pour un menteur.
Ainsi ; bonne nuit à tous.
Prêtez-moi le secours de vos mains si nous sommes amis
Et Robin vous dédommagera quelque jour.

(Il sort.)


FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

  1. Allusion à un poëme de Spencer. Ce poëte mourut de misère en 1598.
  2. Il paraît que le prologue était anciennement introduit au son des trompettes.
  3. Allusion à une fable de l’Estrange : les Ânes juges de paix.
  4. Il y a, dans ce texte, Limandre. Liandre est le mot consacré dans nos parades ; le beau Liandre pour Léandre.
  5. Saphale pour Céphale, Procrus pour Procris.
  6. Ce personnage n’était pas nouveau. Shakspeare le tourne ici en ridicule.
  7. « Die', mourir, et die, équivoque. » FARMER.
  8. On sait que les danses bergamasques ont eu longtemps de la réputation.
  9. La propreté est nécessaire pour attirer chez soi des fées propices.
  10. On prétend qu’il y a ici deux couplets perdus.
  11. Les sifflets.