Le Songe de Poliphile/16

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La nymphe, ayant suffisamment décrit
à Poliphile les mystères triomphaux et le divin amour, lui conseilla d’avancer toujours plus en des lieux où il pût voir encore d’autres nymphes innombrables en compagnie de leurs très-chers amants, se livrant à mille ébattements parmi les fleurs, sous les ombrages frais, au bord des clairs ruisseaux, auprès des fontaines très-limpides. On verra comme quoi Poliphile, exaspéré par son amour extrême, s’apaisa dans l’admiration que sa belle nymphe lui causa.



on-seulement il se réputerait heureux, mais il le serait encore par-dessus tous, l’homme à qui, par grâce spéciale, serait concédée la jouissance continuelle de ces pompes divines, de ces triomphes célestes, de ces divertissements glorieux, la jouissance de ces lieux charmants, de ces déesses, semi-déesses et nymphes incroyablement belles et parées, l’homme à qui serait accordé de partager son sort avec elles, de les contempler sans cesse. Mais combien plus heureux serait-il encore de vivre auprès d’une nymphe tellement illustre, à la parure virginale exquise et divine, de la posséder pour compagne, de l’avoir pour guide et pour sincère conductrice ! Quant à moi, je n’estimai pas cela une part petite ou médiocre de béatitude. J’admirai ces choses réellement et demeurai un grand moment pensif et joyeux au delà de toute estimation, m’émerveillant outre mesure ; alors la tendre et délicieuse demoiselle, qui me conduisait, me dit d’un ton caressant : « Poliphile, avançons à cette heure. » Partant aussitôt, nous nous mîmes gaiement en marche vers les fraîches fontaines et les ruisseaux ombragés. Là, autour des champs fleuris, circulaient des petits fleuves rapides, des sources vives qui surgissaient avec des eaux cristallines et coulaient en gracieuses vagues mignonnes. Dans ces ondes pures se miraient, en dehors du tendre feuillage, le fils épanoui et purpuréen de la nymphe Liriopé[1], ainsi que la fluviale et rouge balsamine[2] et, çà et là dispersés, des glayeuls[3] fleuris. Toutes ces belles rives étaient pleines d’autres fleurs charmantes et superbes poussant au milieu d’un gazon vert et gai. Cet endroit bienheureux occupait un ample et large circuit ; il était entouré de montagnes boisées d’une hauteur médiocre, couvertes de lauriers verts, d’arbousiers chargés de fruits, de grands pins chevelus et sapins, de myrtes blancs et moyens. Au bord des petits canaux limpides au lit de gravier, sur le sol couvert, par endroits, de sable blond, croissaient des germandrées[4] aquatiques à triples feuilles, au travers desquelles l’eau fugitive s’écoulait avec un doux murmure.

Là se trouvaient, en quantité, des nymphes délicates et divines, d’un âge très-tendre, exhalant le parfum de leur virginité en fleur, belles au delà de toute croyance, faisant compagnie à leurs amants impubères, habitants indigènes de ce très-noble endroit. Quelques-unes de ces nymphes, à la mine hardie, se montraient charmantes dans les eaux pures. Elles avaient gracieusement relevé leurs légers vêtements de soie brillante, aux diverses teintes agréables, qui, rassemblés sur leur bras de neige, laissaient voir, au travers de leurs plis menus et animés, la forme svelte, curviligne de leurs flancs charnus, découvrant leurs jambes blanches et leurs mollets arrondis jusqu’à leurs genoux potelés. Les eaux courantes et limpides baignaient leurs talons courbes. Je sentais qu’il y avait là de quoi bouleverser n’importe qui, fût-ce le moins porté, le plus inapte à l’amour et le plus éteint. Ces eaux réfléchissant l’extrême blancheur de leurs membres purs et brillants, répercutaient toute la joyeuse compagnie dans les ondes unies où le courant était faible, et laissaient voir, comme en un miroir splendide et poli, tous ces visages célestes. Les pieds menus, allant en amont du courant, brisaient