Le Songe de Poliphile/33
avoir écrite à sa Polia. Comme elle ne s’en émut pas le moins du monde, il lui envoya la seconde.
vide à l’excès, désireux à l’extrême de révéler quelque peu la flamme non médiocre de mon cœur amoureux, de ce cœur qui, violemment enflammé par ton illustre et singulier amour, se consume languissant, ô nymphe superbe et très-digne de vénération, miracle unique, parfait exemplaire de beauté terrestre ! ce n’est point avec de faibles paroles, c’est avec des larmes, effaçant l’écriture sur ce papyrus, que j’ai pris l’audace honnête et permise, sans témérité, mais vivement poussé par de continuelles stimulations, par l’invasion d’une tourmentante assiduité d’amour, de te découvrir et déclarer l’incroyable passion, la sincère affection que je te porte, à toi mon doux bien, ma douce espérance, rafraîchissement unique de mes tourments que tu ne connais pas, de mes langueurs dont tu ne te fais aucune idée. C’est avec une voix attendrie, avec de respectueuses paroles, avec d’humbles prières que je me recommande à toi, dans l’état de crise où je me trouve, le cœur criblé de flèches, implorant ton bon secours de modérer mon incendie désordonné. Ô Polia, lumière divine, ma déesse vénérée ! veuille ne point te montrer sourde, je t’en prie, à mes justes prières, à mes objurgations. C’est le visage baissé, c’est suppliant, que, dévoré d’un brûlant amour, je t’appelle, je t’invoque pour que tu te hâtes d’apporter à temps ton aide salutaire, ton efficace réconfort, ton soulagement nécessaire. C’est parce que mon cœur m’a été enlevé de la poitrine par les crocs rapaces de tes yeux stellifères, qu’a été engendrée la raison de cette épître inepte et désordonnée que je t’écris dans une confusion causée par l’amour. Il y a déjà quelques jours que j’aurais fait cette tentative, mais je n’ai jamais pu trouver une occasion aussi favorable et secrète. C’est pourquoi je réprimai silencieusement la manifestation de ma cruelle torture et je la différai. Mais voilà qu’à présent je ne puis renfermer ni garder mon désir que je ne saurais dompter ni arrêter. Car la violence de mon amour le veut ainsi, ma mauvaise fortune me pousse, m’entraîne à prendre ce parti, à composer cette très-douce exorde, ô nymphe excellente, la plus belle qui jamais fût. Montre-toi donc touchée et compatissante, sois bonne, unis-toi, tout apaisée, à une si grande bienveillance, à une si grande tendresse, à un tel amour, à ce mystère qui confond la pensée, ô libératrice nécessaire ! C’est qu’à ce feu secret, qui brûle en moi, refusant présentement plus que jamais de rester assoupi et couvert, j’ai dû accorder la permission de sortir et de respirer. Cela montre combien sont grandes l’obstination et l’audace d’un amour opprimé, croissant d’heure en heure, passionné suffisamment pour transpercer un cœur, le fendre en deux, révélant brusquement ainsi le martyre secret que j’endure en t’aimant, et ne celant désormais plus mes peines journalières, incessantes. Elles me remplissent d’amertumes causées par ton amour vénéré ; aussi, je pense, dans toute l’intégrité de mon esprit, que c’est une louable action de ne vouloir plus les tolérer. Bien plus, je crois fermement que tu es de nature très-humaine, très-malléable, noble et magnanime, de mœurs honnêtes, d’une très-douce apparence, d’un esprit perspicace, d’une élégante urbanité, munifique, libérale, illustrée par la réunion des vertus. Tous ces grands dons particuliers que les deux sublimes t’ont départis, cette faconde innée, ce superbe et brillant parler, ces semblants divins, ces attrayants dehors, cette beauté de forme au-dessus de l’humanité, cette grâce achevée, apparente et visible, me poussaient à transporter dans ton sein blanc et mon cœur et ma vie, m’entraînaient, plein de vénération, à t’admirer insatiablement, puis me laissaient privé de sens.