les petites ondes qui les frappaient en bouillonnant et, sonores, sautaient à l’encontre. Quelques-unes de ces jeunes filles se tenaient, par les ondes, enlacées joyeusement à des cygnes aux pieds palmés qui nageaient apprivoisés, et, puisant l’eau dans leur main creuse, elles se la jetaient, en riant, l’une contre l’autre. D’aucunes se tenant sur l’herbe tendre, le long des rives arrosées, s’appliquaient à tresser des parures de fleurs odorantes et versicolores. Elles les offraient familièrement à leurs amants touchés de reconnaissance. De plus, elles ne leur refusaient pas les amoureux baisers succulents et suaves ; bien au contraire, même, elles en dispensaient d’appliqués plus fortement que ne le sont les bouches des tentacules des polypes, plus strictement que ne le sont les coquillages après les écueils de l’Illyrie ou les carènes des navires ; baisers adhérant comme des morsures, mettant en jeu les petites langues nourries de musc odorant à travers les lèvres riantes et humides, mordillant, imprimant, avec les dents menues, des marques innocentes sur les gorges blanches. D’autres de ces jeunes gens s’étaient nonchalamment assis parmi les herbes vertes et les fleurs diaprées, le long des rives décorées et bordées, non de roseaux, mais des floraisons les plus belles, à travers lesquelles les ondes coulant plus claires que celles de l’Axius en Mygdonie[5], se brisaient, sonores contre les pieds des lauriers roses. Là, sous l’ombrage des arbres, enlacés les uns aux autres comme les cheveux vipérins de Méduse, plus enchevêtrés, dans un délectable embrassement, que la cuscute[6] emmêlée, ils s’étreignaient plus étroitement que le lierre serpentant ne fait des vieux ormes et des très-antiques édifices. Les nymphes ne se montraient point cruelles envers leurs amants révérés. Elles ne leur refusaient rien, et, remplies d’un amour correspondant, elles se montraient tout bonnement consentantes, livrant à leur désir leur poitrine nue et fournie. Ceux-ci s’en laissaient voir reconnaissants outre mesure, le témoignant par leurs gestes amoureux, plus délectables et plus gracieux que ne sont au cruel et implacable Cupidon les larmes qu’il fait répandre, que ne sont aux prés herbeux les frais ruisseaux et la rosée matutinale, que la forme choisie ne l’est à la matière. Quelques-uns chantaient, d’une voix contenue entremêlée de faibles soupirs s’échappant de leur poitrine en feu, des vers d’amour élégamment tournés, avec des accents d’une suavité à enivrer les sauvages cœurs de pierre, à dompter la raideur de l’inaccessible mont Caucase, à contrarier les effets de la lyre d’Orphée, à vaincre l’aspect maléficiant de Méduse, à rendre plaisant et à séduire n’importe quel monstre horrible, à calmer le mouvement continuel de Scylla[7] pleine de rage. D’autres se tenaient appuyés contre le chaste sein des jeunes filles assises, leur contant les tours galants du haut Jupiter, tandis que les nymphes, souriant finement, entouraient leurs cheveux frisés de charmantes guirlandes de fleurs et d’herbes odorantes dont elles les couronnaient avec un plaisir extrême. Des groupes feignaient de se repousser et de se fuir tout en s’adorant ; puis ils se poursuivaient et se couraient sus. Quelques-unes des jeunes filles proféraient, de leur petite bouche, de riantes et féminines clameurs ; leurs tresses blondes pendant éparses sur leurs épaules lactées qu’elles voilaient, brillaient comme des fils d’or, serrées qu’elles étaient de tige de myrte vert. Bon nombre les avaient attachées avec des écharpes flottantes, ou nouées dans un arrangement de coiffure avec des rubans d’or garnis de gemmes. En les rejoignant, les jeunes gens se baissaient pour cueillir de belles fleurs dont ils emplissaient leurs mains potelées, puis, avec des feintes amoureuses, les jetaient, en s’ébattant et en plaisantant voluptueusement, à leurs beaux visages. D’autres posaient des roses effeuillées entre les seins enfermés dans des corsages strictement lacés, et appliquaient aux jeunes filles un succulent baiser. Tantôt ils se frappaient mutuellement avec des mains inoffensives, sans brutalité ni sans choc, s’administrant de douces tapes sur les joues aux riantes fossettes plus rougissantes que le splendide Phœbus sur le char de la fraîche Aurore. Ils se livraient les combats les plus nouveaux et les plus inouïs, tels qu’Amour n’en sut jamais simuler. Quant aux nymphes, elles étaient toutes joyeuses et allègres, avec des gestes et des mouvements enfantins, avec une simplicité virginale, libres de toute préoccupation triste, exemptes des excitations de la Fortune changeante ; cela sous les ombrages tempérés des sœurs en larmes[8] du malheureux Phaëton, de l’immortelle Daphné[9], des pins chevelus aux feuilles semblables à de fines aiguilles, de l’arbre teint du sang écumant des infortunés Babyloniens[10], des cyprès droits, des très-verts orangers et cédratiers, ainsi que d’autres superbes arbres feuillus et toujours verts, chargés de fleurs et de fruits abondants on ne peut plus beaux et parfumés. Ces arbres, régulièrement disposés le long des rives gracieuses, étaient dispersés par la plaine à des distances modérées. Ils étaient séparés par des intervalles de terrain revêtu d’herbes et rempli de vertes pervenches aux fleurs bleues. Oh ! quel cœur serait assez froid, serait assez glacé pour ne se point sentir embrasé par la contemplation directe des soins vraiment délicieux que se rendait leur égal et réciproque amour ! Je pensai donc, avec raison, que Diane, la chasseresse, en eût été tout incendiée, ainsi que la glaciale Hélice[11], par elle poursuivie. C’est au point que j’oserais presque émettre cette bizarre idée, que les esprits infernaux ne souffrent d’autre tourment que l’envie inspirée par ces bienheureux qui sans cesse vivent en pleines délices, en pleins triomphes, dans une extrême volupté, sans jamais éprouver du bonheur présent ni dégoût ni satiété.

Cela fit que, maintes fois, par l’office de mes yeux, mon cœur doucement embrasé et grandement allumé poussait mon âme amoureuse jusqu’à ma bouche hésitante. Mon esprit demeurait fixé aux plaisirs délicieux. Il regardait avec curiosité les savoureux baisers et les nombreux guerdons de l’ailé Cupidon. Il me sembla vraiment que je sentais mon âme opérer, en ce trajet, son passage et sa douce migration aux derniers confins de la béatitude. Il en résulta que je demeurai privé d’âme, stupéfié au-delà de toute proportion. Il me semblait que j’eusse pris un philtre. Ma mémoire persistante me représentait les onguents de la malfaisante Circé, les herbes puissantes de Médée, les dangereux chants des sirènes, les vers funèbres du Pamphylien[12]. Aussi je me doutai judicieusement que les yeux corporels ne peuvent rien voir de ce qui est en dehors de l’humanité, et que le corps très-humble, ignoble et pesant ne se peut trouver là où les bienheureux immortels goûtent le repos.

J’échappai, toutefois, à mes longues et anxieuses réflexions, à mes imaginations fantasques, me rappelant, tout plein encore d’une vive admiration, les choses saintes et divines que j’avais vues pleinement et ouvertement. J’en vins à reconnaître que je n’étais pas en face de décevants prestiges ni de magies trompeuses mais simplement d’effets que je ne comprenais qu’imparfaitement.

Or, tout occupé à regarder attentivement ces jeunes filles, et surtout l’admirable nymphe sise à mon côté, tout contre moi, je sentis mon triste cœur se mourir sous le coup des blessures continuelles que lui faisaient les dards amoureux dont ses yeux étaient pleins. Ils excitaient outre mesure ce cœur pensif, errant et vagabond, qui, toujours tendant vers elle et s’y concentrant, comme en un unique objectif, rappelait mon âme mise à mort pour la rallumer rigoureusement aux feux antérieurs.