Considérant, après, tout cela plus subtilement, je cherche à réaliser mon espérance, je poursuis mon désir si cher ; autrement tant de précieuses et sublimes conditions seraient autant d’illusions dont la pensée témoignerait d’une ingratitude offensante envers leur gracieux auteur. Donc, ô très-belle Polia ! qu’il te plaise accueillir avec un front serein ces premières paroles miennes que je t’écris plein d’angoisse. Crois, avec une foi certaine, que je te porte le plus grand, le plus singulier amour que jamais à sa dame aucun amant ne porta. Ainsi donc, prête une oreille bienveillante à ces justes, à ces honnêtes demandes par lesquelles je ne réclame que ton plaisant, ton précieux amour. Il sera, non seulement l’ornement, mais la satisfaction, la conservation de ma passagère existence, le modérateur, l’adoucissement profitable de mes acerbes angoisses. Tant que je vivrai je ne pourrai, sans faute, aimer que toi, je ne pourrai faire un gracieux service qu’à toi seule, à toi seule me soumettre en humble sujet, comme à mon unique et divine maîtresse dont les incroyables supériorités de beauté m’ont porté à cet état tellement périlleux que je ne puis imaginer que je sois en toi tout vivant, quand je suis mort en moi-même, ne prêtant plus aucune attention à ma misérable existence.
D’autre part, je ne puis trouver, pour le salut de cette existence, d’autres secours que de penser doucement à toi, et le jour et la nuit, et à quelque moment que ce soit ; c’est en y pensant que je puis me donner l’apparence d’un remède très-efficace, dont, présentement, j’ai plus grand besoin que jamais. Autrement, affaibli et alangui par la résistance op- posée à l’envahissement croissant d’une telle flamme incessante, le destin ravisseur et final m’atteindra. C’est pourquoi, de toute façon, j’aurai de toi de deux choses l’une : ou tu voudras mon salut, en te montrant dorénavant bénigne et douce, alors c’est la possibilité d’obtenir une couronne d’amour, c’est le plein contentement ; ou tu feras le contraire, — ce que je ne puis me persuader, — alors c’est pour moi la catastrophe, la misère, le chagrin. Le premier parti nous satisfait tous deux ; le second nous mécontente, sans nous épargner le repentir dans la suite. Ne consens pas, Polia, ma beauté virginale, ma bien-aimée, à courir au-devant de la note d’infamie que tu mériterais en souscrivant à la perte de mon âme. La sublimité de ta condition répugne à l’impiété et lui résiste. Cependant, je t’offre mon âme que je t’ai vouée, je l’immole d’avance, je te sacrifie mon cœur dont tu disposes absolument à ton gré, étant ma dame ; car, vivant ou mort, je suis affectueusement et perpétuellement tien. Adieu ! —
Je crus, matrone sainte, que la demoiselle, justement émue, agréerait quelque peu mes amoureuses paroles, de même que Corydon[1] invoqué par Battus soulagea sa douleur. Mais point ! Je dépensai vainement mes écrits et mes paroles, comme si je m’étais adressé à une statue de marbre, et mes discours n’eurent pas plus de résultat que des œufs clairs[2]. Toutefois, considérant avec raison que le premier coup ne fend pas l’arbre, rempli de l’audace Herculéenne que m’inspirait Amour, grâce au parti pris d’écrire, que j’avais trouvé commode, je lui envoyai, à peu de jours de là, préoccupé attentivement du soin de mon salut, cette petite épître lui disant :
« Si mon âpre torture eût été moindre que la cruauté dont tu as fait preuve, ô Polia, vierge très-belle ! grandissant mon courage, je conseillerais la patience à mes longues afflictions, tout en gardant quelque espoir flatteur. Mais je reconnais clairement, à présent, que, par le fait de ma mauvaise et peu propice étoile, ta froide cruauté, ta férocité dépasse de beaucoup mon martyre, si grand qu’il soit. Qu’importe-t-il donc à l’Amour, que lui sert-il d’accroître à chaque instant un feu si doux en mon cœur déjà consumé, si tu te montres plus dure, plus froide que la glace rigide ? si ton cœur, devant ma patience humble et soumise, devant mes vœux exprimés, devant mon affection déclarée, reste plus gelé que les fontaines de Dircé[3] et de Nomœ[4], plus gelé que la salamandre, si froide que son contact éteint le feu ! Ce feu brûle en moi d’autant plus qu’il contraste davantage avec ton mauvais vouloir. Cependant, je ne puis détacher cette chaîne amoureuse et solide qui me