C’était pour cette âme une cruelle souffrance que de ne point oser lui demander si elle était bien ma divine Polia tant désirée. D’autant qu’auparavant elle m’en avait donné une connaissance douteuse ; mais je craignais de l’offenser imprudemment, car mon rude et inculte langage aurait pu ne pas lui convenir. Ma voix émue, déjà parvenue à mes lèvres fermées, était réprimée pour cette raison. Quoi qu’il en fût, envahi par une stupeur extraordinaire, tel que Sosie trompé par l’Atlantiade[13] qui le simulait, en grand suspens, je me retrouvai tout hésitant au fond du cœur, scrutant avec des regards perçants les opérations célestes, investi par un ardent désir, d’autant plus que j’étais mis outre mesure en appétit, si bien que je me dis à moi-même : « Oh que vivement je souhaiterais d’être ici compté comme citoyen perpétuel ! Si cela était possible, aucune peine accablante ne me semblerait lourde, aucun péril imminent ne m’épouvanterait. Dût la fallacieuse Fortune se mettre en travers, j’exposerais, sans penser à rien d’autre, toute ma chère et précieuse existence. Je ne refuserais pas d’accepter la grave et pénible proposition des deux portes faite au fils d’Amphitryon[14]. Je ne refuserais pas d’user ma douce jeunesse et mes plaisantes années aux mortels périls de la mer en courroux, par les épouvantables détroits de Trinacrie[15], éprouvant plus de fatigues, plus de terreurs que l’errant Ulysse dans la caverne à l’unique issue de l’horrible Polyphème, le cyclope fils de Neptune. J’affronterais la métamorphose de ses compagnons chez Calypso, je n’épargnerais ma gracieuse vie en quoi que ce fût. J’endurerais une plus longue, une plus rude servitude que celle du pasteur Hébreu enamouré[16], plus cruelle que celle d’Androclès ; car toute peine s’évanouit quand l’amour s’en mêle, et je m’exposerais à l’épreuve de l’affection d’un lion dans sa caverne[17], à l’épreuve de la belle Atalante[18]. Je combattrais comme le fit le robuste Hercule aux bras noueux pour sa bien-aimée Déjanire, lorsque, luttant virilement contre le puissant Achéloüs[19], il le vainquit. Certes, moi je n’agirais pas autrement pour conquérir tant de délices et pour vivre de longues années dans ces lieux saints et très-fertiles, remplis de tous les plaisirs et de toutes les voluptés ; mais, par-dessus tout, afin de venir à bout de mon précieux amour et d’obtenir la bienveillance si longuement désirée de cette nymphe, plus belle, sans comparaison, que Cassiopée[20], plus belle que Castianira[21]. Hélas ! elle porte en son vouloir et ma mort et ma vie. Mais si, par aventure, je semblais indigne de partager son sort et de jouir de son amoureux commerce, qu’il me soit accordé, par don spécial, grâce et privilége, de la contempler éternellement. » Puis, à part moi, je disais : « Si la pesante et pénible charge de cet amoureux fardeau t’allait, par hasard, épouvanter, la suavité de son fruit stimulerait ton courage et lui ferait braver n’importe quelle triste fatigue ; et si les épreuves périlleuses te terrifiaient, l’espoir d’obtenir la protection et le secours d’une telle nymphe te devrait décider et donner de l’audace. » Mais, aussitôt, tergiversant, je disais : « Ô Dieux supérieurs, et vous Déesses suprêmes, si c’est ma très-chère Polia, en présence de qui je me trouve, celle que j’ai toujours portée dans mon cœur fervent et fidèle, celle dont je garde précieusement l’image indélébile éternellement imprimée en lui, depuis mes premières années d’amour jusqu’à présent, elle me suffit, je ne vous demande rien autre qu’elle, mais, suppliant, je vous conjure de la contraindre à me payer de retour. Faites qu’elle brûle de ce même feu dont je m’alimente si âprement, et, puisque je me consume et brûle pour elle, faites qu’elle brûle également ; enchaînez-nous tous deux, ou bien déliez-moi tout seul. Aussi bien, à cette heure, je ne puis plus dissimuler l’effort que je fais pour cacher l’incendie violent dont je suis la proie. Voilà que je me meurs étant en vie, voilà que, vivant, je ne me sens plus vivre. Au sein du plaisir, je m’attriste ; exempt de tristesse, je suis en peine. Je me consume en une flamme qui se va toujours augmentant, et, plus embrasé que l’or dans un énergique cément, je me retrouve pareil à un glaçon solidifié. Hélas ! malheureux que je suis ! cet amour pesant m’est plus à charge que l’île pénible d’Inarime[22] à Typhon ; il me déchire davantage que les rapaces vautours ne faisaient des viscères agglomérées de Tityus. Il me trouble plus que les détours obliques du labyrinthe, il m’inquiète plus que les vents chargés de nuages ne troublent la mer tranquille ; il me presse plus que les chiens dévorants acharnés après le fuyant Actéon[23] ; il tourmente mes esprits plus que l’horrible mort ne tourmente le doux bonheur de vivre. Mon cœur, torturé par les yeux ravissants de cette nymphe, se sent plus méchamment rongé par eux que les entrailles du crocodile saisies par l’ichneumon[24]. Je suis secoué par eux au-delà de toute croyance, plus martelé que les monts Cérauniens[25] frappés des foudres célestes. Cela d’autant plus qu’avec toute la rigueur de mon esprit je ne puis comprendre en quelle partie du monde je me trouve, ni m’en faire une idée. Je sais seulement que je suis sans cesse en présence d’un feu suave émané de cette demi-déesse, feu qui me consume sans effet corporel. Sa chevelure abondante et blonde est comme un filet noueux qui serait apprêté et tendu à l’entour de mon cœur ; cette chevelure ondulée conscrit son front large et blanc comme les lis, ainsi qu’une tige contournée en couronne. Ses regards sagittaires suspendent mon existence et me suscitent une affliction qui m’est douce. Ses joues rosées m’incitent aimablement à l’exaspération. Sa bouche de cinname me prépare un suave supplice. Enfin son sein délicieux, semblable à la neige d’hiver qui blanchit les monts hyperboréens, quoique bien doux en lui-même, me devient un fléau cruel et nuisible. Son apparence extra-humaine, toute sa belle personne, entraînant mon appétit vers un plaisir imaginaire, me détruit sans pitié. Devant cet insultant martyre, devant cette agonie périlleuse, devant les embûches de l’impie Cupidon, en présence de toutes les parties provocantes de ce beau petit corps si poli, mon cœur, violemment défié, se montra vainement athlète résolu, il ne peut plus résister. De même que Milon[26], alors que sa force se fut tout évanouie, je me trouve sur le point d’être déchiré ; je ne puis échapper. C’est comme si j’avais fait l’imprudence de m’aventurer dans le marais Babylonien[27]. Présentement un seul remède pourrait se montrer convenable, complet, un seul médicament opportun pour mes âpres et intolérables souffrances ; ce serait que je fusse agréé de cette déesse en laquelle est cachée Polia qui m’embrase sans trève, me consume, me brûle entièrement des flammes du rigide Cupidon. C’est ainsi que Minerve alluma la statue de Prométhée, ravissant, à l’aide de sa légère férule[28], le feu ardent de la roue tournoyante de Phœbus, l’illuminé. Ô Tityus ! tu me persuaderais difficilement que mon tourment soit moindre que celui que tu endures, tandis que les vautours rapaces, ouvrant ta poitrine, déchirent sans repos ton cœur tout vif et sanglant, le meurtrissent de leurs serres aiguës et, le lacérant continuellement de leur bec crochu, le dévorent morceau par morceau. À peine est-il rétabli que, rapides, ils retournent à cette même proie et de nouveau recommencent la douloureuse torture. De même, dans ma poitrine oppressée, mon cœur amoureux est durement, sans pitié, lacéré par deux yeux ravageurs qui le déchirent et le mettent en pièces, le mordent cruellement et le dévorent. À peine est-il remis, — et il faut peu de temps pour que le joyeux et charmant aspect le guérisse comme s’il n’avait jamais senti la moindre lésion — qu’aussitôt, recommençant, ils reviennent brutalement à leur carnage. » Hélas ! après avoir parlé en moi-même, je me pris à pleurer et, soupirant, à faire jaillir d’abondantes larmes de mes yeux, m’efforçant de désirer la détestable mort. Je demeurai quelque temps livré à l’excessive et funeste rage d’amour qui m’agitait douloureusement, au delà de toute limite, qui me torturait par une chaleur intérieure