tient, plein d’angoisse, sous ton joug si pesant et si doux. Bien au contraire, plus je me révolte, plus je m’embarrasse, plus je demeure saisi et captif dans cette nasse d’amour, pareil au moucheron enveloppé par l’inextricable tissu de l’araignée. Aussi, vaincu, étroitement retenu et prisonnier, incapable de fuir, force m’est de me courber en pleurant devant toi, car en toi seule repose ma liberté précieuse, tout mon bien indispensable. Or, si tu comprends clairement, ô ma Dame ! une affection si sincère et si brûlante, une soumission si volontaire, un amour si vaillant et si laborieux, pourquoi ne veux-tu pas accepter tout ce que je t’offre si libéralement avec ma vie suspendue entre tes deux mains délicates ? Hélas ! très-douce, très-jolie Polia, secours-moi, je t’en prie, permets, souffre que mes paroles, loin d’être superbes et arrogantes, mais toutes dévouées, pénètrent quelque peu ton cœur. Suscite en toi un rien de compassion, reçois mes chauds soupirs, écoute mes lamentations intimes et particulières, étudie-toi à être bonne de cœur, viens au devant d’un serviteur si fidèle et si tendre. Il est certain que je me meurs, que je me consume pour toi d’un amour sans mesure. C’est au point que le monde entier ne m’en pourrait arracher, ni m’en faire bouger — car je suis plus ferme que Milon — ni m’empêcher de t’aimer au-dessus de ce qu’il a de plus précieux, de te rendre un culte, de te révérer, de t’adorer en me prosternant, ô véritable effigie, vrai simulacre de Déesse, superbement figuré, si remarquablement dressé devant mes yeux et mon esprit, dans lequel je crois voir très-clairement la représentation de mon salut, l’expression de ma paix, de mon affection et de mon contentement.
C’est pourquoi, ô mon espérance ! ne me refuse pas, à moi qui suis tout à toi, à moi qui te supplie de la sorte, ne me refuse pas ta pitié et l’adoucissement du feu qui me dévore, sans quoi je ne pourrai plus vivre. Le pourrais-je que je ne le voudrais pas. C’est que, sur ton apparence angélique, sur tes mœurs toutes modestes et belles, sur ton noble aspect, je fonde l’espérance certaine d’un secours à un moment donné. L’indice principal, l’indice le plus remarquable en est dans ce que le suprême Jupiter t’a façonnée avec un soin accompli, exquis, ainsi qu’un merveilleux spécimen des beautés parfaites, des beautés par excellence, qui ne sont, à ce degré, que chez toi seule et s’y font remarquer bien au-dessus, certainement, de toutes celles des plus belles demoiselles du monde. C’est pourquoi je ne doute nullement que ce même ouvrier, s’il a, dans sa bienveillance, créé, celé en toi tant de biens, tant de dons célestes, à son image, n’ait dû, c’est mon opinion certaine, déposer de toute façon, dans ton cœur humain, quelque parcelle de sa clémence. Je suis certain qu’il ne t’a pas mise au monde parmi les gryphons hyperboréens, qu’il ne t’a pas fait naître de Niobé, ni dans la sauvage et rude contrée d’Apulie, ni de Diomède le Thrace cruel[5], ni du furieux Oreste, ni de la méchante Phèdre. Mais il t’a fait engendrer par des parents très-humains, au-dessus de ce monde peut-être. C’est là ce qui, sans doute, me maintient dans cet état de fonte fluide : autrement mon cœur se serait réduit en charbon, et mon âme indignée se serait à jamais enfuie. Viens-moi donc en aide, secours-moi, sauve-moi. Je ne te supplie pas avec l’insolent désir de Midas ou de Pygmalion, mais je ne te demande que de m’accorder tes faveurs, rendue tôt propice, de subvenir à mon besoin, de te montrer pitoyable, d’apaiser ta colère, de calmer ton âme, de tranquilliser ton esprit, d’amollir ton cœur, d’accueillir mon amoureuse affection. Ô ma dame ! accorde cela à ton fidèle serviteur, qui te veut faire un service éternel. Adieu ! »
- ↑ Dans le texte Corydus pour Corydon, pasteur qui retira une épine du pied de Battos. (Théocrite, Idyl. IV.)
- ↑ Dans le texte : ova hyponemia, mot forgé, peut-être, de ὑπονέω, je nage entre deux eaux.
- ↑ Source située en Béotie, en laquelle fut changée Dircé.
- ↑ Dans le texte, Nome, pour Nomae (Noµ), ville du nord de la Sicile, qu’on lit ailleurs Menae, auprès de laquelle se trouve la source Nomais ou Menais. (Diod. de Sic, XI, 91. — Vibius Sequester, De flum. font, lac nem. palud., etc.)
- ↑ Fils d’Arès et de Cyrène, nourrissait ses chevaux de chair humaine. Tué par Hercule.