dévorante et me fondait en larmes et en soupirs. Dans cette angoisse désordonnée, je formai plusieurs fois en mon cœur la résolution de m’écrier pour lui dire : « Ô nymphe plus que très-belle ! mon premier, mon unique espoir, prenez pitié, secourez-moi ! car je suis en danger de mort ! » Mais pensant que c’était commettre une faute, que c’était de ma part une erreur, une pensée légère, je me retins. Alors l’esprit plein de rage, frémissant, je me confondis en moi-même, disant : « Pourquoi hésites-tu, ô Poliphile ! Il est louable de mourir quand l’amour en est cause. Ah ! ce serait le fait de ma triste et maligne adversité que toute ma douloureuse aventure, que toutes mes pesantes infortunes, que mon noble amour pour une telle nymphe dussent être récités dans le creux de la terre[29] ; car, après que les joncs minces et flexibles auraient poussé, ils viendraient à révéler mes amours dangereux et toujours croissants et ne dissimuleraient pas le côté coupable de mes pensées vagabondes. » Aussi disais-je : « Il se peut que cette nymphe soit une déesse, comme le démontre son apparence. Eh bien, dans un cas semblable, Syrinx[30] la loquace Arcadienne n’eût pas été livrée, gémissante, dans le lit humide et marécageux du fleuve Ladon, à l’excitant et turbulent Eurus, au tumultueux et glacial Borée, au pleureur Auster chargé de nuées, au remuant et pluvieux Notus, si son importun et inconvenant verbiage ne se fût produit en présence des déesses. Pareillement la répliqueuse Écho n’aurait pas vu son nom prendre un sens nouveau si elle eût parlé décemment. C’est que les Dieux, bien que naturellement pleins de pitié, se montrent sévères et vengeurs en présence d’un semblable mépris et d’un aussi audacieux oubli.

» Pour une raison semblable les compagnons du prudent et rusé Ulysse eussent échappé au péril mortel du naufrage si, dans leur coupable imprudence, ils n’eussent dérobé le troupeau sacré d’Apollon gardé par les nymphes sœurs Phaëtusa et Lampetié[31]. De même Orion[32] n’eût pas encouru l’atroce vengeance si, dans sa témérité, il n’eût tenté de forcer la froide et chaste Diane. Le fils de l’ardent Phœbus fut, présomptueux, foudroyé du haut de l’Olympe et relégué éternellement dans les eaux du Styx pour avoir brûlé les herbes glucysidées[33]. Si donc je me laissais aller a quelque mouvement impertinent devant cette nymphe divine, ne pourrait-il pas m’en advenir facilement autant et pire ? » C’est en débattant ainsi, en moi-même, que j’échappai au trouble excessif de mon âme.

Je me calmai donc, je me consolai en me tenant pour satisfait du grand plaisir de regarder l’élégante parure et la belle forme de cette noble et illustre nymphe qui possédait en abondance tout ce qui fait chérir amoureusement, tout ce qui fait aimer tendrement. Elle versait, de ses yeux caressants, un tel flot de douceur, que je rejetai de mon esprit les troublantes et irréfrénables pensées et que je parvins à le modérer un peu. Refoulant mes soupirs retentissants, rempli d’une flatteuse espérance — ô nourriture amoureuse des amants trop souvent mélangée à un breuvage de larmes ! — je fis, à l’aide d’un frein rigoureux, converger mes pensées surexcitées vers ce noble examen, plaisir factice, admirant, avec une jouissance extrême, ce corps charmant et voluptueux, et ces joues rosées, et ces polis et brillants. Me fortifiant par la contemplation de ces choses rares, je mitigeai doucement mes frémissants désirs, la trop grande ardeur de mes emportements enragés qui ne laissaient de s’allumer au foyer amoureux dont j’étais si proche.

  1. C’est le narcisse. Narcisse était fils de la nymphe Liriopé et du fleuve Céphise.
  2. La balsamine sauvage ou impatiente n’y touchez pas, qui vient dans les lieux frais et couverts.
  3. C’est l’iris : Εῖρις αγρία des Grecs.
  4. Cette labiée est le Teucrium, ainsi nommé de Teucer, frère d’Ajax, qui est prétendu avoir découvert ses propriétés médicinales. Il s’agit ici, sans doute, de la germandrée scordium qui passait pour un remède souverain contre la goutte et dont Charles-Quint, qui en prit pendant 60 jours, put constater l’inefficacité.
  5. Fleuve et canton de la Macédoine.
  6. Plante à tige filiforme, cuscute à grandes fleurs, vulgo : cheveux du diable ; cuscute à petites fleurs, vulgo : teigne.
  7. Fille de Phorcus et de la nymphe Crateidos ; changée par Circé, sa rivale, en chien aboyant, elle se jeta de désespoir dans la mer et devint un écueil redoutable aux navigateurs. (Hyginus, fab. 189.)
  8. Les sœurs de Phaëton, pleurant sa catastrophe, furent changées en peupliers et leurs larmes en ambre. (Ovid., Met. II et III.) Voir la note ci-dessus, p. 286.
  9. Le laurier.
  10. Le mûrier. Voyez la fable de Pyrame et Thisbé. (Ovid. IV, 55 à 166.)
  11. Ἑλίκη. C’est la grande Ourse, que l’on confond avec Callisto.
  12. Pamphylien, fils d’Armenios, que Platon appelle Her (Ἠρ) et qu’il représente comme un messager apportant des nouvelles de l’autre monde. (Platon, Rep. X. — Plutarque, Sympos. IX, quæst. V. 2.)
  13. Mercure, fils de Maïa, et par conséquent petit-fils d’Atlas.
  14. Hercule, entre le vice et la vertu.
  15. La Sicile.
  16. Jacob chez Laban, amoureux de Rachel.
  17. Comme Androclès, esclave fugitif qui, ayant pansé un lion blessé, fut, plus tard, épargné dans le cirque par ce fauve. Apion le Plistonice affirmait avoir été témoin du fait. (Aul. Gel., Nuits Attiques, v. 14.)
  18. La mort était la peine que devaient subir ses prétendants quand ils ne pouvaient la vaincre à la course.
  19. Fils de l’Océan et de la Terre ; épris de Déjanire, vaincu par Hercule, il alla se cacher dans le fleuve Thoas auquel il donna son nom.
  20. Femme de Cephéus et mère d’Andromède.
  21. Femme aimée de Priam dont elle eut un fils nommé Gorgythion (Iliade, VIII, v. 302.)
  22. Île de la mer inférieure où Jupiter relégua le géant Typhon.
  23. Fils d’Aristée et d’Autonoé, fille de Cadmus. Ayant surpris Diane au bain, il fut métamorphosé en cerf par la déesse et dévoré par ses chiens, au nombre de cinquante, dont Hyginus donne les noms. (Hygin. Fab. 181.)
  24. Ou rat de Pharaon. Petit carnassier du genre mangouste, auquel les anciens Égyptiens rendaient un culte comme destructeur des œufs du crocodile.
  25. Acroceraunia, monts qui séparent l’Épire de la Macédoine.
  26. Milon de Crotone, fameux athlète, six fois vainqueur aux jeux Olympiques et autant de fois aux jeux Pythiens. Dans sa vieillesse, ayant voulu achever de fendre avec les mains un tronc d’arbre abandonné par des bûcherons, il demeura saisi et fut dévoré par des loups.
  27. Voyez Hérodote, I, 183. — Diod. de Sic. II, 7. — Arrien, VII, 20.
  28. Aidé par Minerve, Prométhée déroba le feu du chariot même du Soleil et le porta sur la terre dans la tige d’une férule. (Hyginus, præf. Fabul. 54 et 144.)
  29. Allusion au secret de Midas.
  30. Nymphe, fille du fleuve Ladon en Arcadie, aimée de Pan, métamorphosée en roseau.
  31. Filles du Soleil, voy. Homère, Odyssée, XII, 132, 375 — Ovide, Met. II, v. 346 à 349.
  32. C’est une des versions de la mort d’Orion, que Diane le tua parce qu’il avait tenté de lui faire violence ou à sa suivante Opis.
  33. De γλυκύς doux et σίδη grenade, c’est la pivoine ou herbe Pæonia. Homère veut Pæon, son inventeur en ait guéri Pluton blessé par Hercule (Odyssée, V, 401). Ce mot est pris là dans l’acception de récolte.